Quelques remarques dans la perspective du séminaire 2

 

La construction du séminaire s’est organisée cette année autour d’un dispositif ainsi écrit :

 

 musique | psychanalyse

 

Cette écriture comportait au moins deux versants. Tout d’abord, il y avait un « contentieux » : dans ses rapports aux arts, et parmi eux à la musique, la psychanalyse n’était-elle pas encore dominée par ce que signifie l’expression « psychanalyse appliquée » ? Les travaux de Max Graf, l’œuvre et les écrits de Schoenberg, le livre de François Nicolas, ont été largement mis à contribution pour lever en grande partie, du moins me semble-t-il, cette hypothèque. En second lieu il convenait d’ouvrir une autre question. La position non dominante de l’esthétique musicale dans l’histoire des idées modernes avait-elle ou non porté à conséquences concernant la place de la musique pour la psychanalyse ? On rencontre en général l’objet de cette question au chapitre intitulé « désintérêt de Freud pour la musique ».

Partant de ces prémisses, deux termes ont focalisé présentations et discussions, parmi tous ceux qui ont été mis au travail : sujet, œuvre. La délimitation précise de façons distinctes d’en parler, enjeu systématique des premières interventions du séminaire, la définition abordée ensuite des différents modes de présence - affirmée ou contestée - de la musique dans l’analyse, la position particulière de chaque art par rapport à l’élucidation du mouvement du transfert forment, ainsi réunies, un axe d’une consistance suffisante pour inviter à rassembler et éventuellement à remanier ces interventions, si l’idée d’un passage de notre travail à un public plus large prend corps.

 

Les derniers séminaires ont marqué une inflexion par rapport à ce mouvement de départ. Les abords multiples de ce que Lacan a un temps nommé pulsion invoquante ouvrent sur la façon dont travaille l’écart sujet musicien/sujet musical. Y répond entre autres la mise en vibration de la distinction sonore/musical. C’est l’objet des quelques réflexions qui suivent.

 

Quelques glissements

La passionnante présentation de Mayette Viltard le samedi 6 juin 2002, et le débat qui s’en est suivi ont d’une part localisé, et d’autre part rendu sensible de façon très précise, un des enjeux du séminaire qui avait déjà pointé le bout de son nez à plusieurs reprises dans les séances précédentes, mais de façon beaucoup moins résolue.

De la « mélodie d’amour » aux « mélodies de Moore », le glissement, le coup de pouce entre langues, n’est pas une simple substitution linguistique, un jeu de mots, mais un dégel des paroles (Rabelais) produisant entre langues, et dans un même mouvement, mots et lien social. La musique en tuant le sens, rétablit la vie que portent ces paroles dégelées qui circulent et se transmettent entre les générations.

Les lecteurs de Freud vérifieront que c’est bien en ce lieu délangues, pour rejouer le néologisme de P. Sollers qui a donné son titre au second numéro de L’unebévue, que l’on trouve l’Einstimmung, que les violons du Witz comme ceux du rêve, s’accordent.

Cette production motérielle place la musique au cœur de la psychanalyse. Elle indique comment la psychanalyse peut se mettre à l’école des musiciens. C’est autour de cette affirmation que s’est centrée la discussion.

 

Après l’écoute plusieurs fois réitérée, par des oreilles différemment attentives et différemment formées, de Joyce lisant à voix haute un extrait du chapitre des Dubliners intitulé The dead, deux axes d’interrogation et de critique de la question soutenue par Mayette Viltard dans ce texte de Joyce se sont dégagés : une objection de principe d’un côté, une objection de fait, ou une mise à l’épreuve, de l’autre.

Il s’agit pour moi dans ces quelques lignes de reprendre ces objections, non pas pour y répondre en tant que tel, mais pour dégager une ou deux questions qui commencent à ouvrir les enjeux du séminaire de l’an prochain. Je considère en effet que, prises sous un certain angle, chacune de ces objections tombe juste, et chacune sur un point précis. Le soutenir dégage pourtant ce qui m’apparaît être leur limite interne, et ce qu’à mon avis les musiciens présents n’ont pas relevé dans la question qui leur a été adressée. Peut-être ce en quoi leur réponse, singulièrement pour chacune, évite un point de division de la musique, de la composition et de l’écoute musicales, que l’analyse ne peut délaisser.

 

1/ Un ténor enroué est-il un baryton ?

François Nicolas a soutenu que ce qui avait été rendu sensible par la présentation, la résonance, la mise en vibration dans le texte de Joyce lu à haute voix d’un passage d’une mélodie irlandaise, n’était pas de la musique. J’ai reformulé l’enjeu tel que je l’ai entendu, je donne de même ma version de la critique : la substance vocalique d’une phrase, même rythmée par la scansion consonantique, ne saurait être qualifiée de musique. Certes, la matérialité sonore d’une phrase est comparable à celle d’une phrase musicale. Mais elle est limitée, pauvre, se répète, et la juxtaposition de plusieurs de ces éléments ne fera jamais une œuvre musicale, même la plus simple, au sens d’une chansonnette, d’un air. Pour le dire en bref, mais de façon non péjorative, elle ne relève pas un art, tandis que la musique, elle, en relève.

Au fil de nos discussions de cette année le schéma de cette objection s’était déjà énoncé de deux façons que je schématiserai ainsi, quitte bien sûr à ce que me soit reproché ce schématisme :

a/ il n’y a de musique qu’en terme d’œuvre,

b/ Il n’y a pas de continuité entre sonore et musical.

 

Sans entrer dans un détail qui fera sans doute l’objet d’une part de notre travail de l’année prochaine, cette façon de produire une distinction entre ce qui serait musique et ce qui n’en serait pas, ne s’oppose assurément pas à ce qui se dit et circule de l’abord freudien de la sublimation ni à ce que cet abord semble sous-entendre (réserves à confirmer ou à lever, mais je m’en tiens ici à la doxa) sur les conditions de celle-ci. Ce qu’en explicite Max Graf dans L’atelier intérieur du musicien dit assez bien ce dont il est question. Les arts supposent une déclaration qui implique que l’activité pulsionnelle ait été soumise aux réélaborations de l’adolescence et donc à l’entrée dans une forme de lien social partiellement dégagée de l’obédience familiale et qui intègre certaines au moins des composantes d’un métier.

 

D’où la critique : lorsque l’on parle de musique, le musicien entend qu’il s’agit d’art de la musique. Les manifestations musicales ou simplement sonores que chacun peut évoquer lorsqu’il s’agit de ce qui touche à la voix dans la parole n’en seraient pas. Une analogie picturale : les enfants dessinent, « font de la peinture ». Les peintures des enfants peuvent être très créatives, ingénieuses, gaies. Et bien qu’elles soient exposées sur les murs des chambres ou des classes, elles ne sont pas pour autant des œuvres artistiques.

Assez souvent d’ailleurs, peindre est pour les enfants une façon de dire, valeur que prend rarement de façon aussi directe une toile peinte par un artiste pour lequel le rapport critique aux autres œuvres entre en jeu de façon dominante. Il faut de plus mettre la naïveté dans le coup. Sinon les tendances qui sont assez crûment représentées dans les dessins d’enfant en suscitent le rejet. La position du public à l’égard des toiles des peintres est très différente. Pourtant, dans la langue de tous les jours, on dit bien « peinture » dans chaque cas. Mais ce que chaque œuvre implique de création, de déclaration, n’est pas constitué en acte dans le même registre par les exercices picturaux des enfants, même dans les cas de ressemblances ou de proximités sensibles.

La mise à plat d’un peintre naïf par exemple, n’ignore pas la perspective ou l’ombre, elle s’en départit, voire en détourne l’emploi représentatif. Ces mises à plat sont donc non seulement techniquement, mais aussi subjectivement, très différentes. Naïf, c’est le style du peintre naïf. L’enfant, lui, peint naïvement, c’est-à-dire, en l’absence de censure. La prise en compte du public et de la critique est essentielle, puisque la naïveté, en tant qu’elle sera ou non supposée, viendra inclure ou au contraire exclure telle œuvre du champ artistique auquel elle prétend. De même l’insertion de la série ou de l’aléatoire dans une composition contemporaine ne revient pas au petit bonheur que peut rencontrer un enfant pianotant selon sa fantaisie. L’idée musicale dodécaphonique ne se définit pas par l’absence de la tonalité, mais, Schönberg a été explicite sur ce point, par un certain mode de son rejet.

 

Une fois posé le bien fondé de cette position, modulo les réserves relatives à la doxa concernant la sublimation qui semble y jouer en sous main, il y a pourtant, il y a aussi, la sensibilité aux différentes sonorités, l’épreuve ludique ou non de leur reprise ou de leur modulation, le rythme, qui porte plus ou moins le corps, et le fait que chaque corps soit, selon, corps de couleurs et de reflets, corps de volume ou de mouvement, ou plutôt corps sonore, etc... On n’est plus tout à fait dans le même registre. Mais on n’est pas non plus dans un registre exclusif du premier. Le style naïf opère la critique du style pompier dans une période dominée par l’art académique. La valorisation de la trace aux dépends du trait, de la bavure aux dépends de la netteté, de la dispersion ou de la probabilité aux dépends du groupement ou de l’organisation, peuvent participer de la même mise en cause. Mais elles le font d’une façon qui n’a ni les mêmes implications ni les mêmes résonances que ce qui peut s’entendre et s’exprimer immédiatement dans une distinction de style. Car elles soulignent le rapport au corps, mettent au premier plan le geste, le mouvement et son inhibition, bien plus que les références à une école, une période, ou un auteur, même articulées dans les gestes techniques et les notions esthétiques correspondantes. Elles concernent le refoulement (Verdrängung) plus que la répression (Unterdrückung).

 

D’ailleurs, en deçà de ce qui est ainsi dégagé comme espace de mouvement, de sensibilité, de pensée, il n’y aurait pas même de dessin ou de trait, de note ou de ton, mais disons pour continuer à suivre quelques vocables freudiens seulement «décharge», ce qui bien sûr n’est déjà pas rien, mais ne concerne les arts que dans un second temps. En deçà pas question non plus d’accéder au langage, à l’écriture, ni à un ensemble d’activités de la vie de tous les jours qui en sont le corrélât. Il y a là un joint spécifique entre art et humanisation qui ne saurait-être disqualifié a priori. D’où le question suivante : que serait en musique l’équivalent du mouvement de réappropriation par G. Bataille de l’animalité ? De Josquin à Messian, l’ornithologie ne serait-elle donc même pas une annexe ?

Il existe de même un ensemble d’aptitudes, de sensibilités, de façons de faire, formées durant l’enfance, souvent pratiquées de façon spécifiques (chansons, comptines, jeux de rythmes ou de mouvements, etc...) qui sont une condition de l’exercice musical, mais qui ne sont pas en tant que telles des composantes de l’interprétation musicale. Voir de ce côté la tentative mallarméenne des Nursery rhymes. Ces sensibilités, plus ou moins actives à la naissance, se précisent et s’élaborent en étroite intrication avec le langage. Parler a partie liée avec moduler, discriminer, intensifier, baisser, en continu, en discret, etc.. Ces exercices du corps, des lèvres, du souffle, de la discrimination sonore, peut-on les dissocier radicalement de l’art de la musique ? La même question pourrait être posée de bien des façons différentes mais qui toutes tourneraient autour de cette part de la transmission de l’art musical qui ne se réduit pas complètement, loin de là, à l’enseignement de la technique et de l’écriture musicales, où à l’abord du patrimoine artistique.

L’apostrophe de François Nicolas relative à l’objet a était dans son registre tout à fait recevable. Mais cette part de perte qui serait l’enjeu de toute advenue d’un sujet musical n’est-elle que perte radicale de ces dimensions ? Car le petit a, la petite rondelle qui se détache sous le coup de ciseau qui fabrique le huit intérieur, est-ce que, telle la bobinette, elle choit absolument, ou est-ce qu’il n’y a pas toujours un ou deux fils par lesquels elle pendouille un peu ? Dans cette perspective, qui concerne bien sûr tout autant la formation du signe, le problème sollicite l’analyse et la musique.

 

Dans la discussion je ne retiens pas pour l’instant l’argument relativiste : les musiciens contemporains me paraissent divisés, au moins de fait, c’est-à-dire par leurs œuvres, sur cette question. Mais l’appréciation de ce qui relève ou non de la musique est une question de critique musicale qui ne doit pas se jouer de façon polémique. Qu’elle soit discutée en intention avant de pouvoir l’être en extension est impliqué par les choix qui ont présidé à l’orientation du séminaire. Pour autant, la question demeure. Sera-t-elle soutenue par nos amis musiciens ? Quel serait sous cet angle les relations de (bon) voisinage avec la psychanalyse ?

 

Il me semble en effet qu’à vouloir questionner la création à partir d’une œuvre dont le reste, le déchet, n’aurait pas été la condition de l'œuvre, (ce qui est autre chose que de les considérer comme distincts) on chercherait en vain la sexualité, et tout créateur serait implicitement traité comme un naïf. La position de Max Graf dans L’atelier intérieur du musicien me servira encore une fois de point de départ, en particulier le chapitre III, intitulé Transformation de l’inconscient. « L’inconscient seul ne pourrait créer aucune œuvre d’art. Si le travail psychique souterrain décidait seul, il n’amènerait au jour que de l’informe. Etc... ». Certes. Mais une part importante de la suite du livre consiste à retrouver à partir de leurs œuvres comment différents compositeurs ont réglé dans leur travail cette difficulté : mettre en forme artistique, mais sans se couper des sources pulsionnelles, s’y assujettir pour n’en être pas le jouet. Bien sûr il y a à cet endroit une part de contingence qui, pour reprendre les termes de François Nicolas, relève plus du sujet musicien que du sujet musical. S’agit-il d’un retour subreptice de la psychobiographie ? Je pose que tel n’est pas le cas, en principe du moins. Ce n’est pas en effet la réminiscence qui compte à ce moment là, (elle n’a pas de valeur explicative causale), mais le dispositif de production (Max Graf : la disposition productive) propre à chaque artiste, assurément lié pour une part aux contingences de son histoire. Ce dispositif importe ici dans la mesure où il dessine à la fois les ouvertures et les limites dans lesquelles le sujet musical pourra advenir, et ne recoupe pas les ouvertures et les limites que lui constitue une époque.

Il n’était pas exclu d’infléchir la présentation de Mayette Viltard pour y craindre une mise en continuité du sonore et du musical. Mais à partir du moment où il est question de soutenir une discontinuité radicale comme position limite, il reste a assurer le statut de ce dis-, qui ne saurait être réduit à un pur et simple rien. De même chez Freud, l’ Unsinn n’est pas le simple faire valoir du Sinn, mais la catégorie qui le rend possible, comme le souligne le président Schreber. Ou encore, un pas à côté : le problème n’est plus de savoir si prima la musica...etc, ou non, mais comment parole et musique tiennent, et l’une sans l’autre ou pas l’une sans l’autre, à un corps. Ce qui reviendrait aussi à tenir ensemble les deux énoncés :

1/ Il n’y a pas continuité du sonore à la musique,

2/ Il n’y a pas de musique sans sonore.

Mais comment ?

 

La raisonnement qui précède garde toute sa valeur qu’il s’agisse des relations entre sonore et musical, ou de celles entre dimension musicale ou « ébauches musicales », bourgeons, de la parole, (comment les dire si l’on exclue le terme de musique ?) et œuvre musicale. Dégager la ligne tonale, mélodique, prosodique, d’une phrase parlée ne produit pas une œuvre musicale. Mais il y a pourtant semble-t-il assez de musique (et pas seulement de sonore) pour que l’on puisse effectuer le petit exercice de dictée musicale sur lequel prenait appui la question avancée ensuite par Nicolas Isherwood.

 

Homophonie, assonance, proximité, voisinage

 

Je serai plus bref concernant celle-ci. En effet, j’ai retenu de l’intervention de Nicolas Isherwood qu’il discutait non pas la musicalité même de la proximité entre la phrase dite par Joyce et le passage de la mélodie irlandaise, mais l’exactitude, l’ampleur, de cette proximité. Il y a quelques difficultés à séparer cette question des ramifications de l’œuvre de Joyce au sein desquelles Mayette Viltard avait pris soin de la présenter, car le risque est alors de fabriquer un «exemple» que l’on pourrait désinsérer de ce qui le rend vivant.

Dans l’objection/question de Nicolas Isherwood, différents aspects de la notation musicale viennent en position de terme commun entre phrase parlée et chanson. Il me semble, au risque d’être contredit pour incompétence ou naïveté, qu’il s’agit justement d’un mode d’abord actif dans la création musicale contemporaine en raison de l’importance qu’y prend le couple analyse / synthèse.

Or apprécier le voisinage de deux séries mélodiques peut être considéré comme une certaine façon de mettre en jeu de la lettre, dans l’acception que donnait Lacan à ce terme au début de son séminaire, c’est-à-dire en relation avec un abord phonologique structural des langues.

Mais il y a au moins deux façons de le faire. Ou bien l’évaluation de la proximité musicale dépend de l’effet de littéralisation que produit dans le champ de comparaison ainsi constitué, un espace musical aux cordonnées d’écriture définies et s’imposant comme norme, comme diapason. Ou bien l’on considère que la référence à l’écriture musicale n’est pas une forme primaire de notation des sons, mais déjà le produit d’une littéralisation, qui rend compte du fait que, par exemple, en fonction de leur dispersion autour du diapason, des sons vont être notés tantôt la tantôt si b. (problème essentiel dans la problématique de G.T. Fechner).

Mais bien sûr, le diapason n’est qu’une dimension de littéralisation. Que l’on pense à l’importance que prennent les timbres dans la musique contemporaine et à la difficulté que soulève justement leur littéralisation. S’agissant de la parole, Lacan a d’abord soutenu l’opposition phonologique simple, disons Saussurienne, puis la forme complexe que lui avait donnée l’analyse en constituants immédiats de R. Jakobson, avant de s’écarter partiellement de celle-ci aussi. Mais la différence phonologique implique la distinction de sens. Si l’on fait intervenir l’écriture musicale à cet endroit, la met-on en jeu à la façon de l’écriture d’une langue ? (pas d’un langage, bien sûr).

La comparaison avec l’écriture des langues permettrait d’introduire celle des dialectes, des accents, etc… pour aborder la zone d’incertitude, d’approximation, de halo, qui fait l’enjeu du passage à l’écriture. Des notions comme pensée ou idée musicales y trouvent-elles un éclairage différent ? Celui-ci se reporte-t-il sur l’usage courant des mêmes termes ?

Du traitement des problèmes qui précèdent dépend la façon d’aborder l’homophonie dans la langue. Ainsi, qu’est-ce que, de la langue parlée par la mère de celui (Louis Wolfson) qui se dit étudiant en langues schizophréniques, celui-ci ne peut supporter, et quelle « relation » cette mère là entretient-elle avec sa mère musicienne ? Poser cette question en gardant à l’esprit les procédés du Président Schreber nous apprend-t-il quelque chose sur ce point ?

 

 

Lire avec

Ce qui précède délimite aussi l’emplacement où musique comme psychanalyse rencontrent les mathématiques, et à minima la double question du chiffre et du nombre. La littéralisation sous l’angle sous lequel je viens de l’évoquer nous mène en effet tout droit aux problèmes que Lacan avait d’abord présentés avec le trait unaire, la coche de l’os magdalénien, avant de choisir ensuite de les aborder du côté des fondements avec G. Frege.

L’exposé de début mai soutenu par Béatrice Hérouard ouvrait là quelques pistes que nous pourrions suivre. Mais je voudrais simplement pour terminer ces quelques réflexions relatives à notre travail, me contenter de revenir sur l’une des objections qui lui a été faite.

L’ensemble de la lecture proposée par Béatrice Hérouard rendait sensible que les textes de Schönberg comme ceux de Freud ne s’entendaient pas de la même façon, et ne s’entendaient pas ensemble de la même façon, - soit l’un des enjeux du séminaire - selon que l’on prenait en compte ou non de façon soutenue la référence à G.T. Fechner. Le nom de Fechner sert assez souvent de couverture pour évoquer la fameuse « autre scène » soutenue par Lacan dans le texte freudien aux commencements de son séminaire. Or la ritournelle qui s’en est ensuite nourrie, et qui a presque permis à Alice de détrôner Narcisse dans l’art du miroir, se chantonne encore aujourd’hui, bien que Lacan l’ait explicitement (ce qui est rare) dénoncée le 9 juin 1971, c’est-à-dire il y a plus de trente ans.

Des implications des concepts et de la démarche de G.T. Fechner dans la lecture du texte freudien, qui font l’objet d’un autre séminaire que Béatrice Hérouard soutient depuis plusieurs années à l’école lacanienne de psychanalyse, l’autre scène ne représente que la partie citée par Freud d’une œuvre dont l’audience scientifique et l’audience philosophique furent immenses dans l’Allemagne du 19ème siècle. Qu’A. Schönberg en ait aussi porté les traces n’est donc pas étonnant. Encore fallait-il le montrer, et surtout commencer d’en éclairer les conséquences sur les questions ouvertes dans notre séminaire.

Je ne reviens pas sur l’exposé lui même, mais sur le point de méthode à propos duquel il a été objecté, et que nous ne manquerons pas de rencontrer à nouveau. Je ne crois pas déformer l‘objection en la résumant ainsi : le Traité d’harmonie de Schönberg ne doit pas être considéré comme un traité d’harmonie au sens plein du terme, dans la mesure où il a plus été un moyen pour A. Schönberg de régler pour lui-même un certain nombre de questions théoriques et pratiques de composition, qu’une façon de transmettre effectivement un savoir faire. Plusieurs des conceptions qu’il avance se révèlent erronées, ou ne seraient plus soutenables aujourd’hui. En conséquence, prendre appui sur ces conceptions pour construire le triangle de lecture A. Schönberg, S. Freud, G.T. Fechner, qui nous était proposé n’aurait pas été approprié.

 

Le point délicat porte sur la mise en jeu d’un critère de vérité d’ordre plutôt référentiel. En effet, étant donné la période dont il est question, le triangle que je viens d’évoquer se soutient de lui-même. Mais le problème n’est pas de savoir s’il y a eu « influence », comme on dit désormais en épistémologie lorsque l’on veut parler d’une histoire d’amour entre plusieurs fils de pensées. Il est de déterminer si le caractère caduque de certains aspects de la pensée musicale de Schönberg invalide aujourd’hui toute mise en relation avec les concepts de Fechner, et si les effets de lecture qui peuvent en résulter sur le texte freudien sont voués au mieux à l’histoire des idées qu’on pourrait en tirer.

Or, pour ce qui concerne la psychanalyse, ce point a été réglé par Freud dans le Witz des deux rabbins : «Pourquoi me dis-tu que tu vas à Cracovie pour que je crois que tu vas à Lemberg, alors que tu vas à Cracovie ?». Lacan lui a réservé un sort identique sur le mode différent d’un abord critique de l’implication aristotélicienne qui exclue que du faux puisse sortir du vrai. Peu importe que les souvenirs du rêve soient ou non exacts puisque ce qui importe c’est le dire du rêveur ou de la rêveuse. Et la culpabilité n’est pas une affaire de faute, de crime effectué, mais de désir.

L’enjeu de la question est rien de moins que celui du statut et de l’effectivité du fantasme. Il paraît remarquable en effet que, quel que soit le destin de tel ou tel aspect du Traité d’harmonie de Schoenberg, sa lecture puisse produire sur la lecture de Freud aujourd’hui, un certain nombre d’effets tenant à la façon dont les textes de chacun peuvent être mis en relation avec ceux de Fechner. A mon sens cela amène plutôt à se demander ce qui aurait sédimenté dans les idées musicales contemporaines, de conceptions fechnériennes qui y demeurent inaperçues. Ou plutôt, comment certaines conceptions de Fechner (par exemple sur les effets de seuils) ont été détachées de ce qui assurait leur lecture et qui demeurerait présent et à lire dans les textes de Freud, les textes et les œuvres de Schoenberg.

 

En attendant le plaisir de reprendre ces questions avec vous au retour de la période des congés.

 

François Dachet