Étudier Gauss-Galois-Cauchy-Hamilton-Riemann-Dedekind
(1828-1858)
en mathématiciens aux pieds nus
Théâtre La Commune d’Aubervilliers ; 3 octobre 2021, 17-19h
François Nicolas
Cette première leçon introduira à la matière
mathématique qui sera la nôtre (la modernité 1828-1858) et à cette manière
spécifique de l’étudier qu’on appellera celle de « mathématiciens aux
pieds nus ».
Il s’agit là, somme toute, que nos intellectualités
contemporaines (par exemple musicale et militante) renouent avec la pensée
mathématique créatrice, par-delà l’échec, cruel, de la réforme scolaire engagée
en Belgique et en France dans les années 60.
Et, pour nous encourager dans une telle
perspective, nous commencerons par réexaminer deux remarquables approches
(celle de Novalis à la fin du XVIII° et celle de Marx à la fin du XIX°)
examinant les possibles raisonances de la pensée mathématique avec la poésie
romantique pour le premier et avec la dialectique communiste pour le second.
Force
nous est de constater que ces perspectives
novatrices n’ont guère eu de prolongements créateurs, ni du côté de l’art
romantique, ni du côté de la politique marxiste (dans ces deux cas, il faudra
attendre les années 60 du XX° siècle pour que les intellectualités poétiques et
politiques renouent avec les mathématiques modernes).
« Seul
l’éclat d’un soleil peut en éteindre un autre
Vainqueur
réduit à rien abeille sans son miel
Mais un filet de sang survit à la victoire. »
Éluard
(1949)
Où l’on
retrouve ainsi ce moment-clef des années 1960, moment où de nombreuses
victoires ont été remportées pour déboucher ensuite, au tournant des années
70-80, sur une série d’échecs qui, au demeurant, n’annulent aucunement les
victoires antérieures mais relancent plutôt l’exigence de les remettre sur le
métier s’il est vrai que la loi intrinsèque de l’espérance, celle qui ne trompe
pas, est d’opérer d’une victoire déjà remportée et inaliénable à d’inéluctables
échecs temporaires, là où l’espoir trompeur opère d’une série interrompue de
défaites au fantasme d’une réussite finale.
Nous poserons donc que les victoires remportées
par la pensée mathématique moderne entre 1828 et 1858 constituent un socle inentamé
d’espérance pour l’humanité. Encore nous faut-il le prendre au sérieux et donc
étudier courageusement le trésor qu’elles nous lèguent.
*
Mais quelles victoires, et dans quels domaines
mathématiques ?
Nous étudierons des régions prélevées dans six
théories mathématiques, couvrant les trente premières années (1828-1858) des
mathématiques modernes dans leur diversité disciplinaire, six théories indexables par la série suivante de noms propres :
Gauss-Galois-Cauchy-Hamilton-Riemann-Dedekind
On entendra ici par mathématiques modernes
celles qui suivent les mathématiques classiques (des XVII° et XVIII° siècles)
et qui, démarrant autour de 1830, se prolongent en vérité jusqu’à aujourd’hui
s’il est vrai qu’ici comme ailleurs, la prétendue « postmodernité »
ne recouvre pompeusement qu’une résignation nihiliste.
Il ne s’agira pas pour nous d’unifier (mathématiquement,
philosophiquement ou intellectuellement) ces théories en les organisant en un
système ad hoc.
Nous nous situerons quarante
ans avant Cantor, lequel viendra parachever l’émergence de cette modernité
mathématique en la formalisant (théorie des ensembles) et en inaugurant
ainsi la logique proprement mathématique.
Nous partirons plutôt de cette donnée :
« il y a des mathématiques » (au pluriel) et nous examinerons comment
ces différentes mathématiques se rapportent les unes aux autres (en particulier
comment l’algèbre va progressivement structurer toutes les autres) pour mieux
dégager comment nous y rapporter.
*
Au total, cette première leçon, le 3 octobre
2021, s’attachera plus particulièrement
A. à relire trois moments :
1. la réforme des maths modernes engagée dans les
années 1960 ;
2. le rapport romantique à l’algèbre de Novalis ;
3. le rapport dialectique au calcul différentiel de Marx.
B. à dégager les enjeux intellectuels spécifiques de
chacune des six théories inscrites à notre programme :
1. la théorie arithmétique des coupures
par Dedekind ;
2. la théorie algébrique des groupes
par Galois ;
3. la théorie analytique des complexes
par Cauchy ;
4. la théorie (intriquée) des quaternions par
Hamilton ;
5. la théorie géométrique de la courbure
par Gauss ;
6. la théorie topologique des variétés
par Riemann.
(voir en annexe nos livres de référence)
Mais comment étudier tout cela ?
Notre défi sera d’étudier ces théories en
« mathématiciens aux pieds nus », non en élèves-ingénieurs ou en
mathématiciens de métier. Mais qu’est-ce à dire là ?
Fixons-nous pour cela quatre principes.
1) D’abord, pour comprendre les mathématiques, il
faut en faire, en faire réellement et non pas se contenter de les appliquer en calculant
à partir d’elles, ou de se divertir en jouant avec elles dans quelque
« récréation mathématique ».
Tout de même qu’on apprend la politique en
militant, la musique en en jouant et l’amour en le faisant, il nous faudra
apprendre les maths modernes en calculant algébriquement et en intuitionnant géométriquement, en formulant des conjectures
et en les démontrant pour en faire des théorèmes, etc.
Bien
sûr, nous ferons tout cela à notre mesure propre mais pas question de
simplement survoler, de nous contenter d’à peu près, de commenter sans rigueur
la matière mathématique : un mathématicien aux pieds nus fait de vraies
mathématiques, pas un ersatz.
2) Faire des mathématiques, c’est rédupliquer
l’énoncé mathématique en le saisissant selon son énonciation mathématique et
non pas dans une application extrinsèque, autant dire en le resituant dans la
théorie qui le légitime (qui le démontre et lui confère une rationalité). Il
s’agit donc de prendre au sérieux ce qui se présente à tort comme un
truisme - tout énoncé mathématique est mathématiquement énoncé -,
et de saisir la pensée mathématique en mouvement, dynamiquement donc (à la fois
dans sa manière de penser, de conjecturer et de démontrer), non statiquement
selon tel ou tel résultat (formule, théorème…) séparé de son contexte théorique
de constitution.
Il nous
faudra donc examiner des théories plutôt que des théorèmes isolés. Certes, dans
ces brèves leçons, on se limitera à quelques fragments significatifs de
théories soigneusement choisies, à quelques régions théoriques donc,
mais le principe restera de n’interpréter intellectuellement (c’est-à-dire hors
des mathématiques : interpréter une chose, c’est la rapporter à quelque
autre chose) tel ou tel théorème qu’une fois clairement saisies sa portée et sa
signification intrinsèquement mathématiques : nos raisonances
intellectuelles ne sauraient être de libres divagations, destinées à recouvrir
une ignorance paresseuse. Un mathématicien aux pieds nus fait réellement des
mathématiques, pas superficiellement.
3) Pour mieux interpréter intellectuellement nos
fragments théoriques, il faut que cette interprétation résonne avec une
première interprétation intra-mathématique, interprétation qui dialectise une
formalisation algébrique et une intuition géométrique.
Il
s’agira donc de faire des mathématiques en se demandant constamment ce que tel
ou tel formalisme signifie mathématiquement, ce que tel ou tel calcul
obscur recèle comme pensée latente : qu’un calcul soit exact et
« marche pile-poil » ne délivre nulle intelligence de ce qui y
marche !
Autrement
dit, un mathématicien aux pieds nus marche sur deux jambes - la
formalisation algébrique et l’interprétation géométrique – et n’avance pas en
boitant ou en sautant à cloche-pied d’une formule à une autre.
4) Pour faire tout cela, il est nécessaire de
travailler lentement, très lentement, à rebours donc de la nécessaire
promptitude du working mathematician
(le mathématicien qui opère en première ligne sur le front de l’inconnu). Il
nous faudra en effet constamment mesurer chaque nouveau pas formel à quelque
interprétation intuitive : un mathématicien aux pieds nus doit constamment
faire attention à l’endroit précis où il pose les pieds !
Ce faisant, nous progresserons en luttant sur deux fronts : contre la voie positiviste de l’ingénieur (qui applique aveuglément des résultats statiques et séparés tenus pour vrais, disposant ainsi les mathématiques en surplomb de sa propre pensée, en « sujet supposé savoir » à sa place) et contre la voie formaliste d’une certaine exposition scolaire, pressée de parachever le programme que l’État lui a dicté et circulant au plus vite d’une formule toute prête à une autre.
Au total, il s’agira donc de faire des
mathématiques, en parcourant quelques régions théoriques soigneusement
choisies, à allure suffisamment lente pour constamment assurer que la
progression se fasse bien sur les deux jambes du calcul et de la rationalité,
de la formalisation et de l’interprétation et autorise ainsi de fécondes
raisonances intellectuelles.
Bibliographie
de travail
Pour
cette séance
· (Réforme
des maths modernes) - Dirk De Bock et Geert Vanpaemel :
Rods, Sets and Arrows. The Rise and Fall of Modern Mathematics in
Belgium
(Springer, 2019)
· (Novalis)
- Benoît Timmermans : Histoire philosophique de l’algèbre moderne. Les
origines romantiques de la pensée abstraite (Classiques Garnier, 2012)
· (Marx)
- Manuscrits mathématiques de Marx, traduits par Alain Alcouffe (Economica, 1985)
Pour la
suite
· (Gauss)
- François Rivière : Initiation à la géométrie de Riemann. Première
partie : Surfaces et géométrie de Gauss
(Calvage & Monnet, 2016)
· (Galois)
- Ian Stewart : Galois Theory
(Chapman & Hall/CRC, third edition, 2004)
· (Cauchy)
- Ian Stewart et David Tall : Complex Analysis (Cambridge
University Press, 2018)
Tristan
Needham : Visual Complex Analysis (Clarendon Press 1997- Oxford)
· (Hamilton)
- Romain Vidoine : Groupe circulaire,
rotations et quaternions (Ellipses, 2001)
Andrew
J. Hanson : Visualizing Quaternions (Elsevier, 2006)
· (Riemann)
- John M. Lee : Introduction to
Topological Manifolds (Springer, 2011)
Introduction
to Smooth Manifolds (Springer, 2013)
Introduction
to Riemannian Manifolds (Springer, 2018)
· (Dedekind)
- Richard Dedekind : La création des nombres (Vrin,
2008)