Dimanche 9 janvier 2022 (17h-19h) : quatrième leçon de maths modernes

La théorie analytique des grandeurs complexes par Cauchy (1838)

 

Salle des Quatre Chemins (du théâtre de la Commune)

41, rue Lécuyer - 93300.Aubervilliers

 

François Nicolas

 


Problématisation

La problématique des grandeurs complexes s’est constituée algébriquement : pourquoi l’équation x2-1=0 a-t-elle deux racines (« réelles » : ±1) et pourquoi l’équation x2+1=0 n’aurait-elle pas également deux racines (d’un autre type) ? D’où l’idée au XVIII° (Euler) d’imaginer un type nouveau d’être algébrique noté i (pour imaginaire) tel que i2=-1 qui autoriserait alors que toute équation polynomiale de degré n ait bien n racines (« réelles » ou « imaginaires »).

Au début du XIX°, Gauss va interpréter géométriquement cet être algébrique « imaginaire » comme grandeur complexe du plan dit « complexe » (là où le nombre « réel » se représente comme un point de la droite dite « réelle »).

Vers 1838, Cauchy va étendre sa précédente révolution de l’analyse réelle (théorie des fonctions « réelles » [1]) en une analyse complexe (théorie des fonctions complexes).

L’enjeu de cette leçon sera de prendre mesure de la manière dont cette analyse complexe constitue un apport essentiel de la mathématique moderne pré-cantorienne, non seulement pour la mathématique proprement dite mais plus généralement pour les intellectualités modernes.

Une révolution par adjonction-extension

La théorie des grandeurs complexes se présente comme une extension de la théorie des nombres réels par adjonction d’une quantité i telle que i*i=-1 (on notera ), quantité numériquement paradoxale puisque son carré est négatif.

Ce faisant, elle configure une extension de la droite dite réelle ℝ en un plan dit complexe ℂ et une extension de l’analyse moderne des fonctions réelles (ℝ→ℝ) en une analyse des fonctions complexes (ℂ→ℂ).

Comme toute adjonction-extension, cette révolution se scinde en deux versants opposés, fortement dissymétriques : un immense gain (aspect principal) et une perte circonscrite (aspect secondaire). Dans notre cas :

1)     l’agrandissement quantitatif de l’espace de travail (qui passe de une à deux dimensions) se double d’un bouleversement qualitatif : le plan complexe ℂ diffère en effet radicalement du plan réel ℝ*ℝ=ℝ2 (nous verrons comment) ;

2)     mais cette extension s’accompagne d’une contrepartie négative, d’un renoncement circonscrit, qui tient ici au fait que les nouveaux êtres complexes ne seront plus ordonnables comme le sont les nombres [2] et donc qu’à proprement parler ces êtres complexes ne seront plus des nombres (d’où le nom de grandeurs complexes que leur donnera Gauss).

Algèbre et géométrie complexes

On explorera le nouvel espace complexe ainsi constitué selon la dialectique moderne d’une algèbre (théorie formalisatrice et calculatrice) et d’une géométrie (modèle interprétatif et intuitif).

La clef de voûte de la structure complexe de ce nouvel espace repose algébriquement sur un type nouveau d’opération multiplicative : la multiplication complexe qui va alors autoriser (par l’existence corrélative d’une division spécifique) le passage d’une structure d’anneau (sur le plan réel) à une structure de corps (sur le plan complexe).

Suivant le fil didactique de Tristan Needham, on interprètera géométriquement cette multiplication complexe comme une amplirotation, c’est-à-dire comme l’intrication d’une amplification et d’une rotation.

On suivra alors les effets de cette multiplication sur la structure algébrico-géométrique du plan complexe, ainsi doté d’une semi-négation [3] (qui « dynamise » le plan complexe par une « rotation » endogène) et d’une division complexe (essentielle pour que les complexes fassent « corps »).

Ainsi, cette opération algébrique configure géométriquement le passage du plan réel ℝ2 (symétrique et statique) au plan complexe ℂ (dissymétrique - ses deux axes ne sont plus permutables - et ainsi rendu intrinsèquement dynamique).

Analyse complexe

L’analyse complexe va venir compléter cette structure algébrico-géométrique en y appropriant les opérateurs de différenciation et d’intégration issus de l’analyse réelle.

On en suivra les effets sur la différenciation complexe (par usage local de la division complexe df/dz), sur l’intégration complexe (par usage régional – chemin entre deux points - de la multiplication complexe ∫f.dz) jusqu’au développement en séries entières (polynômes infinis) des fonctions complexes différentiables, développement qui les dotent d’une rigidité algébrique exceptionnellement féconde (autorisant leur « prolongement analytique »).

Portée intellectuelle

Pourquoi nous donner ainsi cette peine de mathématiciens aux pieds nus étudiant l’analyse complexe élémentaire ? En quoi la différence radicale entre ces deux formes (réelle et complexe) de l’analyse moderne, toutes deux théorisées par Cauchy, est-elle susceptible d’intéresser les intellectualités contemporaines ?

Interprétation

On proposera de motiver notre étude en suivant le fil interprétatif suivant : faisons comme si la dialectique mathématique « réel/imaginaire » formalisait la dialectique intellectuelle « effectif/possible » et tirons-en toutes conséquences selon l’interprétation suivante du plan complexe :


Deux résultats décisifs

Cette interprétation nous conduira à deux thèses, centrales pour les intellectualités modernes.

1. « Il n’y a pas que ce qu’il y a ! »

Une situation ne se réduit nullement à ce qu’elle comporte de manifestement effectif ; penser une situation, tout spécialement en vue d’y intervenir, implique de la concevoir dynamiquement par inclusion de ses possibles propres.

Il n’y a donc pas que l’effectif (c’est-à-dire ce qu’il y a manifestement là) car il y a également du possible qui relève d’un autre type d’il y a.

2. L’action moderne est restreinte car régionale.

Contre la doxa résignée de l’agir localement (se repliant bien vite en un agir sur soi), il convient de ressusciter l’action restreinte de Mallarmé en l’intelligeant comme action régionale (c’est-à-dire reliant deux localités différentes) : ainsi, l’action restreinte (dans une situation incorporant ses possibilités internes) échappe à la dichotomie du local et du global pour établir l’instance intermédiaire du régional [4]. Or, en ce point, le théorème dit du prolongement analytique va mettre au jour l’ambition globale dont une telle action régionale devient ipso facto détentrice. Nous l’interprèterons ainsi : l’action restreinte, s’attachant à tenir la dynamique d’une possibilité entre deux effectivités locales, autolimitant donc son affirmation à une région (ce qui la distingue aussi bien de l’action globale du classicisme que de l’action locale du postmodernisme), rend ainsi possible la transmission jusqu’au bout d’un point d’ores et déjà tenu entre deux lieux différents. À ce titre, l’action restreinte constitue le cœur même de l’action moderne.


Voici comment nous doublerons l’enchaînement des concepts mathématiques selon un enchaînement parallèle entre notions intellectuelles :

 

 

Documentation

Analyse complexe

-       Ian Stewart & David Tall : Complex Analysis (Cambridge University Press, 2° édition 2018)

              [https://b-ok.cc/book/3559849/035bc4]

-       Tristan Needham : Visual Complex Analysis (Clarenron Press – Oxford, 1997) [https://b-ok.cc/book/974187/196adc]

 

Histoire et intellectualité

-       Dominique Flament : Histoire des nombres complexes. Entre algèbre et géométrie (Ed. CNRS, 2003)

-       Pavel Florensky : Les imaginaires en géométrie (1902-1922 ; éd. française : 2016)

 

 

Sites internet :

-        https://www.lacommune-aubervilliers.fr/saison/21-22-cours-de-mathematiques-modernes/

-        http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/mathsmodernes/

Chaîne Youtube : https://www.youtube.com/playlist?list=PLfaS0zIQOD6T8l_q5vI7dttEMc_YkdeeF

Liste de discussion : mathsmodernes@framalistes.org



[1] qu’il a fondée sur le concept de limite, lequel abandonnait la problématique classique (Newton-Leibniz) des infinitésimaux, intenable tant que le concept mathématique d’infini n’avait pas été clarifié (il le sera seulement dans les années 1870 par Cantor et Dedekind).

[2] Toute paire de nombres (différents) comporte un plus petit et un plus grand en sorte que l’on peut intégralement ordonner tout ensemble de nombres du plus petit au plus grand.

[3] Si la multiplication par (-1) constitue une sorte de négation, alors la multiplication par  constitue une  (ou semi-négation) qui transforme tout nombre « réel » x en la grandeur « imaginaire » i.x et toute grandeur « imaginaire » i.x en le nombre « réel » négatif i2.x=-x. Cette opération algébrique est alors géométriquement interprétable comme une rotation de 90° dans le plan complexe.

[4] Différentes politiques émancipatrices du XX° siècle n’ont-elles pas ainsi matérialisé leur ambition générale de révolution non par quelque insurrection immédiatement globale (imaginaire du Grand Soir) mais en créant des régions politiques de type nouveau, par exemple des zones libérées, ou inventant des Communes populaires, ou encore unifiant le lieu usine et le lieu quartier populaire ?