Association Michel Philippot


BULLETIN n°1

(Novembre 1996)

 

Sommaire

Page 2 : Gilgul (Alain Suied)

Page 2 : Un créateur rigoureux (Gérard Condé)

Page 3 : "Nous avons perdu un ami" (Jacques Bonnaure)

Page 4 : "Merci, Michel" (Yves-Marie Pasquet)

Page 5 : Michel Philippot, un nom qui demeure (François Nicolas)


Éditorial

Michel nous a quittés le 28 juillet dernier. Ses élèves, ses collègues, ses amis, sa famille, tous s'accordent à le dépeindre comme un être exceptionnel. Être profondément humain, épris de liberté, résistant de la première heure, homme des lumières, encyclopédiste, homme de rigueur. Avec en ultime témoignage sa musique, construite, rigoureuse jusqu'à l'austérité, et pourtant si lyrique.

Il nous manque.

Autour de sa pensée et de son uvre, dans un élan d'amitié et de sympathie, l'Association Michel Philippot est née le 29 septembre 1996. Loin de nous l'idée d'en faire un sanctuaire à la mémoire de notre ami. Ce que nous souhaitons, c'est poursuivre son action. Nos moyens : les publications de ses écrits, la réalisation de colloques, la préparation d'émissions de radio, l'organisation de concerts.

Toutes les bonnes volontés seront les bienvenues, qui prolongeront l'uvre d'un citoyen hors du commun, d'un humaniste.

Patrick Choquet

Président de l'Association


Gilgul

(à la mémoire de Michel Philippot)

 

 

Quand le vent racontera

notre histoire

à l'herbe, au fleuve

à l'oreille des forêts

quelle

poussière

seront-nous devenus ?

 

Loin de l'espèce

 

un arbre, un rêve

le souffle d'un retour ?

 

La secrète mémoire

de la terre

le cri glacé

des univers

la rumeur sans paroles

des premiers arrachements.

 

Quelle poussière

serons-nous devenus ?

Quel regard poserons-nous

sur le monde retrouvé ?

 

Quand notre cur secret

saura

que rien ne vient réparer

le rêve étrange et pur

de la petite enfance

quelle poussière serons-nous devenus ?

 

Au cur de l'espèce

 

et soudain étrangers

comme le cri d'un éclair ?

 

Le secret amour

des disparus

le chant gelé

du passé

la rumeur sans fin

des premières désillusions.

 

Quelle poussière serons-nous devenus ?

Quel regard poserons-nous

sur le monde dépossédé ?

 

Nous serons

toutes les étoiles d'un seul ciel.

Nous serons mélangés

à une seule histoire commune.

 

Une seule matière errante

une poussière vivante aventureuse

 

et nous jouerons

de forme en forme

de galaxie en galaxie

sur le front de l'infini.

 

Alain Suied


Un Créateur rigoureux

 

Le compositeur français Michel Philippot est mort dimanche 28 juillet, à l'âge de soixante et onze ans, à son domicile de Vincennes, des suites d'un cancer.

Né à Verzy (Marne) le 2 février 1925, Michel Philippot interrompit ses études de mathématiques au moment de la guerre et rejoignit la Résistance ; arrêté à Lyon, il y frôla la mort. En 1945, tout en suivant l'enseignement de René Leibowitz, Michel Philippot est nommé professeur de musique des écoles du département de la Seine, avant d'entrer à la radio en 1949. Successivement musicien-metteur en ondes (jusqu'en 1959), adjoint de Pierre Schaeffer au Groupe de recherche musicale, puis d'Henri Barraud à France Culture, il devient enfin responsable de la production musicale de 1964 à 1972, puis conseiller scientifique de la présidence de Radio France, de 1972 à 1975, et de l'INA de 1983 à 1989. De 1969 à 1976, il enseigna la musicologie et l'esthétique aux universités Paris-I et Paris-IV et la composition au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris de 1970 à 1990 ; il eut pour élève notamment Philippe Manoury, François Nicolas, Denis Cohen et Nicolas Bacri. En 1976, il avait créé le département de musique de l'université de Sao Paulo qu'il dirigea ensuite et où il publia, en 1984, un Traité de l'écriture musicale. En 1987, il a reçu le Grand Prix national de la musique. Un disque de ses uvres orchestrales a paru chez Solstice (SOCD 120).

Quand on évoquait la place trop modeste qui lui était octroyée, comme compositeur, Michel Philippot répondait, avec cette assurance olympienne qu'il gardait en toute circonstance : « C'est sans importance les encyclopédies de la musique ne pourront pas ignorer mon existence et cela fera rêver quelques esprits curieux. Cela me suffit. »

 

Une passion absolue

Ce n'était pas de la modestie, plutôt une façon de se ranger du côté de ceux qui savent. L'édition originale de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert était en effet le seul bien, sans doute, auquel il se soit jamais attaché. Ses amis disaient de lui, d'ailleurs, qu'il était une encyclopédie vivante... Doué d'une mémoire infaillible, sa double formation musicale et mathématique, alliée à une curiosité rare dans les autres domaines, justifiait cette réputation d'érudit qui, d'abord, intimidait.

S'il prônait la rigueur intellectuelle, si son intégrité professionnelle était légendaire, nul n'était plus tolérant, moins dogmatique. S'il ne fallait conserver qu'une image de lui, ce serait celle où, soudain, perçait un sourire malicieux qui venait démentir l'apparente rigidité de l'attitude ou de l'expression. L'homme des Lumières avait préservé le gamin espiègle. De la même façon, le créateur rigoureux n'avait pas tué le poète.

Sans doute la musique de ce condisciple de Boulez et de Barraqué auprès de Leibowitz, formé à l'école de Schonberg, n'est pas divertissante a priori mais, pour abstraite qu'elle se donne, renonçant aux titres littéraires, cultivant les genres purement instrumentaux, elle n'est jamais ingrate à écouter. C'est un jeu subtil de miroirs où les éléments se renvoient les uns aux autres, délaissant la notion de thème et de développement au profit du principe de variation continue et d'un savant dosage de plans, de force ou de couleurs.

Remarquable ingénieur du son, Philippot avait eu tout loisir d'observer, dans les œuvres confiées à ses soins, ce qui sonne et ce qui reste sur le papier. Il aimait trop la musique, avec une passion absolue et gourmande, pour ne pas doter la sienne de toutes ses armes. Il se fit seulement un devoir d'en interdire la diffusion pendant les années où il occupa des fonctions de responsabilité à la radio. C'est seulement en 1981 qu'un concert lui fut consacré salle Gaveau. En 1994, une semaine lui fut dédiée au Conservatoire de Paris, en collaboration avec Radio-France. C'était un début, tardif, mais il reste encore beaucoup à faire.

 

Gérard Condé

(Le Monde, 31 juillet 1996)


"Nous avons perdu un ami"

 

Dans le monde protéiforme de la création musicale contemporaine, Michel Philippot m'a toujours paru représenter un pôle de rigueur, de réflexion, de sérieux et d'intransigeance artistique. Que l'on ne croie pourtant pas qu'il fût en rien sectaire ou fanatique : les lecteurs de Répertoire le savent bien. En parcourant ses critiques, consacrées à la musique d'aujourd'hui, on percevait vite sa largeur d'esprit : il pouvait dire du bien de compositeurs et d'œuvres bien éloignés de son esthétique. Mais l'on y percevait aussi parfois une certaine ironie, voire une fureur mal contenue lorsque le compositeur donnait dans la facilité, le poncif, l'air du temps, bref quand il y avait de l'incompétence professionnelle ou du laxisme dans la composition.

Dans ses œuvres, il n'y en avait pas. Dans sa vie non plus. Il était né à Verzy (Marne), d'une famille champenoise mais son adolescence se passa en partie en Languedoc. C'est là qu'à dix-sept ans il entra dans la Résistance, fut incarcéré à Toulouse, puis à Lyon, et évita de peu le poteau d'exécution. Vers cette époque, il commença à s'intéresser à la composition musicale, fréquentant les classes d'écriture au Conservatoire de Reims, puis de Paris, chez René Leibowitz qui fut autour de 1945 le point de passage obligé de toute une exigeante jeunesse à laquelle le maître fit découvrir Schonberg et son école.

Comme Michel Philippot le déclarait dans un entretien à France-Culture en 1976 : « Vers 1945, la génération à laquelle j'appartiens a ressenti un immense besoin de rigueur face à un certain laisser-aller de nos prédécesseurs ». En témoigne, ce qui constitue son opus 1, la brève Sonate pour piano (1946), créée par Claude Helffer. Peu après, auprès de Pierre Schaeffer qui invente dans son studio une musique totalement « inouïe », il deviendra l'un des premiers compositeurs de musique concrète, avant de voler de ses propres ailes lorsqu'il comprendra que Schaeffer et lui ne poursuivent pas le même but. Pour lui, il ne s'agit pas de créer un art nouveau mais bien de poursuivre le chemin tracé depuis dix siècles par la musique occidentale : « Depuis la seconde moitié du IXe siècle, le principe polyphonique a toujours prévalu dans la musique occidentale et la musique telle que j'ai toujours souhaité la pratiquer s'inscrit dans cette tradition polyphonique. L'idée des premiers théoriciens de la polyphonie à l'époque de l'Ars Nova était d'opérer la synthèse du consécutif et du simultané. Ce principe d'unité persiste à travers les différents types d'écriture : contrepoint médiéval, contrepoint de la Renaissance, système tonal, sérialisme. La musique est pour moi comme un fleuve qui s'écoule ». Sa musique n'est en rien une table rase du passé, mais une fidélité. Fidélité au passé, mais aussi au présent car il n'imagine pas un art coupé des modes de pensée contemporains : ses travaux cybernétiques sur la théorie des systèmes furent d'ailleurs récompensés par la Médaille pour la Recherche et l'Invention. Dans les années 50 et jusqu'au début des années 60 (cf. l'austère Composition pour double orchestre, créée par Hermann Scherchen), l'influence webernienne est sensible, avant de s'assouplir ultérieurement, jusqu'à ces ultimes chefs-d'œuvre, vibrants de sensibilité et d'inspiration, sans pour autant renoncer à la plus extrême rigueur : Contrapunctus X et Méditations (1994).

S'il fut et restera avant tout un grand compositeur, dont l'envergure a parfois été occultée, Michel Philippot fut un acteur important de la vie musicale : comme adjoint de Pierre Schaeffer au service de la Recherche de la RTF (1959), directeur du GRM, directeur de la musique de l'ORTF (1964), fondateur du département de musique de l'Université de Sao Paulo (1976), professeur de composition au Conservatoire Supérieur de Paris (de 1969 à 1990), président de l'Académie Charles Cros, critique à Répertoire, et bien d'autres activités et fonctions qui témoignaient de sa volonté d'être présent là où la musique pouvait être pensée...

Quant à nous, nous avons perdu un ami.

 

Jacques Bonnaure

(Répertoire, Octobre 1996)


"Merci, Michel"

 

 

Michel Philippot était plus qu'un compositeur, c'était un honnête homme. Comme il était fier de montrer à ses invités la première édition de l'Encyclopédie ! Le Neveu de Diderot qu'il était se délassait de la musique dans l'exercice de quelques problèmes mathématiques ou de cybernétique, à moins que ce soit dans les Lettres à Sophie Volland ou dans la confection de traîtres cocktails brésiliens

 

Musicien d'une grande sensibilité et d'une vaste culture, il semblait avoir trouvé un délicat équilibre entre les arts et la science, entre le cœur et la raison, entre le hasard et la nécessité, l'aléatoire et le sériel (voir sa superbe Deuxième Sonate pour piano). Créateur de machines imaginaires, quelle ne fut pas sa joie presque enfantine lorsqu'il put s'acheter à New York l'un des premiers ordinateurs de poche ! Beaucoup de ses élèves allaient longtemps encore le trouver pour résoudre leurs rassurantes équations. Ami de Pierre Barbaud, le pionnier de la musique informatique, de Iannis Xenakis, iconoclaste salutaire de nos prêt-à-penser, de A. Moles, autre grande figure atypique, et de combien d'autres qui n'ont cessé de promouvoir une recherche musicale audacieuse, prophétique, dont profitent tous ceux qui appuient, aujourd'hui, sur un seul bouton pour produire une soupe sonore. C'étaient les musiciens de l'avenir ! Quand on se sera lassé de réécrire l'histoire et les biographies, on découvrira en tous ces hommes la source de nouveaux points de départ pour des terres inconnues.

 

Professeur de composition au CNSMD, il avait peu d'élèves. Il savait que l'ambition et l'exigence artistique, intellectuelle et morale freinaient les éventuels candidats. La musique assistée n'existait pas encore. Il nous fallait apprendre le Fortran IV, piocher la physique et l'acoustique, visiter les graphes, investir dans la théorie des jeux de von Neumann, etc. Mais il nous faisait aussi partager sa joie d'avoir pu se procurer le Gradus ad Parnassum de Fux, nous permettant de mieux comprendre le contrepoint de Haydn, de Mozart et de Beethoven. Il nous entretenait savamment des divers traités d'harmonie de Rameau, mais il lisait avec attention les derniers articles de son ami Claude Ballif, récitait par cur Paul Valéry et nous racontait des anecdotes sur Stravinsky, sur lequel il écrivait un petit livre, et nous prévenait des petites médiocrités trop humaines, en philosophe qu'il était. Il avait le plus grand respect pour ses élèves. Mais avec ostino rigore, il leur demandait d'aller jusqu'au bout de leur démarche, fidèlement, avec persévérance. Il était soucieux de faire advenir ses élèves à cette liberté qui dévoile la grandeur de l'esprit humain et sa dignité en l'élevant. Avec Goethe, à propos de Diderot, nous pouvons dire que pour lui « la plus grande efficacité de l'esprit est d'éveiller l'esprit ».

Merci, Michel.

 

Yves-Marie Pasquet

(La Lettre du Musicien, Octobre 1996)


Michel Philippot, un nom qui demeure

 

 

Je mettrai mon éloge funèbre de Michel Philippot sous le signe de ces énoncés de l'apôtre Paul dans l'Épître aux Romains (1) :

« La persévérance produit la victoire, et la victoire produit l'espérance. L'espérance ne trompe pas ». Saint Paul soutient que la véritable espérance suit la victoire plutôt qu'elle ne la précède. Ainsi l'espérance n'est pas l'espoir qu'une victoire vienne dans l'avenir compenser une série d'échecs présents. L'espérance n'est pas l'attente d'une revanche à titre posthume ; l'espérance n'est pas une consolation : la croyance qu'on gagnera la dernière manche après que les précédentes ont été perdues. L'espérance est une confiance en la portée universelle de ce qui a déjà été conquis. L'espérance, c'est la conviction que les pas gagnés par quelques-uns vaudront pour tous et que la singularité d'une action restreinte aura puissance universalisante. Comme le relevait Urs von Balthazar (2), on ne saurait espérer que pour tous, non pas pour quelques-uns, moins encore pour un seul.

 

Quelles ont été les persévérances de Michel, quelles sont ses victoires et que nous donnent-elles à espérer ?

 

J'aime à me souvenir de Michel comme ayant jusqu'au bout de sa vie porté une limpidité d'enfance, une manière transparente de ne pas dissimuler celui qu'on est, de se tenir à visage découvert sans se voiler derrière une posture. Michel avait ce que j'appellerai un style d'enfance, et qui n'est pas cette figure dérisoire de l'adulte grand enfant. Ce style est la récompense éclairant celui qui n'a jamais tourné le dos à son jeune âge et n'a jamais renié ses désirs premiers, même si, bien sûr, il les a transformés à l'âge adulte.

Son adolescence fut marquée par la révolte contre la Débâcle et par l'engagement dans la Résistance. Moment de décision et de courage qui l'a singularisé par rapport à sa génération - Michel s'étonnait de s'être retrouvé en si petit nombre pour refuser l'abaissement de son pays.

Le jeune homme se met à la composition, avec ce privilège rare de découvrir la musique sous les traits de la musique sérielle naissante. D'où une confiance indéracinable dans les pouvoirs du nouvel art musical, confiance qui semble ne plus l'avoir quitté, s'il est vrai que les rencontres premières forgent des convictions aptes à résonner sur toute une vie.

L'homme ensuite s'est lancé dans le travail musical avec l'assurance et les résultats que l'on sait. Au milieu des années 60, il fut, comme tous les compositeurs de sa génération - la prestigieuse génération sérielle née en 1925 -, confronté à une nouvelle situation : l'orientation sérielle de la pensée ne pouvait plus continuer sur sa lancée. Continuer à faire de la musique sous les seules dispositions antérieures était devenu inopérant. Continuer impliquait donc d'infléchir les anciennes pratiques. Michel l'a fait en acceptant pendant près de dix ans des responsabilités musicales d'ordre administratif.

Autour de la cinquantaine, sa vie d'homme mûr a pris un nouveau tour, grâce à sa rencontre avec Anna-Stella, puis par la pratique plus soutenue de l'enseignement musical et l'éloignement des responsabilités administratives antérieures.

Somme toute, Michel a persévéré ensuite sur ces dernières orientations, et son uvre a continué de se déployer patiemment jusqu'à la fin de sa vie.

 

Si j'aime en lui la figure d'enfance qu'il portait, si j'aime cette conviction de l'adolescent qui se dresse contre l'injustice et s'étonne de se retrouver seul à se lever quand il croyait que tous partageraient spontanément son emport d'être libre, si j'aime le jeune homme soutenant conjointement les efforts de pensée musicale et de pensée mathématique, soutenant une conception de la musique qui ne soit pas autarcique et ignorante du monde, si j'aime l'homme qui assume dans les conditions de son temps une intellectualité musicale, si j'aime en l'homme mûr l'enseignant qui était avant tout un éducateur - celui qui soutient le moins expérimenté non pas du haut d'un savoir mais dans la bienveillance d'une égale liberté de pensée -, j'aime plus encore l'homme âgé, cette figure de qui poursuit son uvre et prolonge ses idées. Je retiendrai surtout de Michel cette figure d'homme âgé, parente d'un Beckett vieillard plutôt que d'un Rimbaud adolescent, figure moderne du vieil homme patient à l'opposé de la figure romantique du génie adolescent, image de la persévérance minutieuse plutôt que de la fulgurance exaltée toujours menacée par l'imaginaire égotiste.

 

Les victoires de Michel, c'est que l'on peut devenir adulte sans revenir sur ses convictions de jeunesse pour s'en débarrasser comme d'illusions néfastes ; c'est qu'on pense à tout âge, ou qu'on ne pense jamais ; et qu'être libre c'est se tenir pour responsable, éternellement responsable de ce qu'on fait et de ce qu'on dit, que ce soit à 20, 50 ou 70 ans ; c'est que la vieillesse n'est pas condamnée à l'aigreur et au ressentiment mais peut être le moment d'une persévérance confiante, se souciant d'autant moins de la mort qu'elle lutte pieds à pieds tous les jours contre elle.

Une victoire, c'est que la musique - ce qui mérite de porter ce beau nom - ne tolère pas l'ignorance, cette passion funeste ; c'est que la musique est la traversée inventive des savoirs plutôt que leur accumulation inconsistante ; c'est aussi qu'on doit par-delà la jeunesse et sa fougue, sa merveilleuse fougue, sa bienheureuse fougue qui avait conduit Michel dans les prisons pétainistes, qu'on doit être fidèle aux chocs qui vous ont ébranlé, aux décisions qui vous ont constitué. Michel était une sorte de petit-fils de Schoenberg, via René Leibowitz. Sa victoire, c'est d'avoir tracé jusqu'au bout une vérité musicale de ce qui pour lui constituait les partis pris de Schoenberg, son grand référent.

Une victoire de Michel, victoire plus intime mais tout aussi évidente, c'est que l'amour ne connaît pas de frontières (rappelons-nous que Michel a rencontré et épousé une étrangère : quelles difficultés n'aurait-il pas éprouvé dans la France d'aujourd'hui qui persécute les étrangers ?), c'est que l'amour vient à tout âge et n'est pas, loin de là, l'apanage de la jeunesse car il faut sans doute être déjà un homme pour pouvoir rencontrer vraiment une femme. Sa victoire, c'est aussi que le vrai bonheur, pour peu qu'on ne le cherche pas, qu'on ne le veuille jamais mais qu'on le laisse venir vous toucher comme une plume, que le vrai bonheur est celui d'être deux, un homme et une femme s'embrassant sans jamais se confondre.

Une victoire, c'est qu'entre générations un souci se transmet, une volonté se poursuit, un désir circule, et une pensée uvre.

Spinoza (3) tenait qu'il n'est rien de plus utile à un homme libre que d'autres hommes libres. Et l'homme libre, ajoutait-il (4), ne pense à moins rien qu'à la mort. Une victoire de Michel, c'est cette liberté qui lui faisait aimer le contact d'autres hommes libres. C'est ce calme tranquille face à la mort : le calme de qui poursuit ce qu'il doit faire, ce qu'il s'est donné à faire, dans la confiance que ce qui sera bien fait sera vraiment fait, transformera effectivement la situation, inscrira une conquête dans la matière travaillée et inaugurera une espérance qui ne trompe pas.

 

Après la mort, face à ce point de réel qu'il nous faut bien, pour nous vivants qui restons, tenter de symboliser, il y a que ce n'est pas fini pour autant, que ce qui a été fait ne tombe pas pour autant dans le néant pour peu que les uvres, les idées mais aussi l'amour soient prolongés par d'autres, non pas dans une peur des effets de la mort, dans une forme de lâcheté ou de conjuration régressive mais dans la poursuite confiante d'un travail, chacun à sa manière, d'un travail sur une situation où Michel Philippot est devenu un nom qui demeure, un nom apte à épingler quelques victoires singulières dont la portée est en droit universelle.

Et si ces victoires constituent son apport, leur universalité par contre, qui est à extraire plutôt qu'à recueillir, relève désormais de notre responsabilité.

 

Il me convient que cet éloge funèbre de Michel Philippot puisse se faire en présence de chrétiens qui accompagnent en ce jour son esprit - à défaut de son corps, "offert à la science"

Michel était agnostique, et je suis athée. Mais il me sied que cette cérémonie donne l'occasion de faire résonner des subjectivités différentes - ce lieu n'est-il pas pour un musicien l'espace privilégié des résonances ? - et si un athée se doit de remercier des chrétiens de l'avoir quelque temps laissé parler en leur église, ce sera en relisant quelques paroles de Dietrich Bonhoeffer (5), ce chrétien allemand emprisonné par les nazis en même temps que Michel et qui fut ensuite leur victime. Ce sera donc en se faisant quelques instants chrétien avec les chrétiens, comme Paul de Tarse disait se faire Juif avec les Juifs, et sujet de la Loi avec les sujets de la Loi :

&laqno; Dans l'espérance de la résurrection, tout le poids ne saurait être mis sur l'au-delà de la mort. L'espérance chrétienne de la résurrection se distingue en ceci de l'espérance mythologique qu'elle renvoie l'homme, d'une manière toute nouvelle, à la vie sur terre, à ce monde, comme il est créé, maintenu, régi par des lois, réconcilié et renouvelé.

Nous n'avons pas le droit d'utiliser Dieu comme bouche-trou. Nous n'avons pas à faire apparaître un deus ex machina apte à résoudre des problèmes insolubles, et à subvenir à l'impuissance humaine. Nous avons à trouver Dieu dans ce que nous connaissons et non pas dans ce que nous ignorons. Dieu veut être compris par nous non dans les questions sans réponse, mais dans celles qui sont résolues. Dieu doit être reconnu non à la limite de nos possibilités, mais au centre de notre vie. Dieu veut être reconnu non dans la mort seulement mais dans la vie, dans la force et la santé et non seulement dans la souffrance, dans l'action et non seulement dans le péché.

Il faut reconnaître le caractère adulte du monde et de l'homme. Et lorsqu'on veut parler de Dieu, il faut le faire de manière à ne pas camoufler l'athéisme du monde ; il faut au contraire le dévoiler, et c'est ainsi justement qu'une lumière surprenante tombe sur le monde. Le monde adulte est plus impie et, peut-être justement pour cette raison, plus près de Dieu que ne l'était le monde mineur. »

 

Voilà ce qu'écrivait Bonhoeffer en 1944 et qui lèvera, je l'espère, des résonances susceptibles de circuler entre nous. Que ce soit Michel qui nous en donne l'occasion, et qui plus est dans une telle enceinte, ne sera pas sans amuser ceux qui l'ont bien connu, Michel avec qui tant de discussions sur le christianisme pouvaient devenir tumultueuses Cette touche ironique n'aurait pas déplu à Bonhoeffer, lui qui écrivait, du fond de sa cellule et face à la mort prochaine :

« L'extrême gravité ne va jamais sans une pointe d'humour » (6). Cet humour aurait également convenu, j'en suis sûr, à Michel Philippot.

Que pour cela, comme pour le reste, éloge lui soit rendu ce jour.

 

 

François Nicolas

(Le Samedi 19 octobre 1996

en l'église Saint Paul - Saint Louis à Paris)

 

 

 

1. Rm 5, 4-5

2. "Espérer pour tous", Desclée de Brouwer (1987)

3. "Éthique" Livre IV, proposition XXXV

4. id., proposition LXVII

5. "Résistance et soumission", Labor et Fides (1973)

p. 322, 336, 348, 357 et 369

6. id., p. 382