L'ambigu qu’il y a dans le rapport du corps à lui-même : la résonance

 

François Dachet

(5 octobre 2002)

 

Comme pour le recueil précédent du séminaire du 4 avril 2002, je livre là un certain nombre de notes et mises en formes simples de ce que j’ai avancé le 5 octobre 2002 à l’Ircam. J’y ai joint quelques indications et précisions sur la même question que j’ai mises en jeu début novembre au séminaire tenu à Mexico.

 

2 / Du 5 octobre 2002 : résonances

 

 

Nous avions envisagé un an de séminaire et puis l’opportunité s’est présentée d’une autre année. Que François Nicolas m’a laissé la tâche de l’introduire.

Je ne veux pas le faire sans remercier l’Ircam qui nous accueille et nous compte parmi ses publics.

Je veux le faire en rendant hommage à l’impulsion qu’apporte François Nicolas, impulsion qui pour l’invité des musiciens que je suis ici, que nous sommes ici, est irremplaçable.

Ce que j’avais prévu de vous dire, je vais y introduire en gardant à l’esprit la démarche du musicien pensif que F. Nicolas avait dégagée pour nous l’an dernier, et à laquelle il m’a semblé rétrospectivement que nous n’étions que trop peu revenus, implicitement ou par éclairs.

 

Du réseau qu’il avait tissé l’an dernier à partir des différents modes selon lesquels la musique pourrait penser avec la psychanalyse et, corrélativement, l’expérience de la psychanalyse ne pas refuser à se penser avec la musique, nous avons exploré plusieurs carrefours. Il n’est pas négligeable de situer maintenant quels appuis et quelles difficultés d’orientation nous y avons trouvés, avant d’ouvrir des enjeux neufs et de préciser quels développements nous pourrions donner à ceux qui avaient déjà été abordés l’an dernier.

 

Bien sûr on relèvera peut-être qu’il est encore ponctuellement question dans l’argument d’une confrontation entre musique et psychanalyse. Mais est-ce bien d’une confrontation qu’il s’agit ?

Le débat engagé ici serait sans intérêt s’il devait être guidé par une attitude consensuelle de bon aloi. D’où entre nous, et pas seulement ici en public, une façon parfois radicale de soutenir telle ou telle ligne de partage que chacun tient pour décisive,

- par exemple pour François Nicolas entre ce qui relève de l’art musical et ce qui n’en relève pas,

- ou pour moi entre le mot ou l’expression qui portent la marque de l’expérience de l’analyse, et ceux qui évoquent trop la vulgarisation psychologique, ou encore ceux qui sont issus de la fabrique de la philosophie.

 

 

État du slash

Lorsque François Nicolas a ouvert le séminaire l’an dernier, j’avais justement un peu en tête que la psychanalyse dont nous avions parlé autour des textes de Max Graf, et à laquelle il référait par endroits dans son livre,

1 / il me fallait d’abord la délester pour mes interlocuteurs musiciens de ce que j’ai coutume d’appeler « le boulet de la psychanalyse appliquée ». C’est-à-dire en fonction d’une histoire qui y prête largement le flanc, de la délester de la psychobiographie, de la psychanalyse appliquée, de la psychanalyse des œuvres, de Beethoven sur le divan,

2 / qu’il était nécessaire ensuite, puisque j’avais traduit avec Marc Dorner, et publié, les deux bouquins de Max Graf, de dire en quoi, autre chose, une autre façon de prendre les questions pouvait être ouverte, à partir essentiellement du travail des séminaires de Lacan, et de la pratique qui s’en nourrit.

Et de tenter seulement ensuite de montrer que cette autre façon que je considère comme affine à la démarche analytique, elle laisse la parole à la musique, qu’elle ne délaisse pas l’œuvre mais sans tenter de se l’approprier, qu’elle ne délaisse pas le musicien, mais sans lui faire subir un traitement procustéen qui l’aligne sur les dimensions de telle ou telle théorie.

 

Ce mode de questionnement, je ne peux d’ailleurs pas dire qu’il me soit propre, même si bien sûr je le soutiens depuis un petit moment déjà. Et la mention du logo de L’unebévue à côté de celui d’Entretemps en tête de la feuille de présentation de l’argument du séminaire n’est pas un patronage institutionnel mais la mention tant de travaux que de questions à plusieurs. Je devrais même dire, assez souvent, d’une convergence de questions surgies de travaux distincts ancrés aux séminaires de Jacques Lacan et aux textes freudiens.

Ceci précisé, à prendre les questions comme cela, nous étions effectivement implicitement dans une confrontation de domaines entre musique et psychanalyse. Ce n’était d’ailleurs pas à strictement parler notre point de départ, lequel avait emprunté la médiation de plusieurs livres.

C’est un effet auquel il est difficile d’échapper concrètement, c’est-à-dire au moment de choisir ses mots, une sollicitation de discours entretenue par les discours d’institutions, et soutenue de plus dans la langue par ce qui s’y est déposé de travaux épistémologiques du vingtième siècle, centrés sur la question du territoire des savoirs et des disciplines qui y correspondent, et sur leurs relations frontalières tant en extension que dans le temps.

 

Parcelles / zones

Pour l’essentiel, la stérilité de ce type de rapprochement / opposition n’est plus à démontrer. Et tout en gardant notre slash, François Nicolas et moi-même, mais aussi bien chacun des intervenants au fil des séminaires, chacun donc a plus ou moins déployé (et le plus ou le moins ont ici leur importance), et de bien des façons différentes, un dispositif de parcellisation des domaines, de fabrique d’objet et de médiation des relations établies entre telle ou telle des parcelles de la musique ou de la psychanalyse ainsi constituées. Il y a eu la tentative de délaisser les domaines, pour constituer des zones de travail. Or bien sûr cela n’a pas été sans conséquences.

Plusieurs intervenants ont fait jouer de cette façon les catégories de mise en rapport musique | psychanalyse proposées par François Nicolas, ou des catégories ayant une visée comparable, mais en localisant, en ponctualisant leur pertinence.

Or il me semble que cette façon de faire ne recueille pas vraiment l’assentiment de François Nicolas, en particulier dans la mesure où cette localisation fait chuter en quelque sorte la prise conceptuelle des termes employés, et permet de ne plus situer ce que l’on avance par rapport à des divisions comme art / artisanat, ou un clivage comme art / critique. Les composants musicaux ne sont pas de la musique, et l’interprétation d’une œuvre de Bach est autre chose que la rencontre de situations sonores, ou le commentaire musicologique qui en est fait.

 

Je tiens que les questions posées au musicien sur les relations musique / sonore, ou sur le mode de disjonction qui fait que la musique, même dans son propre monde, ne peut être totalement disjointe du sonore et de sa matérialité, sont fondées. Et pas seulement empiriquement, mais bien quant à la question du sujet qui y est à l’œuvre.

Mais je tiens que l’objection qu’oppose systématiquement à cette approche François Nicolas ne l’est pas moins. Le maintien « à tout prix » d’un repérage par rapport à la dimension artistique et créatrice nous permet de maintenir la distinction entre analyse et critique (Lacan, C’est à la lecture de Freud, Georgin) qui est pour l’instant l’une des indications importantes dont nous disposons pour tenir l’analyse à l’écart des psychobiographies.

Donc je tiens les deux affirmations, en me rendant bien compte qu’il y a là une incohérence, en tout cas une contradiction, dont j’espère simplement qu’elle portera ses fruits. C’est en grande partie pour cela qu’après l’ouverture sur la pulsion invoquante, j’ai choisi aujourd’hui de vous parler de la résonance : pour développer cette contradiction dans le fil du questionnement sur la voix que j’avais ouvert l’an dernier.

L’élaboration de la discussion qui prend comme un de ses axes essentiels la polarité sonore / musical désignait presque « naturellement » l’instrument comme objet privilégié. L’instrument de musique, l’instrument « corps sonore » aussi. À ce titre pas très différent de mon corps, qui parfois chantonne, et parfois disons, « glougloute ». J’attends là beaucoup des musiciens dans la mesure où en discutant, et en particulier avec François Nicolas, je m’aperçois que mes lectures, voire la pratique très intermittente que je peux avoir eue d’instruments de musique, m’ont laissé une expérience fort différente de celle du musicien. Et que mon appréhension des qualités de l’instrument, l’idée que je me suis faite de ce qu’est un timbre par exemple, la façon dont je manie l’opposition synthèse / analyse dans le domaine sonore, font que je me suis fabriqué un répertoire dont la signification n’est pas toujours partageable avec le musicien.

 

J’ai donc abandonné mon projet initial de vous parler de la question posée par la résonance, et l’emploi du terme résonance dans le champ analytique, en mettant en jeu moi-même un assez grand nombre de références musicales. La résonance n’est pas un terme que l’on trouve sous la plume de tous les musiciens. Ce n’est pas équivalent au timbre dont c’est peut-être seulement une composante. Ce n’en est pas moins à la fois un aspect de la parole et un objet de l’analyse dont il me semble qu’il peut concerner le musicien.

Donc je me suis restreint à vous décrire, en partant de ma présentation d’avril dernier qui pourra vous servir de point de départ, comment la résonance comme objet dans la cure et catégorie pour penser l’analyse s’est petit à petit introduite dans l’enseignement de Lacan. Je suivrai pour cela un chemin comparable à celui que j’avais suivi pour vous parler de la pulsion invoquante, laissant à nos amis le soin de la partie musicale de cette affaire, s’ils le jugent pertinent.

 

La résonance

 

Je partirai du condensé de quelques exemples déjà mis au travail ici.

 

premier exemple

Je pensais le jazz comme, disons une branche, récente, et déterminée par des conditions précises, de la musique. D’une certaine façon je continue à le penser. Mais j’ai aussi appris que l’enseignement de l’improvisation jazz ne ressemblait pas du tout à celui de la musique classique, à l’enseignement musical traditionnel. L’enseignement du jazz est distinct de celui de l’instrument, mais en même temps l’inclut. Un professeur enseigne l’improvisation jazz saxo, pas le saxo. Et il enseigne en jouant. Du coup les répartitions traditionnelles entre jeu, pratique, et transmission s’abolissent.

Il y a aussi une transmission écrite, mais si ce n’est inessentielle, du moins seconde par rapport à ce qui se transmet sur un mode d’école, pas d’école primaire, mais d’école artistique.

Je tends l’oreille : parce que, bien sûr, si être analyste nécessite d’avoir fait une analyse, ce n’est pas parce qu’il faudrait que qui s’y offre soit normalisé ou guérit. Mais bien parce qu’une part essentielle de ce qui constitue l’analyse comme modalité spécifique de discours, comme lien social différent des autres, se transmet au cours de l’analyse, n’en est pas distincte, bien avant la transmission par les textes, qui n’est d’ailleurs elle-même effective que dans une relation réglée à l’analyse.

De plus l’improvisation musicale telle qu’elle a été présentée engage à réfléchir aux schémas selon lesquels elle se réalise, et à questionner leur plus ou moins grande proximité avec le type d’efficace attendu de la règle posée pour le rapport à la parole dans l’analyse.

Du coup, j’étais prêt à me mettre, non pas à l’école de la musique en général, mais à l’école de l’enseignement de l’improvisation du jazz. Nous sommes me semble-t-il dans le champ de ce que F. Nicolas nomme intersection, dans le sens qu’il donne à ce terme pour définir comment musique et psychanalyse pourraient se rapporter l’une à l’autre.

 

second exemple

 

la thèse de François Nicolas est que le musicien est le déchet de l’œuvre qu’il joue ou compose, que l’œuvre à ce titre est le seul sujet de la musique. Est-ce que cette thèse a à voir avec votre fréquentation de la lecture des séminaires de Lacan ? Si je lui pose cette question c’est que ce qui vient entre autre à l’esprit à l’énoncé de cette thèse, c’est la position de l’objet que l’enseignement de Lacan assigne à l’analyste comme cordonnées pour soutenir la parole qui se dit dans la séance. Merde ou voix, ou quelques autres choses encore, l’analyste adviendra comme reste, le déchet de chacune des analyses abouties, disons, dont on a vu le bout. Voilà semble-t-il une convergence importante.

À plusieurs endroits des énoncés qui, dans La singularité Schoenberg, situent le musicien pensif, l’empan de l’intellectualité musicale, je retrouve, et parfois en commun avec quelques autres, cet effet produit par le creusement d’une évidence relative à la composition ou à l’interprétation musicales, qui amène le musicien à parler de son art, interprétation, composition, improvisation, etc.. d’une façon qui pour moi résonne de façon familière, dans une certaine proximité à, semble-t-il, mon expérience.

 

Cet effet une fois posé, une remarque préliminaire

 

Concernant l’improvisation de Jazz, lorsque je dis que j’étais prêt à me mettre à son école, ce n’est pas vrai. Car justement ce « être prêt » aurait consisté à prendre des cours d’improvisation jazz, ce que je n’ai pas fait. Comment vais-je dire alors ? La psychanalyse se transmettant d’une façon fort différente de celle dont se transmettent les savoirs scolaires dominants, il en résulte pour en parler, pour régler pratiquement cette transmission, des difficultés qui me rendent sensible à ce qui a été présenté concernant l’enseignement de l’improvisation Jazz. Je peux même dégager des repères de comparaison en avançant que les éléments essentiels concernent tant la dépendance ou la distinction entre la pratique et l’enseignement, que la place de l’écriture, le mode limité ou non de l’explicitation du savoir, etc. Mais suis-je pour autant à l’école de la musique ?

S’agissant du rapport à la création ou à l’interprétation de l’œuvre, le statut de déchet accordé au musicien comme rebut de l’œuvre par François Nicolas « résonne » pour moi, comme cet objet qui définit la position de parole de l’analyste, et le voue comme analyste au désêtre lorsqu’une analyse s’achève, donnant en quelque sorte la clef de ce qui est en jeu dans un transfert. Mais cette résonance, certains psychanalystes me la contesteraient, non pas comme objet, mais comme mode de monstration et d’articulation dans un exposé.

J’ai introduit le mot résonance (comme j’aurais pu le faire avec le mot consonance), d’une façon qui est commune et qui aujourd’hui me convient, mais qui n’était pas obligée. J’aurais pu dire : « ça m’évoque », « ça nous rapproche de », « ça fait penser à », sans compter le trop fameux « j’associe sur » etc., qui sans doute me seraient moins contestés.

Si j’introduis la résonance de cette façon, c’est pour lui donner une assise large. Penser avec, penser avec la psychanalyse, peut avoir une acception étroite : penser avec un concept de la psychanalyse, penser avec le concept d’identification p. ex., penser avec la démarche ou l’enseignement d’un psychanalyste, etc. Mais cette base étroite, étroite au sens de serrée dans le registre de rationalité qui est celui des concepts avec et malgré lesquels la psychanalyse se transmet, est incluse dans un soubassement plus large, et de statut différent, que le mot résonance pourrait prendre en charge, d’une façon que nous aurons la possibilité de discuter tout à l’heure. Disons pour faire écho au glissement de F. Ponge que la résonance est à la raison, comme lalangue est à la langue.

 

Dans la présentation par François Nicolas du séminaire de l’an dernier je relève la phrase suivante parmi bien d’autres que j’aurais pu élire :

« Je voudrais ressaisir tout cela plus globalement en formulant l’hypothèse générale suivante : penser avec la psychanalyse serait un chemin privilégié pour penser la passivité active du musicien » (p. 9).

 

Là ça résonne à nouveau : passivité active, est-ce que ça ne converge pas avec ce qu’une abominable traduction en langue française a nommé attention flottante et qui chez Freud se dit « attention également répartie ». (gleichschwebende Aufmerksamkeit). Et me posant la question je vais explorer ce qu’il en est dans le texte de François Nicolas :

On peut préciser encore un peu plus la question. Si le musicien comme individu est toujours peu ou prou le déchet de l’œuvre qu’il a jouée, penser le musicien avec la psychanalyse est peut-être un des moyens — le moyen ? — de penser ce qu’il en est de ce mouvement même de dépose saisi du point désolé où l’individu musicien retrouve l’ordinaire de sa vie sociale et familiale. Comme le suggère en effet Theodor Reik, que se passe-t-il pour le musicien quand la musique s’arrête si ce n’est l’épreuve d’une déprise (20) ? En somme la subjectivité de l’individu musicien se joue en propre au moment où la musique s’arrête plutôt qu’en celui où elle commence et c’est dans la réaction à ce moment paradoxal de détachement que l’individu musicien se distingue du non-musicien. Précisons bien : penser l’individu n’a guère d’intérêt, et ce serait rabattre la psychanalyse à une vulgaire psychologie que de vouloir l’y faire servir. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de penser le mouvement de captation puis celui de rejet comme étant mouvement de l’œuvre. Il s’agit d’incorporer à un point de l’œuvre sa capacité à capter, transfigurer, déposer. Et cela, l’œuvre comme telle ne le pense pas. (p. 10)

 

Je retrouve bien dans cet extrait plusieurs termes qui confirment mon intuition initiale. Mais pas tous. Et certains vont en sens contraire ou du moins leur acception transposée reste flottante. L’explicitation me confirme la résonance, mais n’instaure pas en fait pour autant une convergence de pensée, au sens conceptuel. Puis-je pour autant faire abstraction de la résonance, disons pour l’instant, sans que ce terme soit à cet endroit vraiment satisfaisant, sémantique ? Non, à ce moment de l’élaboration du problème, c’est au contraire à l’incongruité de cet endroit, bien plus que dans le resserrage conceptuel, que la psychanalyse a son mot à dire.

 

Il y a dans l’abord de la résonance au moins deux aspects : la correspondance entre les fréquences de vibration qui rendrait compte de la résonance : ici ce serait l’obtention d’une correspondance terme à terme au moins partielle entre, disons, fin d’analyse et fin d’interprétation. Et puis il y a la conjoncture qui mènerait à mettre en relation deux objets, et du coup les mettrait presque nécessairement en résonance. La passivité active comme attribut du musicien c’est la mise en avant d’un paradoxe, là où je n’avais auparavant que des notions triviales. Je suis sensible à ce côté paradoxal de formulations qui s’efforcent de ne pas céder à la répétition mais de frayer quelques sentiers nouveaux. En plus activité / passivité fait directement écho, et je rangerai bien sûr l’écho parmi les résonances, à l’emploi du même couple par Freud en relation avec les polarités sexuelles.

On trouve beaucoup d’exemples comparables dans les textes freudiens. Ainsi de « l’association extérieure » dans l’oubli de Signorelli qui combine détermination logique, associations sémantiques, et correspondances phonologiques.

 

 

 

Le problème de la lettre

 

La lettre est une notion essentielle, quoi que un peu délaissée aujourd’hui, pour comprendre l’inflexion progressive de la conception lacanienne du signe. Comme il n’est pas question que j’aborde son rapport à la résonance de façon exhaustive, je vais procéder comme je l’avais fait pour poser les premiers jalons de la pulsion invoquante.

Non pas vous livrer ce qui serait la substantifique moelle d’un dire magistral, celui de Lacan en maître. Mais vous présenter un parcours en pointillés et éventuellement incongru, qui témoigne par ces particularités mêmes que cet enseignement n’était pas un développement déductif, mais se laissait infléchir par l’expérience journalière de l’analyse. Et que s’il y a une clinique, elle est à cet endroit ou se forge au jour le jour dans lalangue des cures le matériau de leur élucidation, et non pas dans un traité de pathologie ou de clinique fut-elle lacanienne.

 

L’histoire de cette question est liée à la transmission des cas freudiens comme j’ai déjà eu l’occasion de le souligner dans la présentation de « L’atelier intérieur du musicien ». Freud écrivait ses cas pour les élucider le plus souvent après des moments de rupture du transfert.

Freud écrivait ses rêves pour les analyser (précisons ultérieures). Pourtant la règle analytique est une règle du dire et Freud lui-même précisera au début des années vingt que l’interprétation des rêves n’est possible que dans l’analyse.

 

Il en résulte, comme j’y ai déjà insisté, que ces textes écrits, sont censés être mis en résonance par les lecteurs à différents endroits, qu’indiquent assez souvent des marques typographiques particulières : italiques, crénage, etc. On sait l’embrouillamini qui en est résulté avec pas mal d’écrivains, et d’une façon plus générale dans les relations avec la poésie.

En retournant aux textes de Freud Lacan parle ces textes dans ses séminaires, les fait sonner, résonner. En sort un enseignement qui est organisé autour de termes et d’expression clefs, (Mayette Viltard avait soutenu le modèle de la clef musicale avancé par Lacan) mais qui vont d’abord se transmettre de façon parlée. D’où la constitution des ritournelles lacaniennes que nous connaissons bien et auxquelles il est parfois difficile d’échapper.

 

Mais il n’en demeure pas moins que si je peux aujourd’hui présenter le problème ainsi, aux commencements de son enseignement, l’interprétation est de façon assez stricte un effet d’écrit.

Ces effets d’écrits se transmettent et se racontent de vive voix, et de plus s’agissant des cas freudiens sont restitués dans la langue de Freud, c’est-à-dire soit directement en allemand (le Niederkommen de la jeune homosexuelle) soit dans des vocables qui portent si je puis dire l’accent freudien (la belle bouchère, le petit Hans).

Donc en réalité, le sonore qui est en jeu dans l’affaire passe inaperçu, même s’il va se dégager au fil des années par cette constitution de ritournelles freudo-lacaniennes. Georges Aperghis nous a beaucoup aidés à repérer cela lorsqu’il nous a tendu cette formule de son cru : « Lacan est un cas sonore ».

 

Ce point de départ de facto de l’enseignement de Lacan se double de l’insistance qu’il doit mettre pour dégager l’interprétation analytique d’une tendance de type symboliste. Lacan insiste pour détacher le signe de la référence, du référent, et pour cela joue sur les jeux littéraux qui sont acceptables par son public. Le modèle qui va assez vite s’imposer est celui de l’harmonie, de la lecture d’une partition d’orchestre, selon l’inspiration du texte sur la structure des mythes de Lévi-Strauss.

 

Il n’en reste pas moins l’occultation du versant résonant de la lettre au profit de son écriture perdure. Ainsi j’ai montré à propos du wegen dem Pferd / wägen dem Pferd qui fonde tout un pan de l’interprétation freudienne de la phobie, et que pour l’essentiel Lacan reçoit, que seule l’accentuation des mots en présence soulignée par Max Graf dans le registre sonore et musical a permis à Freud de produire deux écritures. Mais que ces deux écritures rejetaient à l’arrière plan la façon qu’avait le père Graf de mettre son grain de sel de musicien dans les récits qu’il adressait à Freud.

La différence sonore rapportée à une question de littéralité disparaît derrière l’écart phonologique. C’est en cela que l’on peut dire que l’interprétation telle que la conçoit Lacan à cette période est un effet d’écriture. Peu importent les résonances des termes en présence. Ce qui compte c’est que cette résonance produise la séparation de deux écritures distinctes, avec comme conséquence des sens différents, et dégage dans la phrase de départ, dans ce que voulait dire p. ex. tel patient de Freud, un dire autre, porteur d’une signification différente.

 

 

L’introduction de la résonance

              

Pour montrer comment le problème s’infléchit dans les années qui suivent, je vais emprunter un chemin beaucoup plus simple que le parcours réel à la courbe duquel je m’efforce de coller. Je vous propose à partir des séminaires une construction minimale, qui opère nécessairement quelques interpolations, mais qui est juste dans l’espace de la question ouverte aujourd’hui. Là encore, j’espère que vous vous reporterez aux textes, pour mettre en défaut cette construction.

Il est de plus très délicat d’en citer des extraits dont la portée n’est pas avérée puisqu’une transcription effective au moins de chacun des séminaires n’est pas encore établie. J’assume ce risque, en disant que je retrace simplement ce qui est à mon sens un déplacement progressif, un tour, pris par l’enseignement de Lacan. Ce tour commence au moment où ce qu’il avait construit antérieurement est remis en question en même temps qu’est critiquée la façon dont cela avait été reçu. Si ce que j’avance n’est pas pris pour un digest, la cohérence du parcours que je construis de cette façon doit pouvoir être valablement mise à l’épreuve.

 

Je dirai que l’étayage conceptuel fondé jusqu’alors sur la représentation classique de la partition et de l’écriture musicale issue de Lévi-Strauss (cf. ma présentation de novembre / décembre 2001) se transforme petit à petit et prend un appui de plus en plus insistant non pas directement sur la sonorité, mais sur la résonance. Celle-ci n’est pas conçue ici comme le fin du fin de la théorie analytique. Elle est mise en avant comme un moment constituant de lalangue, donc comme un temps nécessaire de l’interprétation, indispensable, mais dans une articulation définie à l’écriture, à la levée d’un symptôme.

Je donne dans ce qui suit une série de citations, chacune venant porter un moment de cette transformation

 

a / 10 mars 1965 Problèmes cruciaux pour la psychanalyse

C’est un passage intéressant, parce que dans cette façon qu’avait Lacan de moduler son propre dire, il marque lui-même l’inflexion de sa présentation sur laquelle j’attire votre attention. Il est en train de situer la place de l’analyste par rapport à l’Autre comme lieu du langage, et il dit :

 

Cet Autre nous intéresse, pour autant que nous analystes nous avons à en occuper la place.
D’où l’interrogerons-nous cette place ? Partirons-nous pour avancer et parce que l’heure nous talonne, partirons-nous de la formule autour de quoi nous avons d’abord essayé jusqu’à présent de centrer l’accrochage, l’abord de l’activité analytique, à savoir : le sujet supposé savoir, car bien sûr l’analyste ne saurait être conçu comme un lieu vide, le lieu d’inscription, le lieu — c’est un peu différent et nous verrons ce que ça veut dire — de retentissement, de résonance pure et simple de la parole du sujet.

              

              

b / 1er juin 1972 Le savoir du psychanalyste

              

Sécrétez le sens avec vigueur et vous verrez combien la vie devient plus aisée !!

C’est bien pour ça que je me suis aperçu de l’existence de l’objet a dont chacun de vous a le germe en puissance. Ce qui fait sa force et du même coup la force de chacun de vous en Particulier, c’est que l’objet a est tout à fait étranger à la question du sens. Le sens est une petite peinturlure rajoutée sur cet objet a avec lequel vous avez chacun votre attache particulière.

Ça n’a rien à faire, ni avec le sens, ni avec la raison. La question à l’ordre du jour, c’est ce que la raison a à faire avec ce à quoi, enfin je dois dire que beaucoup penchent à la réduire : à la « réson ». Écrivez : R.E.S.O.N. Écrivez, faites-moi plaisir. C’est une orthographe de Francis Ponge qui, étant poète et, étant : ce qu’il est, un grand poète, n’est pas tout à fait sans qu’on doive, en cette question, tenir compte de ce qu’il nous raconte. Il n’est pas le seul. C’est une très grave question que je n’ai vue sérieusement formulée que, outre ce poète, au niveau des mathématiciens, c’est à savoir ce que la raison, dont nous nous contenterons pour l’instant de saisir qu’elle part de l’appareil grammatical, a à faire avec quelque chose qui s’imposerait — je ne veux pas dire « d’intuitif », car ce serait retomber sur la pente de l’intuition, c’est-à-dire de quelque chose de visuel — mais avec quelque chose justement de résonnant.

Est-ce que ce qui résonne, c’est l’origine de la « ers », de ce qu’on fait la réalité ? C’est une question, une question qui touche à très proprement parler à tout ce qu’il en est qu’on puisse extraire du langage, au titre de la logique. Chacun sait qu’elle ne suffit pas et qu’il lui a fallu depuis quelque temps — on aurait pu le voir venir depuis un bout de temps, depuis Platon précisément — mettre en jeu la mathématique. Et c’est là, c’est là que la question se pose d’où centrer ce réel à quoi l’interrogation logique nous fait recourir et qui se trouve être au niveau mathématique. Il y a des mathématiciens pour dire qu’on ne peut point s’axer sur cette jonction dite formaliste, ce point de jonction mathético-logique, qu’il y a quelque chose au-delà, auquel après tout ne font que rendre hommage toutes les références intuitives dont on a cru pouvoir, cette mathématique, la purifier et qui cherche au-delà à quelle réson, R-E.S.O.N., recourir pour ce dont il s’agit, à savoir du Réel…

 

Sur la lecture de ce séminaire, j’ai déjà essayé à plusieurs reprises de provoquer la lecture de tel ou tel, mathématicien par exemple, sans parvenir à obtenir une réponse. Mais je ne désespère pas qu’aujourd’hui soit un jour propice. Dans cette citation très dense je retiens deux passages :

 

a / D’abord le renvoi à la réson de Ponge. C’est au poète qu’il s’en remet pour traiter de façon correcte l’articulation de la raison et de la réson. La réson, abréviation écrite de la résonance, qui justement est d’ordinaire chassée de l’ordre de la raison, du champ des raisons, (est-ce cette séparation que vient consacrer l’expression l’insulte : cloche !) doit bien avoir à faire néanmoins avec la raison qu’elle porte dans la parole. La résonance qui n’était dans la citation précédente que le prolongement de l’inscription prend là son poids d’être supposée participer de la raison.

Articulation son / sens, confiée au poète, car le poète est celui qui chaque jour crée la langue, en lui faisant violence, en la faisant résonner.

 

/ En second lieu, le statut de cette résonance est envisagé, à travers une référence à l’ouvrage de Frege, Les fondements des mathématiques que Lacan met à cette époque en jeu dans son enseignement depuis plusieurs années. Les mathématiciens ont à peu près les mêmes difficultés, et mènent à peu près les mêmes discussions que nous en ce moment. Nous discutons des critères à mettre en jeu pour délimiter ce qui appartient à la musique, et ce qui relève du sonore, hors musique, hors art musical.

Vous savez que Frege a tenté de donner du nombre une assise dégagée de l’intuition psychologique ou sensible, fondé sur l’écart entre le nombre ordinal et nombre cardinal. Or la question est de savoir si la cohérence logique ainsi assurée aux mathématiques (par le principe de non contradiction) est bien suffisante, c’est-à-dire si les objets ainsi produits sont bien des objets mathématiques. Tout un courant mathématique dit formaliste répond oui sans hésitation. Mais un autre courant dit intuitionniste, répond non, et exige une « intuition positive » en plus des conditions formelles, elles plutôt différentielles, pour admettre un objet au rang d’objet mathématique.

Si le trait, et l’un, avaient trouvé initialement leur statut à partir de la coche portée par le chasseur sur l’os de rennes magdalénien, vous voyez que Lacan lance là théoriquement le bouchon assez loin, puisqu’il ouvre cette conjecture que la résonance ne soit pas étrangère à l’être du nombre.

 

Je dois dire que je n’ai pas encore réussi à faire résonner chez quelqu’un d’autre, et en particulier pas chez les mathématiciens auxquels j’en ai parlé, l’intérêt qu’a suscité pour moi cette conjecture, bien que j’aie largement fait circuler ce passage autour de moi. (François Nicolas a ébauché un commentaire le jour où je tenais ces propos et je compte que nous puissions donner suite à ce qui se présentait si j’ai bon souvenir sous forme d’objection).

Je ne désespère pas que cela puisse peut être se produire ici, dans la maison de la musique contemporaine, où l’on voit bien, rien qu’à se promener dans les salles qu’on y fait au moins autant de mathématiques que de musique, même si c’est, ou si cela semble, moins pythagoricien qu’autrefois.

 

c / 18 décembre 1973 séminaire Les non dupes errent.

Ce questionnement concernant la réson ne sera pas poursuivi de façon linéaire.

Lacan va d’abord explorer des positions à mon sens plus classique, du moins si l’on songe à la problématique des affetti à la fin de la Renaissance. Le 18 décembre 1973, parlant de la façon dont il fait son enseignement, (façon qui vers la même époque est qualifiée d’effet yaude poèle par un critique qui ne croit pas si bien dire), c’est-à-dire pour une part justement en travaillant avec cette résonance de lalangue, il avance :

 

dire des choses mezcal voce comme on dit. Peut-être pour essayer de vous en éclaircir pour vous, enfin. je dis pour vous-mêmes, la résonance. Cette résonance, après tout, je la présume, puisque ce que j’ai dit c’était fait pour l’obtenir. J’en ai eu des échos,

 

Il s’agit donc de ce qui doit permettre à qui suit son enseignement de s’en éclaircir, c’est-à-dire non pas de le répéter, mais d’en obtenir des effets de résonances

 

et ensuite

 

…l’amour : Parce que c’est ca, c’est ça, ce que j’ai appelé tout à l’heure la résonance, la résonance chez vous, de ce que la dernière fois j’ai supporté de mon nœud borroméen, de mon dire.

 

L’amour ce n’est rien de plus qu’un dire, en tant qu’événement. Le dire, ce dire de l’amour s’adresse au savoir en tant qu’il est là, dans ce qu’il faut bien appeler l’inconscient.

 

 

Qu’un dire résonne, je reprends mon point de départ, qu’un dire résonne, ce n’est plus comme dans le séminaire sur la relation d’objet trancher du sens d’une équivoque. C’est justement soutenir cette résonance, c’est produire cette équivoque et non pas la dissiper d’un sens, même si, au bout du compte ça cristallisera à un moment ou à un autre sur un sens.

D’où ce que l’on peut appeler une théorie différente de l’interprétation, qui ne consiste plus à dégager la signification d’un rêve ou d’un lapsus ou d’un symptôme, mais à tenir compte de ce que cette résonance, matérialité de l’amour, c’est ce qui devra être relancé dans l’interprétation pour que le symptôme en soit désaffecté.

 

d / 18 novembre 1975 séminaire Le sinthome

 

Car c’est uniquement par l’équivoque que l’interprétation opère. Il faut qu’il y ait quelque chose dans le signifiant qui résonne. Il faut dire qu’on est surpris que les philosophes anglais ça ne leur soit. nullement apparu… Je les appelle philosophes parce que ce ne sont pas des psychanalystes. Ils croient dur comme fer à ce que la parole ça n’a pas d’effets. Ils ont tort. Ils s’imaginent qu’il y a des pulsions, et encore quand ils veulent bien ne pas traduire pulsion par instinct. Ils ne s’imaginent pas que les pulsions, c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire, mais que ce dire pour qu’il résonne, pour qu’il consonne, pour employer un autre mot du sinthomadaquin, pour qu’il consonne il faut que le corps y soit sensible et qu’il l’est, c’est un fait. C’est parce que le corps a quelques orifices dont le plus important, dont le plus important parce qu’il ne peut pas se bouche-clore, dont le plus important est l’oreille, parce qu’elle ne peut pas se fermer, que c’est à cause de ça que répond dans le corps ce que j’ai appelé la voix.

 

 

 

Enjeux d’un parcours

 

Nous avons in fine retrouvé cette voix dont nous avions pisté le jeu en relation avec la pulsion invoquante en avril dernier. À reprendre ce trajet et à le suivre dans ses détails vous constaterez cette réintroduction progressive de la motérialité, que la pente formalisante et les effets d’invocation (cf. : La chose freudienne dans les Écrits, où Lacan désignera lui-même la présence de tels effets) des premiers séminaires avaient écartée. La résonance n’intervient pas donc comme pure résonance, comme façon d’écarter l’intrusion de la lettre voire la production du sens. Si elle est détachée de la lettre, elle n’en est d’ailleurs pas séparée, comme en témoignent plusieurs des derniers séminaires. Le recours aux textes religieux que j’avais évoqué l’an dernier s’efface. autour de la question du schofar. En décalage par rapport à l’instrument commémorant le sacrifice rituel vient cette résonance articulée à la parole où Lacan tente un moment de tenir la rencontre entre poésie, rationalité et interprétation.

 

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