De la pulsion invoquante
(6 avril 2002)
François Dachet
Décembre 2002 : Les
pages qui suivent ne constituent pas un texte bouclé. Ce n’est pas
non plus la simple transcription de ce qui a été avancé au
cours des séminaires. J’ai fait des ajouts et des retraits.
J’ai rassemblé aux fins de discussion, par endroits sous forme
rédigée, par endroits sous forme de plan, voire de simple
succession, les lignes principales des présentations au Séminaire Ircam
Musique | psychanalyse
du 6 avril 2002, De la
pulsion invoquante, et du
5 octobre 2002, L’ambigu qu’il y a dans le rapport du corps
à lui-même : la résonance.
Cette façon de
conserver de l’hétéroclite et de la redondance laisse
délibérément apparaître certaines questions comme
irrésolues. Cela permet de livrer une partie du matériau en
travail sans pour autant opérer sur l’ensemble cette forme
d’élaboration secondaire, et donc de contribution au refoulement,
que nécessiterait la rédaction venue à maturité
d’un texte complètement articulé.
Peu de temps avant de faire
cet exposé, j’étais allé entendre un jeune pianiste,
lequel débutait dans des conditions un peu particulières, dans le
genre bruits de fourchettes pas très loin.
Je
n’y serais sans doute pas allé si je m’étais attendu
à cela. Mais, m’y étant rendu, je ne suis pas parti pour
autant.
J’étais
donc dans des conditions assez particulières pour que, (depuis quelque
temps je réfléchissais à l’engagement que
j’avais pris de vous parler de la pulsion invoquante, et même plus précisément de vous
parler de la façon dont cette notion s’était pointée
dans le séminaire de Lacan) pour que donc, dans ces circonstances, mes
cogitations se soient orientées vers ce que j’appellerai pour
l’instant « le mélange des genres ».
À boire et à manger
Vers
la fin du récital, le pianiste interprétait quelques préludes de Debussy. De ces petites pièces, avant
d’en goûter le plaisir, j’en entendais d’abord le
titre. L’interprète disait d’abord le titre de chaque
morceau, puis jouait chacune des pièces ensuite. (F. Nicolas m’a
précisé depuis que Debussy avait pris explicitement position
à l’encontre de cette façon de faire).
J’ai
entendu et je continue d’écouter Debussy, assez souvent, et il
m’arrive même de temps en temps d’en entendre
déchiffrer à portée de mes oreilles. Mais je ne connais
pas les partitions de Debussy par cœur, je n’en joue pas, et en plus
je ne me souvenais pas d’avoir déjà entendu les Préludes. Dans ces conditions, ce qui m’a d’abord
retenu, ce sont les titres, disons très déterminés,
très précis.
Donc
avec les bruits d’assiettes un peu plus loin, je goûtais. On
était bien au restau, et le titre venait jouer non pas comme a l’air
de le faire le titre d’une toile classique (La liberté guidant le peuple, Madone à 1’enfant, Fleurs dans un vase, etc...) en suturant l’écart de registre
du tableau à une représentation, mais l’inverse.
J’avais entendu les titres, et on me faisait goûter.
Ah
bon, celui-ci a donc ce goût-là. C’est pas mal, j’en
reprendrais bien un peu. Ou bien alors non, décidément celui
là, trop de chromatisme, ou de la part de l’interprète trop
de pédale, on passe. Je me suis même demandé sur le moment
ce que ça aurait donné si nous avions eu droit à des
nominations genre Keuschel 435, ou Bwv 576. Mais bien sûr c’est
difficile à dire parce que c’eut été aussi un autre
style musical, une autre œuvre.
Disons,
j’ai été sensible à cette dimension de menu qui est
après tout souvent à l’horizon des moments de plaisir
musical, dimension qui fait que quelqu’un décide ou non de
réserver une place de concert, ou d’acheter un disque : qui
joue ? quel compositeur ? quels morceaux ? quand cela a-t-il
été enregistré ? On pourrait poser les mêmes
questions à propos d’un vin.
Certes
la langue prête son concours, mais cela ne signifie pas qu’il
faille tout attribuer à la métaphore.
D’une
telle expérience, on peut poser la question – du moins dans le
cadre de ce séminaire — de quel registre pulsionnel elle
relève essentiellement. Sans doute pas celui que l’on tend trop
spontanément à prêter à l’oreille. Et
pourtant, tout ce qu’il y avait de sensible passait par elle, à
commencer par les bruits du service qui se poursuivaient au dessus. Mais ce
sensible, s’il est très important, ne garantit pas loin s’en
faut, que le recueil de l’expérience soit analytique, et non pas
par exemple phénoménologique.
Or
c’est bien sûr la première difficulté à
laquelle je suis confronté pour problématiser pour vous cette
notion de pulsion invoquante sans en passer par ce qui a pu la produire dans le
fil d’un travail commencé par Lacan près de trente ans
avant.
Il
se trouve que j’ai l’idée, idée que je vais
développer un peu, que dans le contexte des questions que nous avons
commencé à dresser depuis le début de l’année
cette pulsion invoquante a quelque chose de rassurant pour nos amis musiciens.
Il y aurait bien des façons de dire cela. Ainsi : on sait que Freud
s’est peu intéressé à la musique, mais heureusement
Lacan a inventé, in extremis,
la pulsion invoquante.
J’irais
jusqu’à dire que parmi ceux et celles qui sont ici présents
dans le fil de leur lecture ou de leur expérience de l’analyse,
beaucoup sans doute se sont demandé pourquoi je n’ai pas choisi d’en
parler plus tôt. Il ne me paraît pas tout à fait
impertinent, (un peu seulement) de souligner la forme sous laquelle
François Nicolas à un moment donné au cours des
précédents séminaires s’est adressé à
ses interlocuteurs, à la salle, en disant les choses à peu
près ainsi : « bon, alors, il y a bien quand même
quelqu’un qui va nous parler de la pulsion invoquante ». Un
peu comme si nous disions à nos amis musiciens : « Vous êtes
bien sûrs que vous ne nous avez pas caché un compositeur. Vous
n’auriez pas un compositeur secret, que vous auriez gardé par
devers vous ? ». Cette façon humoristique de
présenter la chose, la pulsion invoquante comme joker à mettre en
jeu à propos du couplage musique | psychanalyse, me permet
d’isoler deux ou trois présupposés qui font toujours
difficulté lorsque les questions pulsionnelles deviennent des questions
théoriques.
Il
y a d’abord le fait que la présentation raisonnée de la pulsion invoquante, mais aussi bien de toute
pulsion, est prise à mon sens
dans une difficulté d’emblée notée par Freud. Cette
difficulté tient au registre nécessairement
métapsychologique dans lequel se parle la notion de pulsion. Par son
enjeu même cette notion pousse à adopter une position d’extériorité
voire de surplomb relativement à l’expérience de
l’analyse, et son emploi tend donc à virer très vite
à la psychologie.
Le
concept de pulsion comprend au moins un versant dynamique qui s’entend en
français dans la proximité homophonique du mot poussée, et
un aspect topique, selon sa définition freudienne comme concept
limite entre le psychique et le somatique. C’est sur ce versant topique que se présente à
mon sens la difficulté que je viens de souligner.
Je
laisse la parole à Freud qui venant de faire le tour des
égarements sexuels quant à l’objet, dans les Trois
essais sur la théorie du sexuel
écrit :
« Nous
nous voyons à la vérité incapables
d’éclaircir de façon satisfaisante la genèse de
l’inversion à partir du matériel jusque-là existant,
mais nous pouvons noter que par cette investigation nous sommes parvenus
à une connaissance qui peut devenir pour nous plus importante que la
solution du problème mentionné. Nous avons réalisé
que nous nous sommes représentés comme trop intime le nouage de
la pulsion sexuelle à l’objet sexuel. L’expérience
des cas tenus pour anormaux nous apprend qu’il existe ici une soudure
entre pulsion sexuelle et objet sexuel que nous risquons de ne pas voir dans
l’uniformité de la configuration normale où la pulsion
paraît apporter l’objet. Nous sommes ainsi amenés à
desserrer dans nos pensées le nouage entre pulsion et objet. La pulsion
sexuelle est vraisemblablement tout d’abord indépendante de son
objet et ne doit probablement pas non plus sa genèse aux attraits de
celui-ci ». (Trois essais sur la théorie du sexuel, traduction La Transa, 1, p. 47.)
Il
y a donc une soudure entre
l’objet de la pulsion (pas son but, lequel est la satisfaction) et la
pulsion, et cette soudure passe ordinairement inaperçue.
D’où la facilité avec laquelle la voix va être
prêtée à l’oreille et éventuellement ensuite
assimilée à la musique. D’où aussi sous un autre
point de vue la tendance « spontanée » à
mettre en continuité sonore et musical. Disons que la difficulté
essentielle que présente la notion de pulsion est que, si l’on
omet la place de cette soudure, alors chaque pulsion, et a fortiori leur série refabrique du naturel là
où justement Freud s’efforce de mettre des balises qui en
séparent. Voir à ce sujet la bataille soutenue par Lacan
précisément à cet endroit contre la traduction du terme allemand
Trieb par celui d’instinct.
Or,
« la pulsion est vraisemblablement tout d’abord
indépendante de son objet », qu’est-ce que cela
signifie pour nous, ici ? Et bien grosso modo que la pulsion invoquante n’a pas plus de titre
à être évoquée ici que n’importe quelle autre,
sauf à considérer la musique de façon
préférentielle comme une soudure, autant que comme un objet.
J’ajoute,
en relisant cet ensemble de considérations que sur le moment les
auditeurs du séminaire ont dû suivre avec un peu d’impatience,
qu’elles sont à mon avis le strict répondant des
réserves que ne cesse de faire François Nicolas à propos
de la prétention que ses interlocuteurs pourraient avoir
d’opérer un passage en continu du sonore au musical. Pour lui,
à opérer ainsi, on rate l’art, ni plus ni moins. Pour
l’analyse, je dirai qu’à ne pas tenir strictement le
caractère labile de l’objet de la pulsion, on rate le transfert.
Ce qui n’assimile nullement art et transfert, mais marque par contre des
positions effectivement corrélatives.
Ceci
à peine ébauché, qui demanderait bien des
précisions que les prochains séminaires nous offrirons
peut-être le temps d’avancer, essayons de cerner le mode de
résonance du concept de pulsion invoquante.
Cerner
la pulsion invoquante
Compte
à tenir de ce qui précède, je dégagerai pour vous
le concept de pulsion invoquante en fonction de trois directions :
en
direction de la voix
1 /
la voix de l’hallucination (les voix) qui permet la distinction essentielle
entre la voix comme objet de la pulsion, objet petit a, et la voix comme objet de sensibilité
esthétique, la voix de la diva.
2 / la voix en tant
qu’elle porte la parole, mais en tenant compte du fait que pour se faire
entendre c’est parfois au silence dans la parole qu’il est
nécessaire de s’en remettre, c’est-à-dire
qu’elle n’est pas immédiatement identifiable au sonore.
C’est à cet endroit le cri qui pointe, selon les cas pour nous
tirer d’embarras, ou pour nous y plonger.
3 /
l’invocation comme mouvement, mouvement vers un autre auquel
l’invocation s’adresse. Ce n’est pas depuis très
longtemps que cet autre n’est plus nécessairement divin. Le
contexte religieux qui a très longtemps été celui de
l’invocation rapproche d’ailleurs l’invocation de la
prière. Je rappelle, même si aujourd’hui les religions
monothéistes peuvent nous le cacher, que l’invocation était
auparavant réservée par exemple aux dieux de l’Olympe
(lesquels avaient alors plus de goût pour le réel que pour le
symbolique) dont elle avait pour objet de s’attirer les faveurs et la
bonne volonté.
Cette
connotation, cette proximité du sacré, n’importe pas
seulement pour elle-même. Elle suscite la question de savoir quelle
nécessité a amené Lacan à faire à un moment
donné de son séminaire, une part à ce vocable ?
en
direction de la pulsion
pas
possible de séparer aujourd’hui la notion de pulsion d’une histoire très
déterminée qui présente en langue française des
caractéristiques bien spécifiques :
1 /
ses multiples sources théoriques, mais disons aujourd’hui au plus
près de Freud : Schopenhauer,
2 /
une élaboration métapsychologique, qui suit de près les
difficultés cliniques que rencontrait Freud.
3 /
un avant poste des combats théoriques de Lacan que je rappelais tout
à l’heure, en particulier concernant la traduction du mot allemand
Trieb (pulsion, instinct,
dérive,). On y rencontre aussi la fonction du cri.
en
direction du surmoi
dans
l’espace clinique et conceptuel dans lequel Lacan avance petit à
petit la pulsion invoquante et la voix comme objet partiel, il les lie
l’une et l’autre au surmoi. Ce surmoi, qui est en un premier temps
dans la théorie freudienne l’héritier chez le garçon
de la crise œdipienne, se trouve alors initialement rattaché
à la voix comme « grosse voix » instance
sévère et arbitraire, insue du sujet, car se manifestant
essentiellement non pas comme une remémoration des critiques parentales,
mais aux points de défaut ou de défaillance supposés des
dites instances parentales. Ce qui rend compte du fait que le surmoi puisse
être d’autant plus tyrannique que justement les parents n’ont
pas soutenu une parole, voire une critique, justes à l’endroit de
tels actes ou questions de l’enfant. Nous rencontrons ainsi une forme intériorisée
qui suscite un effroi dont l’aura est comparable à cette dimension
de sacré que l’invocation met parfois en jeu.
Un
biais pour bâtir
Ce
petit parcours nous met à pied d’œuvre, d’avoir
à choisir un abord, à tailler un certain biais dans des questions
qui sinon nécessiteraient une très longue élaboration
puisque je ne peux supposer, à l’endroit du slash qui articule ici
musique et psychanalyse, que chacun aura fait le parcours des textes sur
lesquels je prends implicitement ou explicitement appui.
Selon
la pratique que chacun a des textes analytiques, il se sait plus ou moins que
Freud s’est beaucoup intéressé aux œuvres
littéraires, au théâtre, à la poésie, et aux
arts plastiques, et les a mis à contribution de façon essentielle
pour élaborer la psychanalyse. Il se sait qu’ensuite Lacan a fait
valoir le devenu trop fameux stade du miroir, l’image spéculaire,
le corps morcelé. En s’attachant à des textes un peu plus
délicats et ardus, surtout quand ils sont abordés hors
l’expérience de l’analyse, il se sait que pour rendre compte
de la soudure (Verlötung) des humains et du langage, Freud s’est
fabriqué une métapsychologie dans laquelle, les pulsions et leur
destin, leurs objets partiels (l’excrément, le sein, auquel Lacan
a rajouté le regard, puis le phonème ensuite remplacé par
la voix) ont une place de choix. Le regard et la pulsion scopique sont les
mieux connus parce que ce sont ceux que Lacan a été amené
à élaborer et à serrer en premier, et qu’il y a eu
une dans la culture une vulgarisation du regard comme objet pulsionnel
corrélative de celle de l’image spéculaire. C’est sur
le regard que mettent aussi l’accent les premiers séminaires, ceux
à partir desquels Lacan a commencé à faire école.
Mon petit apologue
introductif avait pour objet de situer pour vous que de même que regard
et vision sont strictement distingués par Lacan, il n’y a pas
co-naturalité de la pulsion invoquante au domaine musical, ni même
au champ des objets sonores. Bien sûr, s’il y avait une pulsion qui
serait plus spécifiquement concernée par la musique comme objet de
cette pulsion, ce serait une aubaine, ça viendrait là comme bague
au doigt, à l’endroit de notre slash. Dans l’Atelier intérieur du musicien, Max Graf parle d’une légère
excitabilité de la sphère auditive comme d’une condition
indispensable de la création musicale. Mais quel écart de la
sphère auditive à la pulsion invoquante ? Répondre
nécessite de lire notre partition avec le sexe à la clef.
Pulsion /
instinct
La pulsion sexuelle
n’est pas l’instinct sexuel. Le débat terminologique
s’éclaire d’une attention portée à
l’éthologie, dont vous savez qu’elle était assez
soutenue dans le travail séminaires sous forme de modèles
pratiques Lorsqu’il s’apprêtait à parler des incidences
morphologiques de l’image Lacan ne venait pas avec un exposé ou
des photos mais avec des criquets pèlerins dans sa poche.
L’instinct sexuel
se définit de façon finalisée comme ce qui contribue
à la conservation et à la reproduction d’une espèce.
C’est donc une question de population, pas d’individu. Ça se
laisse assez bien découper en un certain nombre de séquences qui,
en tenant compte des conditions d’observation, mettent en jeu des
montages neurologiques, mais aussi des effets d’empreintes tactiles,
visuelles, ou sonores par ex., ou d’objets de l’environnement qui
fonctionnent comme signal ou déclencheur. Disons que quand les
conditions d’ensemble sont réunies, il y a un processus, un
ensemble de séquences, qui vont à leur terme, de la parade
nuptiale à l’élevage des petits, un peu au sens où
le proverbe dit que le garçon va à la fille comme le fil à
l’aiguille.
Or, dans cette acception
grossièrement brossée, si le proverbe a raison, ce n’est
sûrement pas pour la fille et le garçon. Les humains n’ont
pas d’instinct sexuel. C’est une façon de dire qu’il
n’y a pas de rapport sexuel, que le sexe ne fait pas rapport chez les
humains. Il y a de la jouissance, mais elle ne se calcule pas.
Il n’y a pas
d’instinct, y a de la pulsion. Et ça n’aboutit de temps en
temps au même résultat que l’instinct, qu’à la
condition de tout un appareillage, un dispositif complexe et plus ou moins bien
approprié. Disons schématiquement, parce que ce n’est pas
directement mon propos : ce dispositif qui pallie à l’absence
de rapport sexuel c‘est ce que Freud nommait le complexe d’Oedipe.
Dispositif plus ou moins
bien approprié, parce que justement c’est assez souvent que le
garçon ne va pas à la fille comme le fil à
l’aiguille, et que d’ailleurs la fille ne tient pas
forcément non plus à être l’aiguille. Ils musent. Ce
qui avec les complications qui en résultent laisse apparaître un
peu la trame de l’affaire, à savoir que les idéaux
familiaux et politiques sont bien plus intéressés à cette
affaire de sexe que la nature des choses, et en l’occurrence la nature
supposée des sexes.
Donc tirant une conclusion
partielle de ce premier trajet, je compléterai le paragraphe
précédent en y ajoutant que s’agissant de la pulsion, pas
question de mettre la main sur son objet par avance. C’est aussi ce qui
la distingue de l’instinct qui évolue en fonction de conditions sensori-motrices
qui sont, elles, déterminées. Je vous relis donc le passage des Trois
essais sur la théorie du sexuel
(op. cit. p. 47) duquel je suis parti tout à l’heure, et dont
nous considérerons après ce parcours qu’il s’agit
bien de notre premier point d’ancrage
l’objet des
pulsions
Il n’en reste pas
moins qu’on admet que les pulsions ont des objets. Plus même
qu’il y aurait une sorte de liste de ces objets. Pourtant on vient de
voir que dans la terminologie freudienne la pulsion est indépendante de
son objet. Mettons : la pulsion n’a pas d’objet
spécifique. Le rapport de la pulsion à son objet est donc une
construction.
Mais il n’en reste
pas moins que Freud le premier relie les pulsions à des zones du corps
qu’il nomme zones érogènes. Ces zones du corps, Lacan les
théorisera en partie autrement : ce sont des zones en forme de
bord, points de réversion du corps en tant que surface (tore /
trique).
Et ces zones
érogènes elles, elles ont en tant que zones sensoriellement
définies, des caractéristiques. L’oreille, le cornet
interne de l’oreille comme bord, est bien un lieu de recueil des ondes
sonores qui conduit vers le tympan et l’oreille interne, etc..
L’œil a une morphologie qui renvoie à son activité spécifique.
Idem pour la marge de l’anus, l’enclos des lèvres, etc...
D ‘où
un problème et la formulation de la question qui lui correspond pour ce
qui nous concerne. Le problème réside dans la contradiction au
moins apparente entre l’affirmation du caractère indéterminé
de l’objet, et la reconnaissance de zones corporelles spécifiques,
en forme de bords, comme lieux d’exercice et de tension des pulsions. La
question est la suivante : comment ce qui précède
concerne-t-il la voix ?
Construction de la
voix dans l’enseignement de Lacan
La pulsion invoquante
étant une construction plutôt temporaire dans l’enseignement
de Lacan, il convient de la rapporter au cheminement théorique dans
lequel elle s’est inscrite, c’est-à-dire à ce qui y a
amené, mais aussi à ce sur quoi elle a ouvert. En prenant en
compte qu’elle ne s’est pas stabilisée comme
catégorie, qu’elle n’a pas été reprise
d’une façon systématique et réglée
jusqu’à la fin des séminaires.
De ce point de vue, ce
qui suit est tout sauf exhaustif. Il s’agit de pointillés que je
pose à partir de mes lectures des séminaires, dont il faut
souligner en plus que leur établissement reste pour une part importante
à faire.
la voix / les
voix
Lorsque l’on
parcourt les premiers travaux de Lacan, (On trouve ces textes en ligne sur la
bibliothèque du site www.ecole-lacanienne.net
sous la rubrique « Pas-tout-Lacan ». On trouvera aussi
plusieurs transcriptions de séminaires au format image. De même,
le recueil préparé par Béatrice Hérouard et
édité par L’unebévue sous le titre Écrits inspirés et
langue fondamentale est d’une
aide précieuse pour la lecture), ceux qui paraissent dans les
années 1930, c’est-à-dire avant qu’il ne commence son
analyse, ou au début de celle-ci, on rencontre la voix sous deux formes
dominantes :
1 / la voix en tant
qu’elle désigne les hallucinations auditives verbales :
(PG
avec syndrome)
Des voix
la menacent de lui faire subir les derniers outrages, de la tuer. Les
hallucinations génitales sont très intenses. Le syndrome
d’automatisme mental est au complet. On prend sa pensée, on
répète sa voix, elle est en dialogue constant avec des personnes
qui l’informent de faits de toutes sortes, d’enquêtes faites
sur elle. Parmi les voix, il en est de menaçantes, telle celle de la
propriétaire, d’autres d’agréables.
Folies simultanées
Plusieurs
voix lui parlent dans les airs. On prétend qu’elle a tué
son fils. On lui dit à travers le mur : « Faites
attention, autour de vous vous avez de mauvaises personnes. Il y a autour de vous
des machines qui disent tout ce qui se passe chez vous ».
Écrits inspirés
et schizographies
Les phénomènes « d’action
extérieure » se réduisent aux plus subtils qui soient
donnés dans la conscience morbide. Quel que soit le moment de son
évolution, notre sujet a toujours nié énergiquement
d’avoir jamais eu « des voix » ; elle nie de
même toute « prise », tout écho de la
pensée, des actes ou de la lecture. Questionnée selon les formes
détournées que l’expérience de ces malades nous
apprend à employer, elle dit ne rien savoir de ces « sciences
barbouilleuses où les médecins ont essayé de
l’entraîner ».
2 / La voix, dans le
sens de ce qui porte la parole, et qui a en cela des qualités
intrinsèques, de tonalité, de timbre, d’intensité
Parkinsonisme
Nous notons de suite un signe important : l’absence
de balancement automatique du bras gauche pendant la marche. La voix est monotone et quelques
syllabes explosives. Le visage peu mobile.
Spasmes de torsion
Impulsions motrices : cris, grognements,
« hennissements ».
Réponses lentes, faites à voix basse, après
un temps d’inhibition considérable. Dans le débit
très lent,
Dès cette
époque les références que prend Lacan indiquent que la
distinction entre ces deux acceptions du terme voix passe en particulier par leur
rapport à la sonorité. Dans les hallucinations, les
caractères sonores ne sont pas seulement « incommensurables
et incoordonnables » pour l’observateur, mais aussi pour le
sujet. Par contre sont souvent distinguables, le nombre des voix, leur
débit, les troubles phonétiques qu’ils manifestent, leur
sensibilité, le fait de parler par ailleurs à haute voix,
d’arrêter de penser, de respirer, etc.
Alors que dans la seconde
acception, la voix est appréciée selon les coordonnées
physiques et esthétiques classiques.
Puis la voix comme
modalité du symbolique
Cette façon
attentive mais traditionnelle de traiter de la voix dans son rapport aux voix
va se modifier au fur et à mesure que s’avance le séminaire
et que Lacan s’efforce de faire valoir contre le symbolisme dominant dans
la conception ipéiste de l’interprétation, la dimension
signifiante de la clinique des textes freudiens et en particulier des dits cas
freudiens. (Il faudrait aussi à cet endroit s’intéresser de
près à la traduction par Lacan du texte Logos de Heidegger.)
Toujours est-il que la
première acception est remaniée lorsque ordre symbolique et
chaîne signifiante se mettent à prévaloir. Cela
apparaît clairement dans la lecture du cas du Président
Schreber, à propos duquel la
question des hallucinations se trouve complètement reformulée.
Ainsi par exemple dans le résumé suivant, extrait d’Un
traitement possible de la psychose :
« Les cliniciens ont fait un pas meilleur en découvrant
l’hallucination motrice verbale par détection de mouvements phonatoires
ébauchés. Mais ils n’ont pas articulé pour autant
où réside le point crucial, c’est que le sensorium
étant indifférent dans la production d’une chaîne
signifiante
1)
celle-ci s’impose
par elle-même au sujet dans sa dimension de voix
2)
elle prend comme telle
une réalité proportionnelle au temps parfaitement observable
à l’expérience, que comporte son attribution
subjective »
3)
sa structure propre en
tant que signifiant est déterminante dans cette attribution qui, dans la
règle, est distributive, c’est-à-dire à plusieurs
voix, donc qui pose comme telle le percipiens, prétendu unifiant, comme
équivoque ».
Bien sûr il
s’agit là, je le répète encore une fois, d’une
citation, qui ne peut en aucun cas rassembler l’ampleur du mouvement que
j’essaie de décrire. Le traitement des questions en terme de
signifiants, dans le cadre de l’explicitation de la théorie
lacanienne du signe, fait chuter l’attention jusqu’alors
portée aux voix en fonction d’investissement philologiques (Pichon)
et poétiques (certains poètes surréalistes). Les voix
deviennent une modalité particulière du symbolique que rien ne
distingue essentiellement des paroles dans l’organisation de leur
énoncé, mais qui sont situables par leur point
d’énonciation. Les voix suivent la structure d’une
chaîne signifiante, et c’est leur attribution subjective qui
demeure en suspens. C’est ce que manifeste le phénomène
élémentaire où se déchiffre la perturbation
imaginaire caractéristique du délire : « On dit
que je… ». Ce « on dit » rapproche,
à l’oscillation subjective près, les voix des paroles et
des pensées de tout un chacun. Un temps donc, la voix est proche
d’être un aspect de la langue, valant éventuellement pour le
sujet qui parle, comme dans cette expression tirée de Jeunesse de Gide :
« Que fut pour
cet enfant-là sa mère, et cet amour dont la voix ne se faisait
entendre que sous les commandements du devoir ? »
Je ne parle pas du cri
qui a pourtant toute sa place ici, d’autant plus qu’il
reçoit un traitement comparable à celui de la voix du fait de son
immersion dans la clinique freudienne. Mais mieux vaut lui réserver
éventuellement un exposé à part entière si nous le
souhaitons afin de le faire de façon correcte.
On ne
s’étonnera pas enfin que la voix soit saisie à cette
période sur fond de partition musicale – la voix est à
plusieurs voix, donc équivoque — conformément au
modèle d’analyse structurale de Lévi-Strauss importé
de La structure des mythes que je
vous avais présenté en début d’année.
Comme
j’espère l’avoir fait sentir à défaut d’avoir
ici le temps de le démontrer (mais vous allez vous précipiter sur
les textes en rentrant chez vous…), cette approche lestée par le
primat du signifiant et les itérations de la chaîne symbolique va
se transformer au fur et à mesure que Lacan va être amené
à remettre en cause ce primat, et ceci en raison de celles de ses
conséquences que je qualifierai de religieuses sur la transmission de
son enseignement.
Intermède
La transition entre ce
qui précède et ce qui suit avait été assurée
par un certain nombre d’indications sur la façon dont, dans la
série des séminaires, Lacan a, petit à petit, construit un
trouage de l’Autre initialement lieu de la parole et trésor des
signifiants. Il n’y a plus ensuite de trésor des signifiants. Et
c’est l’incomplétude qui produit l’existence et non la
complétude, qui comme chacun sait est un attribut de divin. De
même que dès sa rencontre avec les effets de l’inconscient
Freud a pris position (Études sur l’hystérie) contre l’autonomie pure et simple d’une
autre instance psychique, de même Lacan est amené à parer
aux effets du « ça cause » qu’il a
initié, mais dont l’enjeu initial était de ramener les
questions sur le terrain de l’articulation langagière et non pas
de prêter à la divination et à
l’interprétation sauvage.
Étape
suivante : vider la voix du bruit qu’elle fait
Dans cette
opération de trouage de l’Autre, la production de la voix va
occuper une place décisive, dont il faut immédiatement remarquer
qu’elle ne visait pas en tant que telle à venir compléter
une série de pulsions, même si cette série sera
effectivement constituée et donnera lieu à élaboration.
Partons des effets de
ritournelle que produisaient les formules souvent aphoristiques que Lacan
destinait à ses auditeurs. Ainsi :
« Le
désir du sujet c’est le désir de l’Autre ».
Ou
« Le sujet
reçoit son propre message sous une forme inversée ».
Ces aphorismes, complexes
par leur construction, délicats à lire par le fléchage
qu’ils impliquent vers références dont ils sont extraits ou
qui les ont nourris, ne sont pas destinés à fonctionner comme des
explications ou des réponses à des questions. Ils peuvent,
à l’instar des énigmes, susciter le travail qui permettra
de produire la ou les questions qu’ils ont anticipées.
Mais il est aussi une
façon plus commode de les entendre, qui fait l’économie de
la lecture et du commentaire. Que le sujet reçoive de l’Autre son
propre message sous une forme inversée ne sera plus alors
rapporté à une topologie déterminée du sujet dans
son rapport à l’Autre, mais simplement au fait que l’Autre
parle. Et il est bien difficile sur cette pente de résister à la
suggestion qui fera passer de l’Autre comme lieu, à l’Autre
comme entité. L’hypnose dont l’abandon par Freud avait été
constitutif de l’invention de la psychanalyse fait retour à grands
pas de cette façon.
Or parmi les
éléments qui concourent à cet effet, figure le traitement
qu’a reçu la voix dans les séminaires antérieurs.
Dans la notion de parole on entend certes ce qui est dit, sans compter sa
valeur éventuelle de promesse ou d’engagement, mais on oublie que
ce soit dit. C’est que la voix arrime la parole au corps, d’une
façon qui amènera quelques années plus tard Lacan à
avancer à son propos l’expression « parasite
langagier ».
En tant que
l’attribution subjective demeure en suspens, la voix devient une voix.
Mais hors hallucination, la voix qui s’entend, et qui permet aussi
à chacun de se localiser dans l’espace, représente la voix
qui ne s’entend pas et qui soutient la division d’un sujet dans son
rapport à la parole.
Cet arrimage de la parole
au corps, c’est ce dont tout à l’heure je vous parlais en
termes de pulsion. L’humain est défini comme parlêtre,
c’est-à-dire que la pulsion est un montage structuré comme
un langage, un étayage, un artifice, là où fait
défaut l’instinct. Ici, l’enjeu de la psychanalyse doit
être situé avec précision dans la mesure où à
défaut, d’étranges confusions risquent de se produire, que
l’histoire religieuse de l’Europe ne nous aidera pas à
écarter : le verbe s’est fait chair.
Or, justement, cet enjeu
ne commence à être situé de cette façon (bien
sûr il y a eu dans son registre propre le Totem et tabou de Freud) qu’avec ces séminaires. Il
n’est pas encore à cette date (le séminaire Les noms du
père) dégagé de
celui que constituent les diverses formes de référence aux mythes
et rituels qui racontent la longue histoire du partage et des pactes entre les
hommes et les dieux. Ainsi du partage de Mékoné chez les Grecs.
On considérera que relève de la même veine le
renouvellement de l’alliance sur le Mont Sinaï, ou de la passion du
Christ.
Au moment où Lacan
est exclu de l’I.P.A., où son enseignement donne lieu selon lui
à « excommunication », détacher la parole
de la voix qui la fait entendre et lui assure sa valeur de promesse, ce sera en
même temps se placer dans la nécessité de trouver une autre
assise au parlêtre, une autre conception des rapports du corps au
langage. Ce mythe, Lacan le produira sous le nom de mythe de la lamelle. Ses emprunts encore non déchiffrés
à la doctrine dont depuis la plus haute antiquité le promoteur
représente les pouvoirs de la musique, ne sont pas quelque chose que je
tienne pour négligeable, même si je ne fais ici que
l’évoquer.
Quelques indications
partielles
Dans ce mouvement est
donc construite la pulsion invoquante, entre la fin du séminaire sur l’Angoisse, et l’unique séance du séminaire Les
noms du père. Il est
nécessaire de s’y reporter par une lecture individuelle pour
éviter les simplifications abusives, en particulier concernant le rituel
du schofar.
Je vous en lis simplement
un passage, qui suit le rappel que cette question prend place dans celle de
l’élaboration du transfert :
« Nous
allons voir le petit a venir de L’Autre, seul témoin, de ce lieu
de l’Autre qui n’est pas seulement le lieu du mirage, ce petit a je
ne l’ai pas nommé ; pourtant je l’ai montré dans
une des réunions de notre société j’aurais pu
l’éclairer aux journées sur la paranoïa, je me suis
abstenu. À savoir ce dont il s’agissait, à savoir de la
voix.
La voix de
L’Autre doit être considérée comme un objet
essentiel. Tout analyste sera appelé à lui donner sa place, ses
incarnations diverses, tant dans le champ de la psychose que dans la formation
du surmoi. Ceci, abord phénoménologique, ce rapport de la voix
à l’Autre, le petit a comme chu de l’Autre, nous pouvons en
épuiser la fonction structurale à porter l’interrogation
sur ce qu’est l’Autre comme sujet. Par la voix, cet objet chu de
l’organe de la parole l’Autre est le lieu où ça
parle. Ici nous ne pouvons plus échapper à la question :
qui, au-delà de celui qui parle au lieu de l’Autre, et qui est le
sujet, qu’y a-t-il au delà dont le sujet chaque fois qu’il
parle prend la voix ?
Il est
clair que si Freud, au centre de sa doctrine, met le mythe du père,
c’est en raison de l’inévitabilité de cette
question ». (Les noms du père, transcription Laborde).
Mais on ne comprendrait
pas pourquoi la pulsion est nommée invoquante si on ne la rapportait
qu’à la voix. Car la définition serait alors uniquement
référée à l’étymologie. Le tissu du
séminaire fourni par l’évocation du rituel juif du schofar
et les commentaires auxquels il a donné lieu dans les écrits
analytiques supporte cette nomination d’un motif d’un autre ordre.
Y est mis en avant le son tiré d’une corne de bélier au
cours d’un rituel qui commémore l’alliance avec le dieu
unique, alliance que scelle l’acceptation par Abraham du sacrifice de son
fils Isaac, dont vous vous souvenez que l’exécution est suspendue par
l’arrivée de l’ange envoyé par dieu et qui retient le
bras d’Abraham. Le son du schofar viendrait là présentifier
l’ancêtre biologique, (le bélier), désigné par
l’ange au bras du sacrifice à la place d’Isaac.
La production
corrélative de la voix et de la pulsion invoquante s’accorde dans
ce registre à la séparation entre un dieu qui serait tout
jouissance, et un autre marqué par la tradition judaïque du
désir.
Mais en même temps,
et bien que le passage au monothéisme modifie une part substantielle des
questions, cette approche ne se distingue pas essentiellement sur le point qui
nous intéresse de l’ancienne tradition grecque du sacrifice telle
qu’Hésiode nous la rapporte. En effet, dans cette tradition aussi,
c’est bien l’animal qui est sacrifié et non les humains,
selon un partage qui ne se contente pas de fonder la religion officielle, mais
qui fabrique ce lien social qui fait la substance dite tragique de la
cité grecque. On retiendra pour l’instant comme point de
butée qu’à ce mode de d’instauration du lien social
que représente le sacrifice s’oppose théoriquement, et
s’est opposée politiquement, la doctrine orphique.
J’espère que dans notre discussion, ce point ne demeurera pas
indifférent aux musiciens.
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