BULLETIN n°2
(Mars 1997)
Sommaire
Page 2 : Hommage (Isabelle Van Brabant)
Page 3 : Des musiques et des lieux (Nicolas
Papadimitriou)
Page 4 : Une aristocratie de l'esprit (Murillo de
Carvalho)
Page 5 : Essai de réponse (non stupide) à une question
intelligente (Michel Philippot)
Éditorial
Nourri d'une petite partie de nombreux hommages rendus à
Michel et des travaux de la commission "publications" notre bulletin
n°2 donne le ton de sa formule future. Formule en plein accord avec les buts de
notre association: soutenir la diffusion de ses oeuvres et de ses écrits.
Devant la profusion et la diversité des textes, il nous est
apparu que ce bulletin ne pouvait avoir pour vocation leur édition exhaustive.
Plus utile nous semble d'éclairer nos lecteurs sur la personnalité de Michel
par des articles exprimant différentes orientations de sa pensée. Dans ce
cadre, nous n'aurons que l'embarras du choix.
Patrick Choquet
Président de
l'Association
Hommage
Ainsi se lève parfois, sur l'étendue du monde, un individu, un
veilleur, une existence lumineuse, dont le regard embrasse un domaine sans
limite, dont la curiosité n'est jamais satisfaite, qui jamais ne se tient à
l'écart mais au contraire participe à tous les essais et tentations de la vie.
Tel était Michel Philippot. Nous éprouvons son départ avec
douleur. Cependant son intelligence et son ardeur nous ont à ce point touchés
que nous n'avons de cesse de le suivre en cette voie.
Le premier mot qui me vient au coeur est le mot « droit
», comme si cet homme était né droit absolument, indéfectiblement étranger à
tout « moyen terme », depuis sa jeunesse jusqu'à l'âge mûr, la
merveilleuse organisation de sa personnalité ne lui permettant que lucidité,
profondeur, raison, intégrité, honnêteté sans égale, dans le désir de se
surmonter à l'infini.
Pourrait-on dire, pour parler comme Nietzsche, que « le
sentiment de ne pas accéder au fondement de l'universalité le précipita dans
les bras de la science rigoureuse » ? C'est en authentique esprit des Lumières
qu'il accomplissait sa recherche de la vérité.
L'une des phrases qu'il aimait à dire est celle de Zarlino : « l'expression
est la récompense de la perfection ».
La dimension de son savoir, la pénétration de sa pensée ne
l'ont pas éloigné de l'homme ; bien au contraire, il alliait à une haute
intelligence, une grande générosité et une ouverture d'esprit sans borne :
ainsi, des travaux que nous lui soumettions, il ne voulait juger que
l'architecture, nous laissant en démontrer la nécessité et la cohérence. J'ai
toujours ressenti cet accueil comme une forme de grâce.
L'ultime image que je conserve de Michel Philippot est celle
de son sourire traduisant sa foi absolue dans l'homme, son amour de la vie, et
il me vient à l'esprit ces mots d'Eschyle « la mer, au sourire innombrable
», cher Michel, au sourire innombrable....
Isabelle Van Brabant
"Des musiques et des lieux"
Je me souviens de mon premier contact avec Michel Philippot.
C'était au début des années 80, dans une salle du Conservatoire de la rue
Madrid.
L'homme qui s'était mis au piano, élégant, doux, un peu
austère, parlait des variations que des compositeurs autres que Beethoven
avaient composées sur la petite valse de Diabelli. Il y avait peu d'élèves. Je
me souviens d'une jolie japonaise, qui parlait le français encore moins bien
que moi à l'époque, nous étions cinq ou six au total. Le cours n'était sûrement
pas passionné, mais, pour moi, il devenait passionnant. Enfin quelqu'un qui
parlait de la musique et non pas des musiciens, de la technique
compositionnelle et non pas d'inspirations obscures, avec la modestie d'un
savant... Quelques heures plus tard, je goûtais à mon premier verre de
beaujolais nouveau, au Café Europe, lieu habitué des professeurs et élèves du
Conservatoire. Il m'avait été offert par Michel Philippot.
« Votre pays m'enchante ! » m'avait-il dit, quand je
m'étais présenté, jeune compositeur grec à la recherche d'un professeur de composition.
« J'aimerais faire, un jour, une promenade dans la petite plaine devant
Thèbes... » a-t-il continué.
« Pourquoi ?, lui ai-je demandé. Il n'y a là-bas
rien que l'autoroute et des champs de part et d'autre... »
« Oui ! mais..., a-t-il ajouté après quelque
secondes de silence, ...c'est, peut-être là, que se trouve encore la pierre sur
laquelle Antigone a pleuré son frère. »
Michel Philippot m'a appris à être attentif, modeste, à ne pas
être amer quand la mode ne me rend pas visite, à ne pas sauter de joie aux
premiers succès. Il m'a appris à n'avoir confiance qu'en mon travail et non pas
en mon talent..., à « faire des poèmes avec les mots et non pas avec les
idées », à avoir le plaisir de partager les connaissances acquises avec mes
propres élèves.
Il m'a aussi discrètement enseigné que la Morale est une
attitude de vie qui ne demande pas de récompense.
Nicolas Papadimitriou
"Il appartenait à l'aristocratie de l'esprit"
Les cours de ce maître en art des sons excellaient dans
l'apprentissage de l'univers musical. Comme Pythagore, il avait trouvé dans la
mathématique des relations harmoniques cette religion suprême de la musique
qu'il a ensuite servie avec la dévotion d'un moine bénédictin.
Michel Philippot, qui nous a quitté un après-midi de juillet
en sa résidence de Vincennes, était membre de cette authentique aristocratie de
l'esprit qui privilégie cette perception métaphysique de la musique si
magistralement exprimée par Yehudi Menuhin dans l'introduction de son livre
"Thèmes et variations"
Maître dans l'art des sons, Michel Philippot alliait au don de
la création artistique - cette marque de la présence divine dans l'homme - une
faculté d'exposition cartésienne qui transfigurait ses cours. C'est dans ce
contexte que le Brésil a eu le privilège de bénéficier de sa présence et des
multiples facettes de sa personnalité si riche. Ayant créé et dirigé le
département de musique de l'U.N.E.S.P., il a étendu son érudition à Rio de
Janeiro (U.N.I.- RIO) où ses cours de théorie et composition musicale sont
restés mémorables. Enseigner la composition était sa spécialité, qu'il a
également exercée comme titulaire de cette chaire du Conservatoire de Paris où
l'ont précédé tant d'autres grands noms de la musique française, tel Olivier
Messiaen.
L'amitié que Michel Philippot portait au Brésil s'est
manifestée à l'occasion des commémorations du centenaire de la naissance de
Villa-Lobos à Paris, organisée par cette autre figure extraordinaire de la
musique, qu'a été Luiz Heitor Corrêa de Azevedo.
Le Brésil, qui bénéficie traditionnellement des influences de
la culture française, source d'inspiration pour des générations dans les
couches les plus diverses du savoir, a ainsi trouvé en Michel Philippot un des
plus dévoués artisans de l'identification entre les deux patries dans ce
qu'elles ont de plus pur et de plus authentique.
Il ne serait pas possible pourtant d'évoquer la personnalité
de Michel Philippot sans évoquer la figure de sa femme, Anna-Stella Schic, « Paulista
de Campinas », qui est une des plus grandes fiertés de la musique brésilienne,
comme pianiste aux moyens exceptionnels et comme interprète sans égale de
Villa-Lobos, dont elle a réalisé un enregistrement intégral destiné à rester
définitif. Rarement le mot mariage aura trouvé une expression aussi parfaite
qu'en cette symbiose où se conjuguaient du côté de Michel le don suprême de la
création artistique et du côté d'Anna-Stella celui de l'interprétation
créative, tous les deux unis dans la transmission des connaissances aux
générations futures. Pendant qu'il démontrait à ses disciples les arcanes de la
composition musicale, elle initiait les siens aux subtilités et filigranes de
l'interprétation des maîtres, de Bach à Villa-Lobos.
Il m'est resté ce qui est pour moi le souvenir le plus cher et
vers lequel je me tourne aujourd'hui avec une profonde émotion : celui d'avoir
été choisi par Anna-Stella et Michel pour partager avec Manoel Corrêa do Lago,
un de ses plus distingués disciples au Brésil, la suprême distinction d'être le
témoin de leur mariage, qui n'a pas été seulement l'union de destins, mais
aussi et surtout, une communion d'âmes.
Michel Philippot continuera d'être présent sur un plan
spirituel pour Anna-Stella mais aussi pour le corps mystique représenté par la
légion de ses disciples et amis. Car l'existence physique finit, mais l'âme
reste.
Murillo de Carvalho
(Oestado de Sào Paulo, 27 octobre 1996)
Essai de réponse (non stupide) à une question intelligente
Michel Philippot
La question a été fort bien posée par Jacques Mandelbrojt : « Pourquoi
les compositeurs ont-ils besoin de règles explicites » et « pourquoi
aiment-ils alors se tourner vers les mathématiques ? »
Si nous faisons un peu d'histoire, ce sera pour constater que,
à l'époque où l'enseignement supérieur était celui du quadrivium (arithmétique,
géométrie, musique, astronomie), c'était plutôt les mathématiciens qui se
tournaient vers la musique (musica speculativa et non musica pratica). Les
problèmes soulevés à l'occasion de la construction de la polyphonie occidentale
étaient, pour l'époque, particulièrement complexes ; notamment en ce qui
concerne l'incommensurabilité de l'octave et de la quinte. C'est ainsi qu'un
théoricien comme Philippe de Vitry eut l'intuition de l'existence de ces
nombres que nous appelons maintenant transcendants.
Il convient maintenant de faire une remarque importante : nous
devons faire une différence entre celui qui utilise des modèles mathématiques
(ou physiques) pour alimenter son imagination musicale et celui qui se posant
d'abord un problème spécifiquement musical se met en quête d'un outil
mathématique qui lui permettrait de le résoudre. On peut trouver des exemples
de ces deux attitudes dans l'histoire de la musique.
Pour expliquer la nécessité de l'expérience de règles
explicites, J. Mandelbrojt, reprenant une idée d'Allouche, émet l'hypothèse
selon laquelle cette nécessité serait liée au fait que les musiciens utilisent
des éléments discrets (les notes), travaillent dans le discontinu, alors que
les arts plastiques se trouvent à l'aise dans le continu. Notre terminologie,
lorsque nous parlons de musique ou de peinture, vient à l'appui de cette
hypothèse. Nous parlons volontiers en effet de langage ou de discours musical
et jamais de langage ou de discours pictural. Par voie de conséquence, nous
parlons aussi de grammaire musicale et pas de grammaire picturale. Or, tout
langage, même lorsque ce dernier n'exprime que lui-même (cf. Boris de Schloezer
définissant ainsi la musique), impliquant une grammaire, ne peut être constitué
que d'éléments parfaitement discernables afin que soient discernables également
les relations entre eux.
Il est vrai que l'on peut imaginer, concevoir, des musiques
qui utilisent des phénomènes continus : glissandi, évolution de trames sonores,
transformation progressive des timbres, etc Mais on a constaté, et Émile Leipp
a fort bien analysé cette situation (1), que si ces musiques peuvent exercer
une indiscutable séduction auriculaire, elles restent très en deçà de la fascination
intellectuelle dont sont capables les œuvres de grands maîtres comme Bach,
Beethoven ou Schoenberg. Disons (mais cette opinion pourra être discutée) qu'il
est très difficile, peut-être impossible, d'établir une grammaire du continu.
En fait, on peut observer que ces musiques ne prennent une véritable cohérence
que lorsque ces phénomènes continus sont identifiables les uns par rapport aux
autres et traités ainsi comme des super-signes (ou, si vous préférez, des
macro-notes).
Nous posons donc l'hypothèse de la nécessité d'une grammaire,
laquelle n'a pas besoin d'être définie a priori. L'histoire de la musique ne
nous démentira pas puisqu'elle nous a offert successivement le contrepoint
médiéval, celui de la Renaissance, le système tonal, etc Il semble donc que
l'existence de règles soit indispensable ; mais il semble aussi que la nature
de ces règles soit de peu d'importance alors que la quantité de ces mêmes
règles doit être rigoureusement contrôlée. Comme pour tout langage, la
grammaire ne doit être ni trop ni trop peu contraignante. Elle doit assurer ce
que Schoenberg appelle « la logique et la cohérence du langage musical »
(2). Il est vrai que, depuis quelque temps, on a vu apparaître des musiques
desquelles toute logique et toute cohérence étaient volontairement exclues. De
la part de leurs auteurs, de telles musiques sont habituellement justifiées par
de fumeuses considérations pseudo-philosophiques lesquelles peuvent même, pour
les ignorants, prendre des allures pseudo-scientifiques. De tels cas de figure
peuvent être étudiés mais sont, pour l'instant, hors de notre propos.
Constatons à présent que le(s) musicien(s) peu(ven)t avoir
recours à des modèles ou outils mathématiques ou plus généralement
scientifiques sur trois niveaux.
Le premier est celui du son lui-même. Dans de nombreux centres
de recherche dite musicale, analyses et synthèses de sons se succèdent et se
superposent avec beaucoup de résultats intéressants. Ces recherches (utiles et
même indispensables) portent sur les éléments du langage et non sur le langage
lui-même. Elles sont comparables à une savante lutherie. On travaille ainsi à
perfectionner l'alphabet du langage musical.
Au delà de cet alphabet, il y a des premières règles
d'assemblage ; une première grammaire qui permet de faire des mots et une
première syntaxe qui permet de construire des phrases. De plus les grands
maîtres du contrepoint de l'école franco-flamande en passant par Athanasius
Kircher et allant jusqu'à certaines œuvres de l'École de Vienne (3), de
multiples méthodes arithmétiques ont été utilisées. Sans de telles méthodes, il
aurait été très difficile, sinon impossible de réaliser, par exemple, les
canons des Variations Goldberg ou de l'Offrande Musicale.
Restent les recherches et études qui, pratiquement, sont dans
une large part encore à entreprendre, sur le discours musical lui-même. Si les
deux premiers nous ont permis de passer du signe (la note ou la lettre de
l'alphabet) au mot et à la phrase, il nous faut construire le discours
lui-même. Quels sont donc, ou seraient, les outils ou modèles scientifiques,
mathématiques ou non, qui nous permettraient de comprendre pourquoi un Prélude
et Fugue de Bach, un mouvement de Symphonie de Mozart, la Tétralogie de Wagner
sont des édifices cohérents ? De tels outils ou modèles sont peut-être à
découvrir dans les disciplines et sciences déjà existantes, mais sont peut-être
aussi à imaginer de toutes pièces.
Il devient donc évident que, avant de mettre certaines
sciences au service de la musique, il convient de maîtriser parfaitement une
science : celle de la musique.
1. in « La Machine à écouter », Éd. Masson, 1977
2. in « Fundamentals of Musical Composition », Ed.
Faber & Faber, London, 1967
3. Il est amusant de voir, en consultant certaines
esquisses de Schoenberg, qu'il s'est donné beaucoup de mal pour résoudre
certains problèmes de combinaisons sérielles qui se règlent en quelques minutes
en utilisant un système numérique adéquat.