Improvisations

sur l’Évangile

 

(vol. II)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pierre Lenhardt, nds


 

 

 

 

Improvisations

sur l’Évangile

(vol. II)

 

(2006-2007)

 

 

 

Pierre Lenhardt, nds

 

 

 

Table :

 

Introduction  3

 

II.1 : Le début du prologue de Jean                                 4

II.2 : Le baptême de Jésus                                               6

II.3 : La mission des douze…                                          8

II.4 : La Révélation – Le Père et le Fils                            9

II.5 : La Révélation du Père par le Fils (2)                       10

II.6 : Connaître Jésus, connaître le Père                           11

II.7 : La Transfiguration                                                  12

II.8 : Jésus, Messie, sauve de la mort                               14

II.9 : Lamentation sur Jérusalem                                      15

II.10 : Le chemin, la vérité, la vie                                    17

 

Contrepoint   19

1 : Le début du prologue de Jean............................ 19

2 : Le baptême de Jésus........................................... 20

3 : La mission des douze…....................................... 22

4 : La Révélation – Le Père et le Fils........................ 23

5 : La Révélation du Père par le Fils (2).................. 23

6 : Connaître Jésus, connaître le Père...................... 24

7 : La Transfiguration.............................................. 25

8 : Jésus, Messie, sauve de la mort........................... 26

9 : Lamentation sur Jérusalem................................. 26

10 : Le chemin, la vérité, la vie................................ 26

 

 

Transcription et contrepoint de F. Nicolas                      


 

 

 

           Introduction

 

Les DIX IMPROVISATIONS (Printemps 2003) ont donné une idée de ce que peut faire entendre un passage de l’Évangile situé dans son contexte le plus sûr, le monde spirituel de la tradition pharisienne. Dans ces premiers essais j’ai surtout souligné la continuité dans laquelle Jésus s’insère et par rapport à laquelle se détache la nouveauté de ses paroles ou de ses actes.

Une exception cependant : le n° VI, L’Entrée à Jérusalem, p. 15-16. J’ai voulu montrer que ce passage, situé dans le contexte, pointe vers une nouveauté radicale : la réalité de Jésus comme Présence divine (Shekinah) dans son peuple et dans le monde. En relisant ce n° VI, je vois qu’il n’est pas convaincant. En effet le contexte que j’invoque ne parle pas de l’action de l’Esprit Saint sans laquelle nul ne peut reconnaître Jésus comme Présence (Shekinah). Je devrai reprendre plus tard l’entrée de Jésus à Jérusalem pour mieux cerner la nouveauté qu’elle enseigne.

L’intention des IMPROVISATIONS II est de montrer comment la nouveauté de Jésus, enseignée explicitement dans certains passages des Évangiles, est radicale parce qu’elle se détache sur un fond de continuité qui garantit son authenticité.

Je ferai ici encore jouer le va-et-vient dont nous avons parlé dans la première étape aux pages 31-32. Je partirai du Nouveau Testament, mouvement ‘analytique’, allant vers les sources juives qui éclairent la nouveauté. Ces sources, étudiées pour elles-mêmes, sont reprises dans un mouvement ‘synthétique’ qui revient au Nouveau Testament pour l’éclairer. Dans IMPROVISATIONS I, le va-et-vient permettait d’éliminer les ‘fausses nouveautés’ provenant de l’ignorance du contexte juif ou des faux et mauvais clichés qui le caricaturent. Dans les IMPROVISATIONS II il s’agira de montrer que la nouveauté est radicalement nouvelle. Elle provoque donc une rupture avec la continuité. Mais la nouveauté, pour être acceptée, doit être reconnue comme ce qui manifeste ce qui était caché dans la continuité antérieure (Cf. Mt 13, 52).

IMPROVISATIONS I et II complètent les études que j’ai écrites dans diverses revues et que le livre À l’écoute d’Israël, en Église, publié en mai 2006 aux éditions ‘Parole et Silence’, a rassemblé en partie. Les sept articles recueillis dans le livre partent tous des sources juives et des grandes réalités dont vivent les juifs selon leur tradition religieuse. La démarche ‘synthétique’ du livre fait entendre de nombreuses résonances avec le Nouveau Testament, avec la prière et la vie chrétiennes. Livre et ‘Improvisations’ proposent un certain nombre de repères qui invitent à poursuivre ‘l’inventaire du patrimoine commun’ aux juifs et aux chrétiens. Il est clair que le patrimoine commun, ainsi nommé par les chrétiens, n’impose aucunement aux juifs l’adoption de tel ou tel de ses composants. L’inventaire reste indéfiniment ouvert ; il n’aboutira pas à une ‘Théologie du Judaïsme’, ni a un commentaire comme l’immense et irremplaçable ‘Kommentar’ de Billerbeck. Il sera peut-être utilisable comme présentation rapsodique de la foi et de l’espérance chrétiennes en résonance avec la ‘Joie de la Torah’ (simhah shel torah) des juifs.

Dans IMPROVISATIONS I je n’ai traité d’aucun passage de l’évangile de Jean. J’ai pensé que cet évangile présente les actes et les paroles de Jésus dans une lumière qui transfigure leur réalité et rend difficile le discernement entre le nouveau et l’ancien. Dans IMPROVISATIONS II je traiterai de passages de l’évangile de Jean en essayant de montrer que la radicale nouveauté qu’ils présentent, pour être perçue et acceptée comme telle, a besoin de la continuité juive, tout spécialement pharisienne. Mais l’évangile de Jean n’est pas le seul à permettre cette considération. L’évangile de Luc la rend également possible.

Voici les passages que je traiterai :

Jn 1, 1-14 ; 1, 14-18 ; 14, 1- 10.

Lc 3, 21-22 ; 22, 14-20

 

Pierre Lenhardt


           II.1 : Le début du prologue de Jean

Jn 1, 1-14

(21 juin 2006)                  

 

 


Ce texte a toute une histoire dans la pratique de l’Église. Pendant plusieurs siècles, on a lu ce prologue à la fin de chaque messe comme ‘Dernier Évangile’– j’ai vécu cela comme enfant de chœur —. C’est dire l’importance que lui attribuait l’Église comme appui à ce qui est le plus spécifique de la foi chrétienne. Ce texte est canonique et son message fait donc autorité.

C’est un des textes sur lesquels la foi de l’Église s’appuie quand elle se formule de manière dogmatique, comme dans le Credo de Nicée-Constantinople. Ce Credo a la grande valeur d’être accepté par toutes les grandes Églises (Orthodoxes, Anglicanes, Protestantes) et c’est sur ce texte sans aucun doute que s’appuie la formulation dogmatique la plus spécifique du christianisme :

« Je crois en un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, Lumière, né de la Lumière, vrai Dieu, né du vrai Dieu, engendré, non pas créé, de même nature que le Père, et par lui tout a été fait »…

 

La foi de l’Église s’appuie sur le texte de l’Évangile de Jean mais, au contact de la tradition d’Israël, il ne faut pas croire que la foi de l’Église ressort directement du texte écrit du Nouveau Testament. La foi de l’Église repose sur Jésus-Christ vivant dans l’Église sans cesse reconnu par les chrétiens qui ont reçu l’Esprit Saint. Donc la parole de Dieu dans l’Église n’est pas le texte écrit du Nouveau Testament mais Jésus-Christ vivant dans l’Église.

Ceci permet de mieux éclairer le prologue de l’Évangile de Jean et le Credo de Nicée-Constantinople qui s’appuie sur ce prologue. On peut donc, sans difficultés de principe, faire appel à la tradition immémoriale du judaïsme pharisien qui éclaire ce prologue.

 

Bien évidemment, les formules du Prologue et du Credo sont en résonance avec un texte majeur du livre des Proverbes (chapitre 8, verset 22). Ce texte présente la Sagesse divine comme découlant de Dieu lui-même selon la formule que je traduis ainsi — en optant pour une version qui est en résonance avec notre prologue et avec notre Credo et qui est légitime du point de vue juif - : « Le Seigneur [c’est ici le nom ineffable YWHW] m’a engendré » - ou bien « Le Seigneur m’a créé » : le verbe hébreu permet les deux interprétations ; j’opte pour la première -, « Le Seigneur m’a engendré, début de son chemin, avant ses œuvres les plus anciennes. »

Ce verset est interprété pour éclairer le début du récit de la Création en Gn 1, 1 : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. » Ce verset demande à être interprété et beaucoup de grands esprits se sont efforcés de le faire. Ici je m’appuierai sur le plus grand des commentateurs juifs de l’Écriture, Rachi (1040-1105, soit le temps de la première Croisade) qui choisit, dans l’océan des interprétations rabbiniques, l’interprétation qui lui semble la plus importante – il note que le verset, et Dieu qui parle dans l’Écriture, demande qu’on Le recherche et il introduit donc son interprétation en utilisant cette formule qui est de lui : « Recherche-moi ! » -. Il choisit donc une interprétation qui donne deux raisons à la formule « au commencement ». Il ne s’agit pas ici du sens littéral mais d’un sens recherché qui s’interroge sur la préposition « au » ou « dans le commencement ».

Plus profondément que le sens littéral, l’interprétation rabbinique recherche non pas une explication chronologique mais une raison pour laquelle Dieu a créé le monde. La préposition « au » est donc conçue comme signifiant « en vue » ou « en raison d’un commencement, Dieu a créé le ciel et la terre », c’est-à-dire le monde.

 

Quel est le commencement qui justifie donc la Création ? Rachi choisit deux commencements qui justifient la Création.

·       Le premier commencement, c’est celui de Prov. 8, 22 : « Dieu m’a engendré, commencement de son chemin ».

·       Le second commencement, c’est celui de Jérémie 2, 3 : « C’est le commencement de sa moisson. »

Ce choix de Rachi est formulé de façon très laconique. La tradition orale sait développer ce qu’on peut comprendre à partir de cette brève indication.

·       La sagesse de Prov. 8 – « commencement de son chemin » — est ce qui est engendré par Dieu mais reste à l’intérieur de la vie divine en vue d’une manifestation. C’est un début de Dieu qui sort de lui-même tout en y restant. Et pour les juifs depuis Ben Sira (l’Ecclésiastique, 2° siècle avant J.-C.), la sagesse de Proverbes est identifiée avec la Torah c’est-à-dire avec la Parole de Dieu qui se révèle par sa Torah (pour les Pharisiens, Torah orale et écrite comme en atteste Ecclésiaste 24, 24-25). Donc Dieu a créé le monde en vue de se faire connaître par sa Torah qui, avant d’être révélée à l’extérieur, est déjà d’une certaine manière distinguée de Dieu comme « le début de son chemin ».

·       Le second commencement – celui de Jérémie, le « commencement de sa récolte » -, c’est Israël. De fait, si Dieu crée le monde, c’est pour se faire connaître aux hommes ; et l’instrument de cette communication, c’est la Torah révélée et confiée à Israël. Le fait qu’Israël est « le commencement de la récolte » signifie bien que ce commencement doit être complété. C’est donc indiquer que la particularité d’Israël comme chargée de transmettre la Révélation est prévue pour l’universel.

 

Donc, dans le prologue de Jean, on ne peut pas ne pas entendre les résonances de ce message immémorial du judaïsme : au commencement, la Parole de Dieu est effectivement avec Dieu dès l’origine, et elle est faite pour être révélée aux hommes par une parole particulière confiée à Israël.

C’est sur ce fond de continuité que se détache la radicale nouveauté du christianisme qui affirme que ce Verbe — cette Parole – est incarné en Jésus-Christ. Mais la radicale nouveauté suppose une continuité substantielle. Cette parole incarnée est la nouveauté de l’Incarnation en l’homme Jésus-Christ, mais elle est portée par tout le mouvement du judaïsme pharisien qui enseigne que toute personne en Israël doit tendre à être une Torah vécue et vivante.

La nouveauté radicale consiste à sauter d’une Torah vivante à « La » Torah vivante.

 

Donc les formules du Credo qui affirment que Jésus-Christ est le « vrai Dieu, né du vrai Dieu, engendré, non pas créé, de même nature que le Père… » sont radicalement nouvelles mais ne sont audibles du point de vue juif que si on accorde à chaque personne en Israël la possibilité d’être une Torah vécue et vivante, et donc une manifestation authentique de Dieu.

 

 

–––––––


           II.2 : Le baptême de Jésus

Luc 3, 21-22

(8 septembre 2006)                      

 

 


J’ai choisi ce texte parce que Luc me paraît le plus fidèle à la réalité même de la première Église, fondée sur les témoignages des apôtres et disciples de Jésus. Luc le dit dans le préambule de son évangile, à savoir qu’il compose un récit d’après ce que nous « ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et serviteurs de la Parole. »

Les deux mots comptent : « témoins oculaires » et « serviteurs de la Parole ». Luc a bien compris que tout repose sur les témoignages de ceux qui ont vu et entendu, et, de ce point de vue là, Luc, le sachant ou non, est en pleine conformité avec la tradition orale des Pharisiens qui est fondée sur la relation Maître-disciple. Ce qu’il rapporte du baptême de Jésus correspond aux témoignages qu’il a reçus sur cet évènement : des disciples - mais on ne sait lesquels - ont vu et entendu ce qui se passait au baptême de Jésus. Dans le passage qui nous intéresse, ils ont vu la colombe descendre corporellement (comme le dit le texte) sur Jésus et ils ont entendu la voix céleste désigner Jésus comme le Fils de Dieu.

Il faut valoriser la colombe et la voix céleste comme des réalités plus objectives que la réalité elle-même. Ce n’est pas la subjectivité des disciples qui a produit ou imaginé des phénomènes : ce sont des manifestations extérieures aux témoins qui entrent en eux et les imprègnent en profondeur.

Pour la voix céleste, le contexte pharisien-rabbinique permet de la reconnaître comme une expression venant de Dieu, s’exprimant de manière claire, et faite pour être reçue et comprise. Les très nombreuses manifestations de la voix céleste dans la tradition pharisienne-rabbinique nous donnent un contexte sûr, confirmé par le Nouveau Testament. En particulier nous avons la parole de Jésus notée dans l’évangile de Jean (12, 28-30) qui dit, à propos de la voix céleste que l’on entend : « Ce n’est pas pour moi qu’il y a eu cette voix mais pour vous. » Par ailleurs, dans la deuxième épître de Pierre (1, 18), nous avons un témoignage apostolique sur la réalité objective de la voix céleste : « Cette voix, nous, nous l’avons entendue. Elle venait du ciel. Nous étions avec lui sur la montagne sainte. » Il s’agit de la Transfiguration mais, pour ce qui est de la voix céleste, il ressort qu’elle n’est pas le produit de l’imagination des témoins. L’Église donc, déclarant inspiré l’évangile de Luc comme celui de Jean et la deuxième lettre de Pierre, garantit que la colombe et la voix céleste sont plus réelles que les réalités matérielles dans lesquelles elles se manifestent.

S’il en est ainsi, le contenu du récit, c’est-à-dire la nature de la colombe et de la voix céleste, signifie donc en réalité plus que de manière purement symbolique : d’une part que Dieu se révèle dans ce monde par une parole humaine que l’Esprit Saint, signifié par la colombe, emploie pour dire la parole de Dieu ; d’autre part, que la colombe est le symbole de l’Esprit qui se manifeste dans le monde et qui est au-delà du monde.

La voix céleste est la parole humaine que l’Esprit Saint emploie pour dire la Parole de Dieu dans le monde. La colombe est la forme corporelle (Lc 3, 22) que revêt cet Esprit pour se manifester dans le monde. De manière analogue, dans le récit de la Genèse, tout au début de la Création, nous voyons apparaître l’Esprit de Dieu voleter sur les eaux. Nous rencontrons par ailleurs dans les traditions rabbiniques la voix céleste qui se fait entendre comme la voix d’une colombe. Enfin, également dans la Bible, au livre de Ruth (Ruth 2, 12), et dans le Talmud, nous voyons la Présence divine éprouvée comme réalité féminine : entrer dans l’alliance de Dieu avec Israël, c’est se mettre sous la protection des ailes du Dieu d’Israël.

La tradition rabbinique reprend ces données bibliques et les met au service d’une expérience faite par le peuple, tout particulièrement à l’occasion des pèlerinages au temple de Jérusalem. Le peuple, pendant les trois fêtes de pèlerinage (Pâques, Pentecôte et Tabernacle), montait au Temple pour y rencontrer Dieu qui était présent dans le temple par sa Présence (Shekinah). Cette rencontre était vécue comme une vision réciproque : de même que le peuple se faisait voir, se présentait devant le Seigneur, de même il voyait le Seigneur selon l’interprétation donnée au verset de Deutéronome (16, 16). Cette vision réciproque, plus réelle que la vision de Dieu, était rendue possible par le don de l’Esprit qui se répandait sur le peuple pour les fêtes de pèlerinage. C’était donc Dieu par son Esprit qui entrait dans les personnes pour leur donner la capacité de voir et d’expérimenter Dieu.

Le rôle de l’Esprit, indispensable pour que, tout en gardant sa liberté, l’homme soit capable de rencontrer Dieu et de le connaître, est repris par les premiers chrétiens comme le dit Paul dans Cor I (12, 3) : « Nul ne peut dire “Jésus est Seigneur” si ce n’est pas l’Esprit Saint. » Ceci est tout à fait en résonance avec la tradition rabbinique qui déclare à propos de Beçaléel, le constructeur de la première demeure de Dieu dans le désert (qu’on appelle par ailleurs « la tente de réunion »), qu’il avait reçu l’Esprit de Dieu et que la connaissance de Dieu lui avait été donnée par l’Esprit Saint. Autrement dit, le tabernacle construit par lui avait la capacité de recevoir Dieu.

Pour le baptême de Jésus, la voix céleste est une voix prophétique qui vient de Dieu, qui parle en son nom et qui est donc l’Esprit Saint faisant connaître Dieu présent en Jésus-Christ comme Fils au sens fort du terme. Il est le Fils par excellence, plus fils que tous les fils de la terre, d’un Dieu qui est Père, plus que tous les pères. C’est toujours le même principe qui joue : la réalité exprimée et plus réelle que celle du monde que nous connaissons. Et il y a deux étapes à franchir : une première étape est celle que l’on peut appeler étape de démythologisation et qui consiste à dire : le Fils n’est pas fils comme les fils, le Père n’est pas père comme les pères ; et une deuxième étape, que l’on pourrait appeler étape de remythologisation (ou de surréalisation), qui consiste à dire : le Fils est plus fils que les fils, et le Père est plus père que les pères.

Quant au message fondamental du récit, nous recevons de l’Évangile une sorte d’icône dans laquelle trois réalités nous parlent : l’Esprit, parlant comme Dieu, nous désigne Jésus comme Fils (au sens fort) du Père. Nous avons donc une sorte d’icône pour la contemplation chrétienne d’une réalité qui est au-delà de la réalité du monde qu’elle transfigure. On peut de ce point de vue-là, comme le font les chrétiens orthodoxes dans leur beau catéchisme dont le titre est « Dieu est vivant », présenter à la foi le mystère de la Trinité à l’aide de l’icône de Roublev. Les orthodoxes, ainsi, ne proposent pas, comme on le fait peut-être trop dans l’Occident latin, une méditation sur les relations trinitaires en termes philosophiques ou scolastiques.

 

–––––––


           II.3 : La mission des douze…

Matthieu, chapitre 10

(12 septembre 2006)                    

 

 


« Le discours apostolique », ou « la mission des douze » — selon les sous-titres donnés par la Bible œcuménique ou la Bible de Jérusalem, est cohérent, du début jusqu’à la fin du chapitre 10 de l’évangile de Matthieu. Il s’agit de la mission des apôtres, nommés comme tels – on trouve au verset 2 le nom de chacun d’eux -. Les apôtres (« apôtre », c’est-à-dire envoyé) sont, parmi les disciples, ceux qui sont envoyés. En hébreu, le terme est très connu : Shaliah : il traduit le mot d’envoyé qui en grec va donner apostolos, et qui désigne l’envoyé en mission – missionnaire, en latin -.

Donc, dans ce chapitre, Jésus enseigne à ses disciples-apôtres ce qui lui paraît l’essentiel ; par exemple au verset 5, il leur dit : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. » Ceci est fondé sur la tradition d’Israël, sur les paroles de Moïse au Deutéronome (4, 5) : « Vois, le Seigneur mon Dieu me l’a ordonné. Je vous ai enseigné des lois et des coutumes. » La pointe du propos est ici : ‘comme je les ai reçus [gratuitement], je vous les transmets [gratuitement]’. Et donc Jésus, faisant écho à cet enseignement, indique bien que la doctrine confiée aux apôtres vient de Dieu. Elle est reçue gratuitement et doit être donnée gratuitement.

Les apôtres, parlant au nom de Dieu, seront, comme les prophètes, soumis à des persécutions et nous avons aux versets 26-32 un enseignement important sur la crainte de Dieu qui libérera les apôtres de tout autre crainte. Jésus s’enracine dans le grand message biblique et pharisien sur la crainte de Dieu qui est le principe de la sagesse ou, c’est la même tradition, le principe de la connaissance (pour la connaissance, voir Proverbes 1, 3 ; et pour la sagesse, voir le Psaume 111 verset 10).

Comme la sagesse pour les pharisiens est identifiée à la Torah, on comprend bien que la crainte de Dieu étant principe de la sagesse, c’est-à-dire de la Torah, elle fait connaître Dieu. Elle est donc principe de connaissance.

En Mt 10, Jésus s’appuie sur ce fond. Il ne faut donc pas craindre ceux qui persécutent mais craindre Dieu ; et la crainte de Dieu brûlera, fera disparaître les autres craintes. C’est là le grand message de la prière juive des jours de repentance (Rosh Ha-Shanah et Kippour) : la crainte de Dieu (infiniment puissante) libère des autres craintes et surtout elle ouvre la voie à l’authentique amour d’un Dieu qui n’est pas le Père Noël mais le Créateur du ciel et de la terre et qui peut donc condamner l’homme au malheur qu’il voudrait, au lieu du bonheur qui lui est normalement proposé.

Nous avons en littérature rabbinique l’exemple d’un très grand maître Rabban Yohanan ben Zakkaï qui, au moment de mourir, confie à ses disciples son angoisse à la pensée d’apparaître bientôt devant Celui qui pouvait l’envoyer à la géhenne. Ce maître a vécu après Jésus ; il est mort dans les années 70-80 du premier siècle. Il a éprouvé la crainte de Dieu qui peut effectivement envoyer à la géhenne (Mt 10, 28).

Mais Jésus enseigne, comme certains disciples de Rabban Yohanan ben Zakkaï, que Dieu est Dieu de miséricorde, Dieu créateur qui aime toutes ses créatures. Dieu est, comme Créateur, le Père céleste qui prend soin de toutes ses créatures, bonnes ou méchantes. Dieu créateur sera pour les disciples comme il l’est pour les moineaux qu’il ne laisse pas tomber à terre ; leurs cheveux sont comptés par le Père céleste qui est, Jésus l’affirme, « mon Père qui est aux cieux ».

Ici le message de Jésus désigne, sur fond pharisien, la spécificité de la foi chrétienne en lui qui est « le » Fils du Père comme tel.

Jésus demande, dans la suite du chapitre, un amour exclusif : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. » (Mt 10, 37).

Aucun maître pharisien ne pourrait employer ce langage : dans la tradition pharisienne, le disciple sert son maître mais il n’est pas à son service exclusif ; il peut d’ailleurs servir deux maîtres à la fois, et changer de maître.

Enfin Jésus conclut cet enseignement en situant ses disciples comme apôtres, comme envoyés (apostolos) de « Celui qui m’a envoyé », c’est-à-dire de Dieu.

On a donc, dans ce chapitre, un message enraciné mais précisément capable de se renouveler à partir de la racine.

 

Le passage ne traite pas de la crainte de Dieu qui est inséparable de l’amour pour Dieu : l’un ne peut aller sans l’autre. Le Nouveau Testament, spécialement Jésus (en Marc 12 et dans les autres passages parallèles), enseignera le commandement de l’amour de Dieu mais les commentaires rabbiniques de Dt 4, 5 (« Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… ») enseignent que la crainte de Dieu est la condition nécessaire de l’amour pour Dieu, qu’elle est la voie d’accès de l’amour pour Dieu.

La crainte de Dieu, en effet, est le résultat d’une connaissance de Dieu donnée par l’Esprit Saint qui fait éprouver la transcendance de Dieu et la distance qui sépare la créature du Créateur. Cette distance donne naissance à un effroi, à une crainte qui est plus forte que toutes les autres craintes éprouvées en ce monde.

Donc Jésus peut enseigner les deux choses : « Craignez Dieu, et ne craignez rien ! »

 

–––––––


           II.4 : La Révélation – Le Père et le Fils

Luc 10, 21-23

(20 décembre 2006)                     

 

 


Je propose ce texte parce qu’il est exceptionnel dans l’évangile de Luc au point que certains voudraient le considérer comme une influence de la pensée johannique, elle qui présente avec force la relation du Père et du Fils (par exemple en Jean 3, 35 et 6, 45).

Cette hypothèse d’une influence du courant johannique sur Luc n’est pas à exclure à condition cependant qu’on considère ce courant johannique comme une expression de la foi chrétienne originelle qui a inspiré les témoignages recueillis par Luc d’une part et le ou les rédacteurs de l’évangile de Jean d’autre part.

Le plus important me semble être l’existence d’une communauté chrétienne qui vit déjà en profondeur de cette relation spécifiquement chrétienne du Dieu-Père et du Fils Jésus-Christ. Ceci donnerait aux chrétiens d’aujourd’hui un appui pour qu’ils croient à la valeur de convictions qui ont précédé la rédaction des évangiles. Qui oserait en effet dire ce qui est dit par Jésus (selon l’évangile de Luc et selon l’évangile de Jean) si ce n’était à partir de témoins qui ont entendu ses paroles ?

Dans l’improvisation précédente n°2 sur le baptême de Jésus, on avait vu que la voix céleste a été entendue par des auditeurs et que l’Église accrédite ces auditeurs. Dans le passage de Luc que nous étudions aujourd’hui, nous avons cette déclaration de Jésus insérée dans un discours qui s’adresse non pas aux douze apôtres de l’évangile de Matthieu chapitre 10 (voir l’improvisation n°3 de la nouvelle série) mais aux 72 disciples. Mais, avec toutes les différences et les distinctions qu’il faudrait faire, entre les deux groupes (celui des 12 apôtres et celui des 72 disciples de notre passage), il y a une analogie profonde.

À partir de l’enseignement que Jésus leur donne, il propose, à la première personne, des déclarations qui pour ainsi dire trouent le texte et surprennent. La surprise peut amener à penser qu’il s’agirait là d’une expression qui traduirait l’expérience intime de Jésus quant à sa relation au Père, mais le passage que nous étudions est immédiatement suivi par une parole de Jésus qui s’adresse aux disciples et, selon certains manuscrits qui ne sont pas nécessairement inauthentiques, Jésus fait explicitement cette déclaration devant les disciples.

Ceci me paraît important parce que le contenu de la déclaration est enseigné par Jésus et donc cette relation de Jésus-Fils au Père est l’essentiel du message de Jésus sur lui-même comme révélation de Dieu (« nul ne sait qui est le Fils si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler. »).

 

Nous devons aussi valoriser le début de la déclaration qui est dans la forme d’une bénédiction.

Jésus, dans son humanité, prononce une louange qui est tout à fait en résonance avec les louanges d’une prière juive de son temps. La formule en grec n’est pas exactement celle de la bénédiction juive qui serait non pas ce que nous avons dans la TOB (qui suit de près le grec) « Je te loue, Père » mais « Je te bénis, Père ».

De toutes les façons, l’homme Jésus traduit son expérience juive de celui qui voit en Dieu-Père l’origine de la vie et de tout bien. Bénir Dieu ou, dans notre cas, le louer, c’est reconnaître en Lui la source de toute chose. Et cette expérience de Jésus-homme est l’appui humain d’une relation qui se vit au niveau de la vie divine elle-même dans la mesure où le Fils, selon la déclaration de Jésus, est celui qui connaît le Père qui lui a tout remis.

 

Peut-on, à partir de cela, voir dans ce passage une révélation de la vie divine trinitaire ? Ce n’est possible que par le don de la foi qui, dans l’Esprit Saint, reconnaît en Jésus le Fils égal au Père dans une totale réciprocité. On n’a pas ici la preuve du mystère, mais on a le moyen de le contempler grâce au don de la foi par l’Esprit Saint : le texte fait voir dans la foi qu’il y a une relation trinitaire.

Nous avons vu à partir du baptême de Jésus que l’Esprit Saint est la force divine ou la lumière divine qui fait reconnaître en Jésus le Fils du Père et la présence du Père.

La pointe de la formule dans notre passage, c’est que « nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils » ; et une connaissance de Dieu qui se présente comme réciproque dépasse l’affirmation d’un juif qui prétendrait connaître Dieu. C’est cela que Jésus présente comme une révélation que personne, jusque-là, n’a eu la possibilité d’entendre, d’entendre en l’occurrence de la bouche de celui qu’ils ont vu : « Car, je vous le dis, bien des prophètes et des rois ont voulu voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu ! » Il semble qu’il faille entendre par là que les prophètes et les rois n’ont jamais vu quelqu’un oser dire ce que les disciples ont entendu de Jésus. Et ceci nous conforte bien dans le fait que le témoignage rapporté par l’évangile de Luc provient de témoins oculaires et auriculaires.

Le parallèle très voisin de Matthieu ne présente pas cette déclaration de Jésus comme faite sous l’action de l’Esprit Saint. Or ceci est essentiel pour qu’on perçoive le récit de Luc comme une icône qui fait contempler la relation trinitaire.

 

–––––––


           II.5 : La Révélation du Père par le Fils (2)

Matthieu 11, 25-27/28-30

(23 janvier 2007)              

 

 


Ce passage rapporte une tradition identique à celle vue précédemment dans Luc 10, 21-23. La seule différence est que Matthieu ne fait pas intervenir l’Esprit au début des paroles de Jésus. Dans les deux cas, il s’agit d’un bloc erratique que chaque évangile situe comme il le peut, avec pour Luc l’ajout spécifique de l’Esprit-Saint qui inspire les paroles de Jésus et qui fait entendre la relation trinitaire de Dieu le Père, du Fils et du Saint Esprit. Dans les deux cas, le bloc erratique débouche sur un enseignement qui accentue la profondeur inouïe de Jésus comme Fils du Père.

Dans le cas de Luc vu précédemment, la révélation du Fils est présentée comme une nouveauté qui fait apparaître Jésus comme parole de Dieu, comme Torah.

Pour notre passage de Matthieu, le prolongement du premier passage par les versets 28-30 présente Jésus comme la réalité du Maître d’un royaume dont il établit le joug. En résonance avec la prière juive de son temps, le joug dont parle Jésus est celui du Royaume qu’il établit comme Fils en relation avec le Père.

La nouveauté est double car le Royaume est celui qu’inaugure Jésus, quand le joug est normalement celui des commandements dont Jésus confirme la validité en les ramenant à leur unique raison d’être : l’amour de Dieu. Cette nouveauté s’apprécie davantage quand on la situe dans la tradition qui valorise à l’extrême le lien entre Torah et Commandements (voir la conclusion de l’alliance du Sinaï – Exode 24, 12 – selon laquelle Moïse donne les tables de pierre résumant « la Torah et le Commandement »). On pourrait également faire entrer en résonance le verset des Proverbes (8, 23) : « Le Commandement est une lampe, la Torah la lumière. »

Il y a également, avant l’émergence historique du courant pharisien (avant donc la fin du II° siècle avant J.-C.) l’immense psaume alphabétique 119 où les commandements sont l’accès à Dieu et reçoivent la même vénération qui s’adresse à Dieu. Cette diversité n’est pas du tout annulée par l’insistance de Jésus sur son joug qui est léger et qui est par conséquent simple (1 Jean 3, 21-24).

Tous les commandements de la Torah se ramènent au commandement de l’amour. La légèreté du joug est donc celle de l’amour qui fait que les multiples commandements de la Torah vécue par les Juifs sont la manière de faire grandir et resplendir la Torah. Comme le dit Isaïe (42, 21), « Le Seigneur a voulu pour manifester sa justice [il s’agit de la justice du serviteur Israël] que la Torah grandisse et resplendisse. » C’est pourquoi il a multiplié pour Israël la Torah et les commandements (Michnah, Makkot, 3, 16).

Cette même Torah, Torah du Seigneur, Torah de Moïse, est celle que le psaume 19 célèbre en disant qu’elle est parfaite et qu’elle restaure l’âme (Ps 19, 8). C’est probablement ce que Jésus évoque quand il dit qu’il est « doux et humble de cœur » et qu’à son école, « vous trouverez soulagement par vos âmes ».

Les deux blocs erratiques identiques de Luc et de Matthieu débouchent sur deux conclusions complémentaires. Jésus se révèle comme Fils de Dieu et Parole, et également comme celui dont le joug restaure l’âme et ramène tout à l’unité. La diversité des commandements est vécue comme un bienfait reçu de Dieu qui invite à unifier tout dans l’amour.

–––––––


           II.6 : Connaître Jésus, connaître le Père

Matthieu 7, 21-29

(22 février 2007)              

 

 


Je propose ce texte parce que, comme dans ceux qui le précèdent dans cette série d’improvisations (à savoir ceux de Luc 10 et Matthieu 11), Jésus s’y présente comme celui qui a une relation particulière à ce Père dont il dit : « Mon Père qui est dans les cieux », relation de fils à père qui explique que ses disciples puissent l’appeler « Seigneur » et l’invoquer comme tel.

Jésus précise ici que l’appeler Seigneur, le connaître comme tel, ne suffit pas à entrer avec lui dans la relation au Père. La connaissance n’est pas purement intellectuelle : elle est ce qui doit aboutir à l’unification des volontés. Désigner Jésus comme Seigneur n’est pas entrer avec lui dans la relation au Père. Il faut avoir de Jésus une connaissance radicalement liée à la relation au Père, il faut connaître Dieu et connaître son nom.

 

Comme contexte possible de cette exigence de Jésus, je proposerai deux passages de l’Ancien Testament : celui de Jérémie 7, 1-15 qui lui aussi rejette ceux qui prétendent connaître Dieu et sa présence dans le Temple en répétant « Ceci est le sanctuaire du Seigneur, ceci est le sanctuaire du Seigneur. » Cette invocation, cette déclaration restent en deçà de la connaissance de Dieu que Dieu demande.

 

Le deuxième texte de l’Ancien Testament qui me paraît éclairer la parole de Jésus que nous étudions est le Psaume 91, 14-18 : « Puisqu’il s’attache à moi par amour, je le libère, je l’exalte parce qu’il connaît mon nom. Il m’appelle et moi je lui réponds. Je suis avec lui dans la détresse. Je le délivre et je le glorifie. Je multiplie pour lui les jours et je luis fais voir mon salut. »

Ce psaume aide à comprendre ce que demande Jésus au nom de son Père : qu’on le connaisse vraiment pour connaître son Père, pour recevoir de lui la délivrance, la vie éternelle. Le chemin vers Dieu passe donc par la relation particulière au Fils. Ceux qui n’empruntent pas ce chemin encourent le danger de ne pas trouver le bonheur.

 

Dans d’autres passages du Nouveau Testament, cet enseignement de Jésus est présenté de manière dure, comme une menace, par exemple à la fin de l’évangile de Marc dont certains pensent que c’est un appendice ajouté à l’évangile ; mais l’Église présente ce texte comme inspiré et donc nous fait entendre : « Allez dans le monde entier proclamer l’Évangile à toute le création. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé ; celui qui ne croira pas sera condamné. »

Sans refuser ce texte, on peut, à l’aide de formules analogues dans la littérature rabbinique, le considérer comme une menace pédagogique, comme une manière d’insister sur la nécessité de s’attacher à Jésus par la foi. Et ceci, dans la situation de l’Église aujourd’hui, est une invitation sérieuse à faire passer la relation à Dieu à travers la relation à Jésus et à son humanité juive qui assume l’élection d’Israël.

Cette exclusivité n’est pas absolue. Elle ne joue que pour ceux qui, conscients de ce que sont Israël et Jésus et leur message, refuseraient de se situer dans l’élection auxquels ils préparent tout homme.

Pour ceux qui n’auraient pas rencontré Jésus, le chemin vers Dieu reste ouvert et il faut dire avec Jésus ce qui paraît être l’inverse de cette exclusivité : Jésus dit en effet d’une part en Mt 12, 30 « celui qui n’est pas avec nous est contre nous » et il dit par ailleurs, en Mc 9, 40 et en Luc 9, 50 « celui qui n’est pas contre nous est avec nous » dans la ligne de l’ouverture affirmée par Moïse en Nb 11, 28-30 selon lequel il faut accepter tout prophète différent de lui.

 

Ces considérations peuvent inciter le chrétien à rechercher dans la foi une rencontre avec Dieu qui soit une connaissance d’amour. La foi en Dieu a une dimension non pas sentimentale mais totale qui mène à une expérience.

Faute de cette dimension, le foi chrétienne se présenterait comme adhésion à des formules abstraites sans efficacité réelle.

 

 

–––––––


           II.7 : La Transfiguration

Luc 9, 28-36

(27 mars 2007)                 

 

 


Le récit de la Transfiguration selon Luc présente de nombreuses analogies avec le récit du baptême de Jésus (Luc 3) vu dans l’improvisation II.2. Les deux fois, le récit de Luc s’accorde à celui de Marc et Matthieu mais, ici encore, Luc présente la pointe la plus intéressante puisque la voix céleste dit : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, mon élu. » Cette expression « mon élu » est dans Luc alors qu’elle n’est pas rapportée par les autres évangélistes qui reprennent par contre l’expression qui précède : « Ceci est mon Fils bien-aimé ». Ainsi Luc permet de voir que ce terme « bien-aimé » est cohérent avec le mot « mon élu ».

« Mon élu » n’est pas chez Luc une variante discutable puisque le même évangéliste enregistre le mot – voir « l’élu de Dieu » - dans le récit de la Crucifixion (Luc 23, 35). Ce terme s’appuie sans doute sur un fond du prophète Isaïe (Isaïe 42, 1 et 44, 1) où Israël est présenté comme le serviteur mais aussi comme l’élu. Ce qui est intéressant, c’est que cette référence plus que probable permet d’interpréter le titre donné à Jésus : l’élu comme représentant ou figure principale d’Israël serviteur. Donc Jésus est, dans l’optique chrétienne, le serviteur souffrant par excellence qui récapitule le rôle de toute l’histoire d’Israël (on doit ici signaler que cette interprétation chrétienne dans le contexte de la tradition d’Israël n’enlève aucunement sa validité à l’interprétation juive privilégiée selon laquelle le serviteur souffrant est Israël : la parole inspirée du prophète est nécessairement ouverte à plusieurs interprétations possibles).

Il se trouve que dans l’épître aux Éphésiens (1, 4), il est dit : « Il nous a élus en Lui, avant la fondation du monde ». Il s’agit de l’élection en Jésus-Christ de tout membre du peuple d’Israël et de tout gentil qui rentrera dans l’élection universelle apportée par le Christ. Que le Christ soit l’élu depuis la fondation du monde donne à son élection un caractère à la fois particulier et universel. Dans l’improvisation II.1, nous avons vu que le monde a été créé d’une part en vue de la Torah qui est le début de la voie de Dieu (c’est-à-dire de la voie par laquelle Dieu pour ainsi dire sort de lui-même pour se révéler), et d’autre part en vue d’un autre début qui est Israël appelé « le début de la récolte ». Dans les deux cas, la Torah et Israël sont, du point de vue de la tradition d’Israël, les réalités les plus particulières car la Torah est une parole qui est adressée en priorité et spécifiquement à Israël ; et Israël est évidemment l’Israël de l’Histoire. Ceci dit, la Torah est faite pour illuminer le monde et Israël n’est que le début de la récolte. Donc Israël et la Torah n’ont de sens qu’en vue de toute la création et de toute l’humanité.

En Jésus, le particulier se radicalise car Dieu s’incarne dans un homme particulier et dans un peuple particulier. Mais ce particulier devient universel déjà dans le projet d’Israël et déjà en réalité à partir de la Résurrection de Jésus-Christ.

Pour compléter cette vision, on peut faire recours à la prière juive instituée, obligatoire, de chaque matin avant la lecture du « Shema Israël » : on a montré que cette bénédiction qui débute par les mots « D’un grand amour tu nous as aimés » est en résonance frappante avec la grande bénédiction du début de l’épître aux Éphésiens. La bénédiction juive dont nous venons de parler bénit Dieu par la formule « Béni sois-tu Seigneur qui a élu ton peuple, Israël, par amour ! ». Donc élection et amour sont indissociables. C’est pourquoi Isaïe se complaît à rappeler que les fils d’Israël sont les élus de Dieu parce que l’amour particulier de Dieu soutient leur identité spécifique. Nous avons par exemple cette formule dans le psaume 105 (verset 6) où il est dit : « Rendez grâce au Seigneur, descendance d’Abraham son serviteur et enfant de Jacob (Israël) ses élus ! ». Il faut maintenir le pluriel (« élus ») de l’hébreu malgré certaines traductions qui proposent le singulier (« Jacob son élu ») parce que le pluriel de l’original hébreu, maintenu dans le grec de la Septante, montre bien que c’est tout le peuple qui est constitué de membres élus et pas seulement une figure emblématique.

La proclamation de notre texte (Luc 9) où Jésus est présenté comme Fils bien-aimé « mon élu » mène à « Écoutez-le ! ». Donc cet « écoutez-le ! » - exprimé également dans les deux autres récits (par Marc et Matthieu) – montre bien que l’élection de Jésus est pour que l’on écoute celui qui est le fils bien-aimé et, selon la résonance avec le livre des Proverbes (8) que nous avons vu dans l’improvisation I.1, celui qui est l’incarnation pour les chrétiens de la Torah d’Israël ou, pour reprendre la formule traditionnelle, de « la sagesse d’Israël ». Si donc dans l’improvisation qui a précédé (II.6), nous voyons Jésus demander que l’on fasse la volonté de son Père qui est dans les cieux, il faut valoriser tout d’abord pour les chrétiens d’origine juive la pratique de tous les commandements de la loi juive en les référant désormais à la personne et à l’enseignement de Jésus (c’est ce que font par exemple les Hassidim du courant de Bratslav qui pratiquent tous les commandements de la loi juive en essayant de les référer à la vie de leur fondateur le Rav Nahman Bratslav - mort en 1815 - ou en les éclairant par sa vie) et ensuite, pour les chrétiens venant de la gentilité, la pratique des commandements que l’Église proposera à partir de son interprétation de la personne de Jésus et de ses enseignements.

À la suite de Jésus, il faut pratiquer pour les chrétiens d’origine juive tous les commandements du Père qui est dans les cieux

Il faudrait donc, dans la perspective chrétienne, enseigner que pour connaître le Père de Jésus qui est dans les cieux, il faut imiter Jésus dans sa manière juive d’imiter Dieu. Les lignes de l’imitation sont nombreuses. Il n’est pas nécessaire qu’elles regroupent les commandements de la loi juive mais il faut qu’elles s’en inspirent. C’est ce que demande l’épître aux Éphésiens qui demande que les chrétiens imitent Dieu en suivant l’exemple de Jésus- Christ. On pourrait donc se proposer de préparer, à l’écoute d’Israël, une nouvelle « imitation de Jésus- Christ » comportant un certain nombre de chapitres :

- imitation dans la sainteté,

- imitation dans l’humilité,

- imitation dans les services,

- imitation dans la perfection,

- imitation dans l’amour,

- imitation dans l’unité.

Ce serait le moyen pour toute l’humanité - et en particulier pour les chrétiens issus de la gentilité - d’accéder à la « dignité israélite » qui est présentée dans l’oraison de la nuit pascale chrétienne après la deuxième lecture de cette liturgie (qui est Exode 14,24-15,1) :

« Faites que les nations du monde entier deviennent des fils d’Abraham et participent à la dignité israélite. » [in Israëliticam dignitatem].

Il faut regretter que ce très beau texte ait été « expurgé » après Vatican II (dans la réforme dite de Paul VI) et qu’on ait remplacé « la dignité israélite » par « la dignité de tous tes enfants » - voir sur ce point l’article Israelitica Dignitas – un problème de traduction de Pedro Max Alexander dans les Cahiers de Ratisbonne, n°5, 1998 (pp. 125-134) -.

Écouter Jésus selon le message de la Transfiguration, c’est donc s’illuminer de sa Torah et de sa pratique. Ce faisant, nous pouvons être de vrais imitateurs de Dieu à l’exemple de Jésus-Christ.

 

–––––––


           II.8 : Jésus, Messie, sauve de la mort

Luc 23, 33-40

(11 avril 2007)                 

 


L’important dans ce texte est qu’on y retrouve un vocabulaire fondamental, déjà traité la dernière fois, faisant intervenir le terme d’élu : « Qu’il se sauve lui-même s’il est le Christ de Dieu, l’Élu ! ».

Sans reprendre toutes les connotations de ce mot, on voit qu’il a sa place dans l’évangile de Luc et qu’il est ici lié à la mention de Jésus comme Christ, comme Messie de Dieu. Donc ici, c’est une note essentielle, certes placée de manière négative chez les adversaires de Jésus mais, comme dans la photographie, le négatif permet de révéler un positif.

Donc le Christ qui s’adresse au Père au début du passage se voit attribuer par ironie le titre d’Élu et de Messie. Ce nom de Messie est repris par les malfaiteurs, en particulier par le mauvais malfaiteur qui, crucifié à côté de Jésus, lui demande : « N’es-tu pas le Christ ? ». Par ailleurs les soldats qui assistent au supplice ironisent en utilisant le titre de « Roi de Juifs ». Nous avons donc, en négatif, l’affirmation que Jésus pourrait être ou est le Messie, celui qui s’inscrit dans la ligne du messianisme de David, roi des Juifs.

Un tel Messie devrait se sauver lui-même puisque, comme Messie, il est celui par lequel passe le Salut de Dieu. Une résonance incontestable avec la prière quotidienne de la communauté d’Israël fait entendre que le Salut qui vient de Dieu est lié au Messie rejeton de David. L’hébreu, qui est ici derrière le grec, correspond exactement à ce Salut qui est le Salut radical, celui pouvant aller au-delà de la mort. Le mot hébreu pour le salut est « Yeshuah », qui est en résonance avec le nom hébreu de Jésus qui est « Yeshoua ».

Cette bénédiction de la prière quotidienne communautaire demande à Dieu d’accroître la force du Salut. Cette formule est étrange et on a pu la rapprocher de ce que nous avons dans l’évangile lorsque le Benedictus de Zacharie, le père de Jean-Baptiste, énonce (Luc 1, 69) : « Béni soit le Seigneur, le Dieu d’Israël, de ce qu’il a visité et délivré son peuple et fait croître le Salut dans la maison de David, son serviteur. » Le rapprochement est saisissant.

Avec d’autres observations, on peut arriver à tenir [1] que cette bénédiction de la prière quotidienne a pour auteur un judéo-chrétien qui l’aurait proposée à l’assemblée des Sages de Yavneh après la destruction du Temple dans les années 80-90 du premier siècle.

 

Ironiquement donc, puisque ce sont des adversaires qui emploient ces noms de Roi d’Israël, Messie, Élu… Jésus devrait pouvoir se sauver lui-même de la mort. L’ironie est que c’est précisément ce qui arrivera à Jésus qui, sans doute meurt, sur la croix mais que Dieu n’abandonnera pas dans la mort et qu’il ressuscitera.

Si, avant la résurrection, Jésus n’accepte pas facilement le titre de Messie, on peut remarquer qu’il lui est attribué non seulement comme ici ironiquement par ses adversaires mais positivement par Pierre dans sa profession de foi en Luc 9, 29, puisque à la question de Jésus « Pour vous, qui suis-je ? », Pierre répond : « Le Christ, le Messie de Dieu ! », ce à quoi Jésus, dans ce passage comme en d’autres, lui enjoint de ne le dire à personne.

Nous avons donc en positif et en négatif la réalité d’un Jésus roi des Juifs, Messie, fils de David et Sauveur jusqu’à sauver de la mort. Et ce n’est pas par hasard que notre passage se termine par la promesse faite au bon larron de la vie après la mort. Jésus assume donc ce pouvoir de sauver.

La Résurrection, dont les premiers chrétiens seront témoin, est donc l’affirmation que celui qui triomphe de la mort peut être le Messie car un mort qui resterait dans la mort après la croix ne pourrait pas être le Messie. Au contraire, si Jésus triomphe de la mort, il peut a fortiori triompher des autres malheurs et maux de l’humanité et, par exemple, débarrasser Israël de l’occupation romaine. Ainsi, selon le récit des Actes des Apôtres (Ac 1, 6), lorsque les apôtres demandent à Jésus « Seigneur, est-ce maintenant le temps que tu vas restaurer la royauté ? », Jésus ne refuse pas la question. En effet, ayant triomphé de la mort, il pourrait restaurer la royauté d’Israël en chassant les Romains. Jésus ne reproche donc pas aux apôtres cette question mais il leur dit que c’est au Père  de décider de la suite des évènements.

 

Notre passage de Luc complète par ironie le message de la précédente improvisation : l’Élu, en effet, est le fils qui, de toute éternité, est celui qui sauvera le monde des malheurs et des maux accumulés par le péché des hommes. Donc Jésus n’est pas seulement le serviteur souffrant ; il est celui dont la souffrance assumera et transfigurera la souffrance du monde. Le bon larron semble être le premier à être appelé pour entrer dans la joie.

D’autres martyrs d’Israël, morts par amour de Dieu et des hommes, se voient également promis à la vie éternelle après la mort. C’est par exemple le sage qui, torturé par les Romains au moment de la révolte de Bar-Korba dans les années 130-135, ne cessait d’affirmer la perfection de Dieu c’est-à-dire son unité, en proclamant le verset 32, 4 du Deutéronome : « Il est le rocher. Son agir est parfait. »

 

–––––––


           II.9 : Lamentation sur Jérusalem

Luc 19, 41-43

(8 mai 2007)                     

 

 


Cet oracle de Jésus est propre à l’évangile de Luc. Il se situe, dans Luc, de manière analogue aux contextes parallèles de Matthieu et de Marc, à l’intervalle de l’entrée messianique de Jésus à Jérusalem et de l’épisode des vendeurs du Temple. Le contexte insiste également sur l’enseignement de Jésus donné au Temple.

Ce contexte immédiat se situe dans l’évangile de Luc dans un cadre plus large qui est propre à  Luc et qui accorde une très grande importance à Jésus et au Temple, et ce depuis le début de l’évangile au chapitre 2 où il est question de l’attente juive de la délivrance de Jérusalem (Luc 2, 38). Avant cette formule de la prophétesse Anne, nous avons la présentation de Jésus au Temple, accomplie conformément à la Torah du Seigneur qui est la Torah de Moïse (Luc 2, 22-28)

À partir de ces débuts, l’évangile de Luc est composé dans le cadre d’une montée vers Jérusalem (indiquée en Luc 9, 51) où Jésus précise lui-même que son chemin va vers Jérusalem car il ne convient pas qu’un prophète périsse hors de Jérusalem (Luc 13, 33). On se rapproche ainsi de notre passage qui va annoncer la destruction de Jérusalem et énoncer le reproche de Jésus à Jérusalem qui va provoquer ses pleurs, passage lui-même situé entre l’entrée messianique à Jérusalem et les vendeurs chassés du Temple.

 

Cette lamentation de Jésus sur le Temple est propre à Luc. Elle comporte un reproche adressé à Jérusalem qui ne peut être interprété comme une condamnation. En effet dans les parallèles de Matthieu (21, 18-20), situé après les vendeurs du Temple, et de Marc (11, 12-14), placé lui avant les vendeurs, Jésus condamne le figuier qui ne porte pas de fruits. Cette condamnation n’est pas reprise par Luc.

Dans notre passage, Jésus ne condamne pas Jérusalem. Il pleure à cause de la destruction de Jérusalem, acceptée par Dieu qui laisse faire les ennemis d’Israël. Jésus élargit ses pleurs à la plainte développée dans l’évangile de Luc (13, 34-38) et dans le parallèle de Matthieu (23, 37-39) dans la mesure où Jésus emploie une formule qui normalement s’attribue à Dieu lui-même, lequel visite son peuple pour le récompenser ou le punir. Donc Jésus s’attribue la plainte de Dieu qui reproche à son peuple de ne pas reconnaître sa présence dans la visite, de ne pas reconnaître Dieu présent en Jésus.

C’est Dieu lui-même, et pas seulement Jésus, qui pleure sur le Temple (qu’il laisse détruire par les Romains) puisque quand Jésus pleure, étant ce qu’il est selon la foi chrétienne, il est un avec le Père qui pleure sur la destruction de sa maison, et ce, conformément à la tradition talmudique (Talmud de Babylone Berakot 3 a) où Dieu pleure sur la destruction du Temple.

 

Il ne s’agit pas là d’une condamnation mais de l’annonce d’une conséquence inéluctable : Dieu laisse détruire le Temple, le lieu de sa présence parce que sa présence est méconnue par le péché d’Israël tel qu’il se manifeste dans l’idolâtrie, dans la haine gratuite entre Juifs, dans l’homicide. Il faut comprendre - à l’aide de la tradition d’Israël, de l’Écriture et de l’interprétation pharisienne rabbinique – que la destruction et le triomphe de l’ennemi extérieur toléré par Dieu ne peuvent pas être le dernier mot : la destruction n’est que le passage inéluctable vers la reconstruction. Dieu n’est pas celui qui détruit mais celui qui constamment construit et reconstruit. C’est ce que dit le psaume 147 où Dieu est appelé le « constructeur de Jérusalem ».

 

Nous avons donc, dans notre passage, le premier élément d’une structure paradoxale dans laquelle la construction et la vie reposent sur la destruction et la mort. Cette structure est enseignée par l’Écriture avec le Livre des Lamentations et les innombrables passages d’Isaïe. Le plus frappant de ces passages se trouve en Isaïe 42, 14-15, passage  invoqué par la tradition d’Israël pour attaquer Dieu qui garde le silence quand ses enfants, et parmi eux les innocents, sont massacrés par l’ennemi extérieur ; à cette attaque, Dieu répond dans ce verset : « Oui, longtemps j’ai gardé le silence, je me suis tu et je me suis contenu. Mais désormais, comme la femme qui enfante, je crierai, je hurlerai. Je vais ravager montagnes et collines, et ensuite, je conduirai les aveugles. Je changerai l’obscurité en lumière. » La réponse est donc le cri comparable à celui de la femme qui met au monde un enfant.

Cette structure est confiée à la liturgie d’Israël, organisée pour le neuvième jour du mois de Av qui, selon la tradition bien attestée par Flavius Josèphe, situe la destruction du premier temple de Jérusalem (566 av. J.-C, par Nabuchodonosor) et celle du second temple de Jérusalem (70 ap. J.-C., par les Romains) le même jour n°9 du mois de Av. Le neuvième jour de Av est un jour de jeune rigoureux et de deuil, jour de pénitence où on lit les lamentations de Jérémie et d’autres élégies sur la destruction de Jérusalem. L’obligation du deuil et du jeune est appuyée sur le prophète Isaïe 66, 10 : « Réjouissez-vous avec Jérusalem. Exultez en elle, vous tous qui l’aimez. Soyez avec elle dans l’allégresse, vous tous qui avez pris le deuil sur elle. » Le Talmud de Babylone (Taanit 30 b) enseigne en effet : « Quiconque prend le deuil de Jérusalem méritera de voir sa joie. Qui ne porte pas le deuil de Jérusalem ne verra pas sa joie. »

Les Juifs ont pu ainsi par anticipation vivre le jour de la reconstruction : c’est le cas de rabbi Aqiba qui, en présence des confrères qui pleurent sur les ruines du Temple et de Jérusalem, rit en voyant déjà la possibilité des prophéties de bonheur se réaliser.

 

Cette structure est celle que l’Église enseigne ou propose pour la célébration de l’Eucharistie selon la tradition transmise pas St Paul (I Cor 11, 26) : « Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. ».

Dans l’Allemagne luthérienne d’aujourd’hui, l’Église institue un dimanche d’Israël qui est le dixième dimanche après la Trinité et dont le temps coïncide, pendant l’été, en gros avec le 9 du mois de Av. Ce dimanche d’Israël donne lieu à plusieurs lectures, en particulier à celle de notre passage. On pourrait souhaiter que l’église catholique trouve une place pour la célébration de la destruction-reconstruction du Temple, inséparable de l’expérience de la mort-résurrection de Jésus-Christ. C’est le même évènement qui est à proposer aux chrétiens en  comprenant que leur expérience chrétienne de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ n’enlève aucune valeur à leur accompagnement de l’expérience juive dans la destruction-reconstruction du Temple. Pour l’Église catholique, qui n’a pas de raison d’être moins proche d’Israël que l’Église luthérienne, la possibilité est clairement donnée du moment que l’enseignement proposé à tous depuis Vatican II est que l’ancienne alliance n’a pas été révoquée.

 

–––––––


           II.10 : Le chemin, la vérité, la vie

Jean 14, 1-17

(14 juin 2007)                  

 

 


Pour terminer la seconde série de nos improvisations, je choisis ce texte – à savoir le verset 6 de Jean 14 : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie » - parce qu’il fait entendre de manière très forte ce qu’est Jésus pour la foi chrétienne.

 

À propos de cette affirmation, on doit se demander si l’évangile de Jean qui nous la présente est crédible. La fin de cet évangile présentée par « ce disciple » (Jn 21, 24) prétend bien que son témoignage est véridique. Pouvons-nous accepter cette véracité ? Je me réfère ici, pour simplifier, au livre Jésus de Nazareth du pape Benoît XVI qui confirme la position immémoriale de l’Église : celle-ci, après certaines hésitations, déclare l’évangile comme canonique c’est-à-dire comme expression autorisée de la vie et des paroles de Jésus.

Donc, à l’intérieur de cette vision d’ensemble, se situe notre passage dans lequel Jésus se présente comme « La Vérité ». Une telle affirmation, que nous replacerons dans son contexte juif, méritait, dans la présentation cohérente de l’évangile de Jean, la condamnation à mort prononcée contre Jésus pour cause de blasphème. Deux passage de l’évangile le disent explicitement :

      Jn 5, 18 : « C’était pour les Juifs une raison de plus de vouloir le tuer, puisque, non content de violer le sabbat, il appelait encore Dieu son propre Père, se faisant ainsi l’égal de Dieu. »

      Jn 10, 33 : « Les Juifs lui répliquèrent : “Ce n’est pas pour une bonne œuvre que nous te lapidons ; c’est pour un blasphème : parce que toi, qui n’es qu’un homme, tu te fais Dieu.” »

 

Je propose d’examiner successivement les trois volets du tryptique.

 

 

1. Le Chemin

Ceci apparaît en premier en raison du contexte : dans le chapitre 14 verset 5, il est question du lieu et du chemin. « Thomas lui dit : “Seigneur, nous ne savons même pas le lieu où tu vas. Comment en connaîtrions-nous le chemin ?” ». Donc il y a deux mots clef du point de vue de la tradition d’Israël : le mot « lieu » et le mot « chemin ».

Quant au chemin, nous le trouvons de la manière la plus significative en Proverbes 8, 22 où la Sagesse divine dit d’elle-même : « Le Seigneur m’a engendrée, début de son chemin. » Il s’agit de la sagesse divine créatrice que la tradition d’Israël, deux siècles avant Jésus, identifiait avec la Torah comme le montre le livre de Ben Sira Ecclésiastique au chapitre 24 dans lequel « la Sagesse fait son propre éloge » et dit (Si 24, 23) : « Tout cela n’est autre que la Torah promulgué par Moïse. »

Comment comprendre que la Torah soit le commencement du Chemin sinon en attribuant à Dieu créateur la  volonté de se faire connaître par sa création : il crée le monde par sa Torah et c’est par elle qu’il sort pour ainsi dire de sa transcendance inconnaissable. La Torah est engendrée ; elle est à l’origine en Dieu lui-même, mais elle est le début de sa sortie de lui-même vers le monde créé. Donc le Chemin par excellence, le Chemin primordial, c’est la Torah. Et quand Jésus se présente comme « Le Chemin », il affirme que c’est par lui qu’on peut connaître le Créateur et qu’on peut le rejoindre dans cette connaissance.

Ce Chemin peut aboutir au Lieu qui est, selon la tradition d’Israël, Dieu lui-même. On enseigne en effet que c’est Dieu créateur qui est le Lieu du monde et non pas que le monde serait son lieu. Cet enseignement a pour but de dissiper ce qu’on peut appeler l’illusion cosmique que tout l’hindouisme se consacre à combattre. Dans la perspective d’Israël, le monde créé est néant par rapport au Créateur, mais, par sa création, il a une consistance réelle désirée par Dieu. Ces considérations sur la relation du créateur à la création sont l’héritage commun d’Israël, de l’Église et de l’Islam.

On doit signaler que le Chemin fondé sur la Torah peut représenter le cheminement de tout homme dans le monde et en particulier de toute personne ou communauté qui se réfère au Dieu créateur. C’est ainsi que le groupe des premiers chrétiens est communément appelé « la voie », par exemple dans les Actes des Apôtres (9, 2).

 

2. La Vérité

Comme l’enseigne le prophète Jérémie (10, 10), Dieu est la Vérité. Ceci est confirmé par la prière d’Israël qui affirme, à la fin de la grande lecture du Shema Israël, « Dieu est vérité », et, immédiatement après, « vraie, établie, ferme, etc… est la Parole ».

Quand Jésus dit « Je suis la Vérité », il affirme qu’il est dans la réalité divine et l’Église finira par dire qu’il est Dieu, « vrai Dieu né du vrai Dieu ». Cette affirmation, nous l’avons vu tout à l’heure, peut être jugée comme blasphématoire et elle peut entraîner en milieu juif la condamnation à mort. On ne peut douter que Jésus ait été condamné à mort et exécuté. La condamnation est attribuée, aussi bien par l’évangile de Jean que par les Actes des apôtres, aux Juifs. Pour l’exécution, il en va autrement car les Juifs à l’époque de Ponce Pilate n’avaient pas le droit de mettre à mort. C’est donc d’une manière toujours difficile à démêler que la mise à mort de Jésus peut être attribuée aux Romains.

Faut-il nécessairement considérer comme un blasphème l’affirmation de Jésus ? Il faut se rappeler que dans l’histoire d’Israël des personnages d’importance majeure ont parlé au nom de Dieu à la première personne. C’est le cas de Moïse bien évidemment pour lequel ceci atteint une limite dangereuse quand, par exemple, Moïse dit à la première personne (Deut 11, 14) : « Je  donnerai à votre pays la pluie en son temps ». Ceci est difficile et la traduction grecque des Septante a mis ici la troisième personne.

Un autre cas troublant est celui de Hillel l’Ancien dont la vie précède immédiatement celle de Jésus, grand modèle du pharisaïsme par sa vie exemplaire dans la pauvreté et l’humilité, qui osait dire : « Mon abaissement est mon élévation, mon élévation est mon abaissement » dans des contextes où il se présentait comme un imitateur de Dieu. Bien entendu, la limite n’est pas franchie, mais on n’en est pas loin.

Signalons également le cas du mystique musulman Hallaj qui a été crucifié en 922 par les autorités musulmanes pour avoir dit en public « Je suis la Vérité ».

À partir de là, on peut se demander de quelle nature est l’affirmation de Jésus : est-il tellement perdu en Dieu comme Hallaj qu’il peut dire « Je suis la Vérité » ou est-il, comme Fils distinct du Père, La Vérité ? La foi chrétienne valorisera la conviction selon laquelle Jésus est la Parole incarnée. Il est donc, comme Dieu lui-même, La Vérité. Jésus est ainsi doublement Vérité : à la fois en tant que Dieu et en tant que Parole.

 

3. La Vie

Un point de départ dans la tradition d’Israël présente l’étude et l’enseignement de la Torah  (ou la Parole de Dieu) comme l’élément vital ou la vitalité (hiyyut). S’occuper de la Torah, l’étudier, l’enseigner, c’est vivre dans l’élément vital d’Israël comme l’eau est l’élément vital des poissons (Talmud de Babylone Berakot 61b).

L’ancrage biblique de cette conviction est Deut 30, 19-20 : « Choisis donc la vie, […] aimant le Seigneur ton Dieu, écoutant sa voix, t’attachant à lui car là est ta vie. » Rabbi Aqiba, à partir de ce verset, a enseigné que la Torah est l’élément vital d’Israël. Un maître du courant hassidique, au début du 19° siècle, a prolongé l’enseignement de Rabbi Aqiba en disant que le verset du Deutéronome emploie un sujet masculin indéterminé et qu’il faut ici lire non pas « cela est ta vie » mais « Il est ta vie ».

Finalement, il est bon de valoriser les deux interprétations : la Parole de Dieu est le milieu vital mais Dieu est lui-même ce milieu vital. Et en Jésus, nous pouvons valoriser les deux interprétations : Jésus est la Vie en tant que Dieu et il est aussi la Vie en tant que Parole de Dieu.

 

*

 

En conclusion, nous devons remarquer que Jean précise la volonté de Dieu comme Père d’envoyer l’Esprit qui est qualifié d’Esprit de Vérité (Jn 14, 17).

Il ressort de ce passage que pour recevoir l’enseignement de Jésus sur sa relation au Père, l’Esprit Saint est celui qui illuminera la connaissance qu’un chrétien peut avoir du Père, du Fils et de leur relation. Nous avons donc dans ce passage un enseignement qui soutiendra la foi de l’Église en la Trinité.

Si l’on compare cet enseignement à celui que nous avons vu à propos du baptême de Jésus [improvisation II.2], nous avions alors une sorte d’icône de la Trinité vue et entendue pour ainsi dire de l’extérieur par les auditeurs de la voie  céleste. En Jean, c’est Jésus lui-même qui nous fait entendre cet enseignement trinitaire.

 

–––––––

 


           Contrepoint

Commentaires, remarques & questions (François Nicolas)

 

 

 


               1 : Le début du prologue de Jean

Commentaire

 

Le propos général est de mettre en évidence « la nouveauté radicale » du christianisme par rapport au judaïsme.

Qu’est-ce qu’une nouveauté « radicale » ?

Trois déterminations sont avancées dans l’introduction à ce volume :

·       une détermination négative : c’est une nouveauté qui s’oppose aux « fausses nouveautés », c’est-à-dire à ces nouveautés ne prenant pas en compte le fond de continuité sur lequel se dessine la nouveauté ;

·       deux déterminations positives :

      c’est une « rupture » ;

      c’est une nouveauté qui ne prend figure qu’à se profiler sur fond de continuité.

On pressent ici la tension entre figure de « rupture » et fond de « continuité ». Les nouvelles improvisations se proposent précisément d’explorer concrètement cette tension.

 

*

 

La première d’entre elles explore cette tension à l’occasion des deux premiers mots de l’évangile de Jean : « Au commencement… ».

Comprendre la nouveauté radicale de l’énoncé « Au commencement le Verbe était, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu » comme rupture (au principe du Credo chrétien) sur fond de continuité (juive), passe par un triple rapprochement :

·       avec les deux premiers mots de la Bible : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » ;

·       avec Pr 8, 22 : « commencement de son chemin » ;

·       avec Jr 2, 3 : « c’est le commencement de sa moisson ».

Ceci conduit à interpréter le « commencement » comme désignant deux aspects corrélés :

·       d’un côté un fondement éternel (celui de Jean 1,1 et de Pr 8, 22), qui est dogmatiquement énoncé dans le Credo comme « engendrement » ;

·       de l’autre un début chronologique (celui de Gen 1, 1 et de Jr 2, 3) : celui de la « Création ».

Le premier aspect (le commencement comme fondement éternel, comme « engendrement ») pointe dès l’Ancien Testament l’existence d’une vie interne à Dieu et conduit à la nouveauté radicale du Nouveau Testament : la révélation de la Trinité.

Le second (le commencement comme début, comme « création ») présente l’histoire humaine comme une projection « extime » de cette vie divine : sa figure originelle est la révélation confiée à Israël ; sa figure ultérieure, en radicale nouveauté, est l’Incarnation en l’homme Jésus.

La corrélation des deux « commencements » rehausse qu’il n’y a d’Histoire du salut que comprise comme école de participation à la vie intime de Dieu lui-même. La radicale nouveauté du christianisme est ici de rehausser la personne Jésus-Christ comme accès direct et « intégral » à cette vie divine.

 

La thèse est non seulement que la rupture (discontinuité) ne peut se comprendre qu’à partir de la continuité qui lui donne sens (ce qui, en un certain sens, est une évidence générale : l’existence d’une discontinuité suppose celle d’une continuité sur laquelle elle se détache) mais surtout que cette rupture doit être comprise comme l’ajout d’une nouvelle « voix », plus fondamentale, donnant sens à l’ancienne sans pour autant la supprimer ou la raturer (selon l’image musicale d’une monophonie qui deviendrait polyphonie par ajout d’une basse fondamentale explicitant ce qui n’était précédemment que pressenti : « La » Torah-Jésus serait la basse continue dont toutes les Torah humaines composeraient le déploiement varié…).

 

Voilà comment je comprends le propos de Pierre Lenhardt.

 

 

Quelques interrogations maintenant.

 

N’y a-t-il pas danger à trop se demander « Pour quelles raisons Dieu a-t-il créé le monde ? » ? Le danger de vouloir « justifier » les actes de Dieu est bien sûr l’anthropomorphisme, réduisant la transcendance à une rationalité humaine, trop humaine…

Certes la Révélation est aussi révélation de la vie intra-divine, donc aussi de ce qui pour Dieu fait « raison », mais suggérer que Dieu aurait créé le monde pour pouvoir s’y faire connaître apparaît un peu comme une réponse en trompe-l’œil : si c’est « pour cette raison » qu’il l’a créé, pourquoi ne pas avoir créé un monde qui commence seulement il y a 6 000 ans – au moment donc où semble commencer vraiment sa Révélation – plutôt qu’avoir créé un monde qui pendant plusieurs milliards d’années semble avoir été réfractaire à toute possibilité de s’y faire connaître ? (on n’imagine guère Dieu ayant l’occasion de se faire connaître au plasma intergalactique ou aux dinosaures…).

C’est ici l’inconvénient récurrent de ce type d’« explications » anthropomorphiques de la « raison » divine : en répondant (ou croyant répondre) à une question, elles en ouvrent aussitôt mille nouvelles, plus inextricables encore que la première.

 

Si la nouveauté radicale consiste à passer de nombreuses Torah vécues et vivantes (celle des juifs croyants) à « La » Torah vécue et vivante (celle qu’est Jésus), ne faut-il pas penser en même temps le changement de sens du mot « Torah » dans ces deux occurrences ? C’est-à-dire en quoi le fait qu’il y ait depuis Jésus « La Torah » change-t-il le contenu même de l’ancienne Torah ?

La première forte réponse est : avec Jésus, cette Torah (qu’il est) est d’un contenu radicalement nouveau car, si pour les Juifs, la Torah était bien depuis toujours en Dieu, avec la révélation christique de la Trinité, cette inclusion de la Torah en Dieu prend un sens radicalement nouveau (c’est le sens même du prologue de Jean).

Ne faudrait-il pas alors articuler cette nouveauté – qui porte sur Dieu – à une nouveauté qui porte cette fois sur le rapport des hommes à ce Dieu ? Si la Torah n’a pas seulement pour contenu la compréhension de Dieu mais tout autant la compréhension de comment l’homme doit s’y rapporter (prier Dieu…), alors la nouveauté radicale de la Torah-Verbe trinitaire doit aussi s’articuler à une nouveauté radicale des pratiques de la foi, donc des actes de la foi chrétienne par rapport à ceux de la foi judaïque et pharisienne.

Mais c’est là, bien sûr, l’espace de travail des prochaines improvisations…

 

–––


               2 : Le baptême de Jésus

Cinq remarques

 

I. Ne faut-il pas être attentif à la distinction de deux sortes de transmission orale :

·       celle du témoignage (« j’ai vu Jésus ressuscité… »),

·       celle de l’enseignement Maître-disciple (« je tiens directement de Jésus cette déclaration… ») ?

Dans le premier cas, le caractère oral est somme toute secondaire : le témoin pourrait tout aussi bien témoigner par écrit (comme le fait d’ailleurs Pierre dans l’épître citée). Dans le second, il lui est consubstantiel car l’oralité du premier rapport (Jésus-disciple) signe ici l’immédiateté (on n’écrit pas à quelqu’un qui est en face de vous).

À ce titre, le témoignage sur le baptême de Jésus semble donc ne relever que secondairement du caractère oral, caractère par contre central dans la transmission pharisienne.

Ou encore : la transmission Jésus-disciples a été orale pour des raisons essentielles (ces mêmes raisons qui ont fait que Jésus n’a légué aucun écrit – lors même qu’il a bien dû recourir à l’écriture à tel ou tel moment de sa vie) quand le témoignage des apôtres n’est oral qu’accessoirement (c’est même pour cela qu’ils ont bien pris soin d’écrire et de transmettre par écrit leur témoignage et leur enseignement).

Il semble donc bien qu’il y ait ici un contraste (qui n’est pas une rupture pour autant) entre tradition pharisienne et tradition chrétienne : la première confie sa transmission à la parole insérée dans la relation maître/disciple ; pour la seconde, seul Jésus a intégralement confié la transmission de sa parole à l’oralité, ses disciples, par contre, ayant largement recouru à l’écriture (d’où la rédaction du Nouveau Testament : évangiles + épîtres) pour transmettre ce qu’ils ont vu et entendu.

 

II. « Plus réel que la réalité » : ceci consonne avec une problématique « moderne » qui distingue et même oppose réel et réalité. Pour Lacan par exemple, la « réalité » est une construction imaginaire, volatile et malléable, alors que le « réel » se donne en un chaos de points infracassables.

 

III. Sur la catégorie d’Esprit (Saint) dans l’Ancien et le Nouveau Testaments : ne faut-il pas être attentif à deux usages bien différents des mêmes mots et des mêmes termes ?

Quand l’Ancien Testament parle de l’Esprit (l’esprit ?) de Dieu (majuscule ou minuscule ?), qu’est-ce qui distingue le mot « esprit » d’autres attributs de Dieu ? Ne parle-t-on pas aussi dans l’Ancien Testament du « bras » de Dieu, de sa « colère », de « l’attention » de Dieu, etc. sans qu’à chaque fois, il faille pour cela considérer que ce « bras », cette « colère », cette « attention » constitueraient ipso facto des Personnes divines à part entière. Bref, qu’est-ce qui autorise à interpréter l’occurrence de l’expression « esprit de Dieu » dans l’Ancien Testament comme signifiant plus que les expressions précédentes ? Même si l’expression préfigure en un sens ce qui ne sera révélé que plus tard (l’Esprit- Saint comme personne de la Trinité), ne faut-il pas relever, ici encore (c’est mon leitmotiv…) le décrochage (qui n’est pas rupture, mais bond) de conceptions intervenant, sous la même expression, entre Ancien et Nouveau Testament ?

Formellement posé, l’esprit saint (minuscules) de l’Ancien Testament préfigure l’Esprit-Saint (majuscules et trait d’union) du Nouveau, laquelle expression reformulée inscrit, sur fond d’ancien, le bond qualitatif d’une nouveauté radicale (radical voulant ici dire : non déductible de l’ancien, puisque pour passer de l’ancien au nouveau, il y faut l’irruption d’une révélation).

 

IV.a - Enfin, remarque procédant d’une lecture attentive du texte : Luc ne dit pas que l’Esprit Saint se présenta sous la forme d’une colombe qui aurait été vue des gens présents. Il écrit : « L’Esprit Saint descendit sur lui sous une forme corporelle, tel une colombe. » Les autres évangiles synoptiques simplifient et écrivent : « Jésus vit l’Esprit de Dieu descendre comme une colombe et venir sur lui. » (Mt 3, 16) et « Jésus vit l’Esprit comme une colombe descendre sur lui. » (Mc 1, 9). L’examen du texte grec original confirme la précision de cette traduction [Bible de Jérusalem], en particulier quant au « comme » (ώς). On pourrait simplement envisager de traduire « sous une forme corporelle » plutôt par « sous l’aspect d’un corps » (σωματιχω εϊδει)…

Les points significatifs me semblent alors ceux-ci :

1) Personne, à proprement parler, ne témoigne directement avoir vu une colombe, en particulier aucun des trois apôtres.

2) Le mot « colombe » intervient sous le signe explicite du « comme », donc au registre d’une image, ou d’une métaphore.

3) La métaphore de la colombe (la valeur du « comme ») porte non pas sur la forme corporelle mais sur la descente, sur le mouvement de la chose vue : l’Esprit descend comme [descendrait] une colombe. À preuve que cette métaphore intervient à l’identique chez Matthieu et Marc qui, eux, ne parlent pas de « forme corporelle » mais seulement de descente.

4) Last but not least : le témoignage de Matthieu et Marc pose que celui qui a vu l’Esprit, c’est Jésus (Luc, pour sa part, ne précise pas, en vérité, qui a vu quelque chose descendre…).

Au total, les trois témoignages convergent, me semble-t-il, pour poser ceci : ils rapportent que Jésus a vu l’Esprit Saint descendre sur lui, que cette descente lui est apparue comme celle d’une colombe, et (précision seulement de Luc) que ce qui est ainsi descendu avait la forme (l’aspect) d’un corps sans qu’on sache pour autant si cette forme (dont le mouvement de descente ressemblait bien à celui d’une colombe) ressemblait elle-même à celle d’une colombe.

Dans le vocabulaire de Gerard Manley Hopkins, on pourrait dire que, pour Jésus (selon son témoignage oralement transmis aux disciples mais scripturalement transmis par eux à ce que Kierkegaard appelait « la seconde génération »), l’intension [instress] de l’Esprit Saint était celle d’une colombe sans que son inspect en soit pour autant précisé.

 

IV.b – Quel est l’enjeu de ces précisions qui pourraient se présenter comme pinaillage « talmudique », comme jeu formel ?

Il s’agit, encore et toujours, de prendre mesure des rapports entre « ancien » et « nouveau » (ne serait-ce qu’en « Ancien » et « Nouveau » Testaments) en insistant sur le point suivant : la mise en évidence de la continuité (contre la thèse de la rupture ou de la discontinuité) ne doit pas raturer l’existence d’un bond, d’un saut, d’un changement d’ordre entre « ancien » et « nouveau ». Critiquer légitimement la vision suivante (en rupture et discontinuité) du rapport entre ancien et nouveau :

 

 

n’implique pas ipso facto d’adopter le modèle suivant qui dissout la nouveauté-Jésus dans une série ininterrompue d’accumulations (nommée « tradition ») :

[Fr. N.1] 

 

ne serait-ce que parce qu’existe ce modèle, qui me semble mieux imager les rapports entre les deux Testaments :

 

 

modèle assurant à la fois continuité et bond qualitatif entre deux niveaux ou ordres.

 

En l’occurrence, concernant le rôle de la colombe dans le baptême de Jésus, le point est le suivant : les trois apôtres n’avancent pas l’apparition comme telle d’une colombe qui pourrait faire croire que l’Esprit-Saint s’est (momentanément) « incarné » en une colombe, le risque étant évidemment de suggérer une analogie entre le rapport colombe/Esprit-Saint (3° personne de la Trinité) et Jésus/Fils-de-Dieu (2° personne de la Trinité) : le Fils aurait été (durablement) dans la forme corporelle de l’homme-Jésus « comme » l’Esprit-Saint l’aurait été (temporairement) dans la forme corporelle de la colombe… Une distance est donc ici discrètement prise avec une imagerie mythologisante, fréquente dans l’Ancien Testament, en indiquant explicitement (voir le rôle du « comme) que la colombe est en l’occurrence une image verbale. Soit le schème suivant :

 

 

où la ligne globale figure la continuité du thème de la colombe ; la partie gauche figure l’ancien (pré-Incarnation) niveau de ce thème : une vraie colombe opère comme symbole ; et la partie droite figure le nouveau (compte tenu de l’Incarnation) niveau : celui d’une image mentale et poétique.

 

V. Au total, pourquoi ce paradoxe d’un athée (tel que moi) défendant becs et ongles une conception de la foi chrétienne à laquelle lui-même n’adhère pas ?

La clef subjective est pour moi celle-ci : pour continuer de ne plus croire en Dieu, il m’importe de pouvoir croire que d’autres y croient encore vraiment, sérieusement, et en intelligence (disons en compatibilité avec une conception moderne de la rationalité). Soit l’idée suivante : une position athée aurait (aujourd’hui ?) pour condition de possibilité la croyance en l’existence d’une croyance sérieuse. Cette logique aurait alors pour conséquence positive qu’un tel athéisme aurait intérêt subjectif à encourager les croyants à persévérer dans leur foi,  à approfondir en intelligence et en vérité leur foi puisqu’en un sens, si par malheur il n’existait plus aucun croyant sérieux, la question de devoir relever cette orientation se poserait nécessairement à l’athée lui-même !

C’est sans doute pour une raison analogue qu’Ernst Bloch affirmait (L’athéisme dans le christianisme, 1968 !) « que seul un athée peut être un bon chrétien, et que seul un chrétien, à l’inverse, peut être un bon athée. »

–––


               3 : La mission des douze…

Deux remarques

 

I. La circonstance est ici frappante : le texte retenu rehausse clairement la nouveauté radicale d’un énoncé de Jésus, en l’occurrence un énoncé inconcevable dans la bouche d’un Juif pharisien autre que Jésus : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. » (Mt 10, 37)

Il est clair que cet énoncé n’est pas détachable de sa position d’énonciation, en raison d’un « moi » qui en délivre la clef : c’est parce que Jésus est ce qu’il est qu’il peut dire cette phrase.

La pointe de cet énoncé concerne donc l’identité de qui le prononce. Il fonctionne, en vérité, comme énoncé sur la personne de Jésus. Il revient à dire : « Je suis celui qui peut dire : ‘qui aime son père et sa mère plus que moi n’est pas digne de moi’. »

On a donc ici à faire à une nouveauté radicale où il s’agit de se prononcer sur qui est Jésus.

 

L’étape suivante serait de se demander s’il existe des énoncés aussi neufs (le critère de ces énoncés restant qu’aucun Pharisien ne puisse les prononcer) mais qui ne porteraient plus cette fois sur l’identité de Jésus, des énoncés prononcés par Jésus mais qui seraient en quelque sorte détachables de leur position d’énonciation, par exemple un enseignement de Jésus qui ne porterait pas directement sur lui (qui ne répondrait pas à la question : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? ») mais sur les rapports des hommes entre eux ou des rapports des hommes à Dieu. Y en a-t-il par exemple dans les Béatitudes, le Sermon sur la montagne, ou dans le Notre Père ?

 

Le rapport – la dialectique – entre enracinement et nouveauté est ici fort claire : il faut l’enracinement (dans la tradition donnant signification à crainte et amour de Dieu) pour que le sens opère ; et sur cette base, la nouveauté radicale (le bond, le changement d’ordre) peut alors s’établir.

 

 

II. Une difficulté : pourquoi employer le même mot « crainte » pour l’effroi éprouvé par le croyant face à la transcendance divine et la peur éprouvée par tout un chacun devant telle ou telle circonstance de la vie ? Qu’a-t-on exactement à y gagner ?

Lorsque Lacan, par exemple, articule l’autre (le « petit autre ») et l’Autre (le « grand Autre »), c’est pour indiquer qu’on ne saurait distinguer l’autre concret (par exemple ce livre et cet « autre » livre) qu’à condition d’avoir préalablement une idée de l’altérité qui va prendre racine dans la figure de l’Autre. C’est donc au nom d’une profonde homogénéité des deux notions (« autre » et « Autre »).

Le problème ici me semble qu’il n’y a, a priori, pas grand-chose de commun entre l’effroi d’un humain devant une transcendance inaccessible (ce que Karl Barth appelle « une différence qualitative infinie ») et la peur que peut inspirer à un humain tel ou tel autre humain (telle ou telle brute, ou tel ou tel bourreau…).

Pourquoi vouloir absolument maintenir le même mot, avec alors le risque d’anthropomorphisme qui en découle (aligner l’effroi relatif à la transcendance sur la peur relative aux rapports immanents à l’humanité) ?

 

La réponse tient sans doute au principe de l’Incarnation et à ce qu’elle dessine comme figure possible de ce que Henri Sanson appelle une « transcendance d’immanence », soit une transcendance conçue comme relative non pas à un ailleurs, à un au-delà, à un monde décalé mais à une dimension inaperçue de ce monde-ci, une transcendance donc qui creuse ce monde-ci plutôt qu’elle ne le surplombe (Simone Weil : « À l’égard d’un ordre quelconque, un ordre supérieur, donc infiniment au-dessus, ne peut être représenté dans le premier que par un infiniment petit. »)

D’où l’idée que soutenir le même mot (celui de crainte, en l’occurrence) permettrait de préserver (énigmatiquement) le lien entre expérience transcendante et expérience immanente.

Mon impression reste qu’il en va donc, en cette affaire, d’une théologie particulière (celle d’une « transcendance d’immanence »), qui certes a sa propre cohérence mais qui pour moi ne va guère de soi.

 

–––


               4 : La Révélation – Le Père et le Fils

Remarque

 

L’exposé est ici très clair et très convaincant :

1) L’énoncé « nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils » est radicalement neuf, et imprononçable par un juif croyant.

2) Il est trinitairement « mis en scène » : Jésus « tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit saint et dit… ».

3) Non seulement Jésus révèle la dimension trinitaire mais il dit qu’il le fait : « nul ne sait qui est le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler ».

4) Il concentre donc ici l’enjeu de sa révélation sur Dieu - et sa figure trinitaire - plutôt que sur les hommes.

 

–––


               5 : La Révélation du Père par le Fils (2)

Commentaire et questions

 

Ce passage semble en recul par rapport à celui de Luc vu précédemment. En effet, « l’oubli » de l’Esprit-Saint chez Matthieu efface la révélation trinitaire qui était la nouveauté énoncée chez Luc.

Ici, la nouveauté de ce que dit Jésus semble à nouveau attachée essentiellement à sa position d’énonciation (comme Fils de Dieu) plutôt qu’à tel ou tel de ses énoncés (lesquels semblent tous reprendre ici ceux de l’Ancien Testament). Ainsi, il n’y a en soi rien de nouveau à soutenir que Torah et commandements sont unifiés en Dieu puisque telle est bien la conviction juive traditionnelle. Le nouveau, par contre, est que Jésus se présente comme l’acteur même de cette unification, ce que ne saurait déclarer un Maître pharisien…

D’où la relance de ma question, un peu lancinante, mais à mesure de la stratégie adoptée par Pierre Lenhardt (qui procède à une sorte d’occupation du terrain – comme on peut le faire au jeu de Go - : par la constitution progressive d’un réseau de positions, apte ensuite aux résonances, aux échos et aux obliques plutôt qu’à un développement linéaire et déductif).

Ma question, donc : qu’est-ce la position de Matthieu ici dégagée change au bout du compte ?, qu’est-ce que ces déclarations de Jésus change à la foi juive ?, et finalement qu’est-ce que l’Incarnation change pour qui croit déjà en Yahvé ?

 

Je précise.

 

Que ce soit Jésus qui unifie Torah et commandements (et non plus seulement « Yahvé »), qu’est-ce que cela change à la foi juive ? S’il s’agit en effet de la même Torah et des mêmes commandements, si leur unification en l’amour reste la même, qu’y change alors le fait que Jésus se présente comme lieu et acteur de cette unification (quand la conviction juive est que cette unification de toutes les façons existe déjà en Dieu) ? On pourrait imaginer que cela changerait quelque chose si la Torah, si les commandements, ou si leur unification étaient modifiés. Mais si rien de cela n’est transformé, où est alors la pointe du discours ?

Ce qui ouvre à cette question plus générale : si l’Incarnation en un Juif ne se traduit par aucun acte ou dire radicalement neufs, alors qu’est-ce que cette Incarnation change pour la foi des croyants ?

Qu’est-ce que cela change, en particulier, en matière d’attente, puisque la pointe de l’Incarnation est que le Royaume étant ici et maintenant, il n’y a plus lieu d’attendre le Messie ?

Ou encore : si l’Incarnation conduit à une révélation sur Dieu (sur sa réalité trinitaire – voir improvisation précédente), comment cette révélation sur Dieu s’articule-t-elle à une révélation sur les hommes ?

Ceci pourrait se formuler dans les termes utilisés par Henri Sanson quand il parlait, pour spécifier la conception chrétienne de la transcendance (par différence d’avec la conception musulmane), d’une « transcendance d’immanence ». Soit l’idée – c’est en tous les cas ma manière de m’approprier cette expression – qu’à nouvelle transcendance chrétienne, nouvelle immanence chrétienne. Ainsi la transcendance trinitaire (chrétienne) se donne moins dans le vaste ciel qu’en un point, un point de l’Histoire et de la géographie, qui est tout aussi bien le point de la Croix que celui du tombeau vide.

Si l’Incarnation est cette « transcendance d’immanence », alors que dit-elle aux hommes non seulement sur Dieu mais sur eux ? Et si elle dit bien sur Dieu quelque chose de neuf (par rapport à la figure de Yahvé), ne dit-elle pas aussi sur les hommes quelque chose de neuf par rapport à ce qu’en dit la foi juive de l’Ancien Testament ? Par exemple : que change pour les croyants le fait qu’il n’y ait plus d’horizon d’attente ?, et comment ceci est-il thématisé par Jésus lorsqu’il s’adresse à ses disciples ? Ceci n’est-il thématisé qu’après sa Résurrection, ou leur dit-il également de tel type de choses avant ?

 

–––


               6 : Connaître Jésus, connaître le Père

Trois interrogations

 

1) Quels sont les autres exemples de psaumes « oraculaires », où Dieu se met à parler à la première personne, faisant ainsi rupture dans l’ordre précédent du discours, le trouant en quelque sorte pour révéler sa présence jusque-là inspirante et écoutante ?

L’analogie avec l’écoute musicale est ici très frappante, celle-ci émergeant précisément au moment de l’œuvre où un cours jusque-là ordinaire se trouve suspendu ou détourné, en sorte de révéler l’intension secrète jusque-là inaperçue.

 

2) L’interprétation ici proposée du propos de Jésus - concluant, il faut le rappeler, son immense discours des Béatitudes jusqu’à « la règle d’or » en passant par le « Notre Père » - me surprend un peu car Jésus insiste ici surtout sur l’importance de la pratique par rapport à la simple déclaration d’intention. Il ne dit pas tant : « vous n’accèderez au Père que par moi » que « mettez en pratique tout ce que je viens de vous dire ».

Jésus insiste donc ici moins sur son identité propre – de Fils médiateur du Père – que sur l’importance décisive de la pratique pour ceux qui boivent ses paroles.

 

3) Le rapprochement suggéré entre la médiation du Fils et celle du « peuple élu » est troublant car il semblerait mettre sur le même plan Incarnation et élection du peuple juif, un peu comme si Jésus avait été un homme élu parmi des tas d’autres (comme le peuple d’Israël le fut parmi les différentes peuples de la Terre).

Jésus, élu du Père parmi les hommes ? Une telle proposition semblerait faire litière de l’Incarnation qui n’est pas une divinisation d’un homme déjà existant – par exemple un homme qui, à trente ans, aurait été élu par Dieu pour devenir son Fils – et qui n’a donc pas le même statut que l’élection d’un peuple, si ce n’est déjà existant (il s’agit à l’origine de la descendance à venir d’Abraham) du moins existant potentiellement comme peuple ordinaire parmi les autres peuples.

On pourrait certes comparer Abraham à Marie et rapprocher l’annonce à Abraham de celle à Marie. Mais la comparaison effacerait alors la différence radicale de l’Incarnation : la descendance d’Abraham est naturelle de part en part (même si Dieu donne un petit coup de pouce à la Nature en permettant à la vieille Sarah d’enfanter d’Abraham) quand celle de Marie est « surnaturelle ». Et surtout le peuple ainsi élu ne relève pas pour autant d’une identité divine quand Jésus est à la fois homme et Dieu.

Au demeurant, Jésus s’est-il jamais explicitement présenté sous le signe de l’élection, comme « l’élu » du Père ?

Bref, les deux médiations – celle de l’élection et celle de l’Incarnation – peuvent être rapprochées, précisément comme médiations, mais me semblent rester, en profondeur, radicalement hétérogènes, sauf à édulcorer la Trinité : Jésus, médiation vers le Père, est Dieu le Fils plutôt que médiation extérieure à Dieu (il est vrai, cependant, que Paul écrit bien : « Unique est le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même » 1 Tm, 2, 5). À approfondir, donc…

 

–––


               7 : La Transfiguration

Réactions

 

La référence à Luc est précise et très convaincante : elle exhausse avec force la pertinence du terme « élu » attaché à Jésus. Elle répond efficacement à mes questions antérieures.

Elle débouche alors sur de nouvelles interrogations.

 

1) Faut-il entendre « élection » au même sens du terme lorsqu’il s’agit de l’élection d’Israël et de l’élection de Jésus ? Je continue de penser que Jésus n’a pas été « élu » au même sens où Israël l’a été parmi les autres peuples, ni au même sens où Jacob par exemple l’a été parmi les membres du peuple élu.

L’enjeu de ceci est à mes yeux toujours le même (voir la progression, en spirale, de ces improvisations) : si l’emploi du même mot « élu » souligne la continuité, il risque par contre, si « l’élection » de Jésus n’est pas thématisée comme relevant d’un autre ordre, de lisser le tournant du Nouveau Testament et de présenter l’Incarnation comme un simple prolongement.

 

2) Qu’en est-il d’une « élection universelle » ? N’est-ce pas un oxymoron (s’il est vrai qu’une élection est une particularisation, qui récuse donc en soi l’idée même d’universalité) ? À quelles conditions un tel paradoxe est-il soutenable ? Ne retrouve-t-on pas ici que l’élection de Jésus n’est pas exactement du même type que l’élection d’Israël ?

La levée de ce paradoxe engage la question des particularités : la tradition philosophique, je crois unanime, associe le singulier (et non pas le particulier) à l’universel, quand le particulier se dialectise avec le général.

Derrière ces mots, se jouent des idées capitales : l’universel n’est pas le général (par exemple l’universel « tout homme » ne dit pas et ne pense pas la même chose que la généralité « tous les hommes » ; de même l’expression « tout chrétien » diffère de l’expression « tous les chrétiens », etc.), et de même le singulier n’est pas le particulier (une singularité – par exemple celle désignée par le nom propre « Kierkegaard » et qui désigne une conception singulière du sujet chrétien, différente à ce titre de la singularité « Pascal » - n’est pas l’ensemble des particularités de l’individu homonyme – ses fiançailles avec Régine, son rapport à un père autoritaire, etc…). Ainsi l’universel n’est accessible que par des singularités (il n’y a pas d’accès universel à l’universel, seulement des accès singuliers, un peu comme il y a des spiritualités singulières pour vivre une foi universelle) alors que du point de l’universel, les particularités (ou particularismes) sont sans intérêt : elles ne sont ni à combattre ni à exhausser, mais à ignorer. Bref, une particularité ne se lie aucunement à l’universel : une particularité est simplement ce qui n’est pas général (quand, a contrario, une singularité n’est pas ce qui n’est pas universel : où l’on retrouve que les dialectiques particulier/général et singulier/ universel sont qualitativement différentes).

Pourrait-on alors dire que l’élection d’Israël relève d’une particularisation quand l’élection de Jésus relèverait d’une singularisation ?

 

3) Cette improvisation débouche sur cette proposition, pour moi surprenante, de deux types de pratique de la foi selon l’origine des chrétiens (juifs/gentils) : pourquoi majorer ainsi l’origine des croyants ? Si l’on comprend bien qu’il y a plusieurs spiritualités chrétiennes (ce qui revient à dire qu’il n’y a que des voies singulières pour accéder à l’universel), on comprend moins bien que celles-ci puissent essentiellement procéder d’une origine (familiale, communautaire ou nationale) et non pas d’une détermination subjective.

Dit autrement : poser qu’il s’agit d’« imiter Jésus dans sa manière juive d’imiter Dieu », n’est-ce pas en dire trop ou trop peu : trop si les chrétiens venant de la gentilité n’ont pas à pratiquer les commandements de la loi juive, trop peu si les chrétiens d’origine juive doivent continuer de pratiquer tous les commandements de la loi juive ?

 

4) Il me semble que ces improvisations en reviennent au moment où elles marquent à nouveau la continuité Ancien/Nouveau Testament après avoir plutôt marqué la nouveauté Jésus/ pharisien (soit le moment « opposé » d’un parcours en spirale).

D’où la question suivante, d’un ordre second (comme on parle d’une dérivée seconde) : comment différencier cette continuité « seconde » de la continuité « première » (celle du premier volume des improvisations), c’est-à-dire en quoi porte-t-elle trace du moment de la nouveauté ?

Pour formaliser et préciser mon propos : ces improvisations sont travaillées par la contradiction ou le paradoxe de deux positions apparemment contraires sur la nature du rapport entre nouveau et ancien testaments : la continuité et la nouveauté.

Le mouvement de ces improvisations procède alors en spirale : partant du moment-continuité (volume I) pour aborder plutôt le moment-nouveauté (volume II en cours), pour revenir (à l’occasion des improvisations II.6 et II.7) sur la continuité (marquée par la mise en partage du prédicat « élu »).

Remarquons à ce titre que cette improvisation sur la Transfiguration conjoint bien continuité (le thème, en partage, de l’élection) et nouveauté : Jésus y apparaît bien, en continuité avec les improvisations précédentes, comme Fils bien-aimé, donc comme singularité (personne de la Trinité) non transitive à Israël.

D’où ma question : en quoi cette seconde élection (celle de Jésus, « après » celle d’Israël) est-elle singulière : à la fois en continuité et en nouveauté ? Peut-on en dire qu’elle est « une nouvelle continuité », une « continuité d’un type nouveau », une « nouvelle manière de continuer », autant dire un tournant ? Ce tournant interroge alors comment il pourrait être possible de continuer « à la manière juive » précédente, c’est-à-dire comme si tournant il n’y avait pas eu ?

ou

Ou encore : si la métaphore du tournant est acceptable (le tournant prolonge – continue donc – tout en inscrivant une nouveauté d’orientation), que penser de ceux qui continuent sans prendre le tournant ? Que voudrait dire que Dieu, en s’incarnant, effectue ce tournant tout en soutenant que ce tournant pourrait ne pas en être un pour « Israël » ?

D’où peut-être une nouvelle pointe de ces interrogations : non plus seulement « quelle nouveauté du côté de Jésus- Christ ? » (en quoi le Nouveau Testament est-il vraiment nouveau ?) mais, si nouveauté il y a bien eu, qu’en est-il de l’ancien et qu’est-ce que « la pratique de tous les commandements de la loi juive pour les chrétiens d’origine juive » veut dire si ce n’est pas simplement une conservation, un passéisme, presque une muséographie ?

 

5) Finalement, le différend ne serait-il pas entre la problématique du tournant et une « théologie de l’inclusion » où il y a « inclusion des Gentils dans la mission du peuple d’Israël, et non une “théologie de la substitution” » [2] ? Une inclusion en effet est un élargissement, non une inflexion (comme l’est le tournant) :

L’idée de l’inclusion serait alors que le peuple d’Israël (quelle que soit la réalité concrète qu’on mette sous ce nom religieux) constitue désormais le noyau – particulier, et donc non universel – d’un peuple générique (l’Église, prise au sens non institutionnel du terme : quelque chose comme « la communion des saints ») donc d’une universalité effective.

Reste alors à concevoir ce que pourrait réellement vouloir dire que le noyau (particulier) d’une universalité, que le noyau donc d’un catholicisme, noyau qui ne serait pas pour autant ce squelette qu’est l’appareil ecclésial.

On devine que cette figure puisse alors être grosse d’un conflit entre noyau israélite et squelette clérical…

 

–––


                8 : Jésus, Messie, sauve de la mort

Commentaire

 

Comme dans l’improvisation précédente, la référence à la nomination de Jésus comme « élu » est probante, et elle associe clairement le qualificatif d’élu à une fonction salvatrice : l’élu est sauveur plutôt que sauvé.

 

–––

 

 

 

               9 : Lamentation sur Jérusalem

Une question

 

Cette méditation montre bien que le contenu de la révélation du Nouveau Testament se concentre en la figure de Jésus et, par le fait même, constitue sa reconnaissance (« Et vous, qui dites-vous que je suis ? ») en pierre de touche.

Mais si Dieu pleure bien sur le fait de n’avoir pas été reconnu par son peuple quand il l’a visité, comment penser en chrétien ce qu’il attend désormais de ce peuple dans le cadre même de cette ancienne alliance que Dieu ne révoque pas puisqu’il ne condamne pas pour autant son peuple ?

Ou encore : si pour un chrétien Dieu reproche à Israël de ne pas avoir reconnu son Fils et, en conséquence, laisse le Temple être détruit une deuxième fois (dans la perspective – ouverte - d’une future reconstruction, puisqu’il ne s’agit pas d’une condamnation), comment concevoir ce que sera ce troisième Temple s’il est vrai qu’il ne saurait être simplement une reprise de l’ancien sous le seul effet d’un temps qui passerait et permettrait à Dieu d’oublier et d’effacer la non-reconnaissance ?

 

D’où deux sous-questions :

1) Comment, dans cette interprétation, caractérise-t-on déjà la différence entre le premier et le second Temples ? En quoi le second a-t-il pris acte d’une transformation dans la foi d’Israël par rapport aux raisons ayant fait que Dieu a laissé se dérouler la première destruction (celle  de Nabuchodonosor) ?

2) Comment un chrétien comprend-il les transformations dans la foi d’Israël que Dieu escompte pour engager la reconstruction d’un troisième Temple ?

 

–––

 

 

 

               10 : Le chemin, la vérité, la vie

Commentaire

Cette improvisation parachève on ne peut plus clairement le parcours général de cette seconde série.

 

–––



[1] Voir Yehudah Liebes : « Who makes the Horn of Jesus to Flourish » (Immanuel, Jérusalem, été 1987, n°21). Cette bénédiction correspond exactement à la conviction chrétienne que le Salut a commencé avec la Résurrection de Sésus, fils de Dieu, mais qu’elle doit continuer à croître.

[2] Cf. l’article cité par Pierre Lenhardt de P. M. Alexander, page 129