Dimanche 21 novembre 2021 (17h-19h) : deuxième leçon de maths modernes
La théorie arithmétique des coupures par
Dedekind (1858)
Théâtre La Commune - salle
des Quatre Chemins
41, rue Lécuyer
- 93300.Aubervilliers
François Nicolas
Les coupures de Dedekind permettent de fonder
l’ensemble ℝ des nombres réels à partir de l’ensemble ℚ des nombres rationnels.
Depuis
les Grecs, un nombre est dit rationnel s’il est la division de deux
nombres entiers.
L’ensemble ℝ ainsi construit contient
l’ensemble de départ ℚ (tout nombre rationnel est également un nombre réel). On
dira que ℝ est une extension arithmétique de ℚ.
Il y a
des nombres réels qui ne sont pas rationnels, et qui seront donc dits irrationnels :
échappant à la conception grecque de la rationalité numérique (laquelle est
fondée sur les nombres entiers), un nombre qui n’a pas de mesure entière et qui
est ainsi incommensurable aux entiers sera dit irrationnel.
Il y a certes d’autres manières de fonder les
nombres réels à partir des nombres rationnels, d’étendre donc ℚ en ℝ : par
exemple celle, inventée préalablement, des suites de Cauchy. Mais nous
privilégierons ici la méthode des coupures de Dedekind en raison de son immense
portée intellectuelle, tant dans les mathématiques que dans de tout autres
domaines de pensée.
Cette portée intellectuelle s’attache à une
méthode générale qu’on dira celle de l’adjonction-extension
[AE] :
- on ajoute d’abord à un ensemble de départ (ici ℚ)
un élément ou une opération construits de l’intérieur de cet ensemble ;
- on combine ensuite ce nouveau terme avec tous les
éléments de l’ensemble de départ (c’est pour cette raison qu’on parle alors d’adjonction
et pas simplement d’ajout) en sorte d’étendre l’ensemble de départ d’un cortège
infini d’éléments de type nouveau ;
- on récapitule enfin les premiers éléments et ces
éléments de type nouveau dans un nouvel ensemble (ici ℝ) dont la taille se
trouve immensément étendue (d’où le nom d’extension) ;
- au total, toute l’opération est purement immanente :
le nouveau terme est intrinsèquement construit (ce n’est pas une météorite) et les
nouveaux éléments engendrés le sont de manière endogène (ce n’est pas une pluie
fertilisante).
Une telle adjonction-extension [AE]
révolutionne donc l’ensemble de départ en construisant, terme à terme, son
immersion dans un domaine infiniment plus vaste.
À l’arrivée, le domaine de départ (ici ℚ) est
préservé comme tel mais il se trouve désormais restreint à une sorte de petite
île survivant au sein d’un vaste océan (l’île de Pâques dans le Pacifique),
circonscrit à une minuscule principauté, primitive voire archaïque (Monaco ou
Andorre) au sein d’une immense empire moderne.
Cette manière [AE] de révolutionner un domaine
constitue une invention de la modernité. Elle se distingue de deux autres plus
anciennes :
- une manière primitive qui abandonne un
domaine devenu saturé et stérile pour se déplacer vers un nouveau domaine
fertile où prendre un nouvel élan ; on parlera dans ce cas de révolution
par abandon-déplacement [AD] ;
- une manière classique qui détruit
l’organisation ancienne saturant un domaine donné pour y reconstruire une
organisation de type nouveau ; on parlera ici de révolution par destruction-reconstruction
[DR].
La pratique différenciée de ces trois manières
[AE, AD et DR] de révolutionner un domaine se retrouve dans bien des domaines
de pensée : elle s’avère opérer implicitement au cœur des différentes
modernités.
Donnons-en trois exemples, très dissemblables.
Face aux impasses du
calcul différentiel basé, dans la mathématique classique (Leibniz puis Euler),
sur une problématique empirique des infinitésimaux, l’analyse moderne va
explorer trois orientations :
-
une révolution du
calcul différentiel par abandon-déplacement sera d’abord engagée par Cauchy au
début du XIX° : elle va abandonner purement et simplement le recours à toute
problématique d’éléments infiniment petits pour reconstruire le calcul
différentiel sur une tout autre base, celle de la nouvelle notion de
« limite » ;
-
une révolution de
l’analyse par adjonction-extension sera ensuite menée par Robinson dans les
années 1960 (analyse non-standard) par adjonction axiomatique d’un
élément non-standard infiniment petit ;
-
une autre révolution
des nombres par destruction-reconstruction sera enfin conçue par Conway dans
les années 1970 : elle va reconstruire une problématique rigoureuse et
ordonnée de tous les nombres à partir de la nouvelle notion de nombre surréel
(entendu comme paire d’un ordinal et d’une partie de cette ordinal).
Face à
l’académisation de l’organisation anglo-américaine des analystes (l’International
Psychoanalytical Association – IPA), Lacan va pratiquer successivement trois
types de réorganisations radicales :
- en 1953 par adjonction-extension : en
adjoignant à l’IPA un « retour à Freud » qui entend l’étendre, en
France d’abord, selon une Société française de psychanalyse (SFP) ;
- en 1964 par abandon-déplacement : en
abandonnant tant l’IPA que la SFP et se déplaçant rue d’Ulm pour fonder l’École
freudienne de Paris (EFP) ;
- en 1980 par destruction-reconstruction : en
dissolvant l’EFP pour reconstruire une organisation de type nouveau, l’École
de la cause freudienne (ECF).
On peut distinguer
trois types de révolutions politiques :
-
par abandon-déplacement
dans les antiques révolutions antiesclavagistes (Spartacus, Quilombos au Brésil…) qui abandonnent le monde oppressif à
son sort pour fonder ailleurs des républiques libres ;
-
par
destruction-reconstruction dans les classiques révolutions française
(1789) et russe (1917) qui détruisent l’ancien État oppresseur pour
reconstruire un État de type nouveau ;
-
par
adjonction-extension dans la moderne révolution communiste engagée en
Chine à partir de 1958 par adjonction des Communes populaires à la société
socialiste en sorte d’étendre l’organisation politique du pays, jusque-là
réservée à l’État-Parti, à l’échelle des masses paysannes et ouvrières.
Il s’agira, dans cette leçon, d’étudier en
détail la mathématique de l’adjonction-extension telle qu’elle opère dans les
coupures de Dedekind.
Comme
nous le reverrons dans la leçon suivante, la méthode d’adjonction-extension
avait déjà été précédemment inventée par Galois (c’est lui qui formule le
premier les notions d’adjonction et d’extension en 1830). La principale
différence de méthode avec Dedekind est que Galois adjoint un élément
(une « racine » d’un polynôme, d’où une extension algébrique)
quand Dedekind adjoint une opération (la « coupure »), et ceci
va nous permettre de mieux cerner la fécondité de cette méthode (c’est pour
cette raison que la leçon Dedekind précède la leçon Galois).
Nous partirons de l’invention, aussi simple que
géniale, de la notion de coupure par Dedekind le 24 novembre 1858.
L’idée princeps est la suivante : si un
nombre rationnel peut couper en deux la droite rationnelle, alors toute autre
procédure coupant également en deux cette même droite définira un nombre de
type nouveau.
L’exemple
canonique d’un autre type de coupure est de séparer les rationnels positifs en
deux parties selon que leur carré sera inférieur ou supérieur à 2.
Nous suivrons alors, étape par étape,
l’arithmétique de ces coupures - le caractère numérique de ce travail
facilitera la clarté intégrale de toute la construction mathématique ainsi
engagée.
Nous
pourrons, in fine, thématiser chacune de nos futures leçons sous ce même
chef : adjonction d’un i imaginaire aux réels pour les
étendre aux complexes ; adjonction de j et k aux complexes
pour les étendre aux quaternions ; adjonction des atlas aux hypersurfaces
pour les étendre aux variétés…
Ce faisant, nous mettrons en évidence un point
secondaire, rarement pris en compte mais intellectuellement capital :
l’extension immense que produit une telle adjonction a pour nécessaire
contrepartie un renoncement délimité si bien que le gain gigantesque de
l’extension s’accompagne malgré tout de la perte d’une propriété
(dialectiquement formulé, le bond qualitatif et quantitatif a pour contraire
une perte qualitative) : par exemple celle de la dénombrabilité
dans le cas des coupures, celle de la résolubilité dans le cas des
groupes algébriques, celle de l’ordre dans le cas des complexes, celle
de la commutativité dans le cas des quaternions…
Nous serons alors armés pour discuter la
considérable portée intellectuelle de tout ceci pour toutes les subjectivités
modernes : mathématiques bien sûr, mais également militantes, musicales et
artistiques, voire amoureuses.
************
Documentation
Écrits de Dedekind
- traduction par Hourya Benis Sinaceur : La
création des nombres (Vrin, 2008)
- traduction par Claude Duverney : Traités sur la théorie des nombres (éditions du Tricorne, 2006)
-
traduction par Judith
Milner : Les nombres- Que sont-ils et à quoi servent-ils ? (Ornicar, 1978)
Sur Richard Dedekind : Une
approche idéale de la théorie des nombres (coll. Génies mathématiques,
2018)
Sites
internet :
-
https://www.lacommune-aubervilliers.fr/saison/21-22-cours-de-mathematiques-modernes/
-
http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/mathsmodernes/
Chaîne Youtube : https://www.youtube.com/playlist?list=PLfaS0zIQOD6T8l_q5vI7dttEMc_YkdeeF
Liste de
discussion : mathsmodernes@framalistes.org