Dimanche 5 décembre 2021 (17h-19h) : troisième leçon de
maths modernes
La théorie algébrique des groupes par Galois
(1830)
Théâtre La Commune - salle
des Quatre Chemins
41, rue Lécuyer
- 93300.Aubervilliers
François Nicolas
Au début du XIX° siècle, la situation de
l’algèbre se trouve bloquée : on ne sait toujours pas résoudre
algébriquement (par radicaux [1])
l’équation algébrique (polynomiale) du cinquième degré [2],
c’est-à-dire identifier algébriquement chacune de ses cinq racines.
En 1824, Abel vient aggraver la situation en la
verrouillant : il démontre (par l’absurde) qu’il est impossible, dans le
cas général, de la résoudre.
L’impasse de l’algèbre classique, fondée sur la
résolution de son objet propre (l’équation algébrique) devient ainsi
totale : à quoi bon désormais une algèbre, travaillant depuis un
millénaire (IX°-XVIII°) sur l’objet qu’elle a inventé (l’équation
polynomiale) - ajouté aux antiques objets arithmétique (le nombre)
et géométrique (la figure) - si l’inconnue n’est plus identifiable par
les moyens même (algébriques et arithmétiques) qui l’ont déterminée comme
inconnue ? À quoi bon une inconnue déterminée s’il est assuré qu’en
algèbre, elle restera radicalement inidentifiable, dépourvue de tout nom propre
et donc algébriquement anonyme ?
C’est en ce point qu’en 1830 Galois vient
révolutionner la problématique de l’algèbre en dégageant la structure secrète
qui préside à cette impossibilité : celle de groupe.
Ce faisant, la nouvelle théorie galoisienne
inaugure l’algèbre moderne qui va révolutionner l’algèbre classique de trois
manières intriquées : 1) en déplaçant l’intérêt algébrique porté à
l’équation : il faut abandonner le désir de la résoudre et s’attacher
désormais à caractériser son groupe, organisateur secret du collectif des
racines ; 2) en étendant l’algèbre à l’étude de structures telles
celle de groupe, sans se restreindre à l’étude des équations
polynomiales ; 3) en reconstruisant toute la mathématique moderne
sur la base de nouvelles structures algébriques (groupes, anneaux, corps,
espaces vectoriels, …).
Le statut de l’inconnue x au principe de
l’algèbre s’en trouve radicalement renversé : avec sa lettre
« x », l’algèbre classique avait formalisé l’objet
« inconnue » qu’elle avait extrait de son néant arithmétique
(l’arithmétique, opérant du connu au connu, ne connaissait pas l’inconnue) aux
fins de le résorber, par calculs successifs, jusqu’à connaître algébriquement in
fine la quantité inconnue et pouvoir lui donner un nom algébrique.
L’algèbre moderne ne va plus saisir cette
inconnue x comme quantité à connaître mais comme index générique affirmant
l’existence secrète d’une structure constituante (le groupe de Galois de
l’équation). Ainsi, tout de même que la conception moderne d’un secret
l’arrache à son acception infantile (une dissimulation volontaire) pour y
saisir l’affirmation d’un repli intrinsèque autorisant qu’« un
secret avoué reste bien un secret » [3]
(Lacan), tout de même une longue série de notions, formulées négativement ou
privativement dans l’ère classique, vont être rehaussées, par les pensées
modernes, au statut positif de propriétés affirmatives :
-
avec Dedekind, l’irrationnel ne sera
plus l’exception numérique (telle √2) qui échappe à la mesure rationnelle
commune mais deviendra la norme hégémonique de la nouvelle numéricité ;
-
avec Lobatchevski, le non-euclidien ne
relèvera plus de la pathologie spatiale mais deviendra la règle, restreignant
rétroactivement l’euclidien au stade de géométrie
« primitive » ;
-
avec Cantor et Dedekind, l’infini ne
sera plus l’envers négatif et inaccessible du fini mais l’attribut positif
foisonnant de quantités telles qu’une stricte partie peut y équivaloir au
tout ;
-
avec Hamilton (algèbre) comme avec Connes
(géométrie), le non-commutatif ne se présentera plus comme un défaut
mais comme le socle constituant de nouvelles propriétés algébriques ou
géométriques ;
-
avec Klein, l’invariant ne sera plus le
déchet inerte de vivantes variations mais le point autour duquel se constituent
les différentes géométries, chacune se mesurant désormais à ce qu’elle préserve
plutôt qu’à ce qu’elle modifie ;
-
avec Gödel, l’indécidable ne sera plus
un reste non-calculable mais délimitera le lieu exact où il devient requis de
décider ;
-
avec Cohen, l’indiscernable pointera
moins un défaut de constructibilité qu’une puissance générique de type
nouveau ;
-
avec Hironaka, l’irrégulier ne se
réduira plus à l’exception d’une pathologie phénoménale mais deviendra
singularité locale concentrant les contradictions globales de la
situation ;
-
avec Robinson et Conway, l’infinitésimal
ne sera plus cette poussière brownienne que Newton et Leibniz ne savaient
canaliser mais deviendra la matière même d’un univers numérique en expansion
inouïe ;
-
avec Freud, l’inconscient ne sera plus
ce qui échappe à la conscience mais ce qui structure, selon ses lois propres,
la vie subjective des corps parlants ;
-
avec Marx, les prolétaires dépourvus de
tout ce qui n’est pas leurs bras ne seront plus des victimes du capitalisme
mais les porteurs d’un projet universel d’émancipation politique ;
-
avec Schoenberg, l’atonal ne sera plus
confiné dans un geste soustractif pour s’affirmer comme nouvelle construction
(dodécaphonique) du discours musical ;
-
et tout de même avec Galois, l’inconnu
ne sera plus ce qu’il s’agit de connaître mais ce qui, à raison même d’un
incognito assumé, indexe une puissance affirmative de solidarité résistant au
classique « diviser pour régner ».
Où l’on mesure que la modernité, loin d’être
une déconstruction, tire sa force de retourner la critique du classicisme en
une explosion d’affirmations neuves.
Le propos général de ce cours sera d’introduire
à l’algèbre détaillée de cette problématique, en sorte par exemple de
comprendre pourquoi les cinq racines réelles de l’équation x5+x4-4x3-3x2+3x+1=0
resteront à jamais algébriquement clandestines, opposant une pseudonymie
résolue à l’injonction de l’algèbre classique : « Racines, vos
papiers ! »
·
Un premier enjeu intellectuel sera alors de
comprendre pourquoi et comment l’organisation moderne d’un collectif
procède non de la somme classique de diverses compétences individuées
(tel le casting d’un spectacle ou la sélection des Sept Samouraï dans le
film de Kurosawa) mais de la constitution, sur la base d’un point de vue
d’ensemble partagé, d’un groupe dont la puissance solidaire repose sur la
substituabilité de membres essentiellement égaux et anonymes.
·
Un second enjeu intellectuel sera de comprendre
comment l’algèbre moderne, rédupliquant l’algèbre classique (la résolution de
l’inconnue énoncée devient assumée comme inconnue d’énonciation),
vient sceller l’inconnue sur elle-même et par là lui donner le statut d’une
sorte d’inconscient mathématique si l’on appelle ici inconscient
une non-conscience rédupliquée, soit un traitement non-conscient du
non-conscient ; en ce point, les analogies du travail
algébrique avec celui de l’inconscient psychanalytique pullulent : travail
à la lettre, travail aveugle, travail de la conscience réflexive n’épongeant
pas le retranchement de l’inconscient…
Le pari de cette leçon sera de rendre le
mouvement mathématique de cette théorie intelligible à chacun.
Pour ce faire, on montrera comment l’algèbre
des polynômes se divise dynamiquement de manière contravariante (c’est-à-dire
selon deux ordres inverses) en une arithmétique des nombres et une géométrie
des permutations (géométrie formalisée par groupes de Galois), dynamique que
l’on peut diagrammatiser ainsi :
On examinera en particulier à quelles conditions le « pignon » polynomial « crante » les deux « crémaillères » contravariantes des extensions de corps et des réductions de groupes :
Documentation
Théorie galoisienne des groupes
-
Ian Stewart : Galois Theory (Chapman & Hall, third
Edition ; 2004)
-
Emil Artin : Galois Theory (1942 ; réédition Dover, 1998)
-
J. P. Friedelmeyer : Émergence du concept de groupe (Brochure APMEP n°83, 1991)
-
Georges Papy : Groupes
(Presses universitaires de Bruxelles, 1991)
-
Bertao, Cifuentes et Szczeciniarz :
In the steps of Galois (Hermann,
2014)
Sur Évariste
Galois
- Fernando Corbalan : Galois, l’invention de la
théorie des groupes (RBA, coll. Génies mathématiques ; 2018)
-
Alexandre Astruc : Évariste
Galois (Flammarion, 1994)
Sites
internet :
-
https://www.lacommune-aubervilliers.fr/saison/21-22-cours-de-mathematiques-modernes/
-
http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/mathsmodernes/
Chaîne Youtube : https://www.youtube.com/playlist?list=PLfaS0zIQOD6T8l_q5vI7dttEMc_YkdeeF
Liste de
discussion : mathsmodernes@framalistes.org
[1] La formulation d’une
racine par radicaux (c’est-à-dire par les symboles ou
,
tels
ou
)
équivaut à sa nomination algébrique. Par exemple, les deux racines de
l’équation ax2+bx+c=0 peuvent être formulées par radicaux
(c’est-à-dire algébriquement nommées) ainsi :
.
[2] de forme générale ax5+bx4+cx3+dx2+ex+f=0 avec {a, b, c, d, e, f} des nombres rationnels.
[3] Révélant qu’il y a un secret sans pour autant dénouer ce qui fait ce secret, l’aveu défait non le secret mais sa réduplication : on sait désormais qu’il y a un insu.