Dix improvisations

 

sur l’Évangile

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pierre Lenhardt, nds


 

 

 

 

 

 

Dix improvisations

sur l’Évangile

 

(Printemps 2003)

 

 

 

Pierre Lenhardt, nds

 

 

 

 

Table :

 

I.  Les pèlerins d’Emmaüs                                               5

II. La résurrection des morts                                            6

III.    Le premier commandement                                    7

IV.    « Aimez vos ennemis ! »                                        8

V. « Qui s’abaisse sera élevé »                                         9

VI.    L’entrée à Jérusalem                                               10

VII.    L’enfant prodigue                                                 11

VIII.    Le rapport à la tradition                                       12

IX.    Amour et miséricorde…                                         13

X. La mort de Jésus                                                         14

 

Contrepoint   16

I. Les pèlerins d’Emmaüs..................................... 16

II. La résurrection des morts ?............................. 17

III. Le premier commandement............................ 19

IV. « Aimez vos ennemis ! »................................. 20

V. « Qui s’abaisse sera élevé »............................ 22

VI. L’entrée à Jérusalem...................................... 23

VII. L’enfant prodigue........................................ 24

VIII. Le rapport à la tradition............................. 25

IX. Amour et miséricorde….................................. 27

 

 

Transcription et commentaires de F. Nicolas                  

 


 

Introductions

(janvier 2006)

 

 

Les dix improvisations rassemblées dans ce petit recueil ont été recueillies au cours de rencontres que m’a proposées mon neveu François Nicolas. Le choix des passages évangéliques a été également improvisé et l’ordre des sujets traités n’obéit à aucune intention. Le style parlé, fidèlement reproduit dans la transcription de F. Nicolas, est le mien, comme le contenu de mes paroles. Le texte des improvisations est exactement celui qui m’est venu à l’esprit, sans préparation , sans arrangement. Il y avait sans doute une intention intérieure derrière chaque chose que j’ai dite et je vais essayer de la retrouver à partir de ce qui a été écrit. Je vais en même temps indiquer quelques présupposés de mon improvisation. Je remercie François d’ajouter quelques lignes à mon introduction. Je crois utile d’inclure dans ce recueil les remarques de François sur chaque improvisation. Ici encore il vaut mieux ne pas retoucher ce qui est venu spontanément à l’esprit. Le dialogue se poursuit. Il m’a déjà aidé à mieux comprendre ce que j’ai dit dans mon improvisation. Il nous aidera dans notre marche commune vers un but que nous essayons de découvrir ensemble.

Mon intention principale était de mieux éclairer quelques paroles de Jésus dans les évangiles synoptiques, à partir de la Tradition d’Israël, pharisienne et rabbinique. Il s’agissait pour moi de comprendre moi-même avant de vouloir faire comprendre. Ceci explique en partie la densité et la lourdeur de ce que j’ai dit. Je ne voulais pas que l’improvisation affaiblisse le contenu. J’ai d’abord pensé à ma responsabilité dans la transmission du message. C’est bien, mais pour faire une homélie, il faut aussi et en même temps penser à l’auditeur. C’est un art que je n’ai pas. Il faudrait de plus que la forme écrite soit au service du message oral. Mes improvisations sont sans doute orales mais leur oralité n’est ni travaillée, ni dominée pour que soit perçue l’unité du message, de son origine, de son médiateur, et de son destinataire. Il en résulte que mes improvisations ne sont pas des homélies. Elles ne sont pas davantage des ’ouvertures’ qui font brûler le coeur comme celle de Jésus aux disciples d’Emmaüs, mais bien plutôt des exposés structurés selon le Psaume (34, 15) : « Écarte-toi du mal et fais le bien ! » Pour faire une homélie, ce qui avait été envisagé, il fallait partir de l’Évangile et avant tout le dégager de mauvaises interprétations et traductions, de clichés pieux et hérétiques à la fois, selon lesquels on est certain d’avoir la vérité sur Jésus. On fait le mal, au lieu de l’écarter, en présentant un Jésus totalement nouveau par rapport au peuple juif de son temps. Or la nouveauté du Jésus de la foi chrétienne ne peut être annoncée et prêchée que sur un fond de continuité. Dans les évangiles synoptiques, bien mieux que dans les écrits pauliniens ou dans l’évangile de Jean, l’humanité juive de Jésus est présentée dans un contexte juif qui, malgré les intentions propres à chaque évangéliste, n’est pas dénaturé, même quand il est, surtout en Mathieu, caricaturé. Pour établir la continuité il fallait non seulement remonter aux sources juives mais y prendre pied de manière assez large, peut-être dépaysante, pour qu’elles renvoient à l’Évangile et l’éclairent. J’ai donc pratiqué un va-et-vient ‘Évangile - Tradition d’Israël - Évangile’ qui ne retourne pas assez clairement peut-être à l’Évangile, à la pointe qui transformerait l’exposé en homélie. Il faudrait faire plus et mieux, toujours à partir des évangiles synoptiques, pour valoriser non seulement les paroles de Jésus mais ses actes, ses manières d’agir. On ne peut en effet, à mon avis, se contenter d’ annoncer Jésus-Christ mort et ressuscité à partir d’une expérience paulinienne qui ne dit rien du Jésus d’avant la résurrection. Sans parler de Marcion ou d’auteurs modernes qui ne veulent parler que de Paul pour l’utiliser à leurs fins propres, je veux dire que le chrétien moyen, auquel je m’identifie, a besoin de connaître le sens de la vie de Jésus, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, sans doute à la lumière de sa résurrection, mais sans que celle-ci volatilise l’enfance de Jésus, ses tentations, sa prédication, ses guérisons, sa souffrance, sa sueur de sang, sa déréliction et sa mort.

Il faudrait faire plus et mieux. L’amitié de mon neveu m’aide à croire que c’est possible. J’essaierai de prolonger ce premier essai.

 

Pierre Lenhardt


 

 

 

 

 

 

 

 

Il m’a semblé intéressant pour tous - chrétiens et non-chrétiens, croyants ou athées – de demander à mon oncle Pierre Lenhardt d’expliciter, le plus simplement possible (à distance donc de toute érudition), comment ses connaissances et convictions en matière de judaïsme pouvaient éclairer la lecture des Évangiles et singulièrement les paroles de Jésus qui y sont rapportées.

 

S’adressant au lecteur « innocent » du Nouveau Testament, qu’il soit le croyant écoutant l’Évangile du dimanche ou le non-croyant intéressé par ces textes, il m’apparaissait que Pierre Lenhardt pourrait ainsi lui transmettre quelque chose de son projet propre, des résultats de son labeur, de son acuité subjective. Peut-être en particulier, proposant au profane de déguster quelques fruits dégagés de sa longue fréquentation des textes juifs, pourrait–il ainsi lui donner le goût de cet insistant travail philologique.

 

C’est à ce titre qu’en sus de transcrire les propos de Pierre Lenhardt, j’ai choisi de jouer le rôle du Candide (ou, mieux, d’un Parsifal…), recevant ses paroles et interrogeant la manière dont ce nouvel éclairage pouvait modifier la compréhension qu’un naïf pouvait en avoir.

Mes commentaires ont pour seule justification de constituer une réception possible (parmi beaucoup d’autres) des propos soutenus - l’hypothèse étant que l’explicitation d’une compréhension peut en stimuler d’autres… -. C’est à ce titre qu’ayant choisi, après l’avoir écouté, de parler et non pas de me taire, je parle au fil de ces commentaires en mon nom propre, ne pouvant comme athée parler d’ailleurs, ici comme partout, en d’autre nom…

J’espère que mes remarques, commentaires, interrogations pourront être reçus comme un résonateur du vif intérêt que même un non-croyant peut prendre à cette lecture originale des Évangiles. Il va de soi que la lecture de cette voix secondaire, contrepointant la voix principale, n’est aucunement nécessaire à la compréhension de ce recueil où seuls les propos de Pierre Lenhardt comptent vraiment. C’est à ce titre que ces remarques adressées, au fur et à mesure du travail, à Pierre ont été ici regroupées en fin de volume.

 

 

François Nicolas

 

 


                                                                                                                                                                                                                                                                                                                I. Les pèlerins d’Emmaüs

Luc 24,13-35

(18 mars 2003)                 

 

 

 

 


Les pèlerins d’Emmaüs, on les connaît très bien et on risque d’oublier qu’ils ne sont pas les seuls à avoir un rôle très important dans ce dernier chapitre de l’évangile de Luc. Ils sont certes les premiers à être mis en scène avec Jésus ressuscité mais il y a à la fin de cet évangile une autre rencontre de Jésus, cette fois avec les apôtres eux-mêmes. Il y a certainement une progression entre ces deux parties de l’évangile. Le point commun le plus important de ces deux récits, c’est le recours à l’Écriture que Jésus fait pour faire comprendre aux disciples d’Emmaüs et ensuite aux apôtres le sens de ses souffrances, de sa mort. C’est ce recours aux Écritures qui fait jaillir la lumière permettant que les disciples non seulement reconnaissent Jésus mais aussi comprennent son message.

Il est intéressant de remarquer que dans les deux cas, Jésus n’est pas reconnu tout de suite comme s’il fallait justement invoquer l’Écriture pour qu’il puisse être reconnu. Le mot-clef qui apparaît dans le premier récit — celui des pèlerins d’Emmaüs — est le mot d’ouverture qui apparaît au verset 32 : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous quand il nous parlait en chemin et qu’il nous ouvrait [et non pas « expliquait »] les Écritures ? ». Ce même mot reparaît avec les apôtres à Jérusalem au verset 45 : « Alors il leur ouvrit l’esprit à l’intelligence des Écritures. ». Il s’agit du même mot en grec et c’est la même réalité qui est visée là : ouvrir, faire comprendre à des intelligences qui n’étaient pas jusque-là ouvertes. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Dans le contexte juif pharisien de l’époque, l’ouverture est un procédé connu. De même qu’en musique on ouvre un opéra par une Ouverture pour faire saisir dès le début l’esprit et le ton de l’opéra — ainsi Don Juan ou L’enlèvement au sérail n’auront pas du tout le même genre d’ouverture —, de même il s’agit d’ouvrir le cœur ou l’intelligence des auditeurs au message. Dans ce passage, le message de Jésus est lié à la personne de Jésus : ce n’est pas là un message donné par Jésus mais bien d’un message sur Jésus. C’est pour cela que l’ouverture dans le récit des pèlerins d’Emmaüs fait brûler le cœur de disciples qui reconnaissent Jésus dans sa Parole, alors qu’il bénit le pain et donne le sens de sa vie et de sa mort. Jésus n’a pas expliqué l’Écriture. Il a ouvert le cœur des disciples par la parole de Dieu dans l’Écriture.

Le procédé est d’une très grande importance spirituelle. Il s’agit de faire éprouver à l’auditeur la cohérence, l’unité et la divinité de la Parole de Dieu. On fait jouer les versets de l’Écriture les uns avec les autres comme un joaillier fait jouer les perles d’un collier assemblées dans une œuvre d’art. Les Paroles de l’Écriture sont des perles qui s’éclairent les unes les autres et si le collier est réussi, ces lumières se fondent les unes dans les autres et se rejoignent sur l’unité du message. Ainsi si le collier est réussi — et il l’a été en l’occurrence puisque le cœur des disciples a brûlé —, ceux-ci ont saisi dans l’unité Jésus et son message, et ils l’ont donc vu dans sa lumière transformée après la mort. Ce qui est très bien expliqué pour les pèlerins d’Emmaüs est repris à Jérusalem pour les apôtres après qu’ils ont eux-mêmes connu le même doute : Jésus leur ouvre l’esprit avec ce même procédé du collier, et on voit alors que les apôtres sont dans la joie.

Quand Jésus est perçu comme ressuscité, les disciples ont de la peine à croire que c’est lui, si bien que Jésus a pensé nécessaire de leur présenter du poisson à manger. Dans ce passage, Jésus se présente comme un Juif pétri de tradition pharisienne car le procédé donne une très grande importance à l’oralité de la Parole. La Parole de Dieu n’est pas seulement l’Écriture, comme le tiennent les Sadducéens, mais elle est avant tout une Parole orale confiée à des hommes. C’est la Parole orale qui manifeste l’unité et la divinité des Paroles de l’Écriture.

Le mot technique du procédé du collier renvoie au Cantique des cantiques, chapitre 1 verset 10 [« Tes joues restent belles, entre les pendeloques et ton cou dans les colliers. »], où le bien-aimé décrit la beauté de la bien-aimée, et ici bien entendu, le bien-aimé, c’est Dieu et la bien-aimée, Israël. Ainsi Dieu se complaît à souligner la beauté du cou rehaussée par les colliers. L’image est très importante : Dieu aime la bien-aimée plus que le collier. Mais par ailleurs, le collier, qui l’a offert ? Le bien-aimé bien sûr. Donc le collier, c’est l’Écriture, alors que la bien-aimée, c’est Israël portant la Torah orale, la Parole qu’elle a reçue. Finalement le bien-aimé jouit de l’unité parfaite entre la beauté la plus importante : celle de la bien-aimée — qui est la Parole orale — et la beauté du collier — qui est la Parole écrite —.

Le procédé pharisien rabbinique repris par Jésus souligne l’importance de l’oralité : ce qui compte pour faire comprendre un message, c’est la parole de celui qui le transmet, avec l’autorité en l’occurrence d’une Parole orale qui vient de Dieu. C’est l’homéliste juif chargé de prêcher qui fera le collier pour faire ressortir l’unité et la diversité d’une Parole. Le collier est ici fait par trois Paroles (verset 27) : l’une de Moïse — venant donc du Pentateuque —, l’autre des Prophètes, et la troisième venant de « toutes les Écritures », mais la suite montre que les Écritures, ce sont en fait les Psaumes qui sont le livre le plus utilisé pour représenter les Écritures.

On ne connaît pas ici les versets utilisés par Jésus mais on connaît par la littérature rabbinique de nombreux colliers de ce type et donc leur composition. Par exemple pour montrer que Dieu donne l’exemple de l’humilité, on va trouver trois versets, l’un tiré du Pentateuque, l’autre des Prophètes (Isaïe en l’occurrence), le troisième des Psaumes qui disent tous à peu près la même chose : « Dieu est dans la hauteur, il donne tout et il s’abaisse pour faire justice à la veuve » ce qui relève que là où la grandeur de Dieu est exaltée, là aussi Dieu est présenté comme s’abaissant et s’humiliant et donc que la grandeur de Dieu se manifeste par son humilité.

Quand trois versets disent à peu près la même chose sur un point fondamental, cela indique la cohérence de l’Écriture. Cela souligne que toute l’Écriture converge pour ne dire que cela et que la diversité s’unifie. Ainsi de même que toute la Torah se résume dans l’amour du prochain, de même toute la Torah se résume dans le message que la vraie grandeur, c’est l’humilité.

Jésus valorise cette tradition du collier dans ce contexte particulier. Or Luc, qui n’était pas Juif a noté cela alors que les autres évangélistes ne l’ont pas noté, sans doute parce que pour eux c’était là chose évidente.

Cela valorise donc la nécessité de voir Jésus dans un contexte pharisien. Il adopte la vision pharisienne sur un point fondamental : la Parole de Dieu. Jésus, en effet, aurait pu se contenter de dire : « tout ce que je fais est déjà prévu dans l’Écriture ». Il est capable de montrer que tel verset renvoie à tel autre ce qui suppose que l’Écriture, bien maniée, fait jaillir la vérité.

Pour les Sadducéens, seul ce qui est écrit dans l’Écriture Sainte est parole de Dieu. Pour les Pharisiens, l’interprétation de l’Écriture peut avoir le statut de Parole de Dieu. Il y en a qui savent choisir les perles mais qui ne savent pas forcément les percer, c’est-à-dire percer le sens de chaque parole pour qu’elle soit en accord avec les autres.

Jésus, lui, a trouvé les Paroles de l’Écriture qui a ouvert le cœur et l’intelligence des disciples. Il a fait un collier qui fait sentir ce qu’il est, qui fait sentir sa mort et sa résurrection, et c’est là la nouveauté de Jésus par rapport à un procédé pharisien très connu : il existe bien des colliers qui font brûler le cœur mais Jésus a fait sentir ce qu’il est lui ; il a composé un collier spécifiquement chrétien sur un fond rabbinique.

Les disciples connaissaient ces Écritures mais la manière dont Jésus les assemble fait jaillir d’un coup la lumière et cela est donc identique au mouvement de reconnaissance de Jésus qu’ils connaissaient également auparavant : tout d’un coup, Jésus n’est plus mort ; or les disciples ne l’ont pas reconnu avant le collier. L’évangile précise qu’ils l’ont reconnu à la fraction du pain. Il avait donc sans doute une manière spécifique de le faire, mais c’est aussi que leur cœur brûlait déjà avant cela. Il y a donc bien deux temps dans la reconnaissance, mais l’essentiel est déjà acquis à partir du moment où il leur a ouvert le cœur.

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                                                                                                                                                                                                                                                                                                         II. La résurrection des morts

Marc 12,18-27

(1° avril 2003)                  

 

 

 

 


Ce chapitre a l’avantage de présenter deux thèmes majeurs : celui de la résurrection des morts, celui des commandements et de la loi mosaïque. Dans la présentation qu’en fait Marc, ce chapitre semble être situé à l’intérieur du Temple de Jérusalem ce qui s’avérera particulièrement important pour la partie concernant la question des commandements. On remarque en même temps que dans les deux passages, Jésus est, sans aucun doute possible, du côté des Pharisiens dans un contexte qui suppose la présence de Sadducéens. Il y a en fait ici un accord parfait, plus ou moins explicite, de Jésus avec les Pharisiens.

 

Dans le premier verset, les Sadducéens apparaissent comme ceux qui nient la résurrection des morts. Ils interrogent Jésus pour voir s’il est avec eux ou avec les Pharisiens en ce qui concerne la résurrection des morts. C’est en effet un phénomène connu par ailleurs que les deux groupes s’opposaient sur cette question, les Sadducéens étant contre l’existence d’une résurrection des morts, et les Pharisiens pour.

Les Sadducéens attaquent donc la position pharisienne en utilisant l’argument d’école de la femme aux sept maris : s’il y a résurrection, quel sera parmi les sept le mari de cette femme après la résurrection ? L’argument est polémique : ils veulent ridiculiser la position pharisienne. Ceci dit, en utilisant cet argument, ils font la preuve qu’ils la méconnaissent car les Pharisiens ne conçoivent pas la résurrection des morts comme la réanimation pure et simple des cadavres. Si les sept maris étaient effectivement réanimés, le problème pourrait effectivement se poser de savoir lequel l’emporterait sur les autres mais Jésus rejette cet argument car il sait précisément que la résurrection des morts comporte une transformation ou une transfiguration de la vie qui prévalait avant la résurrection. À l’appui de cette position, Jésus cite l’opinion pharisienne commune connue par ailleurs qu’après la résurrection, « on ne prend ni femme ni mari mais on est comme des anges dans les cieux. » (verset 25).

La tradition pharisienne commune, plus développée que ce qu’en dit ici Jésus, présente la vie après la résurrection comme justement dépassant les limites et les nécessités de la vie de ce monde-ci : mariage, activité professionnelle, etc., l’activité principale devenant après la résurrection le partage de la vie divine, la jouissance de la vie divine communiquée aux hommes.

L’argument des Sadducéens a le mérite de permettre à Jésus et à tout chrétien après lui de ne pas concevoir la résurrection des morts comme la réanimation d’un cadavre. De plus l’argument dans sa matérialité un peu vulgaire (les sept maris…) a l’avantage de montrer que pour les Pharisiens et pour Jésus et donc pour nous Chrétiens, il s’agit bien de la résurrection des morts ou de la résurrection de la chair (comme le formule le Credo chrétien) et non pas de l’immortalité de l’âme. Que l’âme soit immortelle, on n’en doute pas mais son immortalité est à l’intérieur de la résurrection des morts — ce point est essentiel car il fait difficulté dans la relation des Juifs avec la pensée grecque.

Ainsi donc l’argument sadducéen des sept maris a quand même quelque chose de fondé dans le fait que les Pharisiens soutiennent la résurrection des morts et pas seulement l’immortalité de l’âme. On peut donc croire qu’ils enseignent la réanimation des corps, ce qui n’est pas le cas. Tel est le premier point : le rejet de l’argument sadducéen.

 

Maintenant, il ne suffit pas de l’affirmer. Il faut essayer de l’appuyer sur une cohérence.

Cette cohérence invoquée par Jésus est celle d’une Parole divine qui est orale dans la Tradition et écrite dans l’Écriture. Les Pharisiens avaient repris bien avant le Nouveau Testament la tradition immémoriale selon laquelle Dieu ressuscite les morts. Cette tradition n’invoquait pas l’Écriture. Elle invoquait plutôt l’évidence de la vie comme vie créée par Dieu à partir du néant.

L’argument fondamental est celui que propose la mère des martyrs d’Israël (2° livre des Macchabées, chapitre 7) invoquant le Dieu de la vie qui a fait naître en son sein la vie de ses fils à partir du néant. Elle dit : « Celui qui vous a formés dans mon sein à partir de rien, a fortiori vous donnera-t-il la vie à partir de ce que vous êtes, c’est-à-dire de votre vie à son service et dans la pratique des commandements. »

Jésus invoque donc cette cohérence d’un Dieu de la vie qui crée la vie et qui la recrée. Ce ne serait pas cohérent de ne pas achever ce qu’il a commencé. L’évidence de cette cohérence précède la recherche d’un appui scripturaire. En ce point (2M 7,6), la mère des martyrs ne cite pas l’Écriture — qu’elle connaît bien sûr — pour prouver la résurrection des morts : elle invoque le Dieu de miséricorde certes par une citation scripturaire (Dt 32,36), mais la cible de son argument n’est pas la résurrection : c’est un appel à la miséricorde divine. L’argument de la résurrection vient seulement après (verset 22) mais il n’est plus ici scripturaire.

Les Pharisiens ont repris cela : ils ont enseigné la résurrection comme une donnée fondamentale de l’espérance juive sans l’appuyer sur l’Écriture. Ceci montre d’ailleurs la très haute idée qu’ils avaient de la tradition capable d’enseigner une espérance aussi fondamentale sans l’appuyer sur l’Écriture.

Sur ce fond de foi et d’enseignement pharisiens, Jésus présente un recours à l’Écriture : il cite Ex. 3,6 : « Je suis le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. ». L’Écriture confirme que le Dieu de Jésus est celui qui apparaît à Moïse dans l’épisode du buisson, c’est le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et de Jacob qui, par miséricorde, s’abaisse dans le buisson pour partager la souffrance d’Israël. Cet appui de Jésus sur l’Écriture évoque toute la cohérence de la Parole de Dieu dans la Tradition et dans l’Écriture qui parlent d’un Dieu transcendant se rendant présent à la vie des hommes. Si Dieu se présente à Moïse comme le Dieu des Pères (c’est-à-dire d’Abraham, Isaac et Jacob), il ne peut pas être le Dieu des morts mais il est bien le Dieu des vivants.

Les Sadducéens ont peut-être raison de ne pas voir dans l’argument scripturaire une preuve de la résurrection mais ils ont tort de ne pas connaître le Dieu qui est le Dieu des vivants. Ils connaissent peut-être l’Écriture au niveau du sens littéral mais ils méconnaissent le sens le plus profond de cette Écriture que donne la tradition.

Le reproche de Jésus est que les Sadducéens ne connaissent ni les Écritures ni la puissance de Dieu. De fait ils ne connaissent pas l’interprétation autorisée de l’Écriture qui est, selon les Pharisiens, tout autant Parole de Dieu que l’Écriture elle-même. De fait, ils ne connaissent pas les Écritures selon le sens le plus profond qu’elles peuvent enseigner à savoir ici la puissance de Dieu qui ressuscite les morts. Il est notable que les Pharisiens enseignent dans la prière liturgique que Dieu est tout puissant et ressuscite les morts. Il est très probable que Jésus se réfère à cette prière pharisienne qui était à l’époque du Temple organisée par eux pour le peuple à proximité même du Temple, dans un local qui lui était attaché.

Le fait que l’épisode sur la résurrection et celui qui le suit sur le premier commandement ont pour lieu le plus approprié le Temple de Jérusalem dans lequel Jésus donne son enseignement (Mc 11,27) permet en effet de penser que l’enseignement de Jésus se réfère plus ou moins explicitement à la prière du peuple dans le Temple. Sur ce point de la résurrection, le texte de Marc gagne à être vu en parallèle avec les versions de Matthieu et Luc. La version de Luc fait tout particulièrement comprendre que le recours à l’Écriture n’est pas une preuve mais un appel à la cohérence : une telle cohérence ne peut être perçue qu’à l’intérieur d’une tradition vivante entendue, tradition qui lit dans l’Écriture des allusions, des indications et non pas des preuves. C’est ce que dit Luc très clairement quand, à la différence de Marc et Matthieu qui inscrivent : « N’avez-vous pas lu… » (Mc 12,26), il rapporte pour sa part : « Moïse l’a donné à entendre » (Lc 20,37) ; en grec, cela dit : il a fait allusion, il a donné comme un signe — les commentaires rabbiniques les plus pointus sur le statut du recours scripturaire disent que ce recours est une allusion, autrement dit qu’il fonctionne comme un appel à la cohérence —. Luc est donc ici très précieux : comme il n’était pas Juif (il a écrit son évangile en grec), il a précisément noté ce que les Juifs lui ont dit, ce que n’ont pas pris soin de faire les autres évangélistes qui, eux, étaient Juifs et pour qui tout ceci allait de soi. Ainsi, la résurrection, on y croit si on est engagé dans la cohérence d’une vie.

Luc a également un développement intéressant. Jésus ne donne pas ici une parole personnelle : il cite la tradition. Luc précise alors ceci (verset 38) : « Or il n’est pas un Dieu de morts, mais de vivants ; tous en effet vivent pour lui » ce qui est une autre façon de se référer à la résurrection. Luc a ainsi corsé la tradition ou alors, c’est qu’il a entendu une tradition plus forte que Marc et Matthieu.

Les Pharisiens enseignent la résurrection dans la prière sans citer l’Écriture. Mais ils se rendent compte qu’invoquer la cohérence de la Parole de Dieu sans montrer la cohérence de cette parole sous ses deux formes (orale et écrite) jette un doute, en particulier si cette cohérence n’inclut pas l’Écriture.

On peut prouver — ce n’est pas le lieu ici de le faire — qu’il y a eu une évolution historique : dans la période ancienne (celle de la mère des martyrs), on ne cherchait pas à recourir à l’Écriture. Puis les Pharisiens, à partir du moment où ils interviennent pour diriger la nation et à partir du moment où ils se heurtent aux Sadducéens (vers 150 ans avant J.-C.), veulent montrer que la cohérence de la Parole de Dieu nécessite que l’Écriture enseigne également la résurrection. D’où que ce que l’Écriture n’enseigne pas de manière littérale l’est de manière orale. Les Pharisiens se portent ainsi responsables d’une cohérence et posent que les Écritures sont à l’intérieur d’une tradition qui les interprète.

De ce point de vue pour comprendre le sens de la référence de Jésus au livre de l’Exode quand il cite : « Je suis le Dieu d’Abraham… » (Ex 3,6), il faut rappeler ce que Dieu dit un peu plus loin dans ce même livre (Ex 6,4) : « Je me suis engagé en faisant alliance avec eux [Abraham, Isaac et Jacob] à leur livrer la terre de Canaan ». Or livrer la terre à des gens morts, c’est faire allusion à la résurrection de ces morts. Jésus suppose connu ce développement comme d’autres d’ailleurs — voir Deut 11,21 (« Sur la terre que le Seigneur a juré à vos pères de leur donner ») : ces gens étant morts, s’ils doivent avoir la terre, c’est qu’il s’agit là de la terre de la résurrection des morts —.

Jésus cite donc l’Écriture pour la rattacher à un sens profond et, pour ce faire, il s’appuie sur la tradition pharisienne qui lie Parole écrite et Parole orale.

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                                                                                                                                                                                                                                                                                                      III. Le premier commandement

Marc 12,28-34

 (8 avril 2003)       

 

 

 

 


Nous abordons le second passage intéressant du chapitre 12 de l’Évangile de Saint Marc. Le premier était le débat sur la résurrection avec une opposition entre Jésus et les Sadducéens. Le second récit, celui d’aujourd’hui, est tout aussi intéressant. Il n’y a pas de Sadducéens en scène mais un scribe qui est certainement du courant pharisien, nous verrons pourquoi.

Les deux récits s’inscrivent dans le cadre du Temple. Ceci est particulièrement important à noter parce qu’à la question du scribe qui ouvre le débat : « Quel est le premier commandement ? », Jésus répond : « Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est un. ». Jésus introduit ainsi le débat par une citation du Deutéronome qui n’est pas simplement un texte de l’Écriture parmi d’autres mais le texte fondamental pour la prière juive instituée et obligatoire, texte que tous les Juifs connaissent. Le verset cité par Jésus est le premier de la lecture instituée par la tradition. Ceci est cohérent avec le fait que les auditeurs de Jésus ont dû prier le matin même avec cette lecture, soit là où ils sont actuellement avec lui, soit à la synagogue attenante au Temple. Autrement dit, Jésus fait appel à une pratique commune à tous les Juifs, au moins à tous les Juifs qui suivent les maîtres pharisiens dans la prière.

Il est remarquable que le débat sur le premier commandement — qui apparaît également dans les Évangiles de Luc et de Matthieu — n’est précédé par le « Écoute Israël » que dans l’Évangile de Marc. En effet l’enseignement sur le premier commandement s’appuie, selon les Pharisiens, sur les deux premiers versets de la lecture de Deutéronome 6,4-5. Le premier verset, c’est « Écoute Israël… ». Le second, qui le suit immédiatement, dit : « Et tu aimeras ton Seigneur de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force ». Il y a donc une unité cohérente entre le commandement de l’amour de Dieu, qui est le premier, le plus élevé, et la proclamation de l’unité de Dieu.

Cette cohérence n’est perçue que si d’abord on perçoit correctement l’énoncé du message et si on traduit correctement cet énoncé dans les langues vernaculaires. Il faut entendre à la fin du premier verset : « Le seigneur notre Dieu, le Seigneur est un » et non pas, comme dans de nombreuses traductions, « est l’unique Seigneur ».

Ce message, dont la portée est considérable, s’impose non seulement en raison de la formule évidemment tirée du Deutéronome en hébreu mais également des traductions les plus anciennes et les plus autorisées, à savoir la traduction des Septante en grec et la traduction de Saint Jérome en latin. Dans toutes ces traductions, le Seigneur est proclamé un et non pas l’unique Seigneur. En plus de ce que le mot impose selon le sens littéral, il faut également tenir compte de la tradition commune qui l’interprète. En effet la prière juive instituée par les Pharisiens fait précéder la lecture des versets « Écoute Israël » par une bénédiction qui enseigne que Dieu a aimé Israël le premier et que l’amour est le principe d’unification. Donc Dieu est amour et veut qu’Israël s’unifie et adhère à sa propre unité par amour.

À partir de cela, on peut parcourir deux voies — la première, négative, et la seconde, positive — en suivant les paroles du psaume 34,15 qui dit « Détourne-toi du mal et fait le bien ! ».

Se détourner du mal, c’est ce que nous avons commencé à faire en signalant les mauvaises compréhensions et les mauvaises traductions. Pour cela la prudence élémentaire consiste à consulter d’abord les traductions juives autorisées en français, par exemple celle du Rabbinat de France où il y a « Le Seigneur est un ». La deuxième étape, plus onéreuse, consiste à étudier la prière juive dans son contexte et à comprendre son message.

Quant à la deuxième voie positive, celle de faire le bien, elle consiste à approfondir le message qui lie la proclamation de l’unité de Dieu au commandement de l’amour.

Avant d’aller plus loin dans cette voie, remarquons pour faire honneur à l’Évangile et à la suite du débat que si les paroles du scribe sont bien une approbation explicite (assez rare dans l’Évangile) des paroles de Jésus — puisque le scribe dit : « Fort bien, Maître, tu as eu raison de dire… » —, le scribe cependant ne se contente pas d’approuver Jésus en général : il fournit, si c’était nécessaire, la confirmation de l’interprétation de Jésus à savoir que c’est du Dieu-un qu’il s’agit et du Dieu-un qui appelle à l’amour. Le scribe en effet dit : « Tu as eu raison de dire qu’Il est un et qu’il n’y en a pas d’autre que Lui ». Or si on comprenait et traduisait ce passage en disant que pour le scribe « Dieu est unique et qu’il n’y en pas d’autre que Lui », on ferait alors parler le scribe pour ne rien dire puisqu’il ne ferait alors qu’énoncer un pléonasme.

Le message du scribe pharisien confirme que Jésus donne la plus grande importance au commandement de l’amour de Dieu parce que Dieu est amour et qu’il demande qu’on reçoive son amour comme principe d’unification. Le message de Jésus est complété par ce qu’il dit sur le commandement de l’amour du prochain qu’il appuie ici encore sur l’Écriture (comme il l’a déjà fait pour le commandement de l’amour de Dieu). Jésus cite ici Lévitique 19,18 : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Ici encore Jésus suppose connue la tradition commune et invoque le verset pour soutenir le commandement de l’amour du prochain.

Ce n’est pas la seule manière d’utiliser l’Écriture. Jésus aurait pu, au lieu de s’appuyer sur Lévitique 19,18, se référer à Genèse 5,1 dont le verset dit que l’homme et la femme ont été faits à la ressemblance de Dieu. En effet, ne pas aimer le prochain serait ne pas respecter la ressemblance. Ce verset qui utilise l’argument de la ressemblance a l’avantage, dans les débats pharisiens rabbiniques, de fournir une base objective à l’amour du prochain alors que l’appui sur Lévitique 19,18 présente un point faible : comment celui qui ne s’aimerait pas soi-même pourrait-il alors aimer son prochain ?

Ceci dit, nous pouvons pleinement suivre Jésus dans la préférence qu’il donne à Lévitique 19,18. En effet, on peut penser que Jésus est dans la lignée du grand maître pharisien qui l’a précédé, le célèbre Hillel l’Ancien (le grand-père de Gamaliel, le maître de Saint Paul) qui enseignait qu’il faut s’aimer soi-même et en particulier prendre soin de son corps, soigner son corps qui est le lieu de la personne humaine créée à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Ainsi le message est le plus complet : il faut aimer Dieu qui est un, non divisé, qui aime toutes ses créatures, les méchants comme les bons et qui veut que la proclamation de son unité se traduise par l’acceptation de son programme pour chaque être humain et pour toute l’humanité : l’unification par amour.

Ceci est un appel à la cohérence : il faut aimer son corps, il faut harmoniser les facultés que l’on a, il faut canaliser les passions, par exemple valoriser l’instinct de conservation, l’instinct sexuel et les unifier avec les tendances altruistes que chacun a ou peut avoir. De même qu’il faut unifier toutes les facultés, tant physiques qu’intellectuelles, de même, dans la relation à Dieu, il faut unifier la crainte et l’amour, la crainte étant comprise comme la force qui domine toutes les craintes inférieures. Si l’on craint Dieu, d’une part on peut se libérer de toutes les autres craintes et d’autre part on se rend capable d’aimer Dieu et non pas soi-même. La crainte de Dieu est libératrice et purificatrice. Elle est enseignée aussi bien par la prière juive qui précède le « Écoute Israël » — et qui demande explicitement à Dieu d’unifier dans le cœur la crainte et l’amour : « Unifie notre cœur pour qu’il craigne et aime ton nom » — que par tous les maîtres d’Israël et très explicitement par Jésus dans Matthieu 10,28 ce qui, au total, signifie : craignez Dieu et vous serez sans crainte car la crainte de Dieu est une purification. C’est la crainte qui alimente l’expérience déchirante de la transcendance et l’unification à viser est celle de la crainte et de l’amour de Dieu.

 

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Matthieu 5,43-48

(23 avril 2003)                 

 

 

 

 


Ce passage vient clore le célèbre Sermon sur la montagne par une note polémique, la dernière d’une série qui oppose la loi, de coutume souvent dure, à l’attitude nouvelle que propose Jésus.

La dernière des oppositions est : « Vous avez entendu qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi ». Cette formule « vous avez entendu » invite à penser que ce qui a été entendu a une certaine autorité. À part le début de la sentence — « tu aimeras ton prochain » — qui semble emprunté à l’Écriture (Lev. 19,18), l’ensemble ne se trouve nulle part de manière indiscutable comme un enseignement traditionnel.

De toute façon, Jésus réagit avec la formule : « Et bien moi je vous dis : Aimez vos ennemis ! ». Cette formule, dans le contexte, signifie que Jésus revendique une autorité supérieure à la tradition supposée qu’il contredit. Ce faisant, Jésus se présente comme celui qui dit une tradition orale supérieure à celle qu’il cite. Si, comme il le faut, on situe ces paroles de Jésus dans le contexte pharisien d’une parole qui interprète avec autorité toute tradition orale qui la précède et toute écriture déjà connue, on comprendra que Jésus peut dépasser par son enseignement les données qu’il cite. En effet l’homéliste juif qu’est Jésus dans ce sermon doit précisément faire comprendre aux auditeurs que toute tradition orale ou écrite peut être renouvelée. Le renouvellement se fait quand, dans la communauté, l’homéliste et ses auditeurs se mettent en contact avec le Dieu vivant qui est présent au milieu de son peuple. Le contact avec ce Dieu vivant relativise tout ce que peut dire la tradition antérieure, orale ou écrite. C’est ce que fait Jésus en invoquant la présence de Dieu qu’il nomme « votre Père qui est aux cieux ».

Ce Père qui est aux cieux demande à ses fils de lui ressembler. Ce Père céleste est le Dieu créateur du ciel et de la terre, de tous les êtres animés et, parmi les êtres humains, des bons et des méchants. Comme créateur, il fait tomber la pluie et la lumière sur les méchants comme sur les bons. Sa miséricorde ne fait pas de séparation entre les bons et les méchants. Cette non-séparation, cette non-division est une des manifestations de l’unité ineffable.

Cette qualité de Dieu est désignée par le terme hébreu de perfection (temimut ou tummah). Cette perfection, d’après l’Écriture et la tradition, n’est pas directement connue. Elle n’est connue que par ses conséquences. C’est l’agir de Dieu qui est connu et désigné comme parfait (Deut 32,4 : « Son agir est parfait » — parfait : tamim —). En effet la pluie tombe sur les bons et les méchants et le soleil éclaire les uns et les autres. La prière juive dira que Dieu, par sa miséricorde, éclaire la terre et tous ceux qui l’habitent. Cet enseignement est généralisé et appliqué au jugement de Dieu sur ses créatures. Dieu est celui qui juge en vérité. Il est le juge vrai dont les jugements sont toujours justes. Ceci va jusqu’à l’affirmation en toutes circonstances que Dieu agit justement, même quand il enlève à des personnes un être qui leur est cher.

Un exemple fameux a été donné par un maître juif qui est condamné par les Romains dans la révolte de Bar Kokhta (130-135 ap. J.-C.) : il apprend sa condamnation à mort et sera brûlé avec le rouleau de la Torah qu’il n’avait cessé d’interpréter contrairement à l’interdit jeté par les Romains. Sa femme est également condamnée à mort et sa fille condamnée à servir dans une maison de tolérance. Chacun des trois martyrs accepte de voir dans cette épreuve le jugement vrai de Dieu. Le maître cite Deut 32,4 : « Son agir est parfait. ». Les spectateurs louent ce maître d’avoir trouvé le meilleur verset pour justifier le jugement. Un philosophe païen à ce spectacle se convertit au Dieu d’Israël et les Romains l’envoient au supplice. Il leur dit alors : « Vous m’annoncez une bonne nouvelle car je serai avec les martyrs aujourd’hui dans la vie éternelle ».

Ceci rappelle la parole de Jésus au Bon Larron dans Luc 23,43 : « En vérité je te le dis : aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis. » Accepter le jugement de Dieu, c’est proclamer la perfection de Dieu, c’est s’unir à sa perfection et à son unité. C’est donc être avec Lui déjà dans la vie éternelle.

Les paroles de Jésus à la fin du chapitre — « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait » — supposent ce contexte et le confirment en le radicalisant. La nouveauté de ces paroles n’est pas tant dans leur contenu — sauf peut-être dans le fait que Jésus désigne le Père céleste comme parfait ce qui n’est dit dans l’Écriture — que dans l’identité de qui les prononce : pour la foi, la nouveauté consiste dans le fait que Jésus, comme Fils au sens fort du terme, a vécu de manière radicale la non-division dans l’épreuve et qu’étant de condition divine (voir l’Épître aux Philippiens), il s’abaisse pour vivre jusqu’au bout la non-division de l’épreuve.

Concernant l’appellation par Jésus du Père céleste comme parfait, cette nomination de Dieu dépasse la littéralité de l’Écriture. On a cependant exagéré du côté chrétien la possible nouveauté de cette appellation en prétendant par exemple que Jésus est le premier à avoir proposé d’imiter la perfection de Dieu. Ceci n’est pas imposé par le contexte. Il vaut mieux insister sur le sens qu’a la perfection de Dieu qui est la conséquence de son unité ineffable et qui n’est pas un modèle proposé à une piété moralisante : la perfection est l’imitation de Dieu dans sa non-division. Il faut donc comme lui aimer les méchants et les justes. La perfection comme non-division s’atteint dans l’acceptation de l’épreuve par amour jusqu’à la mort sans division. Il y a pour l’homme ici-bas une possibilité d’imiter la perfection dans l’épreuve et de correspondre à la perfection venant du Dieu créateur. Cette perfection a été atteinte par d’innombrables martyrs juifs. Le plus célèbre d’entre eux est Rabbi Akiba qui, dans sa souffrance, dans la torture, ne s’est pas divisé, est resté attaché à Dieu par l’amour.

Dans le Nouveau Testament, l’Épître aux Hébreux souligne que Jésus a été rendu parfait en obéissant à Dieu jusqu’à la mort (Héb. 5,7-8). Ce même idéal de perfection est présent tout au long de l’Épître de Jacques avec également, en contexte, l’acceptation de l’épreuve sans division. Quant à Jésus, ses paroles au moment de mourir confirment qu’il a été jusqu’au bout de l’épreuve dans l’abandon, l’angoisse. Il s’adresse au Dieu qui reste pour lui le Dieu de la miséricorde en prononçant les paroles : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mat 27,46 ; Marc 12,41). La tradition rabbinique en effet met en lumière que le « Mon Dieu, mon Dieu… » du psaume 22 est un appel au Dieu de la miséricorde dont on ne se sépare pas puisqu’on continue à l’invoquer.

En Luc (Luc 23,46), Jésus meurt avec la parole du psaume 31 : « Père, entre tes mains je remets mon esprit ». Les deux versions des paroles de Jésus convergent : Jésus s’adresse au Dieu de miséricorde et au Dieu de vérité — le psaume 31, en effet, après les paroles : « Entre tes mains, je remets mon esprit, c’est toi qui me rachètes, Yahvé » enchaîne aussitôt : « Dieu de vérité » (Ps 31,6) —.

Ce passage de l’Évangile enseigne donc une des voies de l’imitation de Dieu proposée par l’Épître aux Éphésiens (Ép 5,1-2) : « Cherchez à imiter Dieu, comme des enfants bien-aimés et suivez la voie de l’amour ». L’imitation que propose Jésus est l’imitation de Dieu dans sa perfection, la non-division dans l’amour de toute sa création, des méchants comme des bons.

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Luc 14,7-11

 (7 mai 2003)                    

 

 

 

 


Ce passage de l’Évangile a une originalité : la parabole du repas que Jésus utilise pour enseigner l’humilité est propre à Luc. Ceci permet de souligner à quel point Luc, qui n’est pourtant pas Juif — ou peut-être précisément parce qu’il n’est pas Juif —, prend soin d’écouter les témoignages et d’utiliser leur contexte.

L’image même du repas est bien connue : il ne faut pas se mettre à la première place de peur d’en être délogé, et la parabole débouche sur la formule lapidaire de Jésus : « Quiconque s’élève sera abaissé, et celui qui s’abaisse sera élevé ». Cette formule est reprise dans les évangiles synoptiques de Marc et Matthieu et également dans le dernier repas de Jésus selon cette fois l’évangile de Jean – certes, elle n’y est pas reprise littéralement mais le même message est donné : le Maître s’abaisse… —. Il est donc certain que cette parabole de Jésus caractérise toute sa vie et son action et que l’Église primitive l’a reçue des Apôtres pour la présenter dans l’Épître aux Philippiens (Ph 2,6-11).

Il s’agit ainsi de quelque chose de tout à fait central dans l’enseignement de Jésus, l’incarnation étant la mise en œuvre d’un abaissement en vue paradoxalement de l’exaltation. Il est donc intéressant de valoriser la présentation lucanienne de cet enseignement car c’est cette présentation qui permet au mieux de s’enrichir par la connaissance du contexte juif pharisien rabbinique.

Le point de départ pour prendre connaissance de ce contexte est la célèbre formule de Hillel l’ancien — grand modèle pharisien qui précède Jésus dans l’histoire — : « Mon abaissement est mon élévation, mon élévation est mon abaissement ». Cette formule est remarquable car elle est à la première personne ce qu’on aurait pu attendre de Jésus. Est-ce par discrétion à l’époque de son ministère public que Jésus n’emploie pas la formule de Hillel à la première personne qui pourtant était certainement connue parce qu’elle avait frappé tous ses contemporains ? Hillel était ainsi connu pour parler comme s’il était pour ainsi dire identifié à Dieu.

Il faut d’ailleurs savoir que ce genre de formule — à la première personne — n’est pas réservé aux Juifs : elle est connue dans différentes cultures religieuses avec de très grands décalages chronologiques. La plus célèbre par exemple dans l’Islam est celle du mystique Hallaj qui disait « Je suis la vérité » et qui a été condamné à mort parce que les musulmans orthodoxes considéraient cela comme un blasphème.

À l’époque de Hillel, il n’y a pas eu d’accusation ou de soupçon de ce genre mais le problème reste posé et il se repose quand Jésus, dans l’Évangile de Jean, dit : « Je suis la vérité » (Jn 14) et quand, de ce fait, il est accusé de blasphémer. De toutes les façons, cette formule, qu’elle soit à la première ou à la troisième personne, est conçue par Hillel et par Jésus comme un enseignement venant de Dieu lui-même qui donne l’exemple de l’abaissement-élévation.

Nous avons plusieurs homélies juives qui présentent Dieu comme modèle d’une humilité qui est la manifestation de sa grandeur. Le point de départ pourrait en être un verset du livre de proverbes (Pr 23,1) qui parle précisément de cette expérience du repas pour lequel il est prudent de ne pas se mettre aux meilleures places. La parabole de l’Évangile de Luc se trouve littéralement l’utiliser pour enseigner la prudence populaire du livre des Proverbes et l’homéliste va utiliser le contexte de l’expérience populaire pour un enseignement qui la dépasse : la prudence humaine devient ainsi l’attitude spirituelle par laquelle on imite Dieu lui-même. On va donc mettre en scène Hillel qui montre que l’abaissement n’a pas pour but d’éviter une humiliation mais que l’abaissement est à l’image de Dieu et qu’elle est donc le moyen d’éprouver la grandeur de Dieu. La formule de Hillel est donc citée à la première personne et on comprend qu’elle n’est pas blasphématoire car Hillel ne fait que s’effacer devant Dieu qui parle. Comme ce message peut paraître incroyable, on veut montrer, comme c’est normal en milieu pharisien rabbinique, qu’il n’est pas simplement une intuition géniale de Hillel mais qu’il est cohérent avec le message immémorial de l’Écriture. Ainsi l’Écriture — dans ses trois parties : la Torah, les Prophètes et les Psaumes — enseigne que chaque fois que Dieu est présenté dans sa grandeur, dans sa transcendance, il est immédiatement après présenté comme celui qui s’abaisse au niveau de la faiblesse humaine. Le verset le plus représentatif de cela est celui du Psaume 113 (Ps 113,4-8) : « Qui est comme Yahvé notre Dieu, lui qui s’élève pour siéger et descend pour voir cieux et terre ? ». De même dans Isaïe, etc.

D’autres traditions éclairent également cet enseignement de Hillel et Jésus en le montrant dans une ligne un peu différente : celle du service ; Dieu s’humilie en servant, le Maître est vraiment maître quand il sert ses disciples — ainsi lors du dernier repas de Jésus avec ses disciples (Jn 13)… —. De la même manière on peut montrer que le contexte du repas où le Maître sert ses disciples est cohérent avec toute la Révélation, Écriture et Tradition. En effet on peut considérer comme historique un célèbre repas dans lequel le Maître Gamaliel — le petit fils du Gamaliel de St Paul — sert ses disciples, repas qu’on présente — pour répondre à l’indignation de certains — comme une imitation d’Abraham qui a servi les trois personnages qui se présentaient à lui dans le livre de la Genèse alors même qu’il se complaît à tenir que ces trois personnages étaient des Arabes idolâtres.

Mais on va plus loin encore en enseignant que Rabban Gamaliel en réalité imite Dieu lui-même qui sert toutes ses créatures, non seulement les hommes mais tous les êtres vivants : c’est le Psaume 145 qui le dit le plus directement aux versets 15-16 mais on a également le même enseignement dans le Psaume 104 où les petits lions qui rugissent demandent à Dieu leur manger… Ainsi le thème de celui qui s’abaisse est celui de l’imitation de Dieu. D’où le paradoxe de la toute puissance qui se restreint et n’exerce pas son pouvoir.

C’est par rapport à ce contexte que la question de l’originalité de Jésus se pose. Ici encore elle n’est pas dans l’enseignement du paradoxe mais dans le fait que Jésus-Christ est celui qui vit dans sa personne l’abaissement de Dieu lui-même. Un tel abaissement ne peut pas ne pas manifester la grandeur du Dieu tout-puissant, et le message central du Nouveau Testament est que c’est précisément le Jésus humilié, crucifié, qui est glorifié assis à la droite du Père.

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Matthieu 21.1-17

 (21 mai 2003)                  

 

 

 

 


Dans ce passage de l’Évangile de Matthieu, on a de manière évidente une affirmation portant sur Jésus et le présentant comme celui qui accomplit les prophéties annonçant l’arrivée du Messie. L’évangile confirme que c’est bien de cela qu’il s’agit en appuyant l’entrée triomphale de Jésus sur l’annonce prophétique de Zacharie (Za 9,9) où le Messie, dans son humilité, entre assis sur un ânon. La foule acclame Jésus en agitant des branches d’arbre et en criant « Hosanna au fils de David ! » puis « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna au plus haut des cieux ! ».

De toute évidence, il s’agit là d’une acclamation empruntée au psaume 118 qui est le dernier psaume de la grande louange pascale, celle qui annonce la libération définitive inaugurée à la Pâque d’Égypte.

La tradition de l’Évangile transforme le verset en ajoutant au mot « Hosanna » deux compléments : le premier « Hosanna au fils de David ! », le second « Hosanna au plus haut des cieux ! ». Le contexte biblique et rabbinique indique que ces cris s’adressent à Dieu qui enverra son Messie. Le cri de « Hosanna » est une supplication que l’on adresse à Dieu. Il veut dire « Sauve ! Sauve, nous t’en prions ! ».

L’Évangile applique ce cri du psaume 118 à Jésus qui est acclamé comme fils de David c’est-à-dire comme Messie, un Messie que la prière juive des jours ordinaires, trois fois par jour, demande à Dieu d’envoyer pour sauver Israël. Nous avons donc dans l’évangile de Matthieu l’affirmation que Jésus a, dans sa relation à Dieu, le pouvoir de sauver.

Le second complément — « Hosanna au plus haut des cieux ! » — montre bien que le cri s’adresse au Dieu qui est au plus haut des cieux.

Il y a donc une affirmation très forte, non seulement de la messianité de Jésus comme fils de Dieu mais aussi d’un pouvoir qui appartient à Jésus et qui vient du Dieu transcendant.

Ainsi, nous avons déjà dans cette première partie de notre passage quelque chose qui pointe vers le Jésus de la foi chrétienne dont le Credo de Nicée dit qu’il est vrai Dieu.

Ceci ressort également de l’appui pris sur le psaume 118 : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » c’est-à-dire au nom de Dieu. Cette première impression se renforce à la lecture de la seconde partie du passage qui présente Jésus dans le Temple chassant les vendeurs. De manière significative, l’Évangile présente l’action de Jésus comme fondée sur la parole de Dieu en Isaïe (Is. 56,7) : « Ma maison sera appelée maison de prière. » Ce geste de Jésus est trop souvent interprété à tort comme une critique à l’égard du Temple qui prêterait à des actes matériels et légalistes allant jusqu’à justifier un certain commerce. Il est vrai que le Nouveau Testament ne montre guère Jésus vivre dans le Temple, participer à l’offrande de sacrifices et exalter la valeur de ce Temple. On le voit dans l’Évangile de Luc (Lc 19,41-44) annoncer la destruction du Temple et, ici encore, les pleurs de Jésus sur le Temple dont il annonce la destruction ne sont pas interprétés comme une souffrance liée à la destruction de la demeure de Dieu parmi son peuple et dans le monde. Pour mieux interpréter l’épisode des vendeurs du Temple, les pleurs de Jésus et ses annonces de destruction du Temple, il faut voir que selon le contexte juif, Jésus ne peut pas avoir méconnu la grandeur du Temple. Dans l’Évangile de Matthieu (Mt 12.6), on a cette affirmation de Jésus qui dit : « Je vous le déclare : il y a ici [c’est-à-dire avec moi, ou en moi] plus grand que le Temple ».

Les différents passages de notre texte du jour pointent ainsi vers le message donné par Jésus selon quoi il est plus grand que le Temple qui est la maison de prière de Dieu lui-même ; et, dans l’Évangile de Jean, Jésus parle du Temple comme « la maison de mon Père ».

Dans l’Évangile de Matthieu (Mt 18.20), nous avons également deux affirmations de Jésus selon laquelle « là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux ». le contexte pharisien rabbinique montre que Jésus se considère ainsi comme la présence de Dieu — « la » présence, et pas seulement « une » présence — parmi les hommes qui se réunissent au nom de Dieu. En parfaite résonance avec ce type d’affirmation, nous avons également en Mt 23,37 Jésus qui se présente comme une poule rassemblant ses poussins sous ses ailes. Ce faisant, il est la présence de Dieu que les maîtres pharisiens depuis Hillel avant Jésus présentent sous le symbole de la colombe ou de la mère poule qui abrite ses enfants sous ses ailes, image attestée dans la Bible depuis le livre de Ruth (Rt 2,12) et finalement dans ce même évangile (Mt 25) lorsque Jésus se présente comme Dieu souffrant avec les hommes.

C’est donc l’affirmation d’une réalité radicalement certaine dans la foi : Jésus se présente comme la présence de Dieu se mettant au niveau de la souffrance humaine. Ceci permet au total de valoriser les deux acclamations de notre passage : on a vu la première ; la seconde est celle des enfants voyant les guérisons que Jésus réalise dans le Temple et criant eux aussi « Hosanna au plus haut des cieux ! ».

Les grands prêtres et les scribes sont étonnés et indignés : « Tu entends ce qu’ils disent ? ». Il s’agit là d’un double étonnement : étonnement sur le contenu d’abord — comment ose-t-on s’adresser à toi comme fils de David ? — mais aussi étonnement devant le fait que des enfants soient capables de pousser ce cri. Et Jésus de confirmer le double message : non seulement il accepte qu’on l’acclame comme le sauveur fils de David, mais il justifie également le rôle spécifique des enfants en s’appuyant sur le psaume 8,3 qui dit : « Par la bouche des tout-petits et des nourrissons, tu as manifesté une force ». Le psaume valorise ainsi spirituellement le rôle des tout-petits.

Le contexte pharisien rabbinique donne la clef de cette valorisation : la louange qui s’adresse à Dieu par son Messie ne serait pas complète comme louange du peuple si les tout-petits ne la prenaient pas à leur compte. Autrement dit, un peuple n’est pas un peuple sans les tout-petits. De plus, ce sont les tout-petits qui, par leur innocence, ont le pouvoir de manifester la louange la plus pure. Cette même vision des choses est présentée dans d’autres contextes, en particulier dans le contexte du passage de la Mer Rouge, où tout le peuple dit avec Moïse (Exode 15.2) : « Celui-ci est mon Dieu et je l’exalte ». La pointe de l’interprétation rabbinique est que tout le peuple a vu Dieu présent, actif au passage de la Mer Rouge et donc le démonstratif — « Celui-ci » — est le signe d’une vision réelle que tous ont eue, non seulement Moïse et les théologiens, mais tout le peuple jusqu’aux plus bas de l’échelle sociale : la femme servante et jusqu’au plus petit noyau de conscience des nourrissons et des bébés.

Ceci est vrai théologiquement : ce témoignage d’avoir vu Dieu à la Mer Rouge est donné par le peuple tout entier et la liturgie pascale juive associe le peuple d’aujourd’hui à cette expérience fondamentale. Ceci est important pour un chrétien qui affirme dans la foi que Jésus est ressuscité sans pour autant l’avoir vu comme l’ont vu les Apôtres.

Pour mieux manifester la richesse de la racine juive, il est bon de remarquer que quand Jésus dit qu’il y a ici plus grand que le Temple, il veut dire qu’étant lui-même la présence de Dieu par excellence, il est plus grand que le lieu de cette présence, à savoir le Temple. Ceci serait banal si ce n’était le moyen de montrer la radicale nouveauté de Jésus par rapport au Temple. Dieu était présent de présence réelle dans le Temple de Jérusalem et c’est par rapport à cette présence que sa présence en Jésus prend tout son sens de radicale nouveauté. Dieu n’est pas un liquide qui obéit à la loi des vases communicants : il peut être présent en un lieu sans diminuer en rien sa présence en d’autres lieux.

Jésus comme présence de Dieu est donc de condition divine : sa présence valorise et confirme tous les modes de présence de Dieu dans le monde à toutes les époques et en tous lieux. Dieu est présent dans le monde qu’il ne cesse de créer mais il veut être connu par une présence particulière manifestée en certains lieux (le Temple de Jérusalem), en une communauté qui prie, en deux ou trois personnes qui se réunissent en son nom… L’Eucharistie est l’achèvement de ce don que Dieu fait à l’Église de sa présence dans la communauté qui se réunit en son nom pour célébrer la mort et la résurrection de Jésus-Christ.

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Luc 15, 11-32

 (28 mai 2003)                  

 

 

 

 


Ce chapitre donne le message de Jésus sur la repentance, sur le retour à Dieu du pécheur. Le contexte juif pharisien-rabbinique qui éclaire ce passage est d’une très grande richesse.

Le thème et la réalité de la repentance occupent jusqu’à aujourd’hui une place centrale chez les pharisiens et leurs successeurs les rabbins. Il n’y a pas de génération qui ne connaisse un maître concerné par la repentance et capable de renouveler le message c’est-à-dire d’adresser au peuple et à chaque personne au nom de Dieu l’appel au retour.

Le verset de l’Écriture qui éclaire toute cette réalité et en particulier notre évangile est lu dans la liturgie juive le jour du Shabbat situé dans les jours de repentance, entre la fête de Rosh Ha-Shanah et celle de Kippour. Il vient du livre d’Osée (Os. 14,2) et dit : « Reviens Israël jusqu’au Seigneur ton Dieu ! ». La traduction doit ici être exacte : il s’agit bien de revenir jusqu’au Seigneur et non pas seulement vers lui. Revenir vers le Seigneur, c’est se mettre dans la bonne direction, comme l’indique le mot grec utilisé dans le Nouveau Testament pour la repentance : metanoïa. Ce mot est moins riche que le mot hébreu qu’il traduit et qui signifie non seulement l’orientation vers Dieu mais également le retour et la marche vers Dieu jusqu’à l’atteindre.

Toute la parabole de Luc 15 suppose ce contexte. Le père de l’enfant prodigue correspond au Père céleste qui aime toutes ses créatures et qui n’accepte pas comme définitive la séparation que ses créatures lui imposent par leur péché. Un verset d’Isaïe reflète cette attitude de Dieu par rapport au pécheur qui s’est séparé de Lui ; c’est le verset d’Isaïe (Is. 59,1-2) qui dit : « Non, la main du Seigneur n’est pas trop courte pour sauver ni son oreille trop dure pour entendre. Mais ce sont vos fautes qui ont creusé l’abîme entre nous et votre Dieu. Vos péchés ont fait qu’Il vous cache sa Face et qu’Il refuse de vous entendre. »

La tradition d’Israël adresse à toute personne un appel constant à la repentance, non seulement parce que chaque personne ne cesse de pécher, mais plus fondamentalement parce que chaque personne pour être elle-même est appelée à se couper de son origine. La repentance n’est pas seulement un retour à Dieu causé par le regret du péché — et encore moins par le remords qui peut être psychologiquement malsain —, mais le retour à Dieu par amour.

Dans la parabole, le pécheur — l’enfant prodigue — se désole d’être dans le malheur causé par son péché. Il est disposé à reconnaître ce péché et il se met en route sur le chemin du retour. Mais il est retenu par la honte et ne peut de lui-même aller jusqu’au Père. Cette situation est bien connue en Israël et la communauté doit tout faire pour convaincre le pécheur que sa repentance peut aboutir. Il s’agit donc d’encourager chaque personne et le peuple à tenir bon malgré le poids du péché et le découragement devant ses conséquences.

Il faut sans doute d’abord reconnaître qu’il y a péché et qu’on est pécheur. Ceci demande dans un premier stade une connaissance de l’abîme qui sépare le Dieu créateur et transcendant de sa créature pécheresse. La liturgie quotidienne de la repentance propose une première étape : celle dans laquelle on demande à Dieu qu’il donne à l’homme la connaissance. Cette connaissance est possible — comme les commentaires le font comprendre — par un don de l’Esprit-Saint qui permet de mesurer l’abîme et d’éprouver la crainte de Dieu qui libère de toutes les autres craintes.

La deuxième étape de la liturgie est de se confier à Dieu, de lui demander de soutenir le pécheur dans son retour, de le ramener à lui par la Torah et d’invoquer sa complaisance pour la repentance.

La troisième étape est la demande de pardon dont on sait qu’il sera plus abondant que le péché ne le demande (Rm 5, 20). Cette surabondance du pardon par rapport à la faute s’inspire du prophète Isaïe (Is. 55,6-7) : « Cherchez le Seigneur pendant qu’il se laisse trouver. […] Qu’il revienne au Seigneur qui aura pitié de lui, à notre Dieu, car il multiplie le pardon. »

La parabole résume toute cette démarche conjointe du pécheur et de Dieu qui pardonne. La parabole est exceptionnellement claire car elle dépeint exactement la relation du Père céleste à sa créature qui revient à lui. Le Père céleste voit que son fils ne peut faire le dernier pas vers lui. C’est pourquoi il court au-devant de lui alors qu’il est encore loin. C’est dire que la difficulté est grande et que Dieu voit combien les pécheurs sont loin de lui. C’est pourquoi il donne une priorité à la recherche de ceux qui sont perdus. Le prophète Isaïe a exprimé cette préoccupation dans un verset (Is. 57,19) qui est lu le matin du Kippour : « Paix, paix à qui est loin et à qui est proche. » Le Talmud profite de la littéralité du verset pour enseigner que Dieu s’occupe d’abord de ceux qui sont loin et ensuite seulement de ceux qui sont proches. Ici le père souffre d’avoir son fils si loin de lui et en danger de ne pas pouvoir revenir. Il court au-devant de lui et l’embrasse tendrement. Le retour est ainsi accompli ce qui correspond à l’appel d’Osée cité plus haut : « Reviens, Israël, jusqu’au Seigneur ton Dieu ! ». Dieu ayant comblé la distance, la repentance a donc atteint Dieu lui-même.

Le développement par la suite du passage montre combien Dieu se préoccupe avant tout des pécheurs sans pour autant ignorer ceux qui sont proches. Il adresse à tous ce message de compassion et d’intérêt pour le pécheur que les proches devraient normalement comprendre et enseigner. Le passage a été précédé par la magnifique déclaration sur la joie dans le ciel pour le pécheur qui se repent. Cette déclaration est mise en œuvre par la joie du père dans la fête qu’il organise pour le retour de son fils.

La tradition d’Israël est si riche sur cette réalité de la repentance qu’on peut se demander ce que l’enseignement de Jésus apporte comme lumière particulière. On pourrait, comme en de nombreux autres cas, trouver la note spécifique de Jésus dans tout le contexte rappelé avant le passage en question par la relation très étroite que Jésus entretient avec les pécheurs. Jésus, dans cette relation, atteint la limite de ce que tolère l’exigence de séparation qui caractérise le mouvement pharisien. Ce faisant, il se met du côté de Dieu qui, dans sa perfection, ne fait pas acception des personnes. Il faut donc voir dans le conflit possible avec certains Pharisiens non pas une intention de briser les barrières sociales ou religieuses mais l’affirmation que Jésus est en-deça et au-delà de ce qui sépare les hommes.

Ce retour de l’enfant prodigue dans la joie annonce également qu’au-delà de la mort qu’entraîne le péché, Dieu redonne la vie à ceux qui s’attachent à lui. Ceci, dans la bouche de Jésus, pointe évidemment vers la résurrection.

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Marc 7,1-22

(2 juin 2003)                    

 

 

 

 


Ce chapitre 7 de Marc est un des plus violents contre les Pharisiens à propos de la tradition qu’ils prétendent représenter. Comme la polémique encourage certains chrétiens à penser que Jésus rejette la tradition des Pharisiens, il importe de situer cette polémique dans un contexte plus large. Ceci permettra de suivre le conseil du Psaume 34 (Ps. 34, 15) : « Détourne-toi du mal et fais le bien ! ». Dans un premier stade, il convient de se détourner du mal c’est-à-dire d’éliminer le malentendu qui peut ressortir du passage isolé de son contexte et interprété d’une manière fondamentaliste. Dans un second stade, on pourra alors faire le bien c’est-à-dire faire ressortir l’enseignement positif qui procède des paroles de Jésus.

Il semble clair que la polémique du passage reflète une situation conflictuelle entre la première communauté chrétienne dont Marc exprime les positions et la communauté des Juifs influencée par le courant pharisien qui est en rapport avec cette communauté chrétienne.

Le contexte de la polémique est celui de l’enseignement traditionnel concernant la pureté et la pratique dans vœux. Au début du passage, Jésus est présenté comme rejetant la règle pharisienne concernant le lavement des mains. Jésus s’oppose à ce qui est nommé avec toutes les formules correspondant à la tradition pharisienne, à savoir « la tradition des Anciens », « les pratiques traditionnelles » et « la tradition que vous transmettez ». Jésus conteste le statut divin de cette tradition à laquelle il oppose ce qui semble être l’Écriture.

L’argumentation est bien développée en ce qui concerne la pratique des vœux enseignée par les Pharisiens. L’exemple donné est le vœu par lequel on limite le soutien dû au père et à la mère pour offrir ce soutien au trésor du Temple.

Jésus accuse les Pharisiens d’annuler la parole de Dieu par la tradition qu’ils transmettent. Pour Jésus, cette tradition est « votre » tradition purement humaine s’opposant au commandement de Dieu (Ex. 20, 12) : « Honore ton père et ta mère ! ».

Cette présentation ne correspond pas à la réalité de la pratique des vœux telle que la tradition l’organise. Tout d’abord les Pharisiens, tout en reconnaissant la légitimité des vœux, en limitent la pratique et contrôlent cette pratique au point de la décourager. L’argument de Jésus situé dans ce contexte est critique par rapport à une pratique abusive non contrôlée et non référée à l’Écriture. La position de Jésus pourrait être celle d’un Pharisien qui dirait que pour la relation des enfants à leurs parents, la tradition impose une lecture de l’Écriture qui ne laisse place à aucun vœu abusif. La formule pharisienne dans un tel cas est que l’Écriture doit être prise dans sa littéralité la plus stricte. « Honore ton père et ta mère ! » selon la lettre de l’Écriture veut dire « Honore ton père et ta mère ! », un point c’est tout. Rien ne peut amener à diminuer tout ce qui peut et doit être donné aux parents par leurs enfants : soutien matériel, accompagnement moral, etc.

C’est le cas inverse de l’interprétation, également pharisienne, qui permet dans certains cas que l’on contourne, que l’on déracine l’Écriture. Ce qui compte dans un cas comme dans l’autre, c’est que de toutes les façons l’Écriture ne peut jamais être utilisée de manière fondamentaliste. C’est toujours la tradition qui dit si l’Écriture doit être prise à la lettre ou, au contraire, supplantée, contournée et même déracinée.

Dans ce passage, la divergence entre Jésus et les Pharisiens est que pour Jésus l’Écriture doit être prise dans sa littéralité quand il s’agit de l’honneur dû aux parents alors que pour certains Pharisiens, l’Écriture peut être interprétée de telle sorte qu’on puisse limiter le soutien dû aux parents. Cette possibilité d’interpréter la controverse comme étant à l’intérieur d’une même vision de la tradition est beaucoup plus vraisemblable que celle qui ferait rejeter par Jésus la tradition en général.

Donc le malentendu étant ainsi, je l’espère, éliminé, on peut « faire le bien » et souligner l’importance que Jésus attache à l’honneur dû aux parents. Cette importance est enseignée par la tradition pharisienne qui place la cinquième Parole du Décalogue — l’honneur dû aux parents — dans la première Table. De cette cinquième Parole est déduit le commandement de soutenir les parents d’une manière détaillée qui ne laisse place à aucune échappatoire. La cinquième parole est dans la première Table qui traite de la relation de l’homme à Dieu alors que la seconde Table traite de la relation de l’homme avec l’homme. Les parents sont donc du côté de Dieu aussi bien pour l’honneur qu’on leur doit que pour la crainte révérencielle qui s’impose à leur égard comme le précise le Lévitique (Lv 19,3) : « Tu craindras ta mère et ton père. »

Une tradition remarquable confirme l’importance de l’honneur dû aux parents en proposant l’interprétation suivante du Psaume 119 (Ps 119, 160) : « Vérité le début de ta Parole ! » Ce verset provoque l’indignation : est-ce que c’est seulement le début de la parole qui est vérité ? Et la reprise du début se développe comme suit : Dieu, dans la première partie du Décalogue (Ex. 20,2) dit : « Je suis le Seigneur ton Dieu ». Les auditeurs se demandent si ce Dieu dominateur est digne d’être suivi quand il demande (verset 3) : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant moi. ». Mais quand Dieu en arrive à la cinquième Parole — « Honore ton père et ta mère ! » —, ils voient que Dieu s’intéresse à l’homme et à la femme affaiblis et diminués par la vieillesse. Ce Dieu est donc digne d’être suivi et l’on peut dire alors que le début de la Parole était déjà vérité en puissance.

Le positif de l’enseignement de Jésus est non seulement de confirmer l’interprétation traditionnelle sur l’honneur dû aux parents mais de réclamer le droit de dire la tradition d’une manière qui élimine toute interprétation minimaliste du commandement. Jésus dépasse alors la position d’un Maître qui diverge par rapport à d’autres Maîtres. Il dit en effet dans la suite du passage : « Écoutez-moi tous, et comprenez ! ». Il revendique donc une autorité, exclusive des autres opinions. Mais ce faisant il ne se place pas en dehors de la tradition. Il l’assume en la confirmant de manière radicale.

La pointe va plus loin dans l’ensemble du récit puisqu’elle débouche sur un enseignement qui dépasse l’enseignement commun sur le pur et l’impur. Il touche là un point de controverse qui présente Jésus non seulement comme un Juif ou un Maître parmi d’autres mais comme le Maître qui, au nom de Dieu, redéfinit le pur et l’impur.

Jésus a ainsi préparé de son vivant la grande nouveauté qui caractérisera la communauté chrétienne après la Résurrection et le don de l’Esprit, la nouveauté étant qu’on peut, étant Juif, partager le repas avec les non-Juifs. C’est le mérite de Pierre selon les Actes des Apôtres (Ac 11,3) d’avoir été le premier chrétien d’origine juive à partager le repas avec des non-Juifs. Cette position de Pierre n’implique pas que les règles de pureté observées par les Juifs — et selon le même évangile de Marc par tous les Juifs — soient abolies dans la nouvelle Alliance, ou dans l’Alliance devenue nouvelle. Donc il serait abusif, dans l’actualité de Vatican II, de penser que les commandements de l’ancienne Alliance sont révoqués pour les Juifs.

Si la communion de table, dont le sommet est l’Eucharistie, est nécessaire dans l’Église entre les chrétiens de toutes origines, cette communion de table n’implique pas que chaque chrétien ou chaque groupe doive abandonner ses traditions familiales ou ethniques quand elles permettent de vivre la solidarité avec le milieu d’origine. Ceci n’est pas seulement important pour les chrétiens d’origine juive mais aussi pour des chrétiens venant de peuples où les traditions alimentaires ont encore valeurs culturelles, ethniques ou même religieuses.

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Luc 6,26-40

(17 juin 2003)                  

 

 

 

 


Le texte de Luc propose l’amour des ennemis dans le cadre d’une invitation à imiter Dieu. Imiter Dieu est un commandement qui se diversifie selon ce que l’on peut connaître de Dieu. Le Nouveau Testament indique plusieurs voies.

La plus spécifique pour un chrétien est proposée dans l’épître aux Éphésiens (Ep 5,1-2) : « Oui, cherchez à imiter Dieu, comme des enfants bien-aimés, et suivez la voie de l’amour, à l’exemple du Christ qui vous a aimés et s’est livré pour nous, s’offrant à Dieu en sacrifice d’agréable odeur. » Ceci nous fait entendre que l’imitation de Jésus-Christ, souvent proposée aux chrétiens, est l’imitation de Dieu à la suite de Jésus-Christ dans la voie principale de l’amour.

Mais il y a d’autres voies comme le précise le verset du Deutéronome (Dt 11,22), verset qui demande qu’on aime le Seigneur notre Dieu et qu’on marche dans toutes ses voies.

La voie royale est celle de l’amour. Il y a aussi celle de la sainteté recommandée dans la première épître de Pierre (1P 1,15-16) : « Mais à l’exemple du Saint qui vous a appelés, devenez saints vous aussi selon ce qu’il est écrit [Lv 19,2] : Soyez saints parce que moi, je suis saint. »

Il y a la voie de la perfection, enseignée par Jésus dans l’évangile de Matthieu (Mt 5,47). Il y a aussi la voie de l’humilité (Lc 14,7-11) : « Quiconque s’élève sera abaissé et quiconque s’abaisse sera élevé ». Il y a la voie du service, enseignée par l’évangile de Jean dans le récit du dernier repas (Jn 13).

Dans le passage de Luc qui nous intéresse, l’imitation proposée est celle de la miséricorde. L’enseignement de Luc dans tout son évangile donne une grande place à la miséricorde. Ici, c’est la miséricorde qui justifiera l’amour des ennemis. L’argumentation diffère de Matthieu (Mt 5) par sa pointe : l’amour de Dieu se manifeste par l’amour dû au prochain. Luc met en effet dans la bouche de Jésus au verset 21 la règle d’or déjà utilisée par Hillel pour résumer toute la Torah et la pointe de l’argument porte sur la miséricorde qui est la manière la plus fondamentale pour Dieu de manifester son amour pour tous les hommes.

En effet la tradition d’Israël indique clairement que l’aspect le plus fondamental de Dieu est la miséricorde. Philon d’Alexandrie disait au premier siècle de notre ère que la miséricorde est antérieure à la justice. Il s’agit bien entendu d’une antériorité ontologique qui ne détruit en rien l’unité parfaite de Dieu, de sa justice et de sa miséricorde.

La question qui se pose ici est celle de l’antériorité de la miséricorde par rapport à l’amour. La prière juive du Schema Israël, quand elle bénit Dieu comme créateur, ne parle pas de l’amour de Dieu. Elle parle de sa miséricorde. Elle veut en effet enseigner que l’amour de Dieu qui se manifeste par sa miséricorde ne se rend pas dépendant de la réponse de l’homme. La miséricorde n’attend pas de réciprocité. Elle s’accorde avec la représentation de Dieu comme père à l’origine de la vie. La relation du père au fils n’est pas réciproque : le fils dépend du père et non le père du fils. Sans doute Dieu attend-il une réponse d’amour à son amour mais la miséricorde est d’une certaine manière antérieure à l’amour. C’est pourquoi Luc, pour justifier l’amour des ennemis, fonde son commandement sur la miséricorde qui n’attend pas de l’ennemi une réponse réciproque. En cela l’imitateur de Dieu, le disciple de Jésus-Christ, fait le bien sans rien attendre en retour. La récompense viendra non pas comme une rétribution mais comme une conséquence parce qu’imiter Dieu, c’est s’attacher à lui et vivre de sa vie.

L’enseignement de Luc peut se résumer alors par le verset 36 : « Soyez miséricordieux comme votre père est miséricordieux ». et encore : « Donnez et l’on vous donnera ; […] car de la mesure dont vous mesurerez, on mesurera pour vous en retour ».

Luc renforce encore son argument en enseignant la nécessité d’imiter Dieu. Il le fait en utilisant une parabole ou plutôt une image aux versets 39-40 : « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? ne tomberont-ils pas tous les deux dans un trou ? ». L’image ou la parabole est incomplète. Luc ne l’a pas complétée, peut-être parce que n’étant pas Juif, il n’a pas su le faire. On a en effet, en raison de nombreux contextes similaires, un embryon de parabole volontairement non développé pour laisser à l’auditeur le soin de chercher et de trouver l’application. Ceci est typique du caractère oral des traditions pharisiennes rabbiniques.

Ce qui manque ici, c’est la seconde partie d’un raisonnement a fortiori contrasté : si l’on suit un mauvais maître ou un maître aveugle, on tombera dans le trou, mais si on suit un bon maître, en l’occurrence Jésus dans son imitation de Dieu, non seulement on ne tombera pas dans le trou mais on s’attachera à Dieu et on sera fils du Très-Haut. St Paul connaît bien ce type de raisonnement a fortiori contrasté et l’emploie souvent, par exemple dans son épître aux Romains (Ro 5,17) : « Si par la faute d’un seul la mort a régné du fait de ce seul homme, combien plus ceux qui reçoivent avec profusion la grâce et le don régneront-ils dans la vie par le seul Jésus-Christ ». Et de même verset 19…

De nombreux exemples pourraient être donnés dans la littérature rabbinique où volontairement semble-t-il le déchiffrage de la parabole n’est pas donné. Ceci confirme que Luc a été très fidèle dans sa transmission des témoignages qu’il a recueillis.

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Mt 27, 45-50; Mc 15, 33-37; Lc 23, 44-46

Jn 19, 28-30

 (25 juillet 2003)               

 

 

 

 


Les témoignages que le Nouveau Testament nous transmet sur la mort de Jésus correspondent à deux traditions différentes. Selon les évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc), Jésus meurt en criant l’Écriture. Selon Jean, Jésus meurt en disant : ‘C’est accompli’.

Je propose d’écouter d’abord la tradition des évangiles synoptiques, en commençant par Matthieu et Marc, selon lesquels Jésus crie en araméen le psaume (22, 2) : ‘Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?’.

Nous écouterons ensuite le témoignage transmis par Luc (23, 46), selon lequel Jésus meurt en criant le psaume (31, 6) qu’il adresse à son Père : ‘Père, en tes mains je remets mon esprit’.

Nous verrons enfin comment la tradition de Jean se compose avec celle des Évangiles synoptiques.

 

Rien de plus humain que le cri rapporté par Matthieu (Mt 27, 46) et Marc (Mc 15, 34) : ‘eli eli lema (ou selon Marc : lama) sabaktani’. Le grec transcrit l’araméen de Jésus qui correspond exactement à l’hébreu du psaume 22, 2 : ‘eli eli lamah azavtani’, ce qui signifie, comme Matthieu et Marc le traduisent : ‘Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?’.

Jésus éprouve devant la mort la solitude la plus radicale. Matthieu souligne que les femmes qui avaient suivi et servi Jésus depuis la Galilée regardaient à distance (27, 55) alors que ceux qui l’observaient de près, prêtres, scribes, anciens, brigands, se moquaient de lui et l’outrageaient. Mais la solitude, terriblement radicale, est celle de la séparation d’avec Dieu qui l’a abandonné. Ceci est l’aboutissement de l’agonie déjà éprouvée à Gethsémani, pendant laquelle Jésus connaît l’angoisse de la mort et craint d’entrer dans la tentation (Mt 26, 37-42).

De quelle tentation peut-il s’agir ? De la tentation de se séparer de Dieu, de maudire son Père avant de mourir, au lieu de le bénir, comme la femme de Job l’avait conseillé à son mari (Jb 1, 9). Jésus ne cède pas à la tentation ; il accepte la volonté de son Père, comme il a enseigné de le faire dans la prière du ‘Notre Père’ (Mt 6, 10) : ‘Que ta volonté soit faite, sur la terre comme au ciel !’. Avant la dernière étape de la mort, Jésus continue de croire à son Père, à ‘notre Père qui est aux cieux’. Il ne dit pas comme Jacques Prévert : ‘Notre Père qui es aux cieux, restes-y !’ Il dit (Mt 26, 39) : ‘Mon Père, s’il est possible, que cette coupe passe loin de moi ! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux’. Ceci est dit avant l’arrestation, le passage devant Pilate, le couronnement d’épines, la crucifixion. Mais le cri, au moment de la mort, ne permet pas d’éluder la question : l’abandon éprouvé par Jésus va-t-il jusqu’à l’affirmation qu’il est désormais séparé de Dieu ? Le cri de Jésus est-il le cri de la révolte ? On pourrait le penser, si Dieu, pour ainsi dire, n’avait pas pris les devants en inspirant à David, dans son psaume (Ps 22, 1), les mots mêmes de la révolte. Dieu est donc avec ‘l’homme révolté’ qui lui crie : ‘Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?’. Mais alors tout va bien, on a justifié Dieu. Marx avait donc raison de dire que la religion est l’opium du peuple (en attendant qu’on découvre à travers Sartre que le marxisme était l’opium de certains intellectuels).

Mais revenons au cri de Jésus, qu’un chrétien ne peut pas ne pas entendre et ne pas recevoir pour sa propre vie. Notons d’abord que Jésus crie le psaume en araméen. Il crie le psaume, il ne le cite pas, ce qui signifie une vie juive nourrie de l’Écriture, Parole de Dieu écrite, mais orale à l’origine et redevenue orale, parole de Dieu devenue parole de l’homme qui la profère. Cette parole de Jésus est tellement sa parole qu’il la dit en araméen, dans la langue qui est probablement, selon cette indication précieuse de l’Évangile, sa langue maternelle. C’est dans la langue maternelle qu’on parle au moment de mourir. Jésus ne cite pas l’Écriture en hébreu ; il la crie en araméen. Il crie la souffrance et l’angoisse de son abandon.

Notons maintenant que le cri s’adresse à Dieu, deux fois invoqué avec véhémence : ‘Mon Dieu, mon Dieu’. Nous devons ici recourir à l’original du psaume. Il ne s’agit évidemment pas de faire dire à Jésus ce que l’exégèse juive enseigne. Il faut cependant écouter ce qu’un juif nourri des psaumes entend et fait entendre quand il dit le psaume 22.

Une tradition anonyme, ancienne, probablement connue de tout juif religieusement éduqué à l’époque de Jésus, recherche et trouve ce que signifie le mot ‘Dieu (el)’ qui apparaît en Exode 34, 6 : ‘Seigneur (YHWH), Seigneur (YHWH), Dieu (el) de tendresse et de pitié...’. Si le nom ineffable (YHWH, qui se prononçait peut-être ‘Yahvé’, mais qu’on prononce ‘adonaï = Seigneur dans la prière) signifie la miséricorde, il faut dire que le nom ‘el’ (qu’on traduit par ‘Dieu’ dans la formule ‘Dieu de tendresse et de pitié’) signifie également la miséricorde, « car on ne dit pas ‘Mon Dieu (eli = el+i), mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?’ à la justice » (Mekilta de-Rabbi Ishmaël s/Ex 15, 2, p. 128 et Rashi s/ Ex 34, 6). Le grand Rashi (Troyes, 1040-1105, exégète et commentateur de toute la Bible hébraïque et de tout le Talmud de Babylone) cite cette tradition dans son commentaire d’Ex 34, 6, ce qui confirme l’autorité de cette interprétation et assure que tout Juif religieusement cultivé la connaît depuis l’enfance.

Cette interprétation nous permet de comprendre que le cri de Jésus ne s’adresse pas à Dieu (el, eli), comme au Dieu de Justice, mais à Dieu comme Dieu de Miséricorde. La Justice, en effet, quand elle a prononcé sa sentence définitive, après tous les appels et recours possibles, n’écoute plus le cri de l’abandonné. C’est la Miséricorde qui écoute le cri de Jésus, la Miséricorde qui est antérieure et postérieure à tout, qui enveloppe la Justice dans l’ineffable Unité du Dieu Un et Unique. C’est la Miséricorde qui inspire et soutient le cri de Jésus. C’est elle qui déjà l’exauce.

L’abandon radicalement vécu par l’homme Jésus est la réalisation et la révélation immanente de ce qui existe dans la transcendance d’où procède la Miséricorde.

De précieux témoignages sur le martyre de Rabbi Aqiba, de Rabbi Haninah ben Teradion, de sa femme et de sa fille éclairent le sens de l’abandon éprouvé par Jésus. Ces martyres, imposés par les romains dans leur répression de la révolte de Bar Kokeba, autour de l’an 135 de notre ère, sont postérieurs à la mort de Jésus et à la rédaction des Évangiles synoptiques. Ils sont cependant, sans aucun doute possible, relatés sans relation avec le Nouveau Testament. Leur message, issu d’un vision commune de la ‘Sanctification du Nom (qiddush ha-shem)’, est d’autant mieux reçu dans sa richesse que chaque témoignage est écouté pour ce qu’il dit de particulier.

Les plus anciens de tels témoignages sont ceux que rapporte le Nouveau Testament sur la mort de Jésus. Cette mort est voulue par Dieu et acceptée librement et volontairement par Jésus. Ceci est dans la ligne du sacrifice d’Isaac, évènement biblique (Gn 22) dans lequel, d’une part Dieu et Abraham veulent sacrifier Isaac et, d’autre part, selon la Tradition d’Israël, Isaac accepte librement et volontairement d’être sacrifié. La volonté de Dieu est que la mort soit acceptée. Ceci fait que la mort acceptée par Isaac et par Jésus est un martyre, une ‘Sanctification du Nom’. Si cependant la mort peut être évitée, si ‘la coupe peut passer loin de l’homme’ en accord avec Dieu, possibilité évoquée par Jésus (Mt 26, 39. 42), il faudrait tout faire pour y échapper. Mourir pour se conformer à la volonté des autorités juives ou romaines serait se rendre responsable et coupable de sa mort (Cf. Maïmonide, 1135-1204, Hilkot Yesodey ha-Torah 1, 1.4). La mort voulue par Dieu et acceptée par Jésus est donc un martyre, une ‘Sanctification du Nom’.

La question de savoir si Dieu et Jésus auraient pu faire autrement, obtenir par d’autres moyens la rédemption du monde n’est pas pertinente. Les martyrs juifs ont su résister aux Romains, avec Bar Kokeba, et aux nazis dans le ghetto de Varsovie. Quand cependant la mort devient inévitable, il faut en attribuer la responsabilité à Dieu par ce qu’on appelle ‘la Justification du Jugement (tsidduq ha-din)’. En ‘justifiant le jugement (de Dieu)’, on ‘sanctifie le Nom’, on proclame que Dieu est Saint, différent, séparé du monde par sa transcendance. Le martyre juif, comme tout Juif, doit témoigner du Dieu Saint, doit se séparer du monde, selon la sobriété pharisienne, si bien proposée par le Nouveau Testament dans la 1ère Épître de Saint Pierre (1 P 1, 13-16). Il faut se séparer du monde et aller jusqu’à la mort si c’est nécessaire. Dans ce cas limite on doit imiter Dieu dans son Unité, dans sa Perfection qui ne connaît pas de division. Rabbi Aqiba, torturé par les romains, ne sépare pas sa souffrance pour Dieu de sa joie avec Dieu. ‘Son âme n’est pas divisée’ (Cf. T.J. Berakot 9, 7 14a). Haninah ben Teradion, sa femme et sa fille, condamnés à mort par les romains ‘justifient le jugement’ en invoquant l’Écriture (Dt 32, 4) : ‘Il est le Rocher, son agir est parfait... C’est un Dieu fidèle et sans iniquité’ et (Jr 32, 19) ‘Grand dans tes desseins, puissant dans tes hauts faits, toi dont les yeux sont ouverts sur toutes les voies des humains pour rendre à chacun selon sa conduite....’. Comment dire cela si ce n’est en devenant soi-même parfait, intègre (tam, tamim), non divisé, en acceptant de Dieu le malheur comme le bonheur (Jb 2, 9-10; 13, 15 et 27, 5, cf. Mishnah Sotah 5, 5). La souffrance acceptée pour Dieu jusqu’à la mort rend parfait, comme le dit de Jésus l’Épître aux Hébreux (He 5, 7-10). Ce message domine dès son début l’Épître de Saint Jacques (Jc 1, 2-12) qui ne cesse d’exhorter à la cohérence demandée par la ‘Torah parfaite (Ps 19, 8) de liberté (Jc 1, 25)’.

Le cri de Jésus fait entendre tout ce message avec un note tragique plus fortement marquée que celle des autres témoignages de martyre. La déréliction de Jésus, sa souffrance et sa mort n’annoncent rien de joyeux. N’avons-nous pas dans cette radicalité une manifestation irréfutable du sérieux de l’Incarnation, de l’incontournable nécessité de vivre l’agonie du Christ pour ressusciter avec lui ? Rabbi Aqiba disait : ‘Aimable est la souffrance’ (Sifré s/Dt 6, 5, p. 58; T.B. Sanhedrin 101a). Ne devons-nous pas croire à son message et nous joindre à Pascal qui disait : ‘Jésus sera en agonie jusqu’à la fin des temps; il ne faut pas dormir pendant ce temps-là’ (Pensées, Ed. Brunschvicg, 553, cité par Miguel de Unamuno, La agonia del cristianismo, chap. 2) ?

L’Évangile de Luc donne une autre version de la mort de Jésus. Après une agonie aussi terrible que celle décrite par Matthieu et Marc, en effet, ‘sa sueur devint comme des gouttes de sang qui tombaient à terre’ (Lc 22, 44), Jésus est arrêté, jugé, condamné et crucifié. Il meurt en criant la parole du psaume (Ps 31, 6) qu’il adresse à son Père (Lc 23, 46) : ‘Père, en tes mains je remets mon esprit’. Comme Matthieu, Luc note que le cri s’adresse au Père. Chez Matthieu l’adresse au Père signifie l’appel à la Miséricorde, ce qui est cohérent avec le message transmis par Matthieu sur l’imitation de Dieu dans sa Perfection et sa Miséricorde (Mt 5, 43-47). Chez Luc l’adresse au Père est une constante de la prière de Jésus qui dès sa première parole mentionne son Père (Lc 2, 49). Première et dernière paroles adressées au Père, cela dénote une ‘familiarité’ avec Dieu, fortement marquée dans la bénédiction qui souligne la ‘bienveillance’ de Dieu pour les tout-petits (Lc 10, 21-21). La Bienveillance ou ‘Bonne Volonté’ (en grec eudokia, en hébreu ratson), ne se confond pas avec la Miséricorde. Elle connote un choix, une préférence de Dieu, qui laisse pas penser que Dieu puisse abandonner ceux qu’il préfère. Nous sommes ici plutôt du côté de l’amour, qui est toujours particulier et préférentiel avant d’être universel. Sans doute Jésus connaît-il l’effroi de la mort. Mais on l’entend davantage s’abandonner à Dieu dans la confiance que se sentir abandonné de Dieu. La suite du psaume, qu’il faut entendre, est (Ps 31, 6) : ‘Tu me rachètes, Seigneur, Dieu de vérité’. Le rachat implique la délivrance de la mort. Quant à la vérité, elle indique que Dieu, infiniment mieux qu’un prêteur à gages, restitue et renouvelle la vie qu’on remet en ses mains (Cf. Midrash Tehillim s/Ps 25, 1-2). Le témoignage transmis par Luc complète celui de Matthieu et de Marc. Il a l’avantage de pointer vers la résurrection.

Selon Jean tout s’accomplit avec la mort de Jésus. La perspective est différente de celle des évangiles synoptiques. Jean, qui ne cesse de citer l’Écriture pour montrer qu’elle est accomplie par Jésus, ne propose pas d’Écriture pour la mort de Jésus. Cette mort en effet est le dernier acte de Jésus qui résume et accomplit tout, au delà de toute Écriture.

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Dossier d’appui

 

12- bBerakot 61 b

 

Il a été enseigné : Rabbi Eliezer dit : S’il est dit (Dt 6, 5) «de toute mon âme», pourquoi est-il dit «de tout mon pouvoir» ; et s’il est dit «de tout ton pouvoir» pourquoi est-il dit «de toute ton âme» ? Mais, en réalité, (‘ella) tu peux trouver un homme qui préfère son corps à son argent, c’est pourquoi il est dit «de toute ton âme». Et tu peux trouver un homme qui préfère son argent à son corps, c’est pourquoi il est dit «de tout ton pouvoir». R. Aqiba dit : «de toute ton âme», même s’il te prend ton âme.

Nos maîtres ont enseigné : “Il arriva une fois que le royaume pervers (Rome) décréta qu’Israël ne s’occuperait plus de la Torah. Pappos ben Yehudah alla voir R. Aqiba et le trouva qui réunissait des assemblées publiques et qui s’occupait de la Torah. Il lui dit : `Aqiba tu n’as pas peur du royaume’ ? Aqiba lui répondit : `Je vais te montrer par une parabole à quoi notre situation ressemble. Elle ressemble à un renard qui allait le long d’une rivière et qui voyait les poissons se rassembler et fuir d’un endroit à un autre. Il leur dit : Pourquoi fuyez-vous ? Ils lui dirent : Nous fuyons des filets que nous tendent les fils d’Adam. Il leur dit : Si vous le voulez, vous pouvez monter sur la terre sèche et nous habiterons ensemble, vous et moi, comme mes pères vivaient avec vos pères. Ils lui dirent : Est-ce toi, dont on dit que tu es le plus madré de tous les animaux ? Tu n’es pas madré, tu es stupide ! Si en effet dans notre élément vital (hiyyut), nous avons peur, combien plus devons-nous craindre d’aller dans un lieu qui est notre mort ! Il en est de même pour nous : si maintenant nous avons peur alors que nous sommes assis et occupés avec la Torah, dont l’Écriture dit (Dt 30, 20) : «Car cela est ta vie et la longueur de tes jours», combien plus devrions-nous craindre si nous l’abandonnions et la délaissions !”

On raconte que peu de temps après, R. Aqiba fut arrêté et enchaîné en prison. Pappos ben Yehudah, lui aussi, fut arrêté et enchaîné auprès de lui. R. Aqiba lui dit : `Pappos, qui t’a amené ici ?’ Il lui répondit : `Heureux es-tu, R. Aqiba, qui as été arrêté à cause des paroles de la Torah ! Malheureux Pappos, qu’on a arrêté pour de vaines choses !’

Quand on fit sortir R. Aqiba pour le mettre à mort, c’était l’heure de lire le Shema. On lui déchirait la chair avec des peignes de fer et lui, il recevait le joug du royaume des cieux. Ses disciples lui dirent : `O notre maître ! Jusqu’à ce point !’ Il leur dit : `Tous les jours de ma vie j’ai été préoccupé par ce verset : “de toute mon âme” qui signifie : même s’il te prend ton âme. Je me disais : Quand parviendrai-je à l’accomplissement (`aqayye-mennu) ? Et maintenant cela m’est donné, je ne l’accomplirais pas !’ Il prolongea le mot “Un” (Ehad) jusqu’à ce qu’il rendît l’âme. Une voix céleste se fit entendre et dit : “Heureux es-tu Aqiba, dont l’âme est sortie en disant : “Un”.

 

Version de jBerakot 9, 7, 14b :

R. Aqiba passa en jugement devant Tineius Rufus l’impie. Le temps arriva de lire le Shema. Il commença à lire le Shema et était tout joyeux. (Rufus) lui dit : “Vieil homme es-tu un sorcier ou méprises-tu la souffrance ?” Il lui répondit : “Que s’exhale l’esprit de cet homme, je ne suis pas un sorcier et je ne méprise pas la souffrance. Mais tous les jours je lisais ce verset (Dt 6, 5) : «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton pouvoir». J’étais préoccupé et je me disais : “Quand donc ces trois choses me viendront-elles dans la main ? Je l’ai aimé de tout mon cœur, je l’ai aimé de tout mon argent, mais “de toute mon âme” cela n’avait pas encore été mis à l’épreuve. Maintenant qu’est arrivé le temps d’éprouver “de toute mon âme”, maintenant qu’est arrivé le temps de la lecture du Shema, je ne m’en suis pas écarté [1]. Voilà pourquoi je lis et suis joyeux.

 

 

13- Sifré Dt s/Dt 32, 4, p.346 (// bAvodah Zarah 17b-18a; Lc 23, 43)

 

(Dt 32, 4) : ‘Il est le Rocher, son agir est parfait (tamim).’

Quand ils se saisirent de Rabbi Haninah ben Teradion, il fut condamné à être brûlé avec son livre (de la Torah). Ils lui dirent : ‘Tu es condamné à être brûlé avec ton livre’. Il lut cette Écriture ‘Il est le Rocher, son agir est parfait’. Ils dirent à sa femme : ‘Ton mari est condamné à être brûlé et toi, à être exécutée’. Elle lut cette Écriture (Dt 32, 4) : ‘C’est un Dieu fidèle et sans iniquité’. Ils dirent à sa fille : ‘Ton père est condamné à être brûlé, ta mère à être exécutée et toi, à travailler (dans une maison de tolérance, cf. bAvodah Zarah 17b-18a)’. Elle lut cette Écriture (Jr 32, 19) : ‘Grand dans tes desseins, puissant dans tes hauts faits, toi dont les yeux sont ouverts...’. Rabbi dit : ‘Combien grands sont ces justes qui à l’heure de leur détresse ont invoqué trois versets de la ‘justification du jugement (tsidduq ha-din)’ qui n’ont pas leurs pareils dans les Écritures. Les trois ont dirigé leur cœur (vers Dieu) et ont justifié pour eux-mêmes le jugement’. Un philosophe se leva et dit à son éparque : ‘Mon maître, ne te vantes pas d’avoir brûlé la Torah, car de l’endroit où elle est sortie elle est retournée à la maison de son père’. Il lui dit : ‘Demain ton jugement sera comme le leur!’ Il lui dit : ‘Tu m’as annoncé une bonne nouvelle (besorah tovah), car demain ma part sera avec eux dans le monde à venir’.

(Voir Gudrun. Holtz, Der Herrscher und der Weise im Gespräch, Institut Kirche und Judentum, Berlin 1996, p. 198-221)

 

 

5-5   Mishnah Sotah 5,5

 

Le même jour Yehoshua ben Hyrcanos interpréta : “Job n’a servi le Saint, béni soit-Il, que par amour, comme il est (Jb 13, 15) :<S’il me tue, j’espère en lui...>. Mais la chose reste en suspens de savoir (s’il a dit) : “J’attends, j’espère en Lui” (lo) ou “Je n’attends pas, je n’espère pas (lo’)”. Cependant l’enseignement dit (Jb 27,5) : <Jusqu’à ma mort, je ne me départirai pas de mon intégrité>. Ceci enseigne qu’il a agi par amour. R. Yehoshua dit : “Qui chassera la poussière de tes yeux, Rabban Yohanan ben Zakkaï ? En effet toute ta vie, tu proposais comme interprétation que Job n’avait servi le Lieu que par crainte, comme il est dit (Jb 1,). Et voici que Yehoshua, l’élève de ton élève a enseigné que c’est par amour qu’il a agi !”

 

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Contrepoint

 

Commentaires (François Nicolas)

&

Réactions (Pierre Lenhardt)

 

 

 

 


I. Les pèlerins d’Emmaüs

 

 

Commentaire (F. Nicolas)

 

La contextualisation, mettant ici en relief le verset 27, souligne deux choses :

1) la préparation à la reconnaissance du Christ par un échauffement du cœur des disciples : donner envie est une sorte de condition pour que la reconnaissance puisse avoir lieu (en un sens, sans envie de reconnaître, pas de reconnaissance possible) ;

2) l’analogie entre la reconnaissance du Ressuscité et la compréhension de la Parole via les Écritures : de même que Jésus redonne vie aux Écritures bien connues, de même il est ressuscité d’entre les morts. En un certain sens, le Christ vit comme vit un texte lorsqu’il est « bien » parlé. Ceci éclairerait donc l’intelligence de la Résurrection comme étant analogue au passage d’une Parole de l’écrit à l’oral.

 

Peut-être suggère-t-elle également que le rapport de Jésus à l’Ancien Testament (« les Écritures ») est analogue à celui de l’oralité à l’écrit pour une même Parole. Ou encore : le Nouveau Testament serait moins un nouveau « message » qu’une nouvelle manière de le dire (en d’autres termes : moins une modification de l’énoncé qu’un changement d’énonciation pour un énoncé inchangé). D’où l’idée alors que dans le « message » chrétien, l’énonciation prévaudrait sur l’énoncé (soit par exemple l’analogie avec les énoncés performatifs…). L’Ancien Testament serait ce qui rend possible le Christ, ce qui crée les conditions (« échauffement des cœurs et des esprits ») pour que la Révélation du Christ (révélation d’ordre « personnel » c’est-à-dire révélation en acte — la Résurrection — plutôt qu’en énoncés — le Christ a pris soin de ne rien écrire, de ne rien ajouter sur le terrain des Écritures —) puisse opérer c’est-à-dire inaugurer une nouvelle logique de transmission parmi les hommes.

La « reconnaissance » (catégorie centrale dans cet épisode, et qu’un Kierkegaard thématisera philosophiquement) est donc moins la répétition d’une connaissance que son renouvellement par changement d’ordre… La tradition de l’Ancien Testament apparaît ainsi comme la condition même pour que la foi chrétienne puisse être pensée comme reconnaissance [2] du Christ en acte, non comme sa « connaissance » en mots.

 


II. La résurrection des morts ?

 

 

Commentaire (F. Nicolas)

 

La contextualisation par la tradition pharisienne permet de mieux comprendre le détail de l’argumentaire que Jésus oppose aux Sadducéens.

1) Son premier geste est de leur dire : la résurrection n’est pas un retour en arrière vers cette matérialité des corps qui prévalait avant la mort. Elle est une transfiguration des corps dont le modèle est à prendre dans le corps des anges, non dans le corps sexué prévalant sur terre.

2) Son second propos est plus compliqué, et c’est là que le détour par le contexte est plus essentiel. On pourrait dire : Jésus explique que « quand au fait que les morts ressuscitent, […] il faut bien voir que Dieu est un Dieu de vivants et non de morts » — sous-entendu : laissez les morts enterrer les morts, ne vous souciez pas de ce qui se passera après la mort car Dieu se soucie des vivants, donc de vous ici et maintenant, et c’est donc d’ici et maintenant que vous devez vous soucier, non de la résurrection et de ce qui se passera après —. Mais alors, pourquoi dans ce cas la citation de l’Exode (« N’avez-vous pas lu : je suis le Dieu d’Abraham… ? ») ?

Ou encore : en quoi la citation « Je suis le Dieu d’Abraham… » permet-elle à Jésus d’enchaîner sur « Ce Dieu n’est pas un Dieu de morts mais de vivants » ? On pourrait en effet déduire l’exact contraire de la première partie : puisqu’il s’agit du Dieu d’Abraham, lequel est mort, il s’agit donc bien d’un Dieu des morts ! Et pourquoi alors ce curieux enchaînement à propos précisément d’un débat sur la résurrection des morts ?

Le propos exposé par Pierre Lenhardt offre cette explication : c’est parce que Ex 3,6 est lié à Ex 6,4 (comme tout le monde alors le savait, du moins ceux qui ne méconnaissaient pas les Écritures) que cette citation vaut rappel de tout une séquence, donc de la promesse faite par Dieu de donner une nouvelle terre aux déjà morts, c’est-à-dire de les ressusciter.

La citation de Jésus ne doit donc pas être comprise comme un pur et simple énoncé examinable en soi, détachable de sa position d’énonciation mais, une fois encore, comme un geste pointant vers tout un ensemble de références entrelacées, un peu comme lorsqu’on dit : « Rappelez-vous le vase de Soissons ! ». Jésus suggère ainsi : si vous avez bien lu les Écritures, les interprétant de manière non littérale, alors vous devez savoir que Dieu a déjà promis à Abraham, Isaac et Jacob de les ressusciter.

3) Comme toujours, il y a ici une certaine homogénéité entre la forme et le contenu, une « cohésion » certaine : le contenu, c’est la promesse d’une résurrection. Mais d’une part, il s’agit là d’une résurrection qui reste mystérieuse puisqu’il ne s’agira pas d’une restauration des corps terrestres à l’identique ; et d’autre part, cette promesse n’est pas un contrat en bonne et due forme (trois exemplaires sur papier timbré, signés devant notaire). Il s’agit d’un engagement appelant en réponse une confiance, d’autant plus confiance que ce à propos de quoi il s’agit ici d’avoir confiance (confiance en la résurrection des morts) est en bonne part voilé.

D’où que Jésus prenne le parti de parler de tout cela dans une forme qui suggère plutôt qu’elle ne prétend prouver, qui fait appel à l’intelligence interprétative de ses interlocuteurs et non pas qui s’expose dans le langage objectivant de la science ou dans celui, froid et formaliste, du droit.

 

Au total, la compréhension des références mobilisées par Jésus comme de sa « rhétorique » implique la compréhension de leur contexte. Cette compréhension est ici centrée sur l’idée qu’une interprétation orale — via une tradition vivante — d’une Écriture figée est essentielle pour comprendre non seulement le passé (la foi des pères) mais le présent : la foi vivante (en la résurrection des morts) de Jésus.

 

Remarque complémentaire

Le point de la résurrection (corps ranimé ou corps « transfiguré ») est pour partie compliqué par le « modèle » évangélique de la résurrection de Lazare où il semble bien s’agir de la ranimation d’un cadavre : la résurrection de Jésus lui-même est-elle alors une telle ranimation, ou, si, elle ne l’est pas, qu’est-ce qui indique dans l’Écriture sa « nature » différente et en quoi est-elle alors une « vraie » résurrection, non un « symbole », une simple image ?

L’importance de ceci touche au fait que, pour les chrétiens, la résurrection des morts « à la fin du monde » prend pour modèle celle du Christ…

 

 

 

 

 

Réaction (P. Lenhardt)

 

Le Nouveau Testament et la tradition d’Israël connaissent des résurrections qui sont réanimation d’un cadavre :

·       Nouveau Testament : Le fils de la veuve de Naïm (Lc, 7, 11-17.22) ; la fille de Jaïre (Mc 5, 35-43) ; Lazare (Jn 11)

·       bSanhedrin 90b s/Is 26, 19 ; 92 b et Rashi ad locum s/Ez 37

Ceux qui sont ainsi ressuscités, réanimés, meurent une deuxième fois. Jésus-Christ ressuscité ne meurt plus et les chrétiens morts avec lui vivent avec lui (Rm 6, 8-10).

Le Nouveau Testament et la Tradition d’Israël enseignent la résurrection des morts, la résurrection de la chair. C’est la même personne qui est ressuscitée, transfigurée : Abot de Rabbi Nathan A, Mc 12, 24-24…

Jésus ressuscité est le Jésus qui était avec les apôtres (Lc 24, 44) ; il porte les stigmates (Lc 24, 40 ; Jn 20, 20. 27).

Il est ressuscité avec chair et os ; il n’est pas un ‘esprit’, il mange avec eux (Lc 24, 30. 38-42).

Il est différent, transfiguré, surréel, plus réel que la réalité de ce monde ; on ne le reconnaît pas tout de suite (Lc 24, 31.37 ; Jn 20, 14). Il apparaît et disparaît à travers les portes fermées (Jn 20, 19).


Commentaire (F. Nicolas)

 

Il apparaît finalement qu’il y a deux résurrections et pas une : une résurrection qui est réanimation des cadavres (Lazare…) et une résurrection qui est transfiguration des corps (Jésus…). La résurrection qui compte vraiment est la seconde. Elle se configure dans l’intervalle entre deux écueils symétriques : la résurrection-réanimation et la simple immortalité des âmes (sans transfiguration des corps).


 

 

 

 

 

 

 

III. Le premier commandement

 

 

Commentaire (F. Nicolas)

 

La contextualisation recentre l’enjeu de ce passage autour du Dieu-un plutôt qu’unique : être unique est second par rapport à être un (si Dieu est unique, c’est parce qu’il est seul à être un : Dieu est un, par là unique, et non l’inverse).

La question est alors : qu’est-ce que cette unité ? De quoi est-elle porteuse ? Que signifie-t-elle pour qui lit ce passage ?

Or cette question touche à deux questions dans la lecture de l’Écriture convoquée par Jésus :

1) Quel rapport-cohérence entre les deux versets tirés du Deutéronome (« Dieu est un/Tu aimeras le Seigneur ton Dieu ») ?

2) Quel rapport-cohérence entre les deux références (respectivement au Deutéronome et au Lévitique) c’est-à-dire entre les deux commandements (aimer Dieu/aimer son prochain) ?

Le thème du Dieu-un, correctement replacé dans son contexte juif, indique que l’unité dont il est question en Dieu est unité d’amour : c’est ainsi que Dieu a créé des êtres à sa ressemblance, a aimé en premier Israël, et c’est pour cela qu’il demande en retour un rapport d’amour. C’est alors ce même mouvement qui se prolonge naturellement en un amour du prochain, donc dans le second commandement. Au total, c’est l’amour-un de Dieu qui corrèle les deux versets du Deutéronome de même que les deux références (Deutéronome/Lévitique) c’est-à-dire les deux commandements.

L’un pour l’homme ne pouvant être qu’unification — ressembler à Dieu-un, c’est tendre vers l’un plutôt qu’à proprement parler l’être : Dieu est unique d’être un… —, l’enjeu principal de cette unification se joue dans le rapport à Dieu et consiste à unifier crainte et amour de Dieu (dans un autre vocabulaire : unifier le sens d’une inaccessibilité transcendante et d’une participation immanente).

Par-delà ce que ce passage relève de proximité, d’intimité, de complicité même entre Jésus et les Pharisiens (« Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu »), cette contextualisation de l’Écriture que cite Jésus restaure une cohérence entre des propos qui, sinon, pourraient sembler légèrement décousus. Restaurer cette cohérence, restituer le développement en jeu dans ces enchaînements nécessite de convoquer l’implicite.

Ou encore : il faut restituer l’énonciation pour restaurer la cohérence dans le développement des énoncés.


IV. « Aimez vos ennemis ! »

 

 

Commentaire (F. Nicolas)

 

I. Ce que je comprends

 

A. Deux questions sont posées par ce passage :

— Comment comprendre cette perfection du Père céleste que Jésus donne en exemple à ses disciples ?

— Quel rapport y a-t-il entre cette perfection et la directive d’aimer ses ennemis ? En quoi cette directive touche-t-elle à la question de la perfection ?

La mise dans le contexte juif répond à ces deux questions :

1) La perfection de Dieu doit être entendue comme unité interne de Dieu sans division et sans séparation, non comme perfection morale.

2) Cette unité interne divine se projette en unité externe avec l’ensemble de la création, avec les bons comme avec les méchants.

Question personnelle : comment la non-division de Dieu est compatible avec sa diversité interne en trois Personnes ? Il faudrait peut-être thématiser plus finement la distinction diversité/division, c’est-à-dire plus expliciter (sans doute dans un autre cadre que celui-ci) la catégorie de division ici mobilisée.

 

B. La remise dans le contexte juif des paroles de Jésus conduit à mettre à nouveau l’accent non sur l’énoncé mais sur l’énonciation : moins sur ce qui est dit que sur qui le dit.

Il n’y a pas lieu d’objectiver l’apport de Jésus en termes d’énoncés radicalement neufs : la radicalité de son apport tient moins à la littéralité de ses dires qu’à la nature particulière de qui les reformule et surtout de qui les vit selon une dynamique cette fois entièrement singulière.

Remarque personnelle : le point qui me frappe ici est la proximité de tout cela avec le point de vue paulinien qui ne s’intéresse guère à ce qu’a dit Jésus mais qui fonde sa foi sur le seul point que « Christ est ressuscité ». Il n’y a pas lieu pour Paul de chercher la lumière du côté des dires et faits quotidiens de Jésus mais seulement du point de sa Résurrection d’entre les morts. Ou encore : la radicalité des dires, gestes et actes de Jésus se saisit du point seul de sa Résurrection, non « en soi »…

 

 

II. Une réticence générale…

 

Il me semble imprudent de compromettre Dieu le Père dans chacune des décisions prises par tel ou tel criminel, en faisant comme si Dieu entérinait chacune de ces décisions et en faisait une (bonne !) occasion de mettre le juste à l’épreuve : mettre le criminel en instrument de la perfection divine paraît une manière exagérée de rendre Dieu responsable des actes même des criminels. C’est une chose que Dieu accompagne le juste dans l’épreuve des conséquences d’actes dont il n’est pas responsable et une autre de tenir qu’il serait comptable de ces actes eux-mêmes. Cette distinction est encore plus cardinale quand le juste se trouve confronté à des actes ignobles qui ne le visent plus directement mais visent des innocents, des enfants par exemple : s’il ne regarde que soi de se laisser ou non torturer, tel n’est plus le cas lorsqu’il s’agit d’un tiers, a fortiori d’un sans-forces…

Il semble que cette « imprudence » vienne de l’idée que Dieu pourrait tout et donc qu’il pourrait empêcher le massacre des enfants. D’où alors que si tel ou tel massacre a lieu, c’est bien que Dieu le laisse faire… Position intenable car incompatible avec l’idée de Dieu comme Père aimant.

Ceci ne tient-il pas à une conception déviée de ce que signifie la « toute puissance » divine, qui n’est pas un « tout pouvoir ». Ne faut-il pas plutôt tenir qu’en créant le monde, Dieu a abandonné un certain nombre de ses pouvoirs qu’il ne peut plus reprendre. Et si le monde perdure dans son existence, si Dieu continue de le créer jour après jour, ce n’est plus dans le détail mais globalement (cf. l’idée de Malebranche mais aussi de Leibniz que Dieu a doté le monde de lois générales, tant « naturelles » — physiques — que « subjectives » — la liberté… — et qu’une fois cette logique instituée, ce transcendantal créé, le monde suit réellement ces lois sans que Dieu puisse les changer localement : il ne peut plus que changer tout ou rien). Ou encore Dieu n’a plus le pouvoir d’empêcher le crime : il ne peut plus que changer d’un bloc la loi du monde, sa logique, son transcendantal — cela au niveau de ses « pouvoirs » — et tout ceci pour mieux miser sur sa puissance qui, elle, est loi d’amour : il a abandonné la plupart de ses pouvoirs pour mieux déployer sa puissance propre (loi générale, au demeurant : les hommes de pouvoir — ceux qui aiment le pouvoir, et en jouissent — sont des impuissants). Donc Dieu accompagne le juste jusqu’au bout dans des épreuves qu’il ne peut plus lui éviter. Et encore une fois, l’épreuve la pire n’est pas celle qu’on endure soi — tant d’hommes furent torturés, cloués sur des croix, brûlés vifs, démembrés, qui ont tenu bon : l’homme Jésus n’est que l’un d’eux… — mais celle de l’impuissance face à l’épreuve infligée aux sans-forces, aux démunis, aux faibles : aux enfants, aux handicapés, aux fous, aux vieux… Si Dieu est un spectateur compatissant, douloureux et torturé de ces horreurs, de ce meurtre d’enfants qui est en cours d’exécution devant lui, de ce viol d’une petite fille hurlant sa douleur, nulle raison d’en faire pour autant un complice qui n’interviendrait pas là où il pourrait y mettre fin, comme si les calculs de Dieu étaient tels qu’il escomptait un bénéfice supérieur (la conversion du bourreau !) à laisser faire cette horreur !

Dieu est tout-puissant mais n’a pas (n’a plus) tout pouvoir puisqu’il en a abandonné la plus grande part par son geste de création du monde. En ce sens, créer le monde aurait été non seulement une transformation du néant en monde mais également une transformation de Dieu lui-même : cela aurait été un événement non seulement pour le monde (et pour cause !) mais plus encore pour Dieu lui-même : Dieu pourrait aimer le monde car il ne pourrait plus le changer : soit il le détruit d’un coup, soit il l’aime et partage ses joies comme ses douleurs.

C’est cela que Dieu transmet au juste : cette torture de l’enfant, il ne peut pas plus que lui l’empêcher (sinon, il le ferait à l’instant même) mais il partage l’horreur du juste devant cette abomination et se tient à ses côtés pour l’assurer que cette horreur n’aura pas le dernier mot.


Réaction (P. Lenhardt)

 

La ‘Justification du jugement (tsidduq ha-din)’ n’est pas l’acceptation du malheur, et encore moins l’acceptation du mal qui cause la souffrance. Elle n’est pas l’acceptation d’un jugement de Dieu qui serait à l’origine de la souffrance et du mal ou qui les tolèrerait ou qui étant sans pouvoir pour les empêcher s’y résignerait et enseignerait à faire de même. La ‘Justification’ est au contraire la proclamation de la Toute-Puissance du Dieu créateur de toute chose et même du malheur et du mal. La prière juive confirme tous les matins la Parole entendue par Isaïe (45, 7) : ‘Je façonne la lumière et je crée la ténèbre, je fais le bien et je crée le mal, c’est moi , le Seigneur, qui fais toutes ces choses’. C’est le bien et le mal qui sont nommés, qui entraînent et englobent le bonheur et le malheur. La prière du Notre Père, typiquement juive, enseignée par Jésus, va au fond de la demande, à savoir la délivrance du mal et pas seulement du malheur. Cette demande enseigne que Dieu a pouvoir sur le mal. Ceci est cohérent avec la déclaration faite à Isaïe : ‘je crée le mal’, c’est à dire : comme créateur de toute chose je suis en deçà et au delà du mal auquel j’ai fait pour ainsi dire la place en donnant à l’homme la liberté de le choisir. C’est ce que se dit le Seigneur (YHWH, nom qui signifie la Miséricorde) après le déluge (Gn 8, 21) ; ‘Je ne maudirai plus jamais la terre à cause de l’homme, parce que l’instinct du coeur de l’homme est mauvais depuis son enfance; plus jamais je ne frapperai tous les vivants comme je l’ai fait’. Cette Parole ne garantit pas une fin du monde sans catastrophe. Elle promet aux croyants que le mal n’aura pas le dernier mot. Dieu en effet s’est rend responsable. De façon paradoxale il abaisse sa Toute-Puissance en se rendant présent, lui-même, dans la bassesse du buisson ardent (Ex 3) pour revêtir la souffrance d’Israël. Dans cette continuité paradoxale, le Dieu Tout-Puissant, Transcendant, Inconnu (caché, Is 45, 15), se manifeste dans l’abaissement de Jésus-Christ souffrant et mourant sur la croix. Dieu attaque et détruit à sa racine le mal dont il s’est reconnu responsable en souffrant et mourant pour se ‘justifier’. Le dernier mot de la lutte humaine contre la souffrance et le mal n’est pas d’abandonner la religion comme l’opium du peuple ou de demander au Père qui est dans les Cieux d’y rester, mais de s’unir à lui qui est par sa Présence immanente Shekinah), par Jésus-Christ (Shekinah par excellence), celui qui assume toute la détresse du monde et détruit le Mal. Dieu a le pouvoir de détruire les méchants. Il retient son pouvoir pour exercer sa Toute-Puissance en la limitant. Imiter Dieu, c’est s’attacher à son Immanence souffrante, à sa non-division dans la souffrance, à sa perfection.

 

Perfection, non-division, Unité

Je renonce à traiter philosophiquement de l’Unité-Trinité. Comme chrétien je ne peux confesser l’Unité ineffable (Dt 6, 4 ; Mc 12, 29) qu’à partir de ce que l’Esprit Saint me fait connaître de Jésus-Christ Seigneur (1 Co 12, 3), qui me fait connaître Dieu (Jn 1, 18). L’incarnation , dogme spécifique du christianisme, est le paradoxe des paradoxes (de Lubac), la radicalisation du paradoxe enseigné par la prière juive : tension entre le Dieu inconnu et sa Gloire connue (Is 6, 3 ; Ez 3, 12), entre sa transcendance et son immanence, tension extrême de l’Unité attestée par l’Esprit Saint qui est en nous et par les Anges (voir Corbin, Le paradoxe du monothéisme). Dieu en s’incarnant abaisse, humilie sa Présence (Shekinah, Jésus) dans le monde. En Elle il n’abandonne ni sa puissance ni son pouvoir. Sa Puissance se révèle par la capacité paradoxale de restreindre sa Puissance ou son pouvoir (je ne vois guère l’intérêt de faire la distinction). ‘Sa Puissance est son Silence’, Sa force est de pouvoir limiter sa force (Ps 29). C’est la puissance du guerrier qui peut rattraper sa flèche après l’avoir tirée.

 

 

 

 

Commentaire (F. Nicolas)

 

La distinction mal/malheur (où le mal est l’essence dont le malheur est l’existence) permet d’approfondir le paradoxe : Dieu non seulement vit les malheurs mais éprouve le mal comme tel… — au passage, la distinction proposée entre puissance et pouvoirs a quelque analogie avec la distinction entre mal et malheurs, avec cette différence que la puissance vaut toujours sur soi et non pas sur les autres alors que c’est l’inverse pour le pouvoir… —.

 

 


V. « Qui s’abaisse sera élevé »

 

 

Commentaire (F. Nicolas)

 

I. Ce que je comprends

Tout part d’un problème posé par la parabole transmise par Luc : en quoi ce que dit Jésus se distingue-t-il d’un simple conseil de bon sens (éviter le risque d’une humiliation publique), conseil au demeurant qui prend pour boussole la minimisation des risques (l’humiliation) plutôt que la maximisation des gains (l’élévation) : si on s’installe au fond de la salle, peut-être ne sera-t-on pas ramené au premier rang mais au moins ne risquera-t-on pas l’humiliation d’être renvoyé, bref conseil bien « humain » dont le caractère « divin » ne sauterait alors plus tellement aux yeux ?

La remise en contexte permet alors de comprendre que les formules de Jésus proposent aux hommes non pas un bon calcul (« si vous êtes malins, je vous conseille le dernier rang… ») mais enseignent une tout autre logique, celle de l’imitation de Dieu lui-même : l’abaissement est la vraie grandeur, c’est en étant abaissé qu’on vit la grandeur de Dieu, qu’on y participe, au présent.

Là encore, l’originalité de Jésus n’est pas tant dans ce qu’il dit, dans la lettre de ses énoncés, que dans le fait que ce soit lui qui le dise, et le vive, c’est-à-dire qu’il le dise et le vive en Fils de Dieu. C’est donc ici le passage par la tradition juive qui permet de restituer aux paroles de Jésus sa dimension d’imitation divine et non pas de « bon conseil » donné aux amis…

 

II. Une difficulté alors

La transformation du « bon conseil » (ou du précepte de bon sens, ou de sagesse populaire) en précepte d’imitation de Dieu se fait par transformation d’un futur en un présent :

• dans le bon calcul, l’idée est qu’il faut savoir endurer pour pouvoir obtenir plus tard une récompense : ce n’est pas amusant d’être au fond de la salle, d’être avec les petits, mais le jeu en vaut la chandelle car après, on peut gagner gros : être triomphalement ramené au premier rang, etc. Ici le présent est pénible mais le futur est tenu pour gratifiant ; bref, on investit pour l’avenir en souffrant au présent…

• dans la logique divine, tout se passe au présent (il n’y a d’ailleurs pas de futur dans l’intériorité divine, dans la vie de la Trinité) et l’abaissement y est donc grandeur (plutôt qu’il ne sera élévation). C’est donc au présent que la petitesse et le fond de salle sont rétribution car ils sont déjà par eux-mêmes participation à la grandeur de Dieu. Ou encore : la grandeur de Dieu n’est pas celle des podiums, des premiers rangs, des projecteurs et du pouvoir (miroir aux alouettes…) mais celle du fond générique des salles ; elle est la grandeur imperceptible de l’incognito (Kierkegaard…). Bref la vraie grandeur est de participer de cette vie générique, quelconque, qui est la vie même de Dieu ; et la transcendance de Dieu n’a rien à voir avec les projecteurs et la représentation.

Le problème est alors que l’énoncé de Hillel, étant au présent, indexe mieux tout cela que celui de Jésus, qui reste, lui, au futur. Pourquoi donc Jésus semble-t-il ici en retrait par rapport à Hillel ? Et n’est-ce pas ce retrait lui-même, difficilement « explicable », qui nécessite alors le détour d’une recontextualisation ? S’il s’agit bien de montrer que Jésus n’enseigne pas ici un bon calcul (c’est mon hypothèse de départ : cette parabole pose un problème…) mais défait le principe même du calcul (dont le temps subjectif essentiel est le futur et non pas le présent) pour exalter la vie au présent en Dieu, alors pourquoi Jésus ne s’est-il pas tenu à hauteur de Hillel ?

Dit encore plus brutalement : qu’apporte cette parabole de Jésus par rapport à la tradition si cette parabole, en retrait sur cette tradition, nécessite toute une recontextualisation pour ne pas être mal interprétée ?

 

III. Une autre difficulté

N’y a-t-il pas danger à majorer la transitivité entre sagesse populaire et sagesse divine ? Ne faut-il pas plutôt partir du gouffre entre les deux, et donc du saut requis (conversion) car on ne saurait passer insensiblement, par petits pas successifs, de l’une à l’autre ? Où l’on retrouve les reproches adressés par Pascal aux Jésuites… Certes après le saut, après la conversion, il y a incarnation et donc inscription concrète de cette sagesse divine dans la matière humaine, mais on ne saurait remonter insensiblement de cette marque, de ce résultat à sa cause (disons de la création au Créateur). Vaste débat, je l’admets…

 

IV. Un point plus général

Il y a ici le principe de diviser l’idée d’humiliation, de poser donc qu’il y a deux humiliations et non pas une seule : il y a l’humiliation « humaine » de qui est ramené en fond de salle devant tous, et il y a l’humiliation divine qui tient moins aux regards posés sur l’humilié qu’à la manière dont l’abaissement est vécu de l’intérieur par qui s’abaisse : l’humiliation divine a pour mesure véritable non pas ce que les hommes peuvent en dire mais ce que Dieu lui-même en dit, en pense : sa grandeur est là pour lui, même si pour les hommes elle est ici perte de grandeur. Bref il y a l’humiliation pour les autres, et l’humiliation pour soi (ou l’humiliation au regard des autres, et celle à ses propres yeux). Finalement l’abaissement de Dieu n’est pas pour lui humiliation (au sens d’une flagellation, d’un masochisme, d’un malheur nécessaire, d’un moment néfaste par lequel il faudrait bien passer pour espérer — espoir et pas espérance ! — un temps meilleur) mais indication par lui d’où est, ici et maintenant, la vraie grandeur…

 


VI. L’entrée à Jérusalem

 

 

Commentaire (F. Nicolas)

 

Cette improvisation est un peu différente des précédentes : elle viserait moins à dénouer un problème ou une obscurité d’interprétation propre au texte qu’à contredire une mésinterprétation (souvent ?, parfois ?) faite du rapport de Jésus au Temple : celui-ci exposerait une hostilité de principe à l’existence du Temple. En fait, on voit — toujours grâce à la méthode de contextualisation — que Jésus n’appelle pas à se débarrasser du Temple pour lui « substituer » d’autres pratiques et localisations. Jésus a besoin du Temple pour se situer lui-même : il déclare être plus que le Temple, ce qui est aussi manière de s’appuyer sur le fait que le Temple n’est pas rien… Le Temple reste la référence première en matière de présence de Dieu, et Jésus se désigne à l’intérieur de ce cadre référentiel, non pour le détruire, ou même le déplacer mais plutôt pour le dépasser en l’englobant…

Il n’y a donc pas tant une question intrinsèque à ce texte que la nécessité de corriger certaines interprétations qui en ont été faites : il s’agirait donc ici d’une question extrinsèque, tenant à certains commentaires de ce texte plutôt qu’au texte lui-même.

 

 

 

 

Réaction (P. Lenhardt)

 

Oui, l’important n’est pas de signaler les mauvaises interprétations mais de présenter le positif du message.

Deux questions de méthode, à cette occasion.

1-    Pour toute homélie il faut, en principe , suivre le programme donné par le psaume 34, 15 : ‘Détourne-toi du mal et fais le bien’

• Il est difficile de faire le bien avant d’avoir éliminé le mal qui vient sous forme de mauvaises traductions, de mauvais commentaires qui ignorent le contexte juif (pharisien-rabbinique), qui restent inspirés par une théologie de la substitution, voire par un anti-judaïsme ou un anti-sémitisme (on passe facilement de l’un à l’autre ) plus ou moins conscients et avoués.

• Il faut ensuite et surtout faire le bien et montrer ce que Jésus est et dit par rapport au contexte juif de son humanité. La bonne nouveauté, vraie et irréductible, n’est recevable et digne d’être enseignée, que sur un fond de continuité connu, respecté et maintenu. (=’accompli’, l’accomplissement étant la confirmation avec ou sans transfiguration de ce qui est accompli).

2-    Le va et vient entre christianisme et judaïsme, entre Nouveau Testament et Tradition d’Israël (Torah écrite = Écritures juives et Tradition orale : Prière, Talmud et Midrash...).

       Démarche ‘analytique’ : on va du christianisme au judaïsme pour explorer les racines ;

       Démarche ‘synthétique’ : on va du judaïsme au christianisme.

Les deux démarches, qu’il faudrait mieux nommer (‘synthétique’ est horrible !), sont complémentaires et inséparables ; leur validité découle de l’Unité de la Parole du Dieu Un.


VII. L’enfant prodigue

 

 

Commentaire (F. Nicolas)

 

• Cette improvisation a une cible différente des précédentes : elle ne vise pas à résoudre un problème ou une difficulté de compréhension (la parabole, au contraire, est exceptionnellement claire) ou à devancer une mésinterprétation (cf. l’improvisation précédente) mais plutôt à amplifier ce texte en lui donnant une plus large résonance, et ceci toujours avec la même méthode de recontextualisation.

• Cette improvisation souligne deux points :

— la fin de la parabole évoque métaphoriquement un fils « mort » et « revenu à la vie » ce qui, dans la bouche de Jésus, annonce en fait le thème de la résurrection ;

— le conflit avec les Pharisiens évoqué avant la parabole (Luc 15, 2) tend à souligner non point l’originalité des paroles de Jésus mais celle de ses actes. En effet, les Pharisiens connaissaient, comme tous les Juifs, la logique divine de la repentance mais celle-ci était pour eux l’apanage de Dieu : c’est Dieu qui met en avant les pécheurs plutôt que les proches là où le fidèle, lui, n’a pas la même exigence (ce n’est pas au fidèle d’aller au-devant des pécheurs et le fidèle a surtout à soutenir en priorité les autres fidèles ; les Pharisiens allaient d’ailleurs encore plus loin dans ce sens et refusaient de manger avec les pécheurs). Si Jésus, donc, fraie avec les pécheurs, c’est dans ce contexte une manière pour lui d’indiquer qu’il agit comme Dieu plutôt que comme un simple fidèle.

• Comment nommer le double mouvement récurrent de ces improvisations qui consiste, dans un premier temps, à recontextualiser puis, dans un second temps à revenir au texte de l’Évangile pour le rééclairer de ce contexte mobilisé ? Pierre Lenhardt appelle cela analyse puis synthèse. Peut-on proposer d’autres noms pour ce double geste d’aller et retour ?

On pourrait dire : il y a ces textes comme éclairant le contexte, puis comme éclairés par le contexte. Ou encore : il y a ce que ces textes voient du contexte, et ensuite ce qui de ces textes est vu par le contexte (où l’on retrouve une distinction propre à la théorie mathématique des topos entre pullback et pushout…).

On peut dire aussi :

— Premier temps : immersion des paroles de Jésus dans leur contexte.

— Second temps : sertissage, ou enchâssement de ces paroles par le contexte.

Point alors remarquable : le contexte où immerger ces paroles n’est pas exactement le même que celui servant ensuite à sertir ces paroles. Il y a donc deux contextes, et non pas un (même si les deux ont une intersection non vide). En effet ce à quoi les paroles de Jésus font appel, ce vers quoi elles font signe ne recouvre pas exactement ce qui permet de mieux voir sur quel fond ces paroles se détachent le plus clairement : le fond qui relève le tranchant des paroles de Jésus (tranchant qui tient le plus souvent à la position d’énonciation plutôt qu’à la lettre des seuls énoncés) n’est pas exactement le contexte dans lequel ces paroles s’inscrivent.

Exemple ici : le contexte mobilisé par les paroles de Jésus est celui de la repentance. Mais ce qui du contexte sertit l’énonciation singulière de Jésus tient à la différence entre attitude de Dieu et attitude de ses fidèles (en l’occurrence des Pharisiens).

• Retour alors à une question : si la préférence donnée aux pécheurs sur les fidèles, aux lointains sur les proches est l’apanage de Dieu, alors le fidèle n’a pas — sur ce point au moins — à prendre modèle sur Dieu. Ceci consonne avec le thème — présenté ailleurs — de l’amour du prochain, avec l’épisode de la première pierre, etc., toutes occurrences qui semblent proposer au fidèle, en ce différend Dieu-pécheurs, de s’identifier comme pécheur plutôt que comme participant de la perfection divine. N’y a-t-il pas alors en ce point présentation d’une attitude de Dieu (donner priorité aux lointains) qui resterait inaccessible au fidèle en raison du caractère indépassable de sa nature de pécheur ? N’y a-t-il pas ici une pratique de Dieu qui serait retranchée du modèle de perfection que pourrait/devrait viser le fidèle ?


VIII. Le rapport à la tradition

 

 

Commentaire (F. Nicolas)

 

• Cette improvisation concerne un chapitre crucial de l’Évangile quant à la mésinterprétation chrétienne qu’il s’agit ici de déconstruire.

Cette mésinterprétation tient à l’idée que Jésus aurait déclaré ici vouloir abolir « la tradition » (et du même coup l’ancienne Alliance qui est le socle de cette tradition). L’argumentation vise à montrer que Jésus se situe ici en fait à l’intérieur même de cette tradition dont le nerf vivant est précisément de distinguer quand il faut être littéral et quand il faut interpréter l’Écriture. L’argumentaire de Jésus sur les parents serait de dire : ici, il faut prendre l’Écriture au pied de la lettre, et Jésus le ferait pour mieux dire ensuite : par contre, sur la question du pur et de l’impur, il ne faut plus prendre l’Écriture à la lettre mais l’interpréter. Ainsi le débat n’est pas Écriture contre tradition, mais, à l’intérieur d’une tradition entretenant un rapport vivant à l’Écriture, entre littéralité ou interprétation. Jésus pratique donc ce débat de l’intérieur même de la tradition, en jouant précisément de l’espace de manœuvre et de liberté de pensée que cette tradition autorise et constitue.

 

• Ainsi rappelée, l’argumentation de cette improvisation me semble cependant poser un certain nombre de problèmes difficilement contournables.

— D’abord, Jésus, dans ce passage, en fait n’affirme rien en son nom propre sur la question des parents. Il dit simplement aux Pharisiens : « Sur cette question des parents, vous jouez de la tradition au détriment de la littéralité de l’Écriture de manière hypocrite. ». Sa cible n’est donc pas ici d’enseigner un rapport juste aux parents mais de dénoncer, comme hypocrisie, le type d’usage de la tradition qu’ont sur cette question les Pharisiens qu’il a en face de lui. Difficile donc de mettre le centre de gravité de ce passage sur un rappel que ferait Jésus de l’importance d’honorer ses parents…

— Une fois qu’on a montré que Jésus ne déqualifie pas ici toute tradition mais dénonce simplement cet usage particulier (« hypocrite ») de cette tradition spécifiée qui concerne les parents, on n’a pas réglé la question centrale de ce passage qui concerne spécifiquement les traditions en matière de pur et d’impur et non pas de parents. Or là, les paroles de Jésus sont assez claires : il déclare que la pratique traditionnelle de se laver les mains avant de manger n’a aucune valeur proprement religieuse. De ce point de vue, qu’elle puisse avoir une valeur culturelle, ethnique, n’est pas exactement le problème. Le problème est bien : a-t-elle une valeur spécifiquement religieuse ? Et à cela, Jésus répond très clairement : lui attribuer une valeur religieuse serait être « sans intelligence » de ce dont il s’agit car on ne saurait se rendre impur par ce que l’on mange. Sur ce point précis, il déqualifie donc bien non pas « la tradition » — le principe de tradition — mais à tout le moins une tradition particulière : celle du lavement des mains avant de manger pour des raisons spécifiquement religieuses.

— Ceci posé, on peut remarquer que Jésus ne traite ainsi que la question de l’impureté sans pour autant traiter la question de la pureté. Jésus en effet dit : si vous croyez ne pas devenir impur (sur un plan religieux bien sûr) en vous lavant les mains, vous êtes stupides (« pas intelligents »). Il déqualifie donc une pratique religieuse visant à se préserver de l’impureté. Mais ce faisant il ne traite aucunement de ce qu’est la pureté, il laisse complètement ouverte la question de savoir ce qu’est la pureté (religieuse). Car la pureté en question n’est bien sûr pas le fait de ne pas devenir impur : être pur ne se réduit pas à ne pas se rendre impur. La pureté doit être une affirmation, non pas une double négation. En fait c’est l’impur qui se définit par rapport au pur, non l’inverse.

Qu’est-ce que la pureté demandée par Dieu ? Jésus ici n’en parle pas. Il ne traite ici que de la double négation pharisienne (ne pas se rendre impur) pour dire : la pureté de toutes les façons ne saurait arriver de l’extérieur, elle ne peut relever que de causes internes (ne peut arriver que du dedans). Elle ne peut être qu’affirmative.

Donc en un certain sens, laissant ici dans l’ombre la vraie question qui n’est pas celle de comment ne pas se rendre impur mais celle de comment être pur, Jésus laisse droit à d’autres relations Écriture-tradition portant cette fois non sur l’impureté mais sur la pureté.

 

• C’est peut-être par une reprise de ce thème de la pureté comme affirmation, comme valeur positive, non comme double négation, soit par une seconde improvisation inscrivant ce débat sur l’impureté dans le contexte plus général d’une conception affirmative de la pureté qu’il faudrait consolider le thème essentiel visé dans cette première improvisation : montrer que Jésus fait travailler le rapport tradition-Écriture de l’intérieur même de ce rapport.

Au fond ne peut-on comprendre ce débat sur le pur et l’impur ainsi : Jésus reprocherait à ces Pharisiens (non pas « aux » Pharisiens) de chercher à ne pas se rendre impurs plutôt qu’à chercher à être purs. En effet, s’ils cherchent à ne pas se rendre impurs, c’est parce qu’ils présupposent être préalablement purs. Et là Jésus suggère un doute : s’ils étaient vraiment purs, ils n’auraient alors pas peur d’être rendus impurs par quelque chose venant de l’extérieur. Plus encore : s’ils en ont peur, c’est donc en vérité qu’ils ne sont pas purs, et dans ce cas, ce n’est qu’hypocrisie que de multiplier les pratiques, forcément inintelligentes, pour protéger de l’impureté ce qui n’est pas déjà pur : tout au mieux ne peut-on ainsi que limiter l’impureté mais sûrement pas être pur. Or le but assigné est la pureté…

Bref, il serait peut-être judicieux de compléter cette improvisation par une contextualisation du thème de la pureté.

 

• Dernier petit point, de détail : Pierre, quand il mangera après la Pentecôte avec les non-Juifs, n’aurait donc pas été le premier à le faire. Il n’aurait fait ainsi que reprendre ce que Jésus (et ses apôtres, donc Pierre lui-même) avait déjà fait de son vivant…

 

 


Réaction (P. Lenhardt)

 

J’apprécie les remarques de François Nicolas. Il faudrait reprendre ici le thème de la parole en précisant bien que Mc 7, 19 - « Ainsi il déclarait purs tous les aliments » - est une glose de l’évangéliste, et n’est pas une parole de Jésus. Tentons-le.

 

Le passage est violemment polémique contre des pharisiens et des scribes venus de Jérusalem. Le passage parallèle, en Mt 15, 1-2O, présente de façon moins dure la même polémique, dont l’argumentation peut se résumer comme suit :

Pharisiens et scribes reprochent aux disciples de Jésus, et Jésus est visé par ce reproche, de prendre leurs repas avec des mains impures, faute de les avoir lavées. Ceci serait contraire à la pratique de ‘tous les juifs (Mc 7, 3)’ instituée par la ‘Tradition des Anciens (Mc 7, 3 ; Mt 1, 2)’.

Il est certain que la Tradition des Anciens, reçue et transmise par les pharisiens, instituait des pratiques tenues pour conformes à la volonté de Dieu. Certaines de ces pratiques étaient considérées comme d’origine divine (mi-de-Oraïta = min ha-Torah), données (au moins en germe) à Moïse et transmises ensuite de maître à disciple. D’autres pratiques avaient pour origine les Prophètes, Esdras et Néhémie, ou finalement les Maîtres (Rabbins). Ces dernières étaient considérées comme ‘venant des Maîtres (mi-de-Rabbanan)’ et ayant une autorité voulue par Dieu. Il est certain qu’avant la destruction du Temple (en l’an 70 de notre ère) les pharisiens étaient déjà conscients et enseignaient que la ‘Tradition des Pères’ était Parole de Dieu. Il est même très probable que depuis Hillel (mort au temps où est né Jésus) les pharisiens appelaient déjà ‘Torah orale’ la ‘Tradition des Anciens’ ou la ‘Tradition de mes pères (Ga 1, 14)’. Au moyen âge les Maîtres (Rabbins) successeurs des pharisiens emploieront la formule qui englobe tous les cas et légitime la diversité des opinions discutées et contrôlées : ‘La coutume de nos Pères est Torah’.

 

Qu’en était-il à l’époque de Jésus ? Nous ne pouvons le savoir exactement mais si nous tenons compte de ce qui précède et de ce qui suit cette époque nous pouvons considérer comme probable la situation suivante.

L’ablution des mains et d’autres pratiques analogues étaient instituées par la Torah orale des pharisiens de Jérusalem, ou de certains pharisiens seulement, si nous suivons la version de Matthieu (Mt 15, 1). Il importe de noter que les opposants de Jésus ne sont pas nécessairement tous ‘les pharisiens’ ni ‘tous les juifs’ comme le dit Marc. S’il n’y a pas d’unanimité entre les pharisiens à l’époque de Jésus, la pratique des disciples de Jésus, ou de certains disciples de Jésus (Mc 7, 2), n’est pas nécessairement contraire à la Tradition des Anciens, mais à la tradition que transmettent certains pharisiens. La Tradition que rejette Jésus et ses disciples, galiléens comme lui, peut alors être considérée par eux comme une ‘tradition des hommes’, comme ‘un commandement qui vient des hommes’ et non de Dieu, selon la formule d’Isaïe (29, 13) invoquée par Jésus (Mc 7, 6-7 ; Mt 15, 8-9). De fait l’obligation de l’ablution des mains, considérée comme relevant de l’autorité rabbinique (mi-de-Rabbanan), est controversée entre les maîtres pharisiens, Hillel et Shammaï, et ensuite leurs disciples, au moins jusqu’à la destruction du Temple, en l’an 70 de notre ère. Et même quand l’obligation de l’ablution n’est plus contestée, après la destruction du Temple, Rabbi Aqiba, qui l’observe par respect pour ses collègues, ne semble pas l’approuver (T.B. Eruvin 21b). On ne peut donc s’étonner qu’un juif galiléen comme Jésus ne fasse pas à ses disciples l’obligation de se laver les mains avant les repas. Si les pharisiens de Jérusalem, ou certains d’entre eux, reprochent à Jésus de ne pas respecter la Tradition des anciens, Jésus a le droit de tenir que l’ablution des mains n’est pas obligatoire et que ceux qui veulent l’imposer confondent la Tradition des anciens avec leur tradition purement humaine. On comprend que Jésus reproche à ses opposants un abus analogue, dans un domaine beaucoup plus grave à ses yeux, dans le domaine de l’honneur dû aux parents. Sans la désigner, Jésus invoque la véritable Tradition qui doit interpréter l’Écriture dans sa littéralité. ‘Honore ton père et ta mère’ (Ex 20, 12 ; Dt 5, 16), cela s’interprète ; ‘comme c’est dit, sans restriction, ni limitation’. Une pratique de voeux, comme celle qu’instituent les pharisiens qui s’opposent à Jésus, ‘annule la Parole de Dieu par la tradition que vous transmettez’ (Mc 7, 13).

Il serait faux de dire que Jésus invoque l’autorité de l’Écriture et récuse celle de la Tradition. C’est au nom de la Tradition, qu’il ne nomme pas et qu’il n’a pas besoin de nommer, qu’il interprète l’Écriture selon sa littéralité.

Il est vrai que Jésus se présente comme ayant une autorité supérieure à celle de ses opposants. Un maître pharisien ne dirait pas à la foule : ’Écoutez-moi tous et comprenez’ (M 7, 14 ; cf. Mt 15, 10). On peut donc se demander s’il ne se situe pas au dessus de toute autorité humaine, comme cela semble être le cas en plusieurs circonstances décrites par le même évangile (Mc 1, 22. 27 ; 2, 10).

 De plus, l’enseignement qui suit, sur le pur et l’impur, est nouveau par l’intériorisation qu’il propose pour ces catégories. Sans doute les enseignements pharisiens, dans la ligne des Prophètes, rapportent-ils à Dieu le sens et la validité des pratiques rituelles comme la pratique des sacrifices, du jeûne et de la prière. De tels enseignements relativisent également les catégories du pur et de l’impur et les pratiques qui leur sont liées en les référant à la volonté divine qui les institue.

Il reste que l’enseignement de Jésus est original à un double titre.

En premier lieu l’accusation d’hypocrisie, appuyée sur Isaïe (29, 13), est adressée contre les représentants, ou certains représentants, du courant pharisien sur lequel repose l’essentiel de la Bonne Nouvelle : une Parole orale qui interprète l’Écriture et annonce la résurrection. Il est vrai que dans l’évangile de Matthieu l’accusation d’hypocrisie ne va pas jusqu’à récuser l’autorité des pharisiens et la valeur de leur enseignement ( Cf. Mt 23, 2-3). Mais ici, dans la polémique de notre passage de Marc, c’est l’enseignement des pharisiens qui est présenté comme pervers.

En deuxième lieu, l’enseignement sur le pur et l’impur, plus difficile à saisir, ‘énigmatique‘ (littéralement : ‘parabolique’ selon les disciples Mc 7, 17 ; Mt 15, 15), demande à être expliqué.

(Ici je suis heureux de pouvoir m’appuyer sur une étude de mon ami Philippe Mercier, Le pur et l’impur selon la révélation biblique, Lyon 2002)

Jésus ‘ne rend pas inopérante la distinction entre le pur et l’impur, il rappelle que si elle met en jeu l’extériorité du corps, puisqu’il faut se purifier si l’on a eu un écoulement de sang, a fortiori s’applique-t-elle à l’intériorité. A la manière d’un maître d’Israël, il fait apparaître du nouveau (hiddush). Il montre, en suivant le tracé de la distinction entre pur et impur, que la conscience du croyant de la Première Alliance devait aller de l’extériorité à l’intériorité, là où se joue le discernement entre le péché et la sainteté. Ainsi de l’impureté affectant l’extériorité du corps le fidèle passe à l’impureté relative au péché, la première sera appelée impureté rituelle ou cultuelle afin de la distinguer de la seconde, l’impureté morale. Par conséquent, loin de déclarer obsolète la séparation entre le pur et l’impur, Jésus la conduit jusqu’à son point d’incandescence’.

 Une telle intériorisation ne signifie pas nécessairement qu’il faille dévaloriser la valeur spirituelle et religieuse de la distinction entre le pur et l’impur instituée par la Tradition ancienne, biblique et rabbinique. Jésus se situe dans la ligne des prophètes qui critiquent une pratique des rites qui resterait extérieure (Cf. Is 58 ; Os 6, 6 ; Jl 2, 12-17). Cependant Jésus interprète les prophètes, eux-mêmes interprètes autorisés de la Torah, pour justifier, comme certains pharisiens, la non obligation de l’ablution des mains. Quant à la déclaration que tous les aliments sont purs (Mc 7, 19), elle n’est pas mise par l’évangéliste dans la bouche de Jésus. L’exégèse la plus raisonnable considère que cette déclaration, qui est propre à Marc, qui durcit et généralise le débat, n’est pas nécessairement déductible des paroles de Jésus. L’évangile de Marc projette dans le débat une conclusion qui reflète la situation ultérieure de l’Église primitive, dans laquelle il a fallu enlever tout obstacle à la communauté de table entre chrétiens d’origine juive et chrétiens d’origine païenne. Quant à la pratique de Jésus, rien n’oblige à dire qu’il aurait partagé ses repas avec des païens. En mangeant avec des juifs collecteurs d’impôts et pécheurs (Lc 5, 27-32 ; 15, 1-2) il va aussi loin qu’il est possible d’aller, selon son humanité juive avant sa mort, dans l’imitation de Dieu créateur, Père céleste parfait, non divisé dans l’amour qu’il a pour ses créatures, pour les méchants comme pour les bons (Mt 5, 45-48). La communauté de table des chrétiens, juifs et gentils, est inaugurée par Pierre selon le livre des Actes (Ac 10 ; 11).

 Paul pour légitimer pleinement l’entrée des gentils dans l’Église a été jusqu’à délégitimer les observances juifs pour les juifs. L’Église catholique, en enseignant clairement depuis le concile Vatican II que l’Ancienne Alliance n’a jamais été révoquée, a abandonné la pratique abusive selon laquelle on demandait aux juifs qui se présentaient au baptême chrétien d’abjurer les erreurs mosaïques et d’abandonner les pratiques juives. Les juifs devenus chrétiens peuvent aujourd’hui légitimement vouloir pratiquer les rites de la vie juive. Ils peuvent chercher et trouver une réinterprétation de ces rites en référence à Jésus-Christ.

Jésus récuse la tradition de certains pharisiens en invoquant le fait que ces pharisiens s’appuient sur une tradition des hommes ou un commandement des hommes (Is 29, 13) et non sur un commandement de Dieu. Jésus ne peut évidemment pas citer l’Écriture, ni une interprétation de l’Écriture, qui s’opposerait à l’ablution. Il ne peut davantage pas récuser cette pratique du fait qu’elle n’a pas d’appui dans l’Écriture. Ce serait nier toute la vision pharisienne de la Parole de Dieu, qui suppose que la Torah orale précède chronologiquement et ontologiquement l’Écriture et qu’elle englobe l’Écriture pour la transmettre l’interpréter et l’actualiser. Il peut simplement montrer qu’on peut abuser de la Tradition si on enseigne en son nom des pratiques qui annulent le commandement de Dieu.

L’exemple de la 5ème Parole du Décalogue est particulièrement bien choisi car la véritable Tradition pharisienne a particulièrement su appuyer sur cette Parole la manière détaillée d’honorer les parents. Cette véritable Tradition que Jésus confirme est qu’il faut pour l’honneur dû aux parents interpréter l’Écriture selon sa stricte littéralité (Ex 20, 12 ; Dt 5, 5, 16) : ‘Honore ton père et ta mère’, comme c’est dit , sans restriction, ni limitation. Jésus ne se situe pas à l’extérieur de la vision pharisienne de la Torah, ni encore moins contre cette vision.

A partir de l’exemple que donne Jésus d’une tradition qui légitime l’usage de certains voeux, il est possible de revenir à la critique de l’ablution des mains et de pratiques analogues.

La critique de Jésus s’exerce, semble-t-il à deux niveaux.

Le premier niveau est celui qu’indique la citation d’Isaïe (29, 13) et qui aboutit à l’accusation d’hypocrisie. Jésus se situe dans la grande ligne des prophètes qui fustigent la pratique extérieure du jeûne, des sacrifices, de la prière.

Le 2ème niveau, plus difficile à saisir, ‘énigmatique‘ (littéralement : ‘parabolique’ selon les disciples Mc 7, 17 ; Mt 15, 15), demande à être expliquée, ce que fait Jésus. (Voir ci-dessus)

 

En gros ce qui précède peut combler partiellement. la lacune soulignée par François. Sans faire un exposé complet sur le pur et l’impur dans la conception juive, pharisienne-rabbinique, exposé qui dépasse ma compétence et qui n’a pas sa place ici, il faudrait compléter ce qui précède en montrant mieux sur quoi porte la pointe de Jésus. Pour Saint Paul , en Col 2, 16-20, l’argument est plus simple. La pointe est que ‘du moment qu’un homme est mort il est dispensé des commandements’ (jKilaïm 9, 4 32a s/Ps 88,6).

 


IX. Amour et miséricorde…

 

 

Commentaire (F. Nicolas)

 

• L’éclaircissement apporté par cette improvisation passe par la distinction-articulation entre miséricorde et amour : l’amour suppose la réciprocité (ainsi, qui aime se présente ipso facto comme aimable) quand la miséricorde (qui est une forme hyperbolique de bienveillance ou de bénévolence) ne la suppose pas mais au contraire pose une relation essentiellement dissymétrique entre qui dispense sa miséricorde et qui en bénéficie. C’est en ce sens que le modèle peut en être trouvé chez le père qui porte son fils à l’existence. La miséricorde ainsi « précède » l’amour au sens où elle rend possible qu’il y ait ensuite amour (on pourrait dire en ce sens que la miséricorde serait une sorte de condition de possibilité pour l’amour).

Ceci importe au regard de la directive d’aimer ses ennemis dans la mesure où cet « amour » prescrit doit être compris comme devant être une miséricorde plutôt qu’un amour proprement dit (avec sa réciprocité). En un certain sens, l’idée est que Dieu seul est vraiment miséricordieux quand l’amour est plus partagé si bien qu’imiter Dieu (en propre), c’est avant tout pratiquer la miséricorde et que ceci « précède » ou enveloppe la pratique de l’amour qui, elle, est plus réciproque.

La contextualisation éclaire cette articulation entre miséricorde et amour. Elle exhausse également le sens fondamental de la directive d’aimer ses ennemis (qui est d’imiter Dieu) en relevant la rhétorique orale sous-jacente à l’image-parabole des versets 39-40.

• Je n’ai par contre pas entièrement saisi la différence entre les voies d’imitation, et en particulier ce qu’il peut y avoir de spécifique à imiter Dieu en sa miséricorde plutôt qu’en son amour. Il me semble que ces « différentes voies » peuvent tout aussi bien être caractérisées comme différentes nominations pour une seule et même voie. Mais ce point n’est peut-être pas essentiel.

 

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[1] On peut aussi comprendre : “Mon âme ne s’est pas divisée (dans ma relation à Dieu)” (cf. Sifré s/Dt 6, 4,  p.55)

[2] Je me souviens de cet ancien livre de Jean-Claude Barreau : La reconnaissance, ou qu’est-ce que la foi ?