Dimanche 3 avril mars 2022 (17h-19h) : septième leçon de maths modernes

 

Théorie de la géométrie intrinsèque des surfaces : la courbure de Gauss (1827)

 

Salle des Quatre Chemins (du théâtre de la Commune)

41, rue Lécuyer - 93300.Aubervilliers

 

François Nicolas

 

« Au milieu du chemin de notre vie,

je me trouvai par une forêt obscure

car la voie droite avait été gauchie. »

Dante (Divine comédie)

 

« Dieu écrit droit avec des lignes courbes. »

Proverbe portugais

 

La théorie, par Gauss, de la courbure d’une surface (géométrie différentielle moderne [1]) nous permet d’approfondir notre compréhension générale des questions d’orientation. Elle dégage en effet les conditions de possibilité pour que se diriger dans un espace orienté puisse se pratiquer de l’intérieur même des situations concernées et en immanence aux parcours mis en œuvre, non plus, comme dans la géométrie différentielle classique, en surplomb extériorisant : il s’avère ainsi possible de « compter sur ses propres forces » pour s’orienter et se diriger sur une surface qui intrique au moins deux dimensions indépendantes (ce qui par contre s’avère impossible pour de simples lignes courbes).

On tiendra que cette « immanentisation » de la courbure par Gauss déclare, en 1827, la modernité mathématique sous le signe de la géométrie, cette même modernité que Galois, trois ans plus tard (1831), déclarera sous le signe de l’algèbre. Dans ces deux cas, la modernité mathématique s’avance selon le principe des constitutions intrinsèques, des autonomies émancipatrices et d’une primauté des causes internes, à rebours d’un classicisme privilégiant extériorités hiérarchisantes, savoirs surplombants et points de vue de Sirius.

Théorie mathématique

Comprendre cette théorie gaussienne de la courbure des surfaces va culminer dans la compréhension de son « théorème remarquable » (Theorema egregium) qui établit que la courbure (extrinsèque) d’une surface peut être entièrement déterminée par des distances endogènes (une métrique locale intrinsèque), sans recours au plongement de cette surface dans l’espace tridimensionnel euclidien.

Pour arriver à nous approprier ce point décisif, nous avancerons selon cinq étapes.

1. Courbure extrinsèque des lignes

Nous examinerons d’abord la courbure des lignes (à une seule dimension donc) et verrons pourquoi il ne peut y en avoir qu’une approche extrinsèque (un « habitant » d’une telle ligne – une fourmi sur une tige - ne pourrait par lui-même savoir s’il marche droit ou courbe).

2. Courbure de Gauss pour les surfaces

Nous traiterons ensuite de la courbure des surfaces (à deux dimensions internes) plongées dans l’espace 3D ordinaire en examinant sa nouvelle caractérisation par Gauss : non plus selon la courbure « moyenne » avancée par Sophie Germain (comme somme des deux courbures principales extrinsèques : ) mais selon la courbure « de Gauss » (comme multiplication de ces deux mêmes courbures principales : KGauss=kmax.kmin).

À ce stade, la courbure de Gauss reste définie extrinsèquement (puisque les deux courbures principales qui l’engendrent par multiplication sont extrinsèques). Mais la simple mutation d’opération arithmétique, formalisant le passage d’un accolement (par somme) des deux dimensions de la surface à leur intrication (par produit[2], va préparer le passage de l’extrinsèque à l’intrinsèque selon ce qu’on pourrait appeler, à la suite d’Yves André, un « philosophème » particulier, celui que la mathématique moderne, en particulier l’algèbre tensorielle, va abonder :

invariance ≡ covariance contravariance

3. « Théorème remarquable » (theorema egregium)

Nous aboutirons alors au « théorème remarquable » de Gauss qui établit algébriquement l’équivalence entre la courbure (extrinsèque) de Gauss et une distance (intrinsèque) – ou métrique locale [3] – sur cette surface : techniquement dit, la courbure de Gauss va s’avérer invariante par isométrie locale. Ceci veut dire que cette courbure, ne dépendant pas de la manière dont la surface en question est plongée dans un espace de dimensions supérieures, est bien une caractéristique intrinsèquement appréhendable de cette surface.

Ne nous cachons pas la difficulté : la démonstration de ce théorème s’opère algébriquement (par équivalence de deux formes quadratiques : l’une pour la métrique intrinsèque, l’autre pour la courbure extrinsèque), ce qui ne facilite guère sa compréhension géométrique.

On s’appropriera intuitivement ce résultat en posant que la courbure (extrinsèque) étant une déformation de la métrique (intrinsèque), à l’inverse la mesure (intrinsèque) d’une déformation de cette métrique peut mesurer la courbure (extrinsèque), ce qui s’éclaire si l’on considère qu’une géométrie (et donc une métrique) intrique la règle et le compas, c’est-à-dire des distances et des angles.

4. Transport parallèle

Nous relierons ensuite cette problématique de la courbure à celle dite du « transport parallèle » pour conduire à la formule et au théorème de Gauss-Bonnet.

Formule de Gauss-Bonnet

La formule établit une correspondance entre la courbure « totale » d’une surface (délimitée par un triangle géodésique inscrit sur cette surface) et la déformation de ce triangle (sur une surface courbe, la somme des angles d’un triangle ne vaut plus π) :

Théorème de Gauss-Bonnet

Le théorème relie cette même courbure totale à la caractéristique χ d’Euler-Poincaré de la surface en question, invariant topologique qui en établit une propriété globale :

Ainsi, l’immanentisation de la courbure autorise le transit endogène d’une approche totale à des approches régionale (triangles) et globale (χ) de la même surface.

5. Surfaces orientables et parallélisables

Nous achèverons en examinant les rapports entre deux propriétés globales des surfaces : être orientables et parallélisables. On verra que, pour qu’une surface soit parallélisable, il faut qu’elle soit orientable quand l’inverse n’est pas vrai.

Si le fait pour une surface d’être parallélisable s’interprète comme capacité de s’y diriger selon une ferme direction préalablement décidée, on éclairera ce faisant la manière dont la pensée peut coordonner le fait de s’orienter et celui de se diriger en situation. Ce qui débouchera sur notre dernière partie.

Interprétation intellectuelle

Conformément à notre problématique de mathématiciens aux pieds nus interprétant intellectuellement les trésors de pensée que les maths modernes fournissent gratuitement (ici pas de droits d’auteur autres que symboliques !) à l’humanité, nous interprèterons cette théorie de Gauss de la manière suivante.

·       Les espaces modernes de pensée (espaces militants, amoureux, musicaux et bien sûr mathématiques) sont systématiquement courbes là où les espaces classiques étaient tenus pour plats.

·       Leur courbure est intrinsèque. Pas besoin donc de sujet supposé savoir en extériorité surplombante pour les connaître : les modernités mettent l’immanence et les causes internes au poste de commandement de leurs pensées. Elles privilégient l’intrinsèque des choses à la manière dont le poète Gerard Manley Hopkins privilégiera, dans la seconde partie du XIX° siècle, l’intension (l’instress) à l’extension et l’inspect à l’aspect.

·       Le caractère intrinsèque de cette courbure tient à une intrication de différentes dimensions indépendantes. Inversement, la platitude tient à leur non-intrication. Courber, c’est intriquer, selon les circonstances rencontrées, une indépendance formelle ; à rebours, la platitude s’accorde au dogmatisme.

·       S’orienter est une chose, se diriger une autre. On peut ainsi garder son cap et marcher droit dans un espace courbe : autrement dit, dans un espace courbe, toute déviation n’est pas une déviance et peut être une fidélité. La pensée moderne conçoit ainsi une droiture de type nouveau, telle celle d’une vie droite intriquée à une vie en vérités.

·       La pensée moderne de la forme ne la conçoit plus comme un contenant susceptible de contenir différents contenus. La forme est une structure qui ossature et fournit un squelette qui peut s’avérer partageable par différents domaines.

·       Dans cette théorie, “global” s’emploie en trois sens différents : pour nommer

-      une propriété locale partout valide (par exemple une courbure localement définie, ou l’existence en tout point d’un plan tangent : ainsi un espace non-euclidien sera un espace à courbure locale constante) ;

-      une propriété régionale qui, devenant valide d’un bout à l’autre, appréhende globalement la chose (par exemple l’existence sur une sphère de cercles-méridiens de circonférence maximale) :

-      une propriété directe du global comme bloc en un seul tenant, propriété sans équivalent local ou régional (par exemple la caractéristique d’Euler-Poincaré).

Il importe de dialectiser cette équivocité si l’on veut émanciper la pensée actuelle d’une supposée « globalisation » capitaliste du monde contemporain.

 

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Documentation

Livres

·       Gauss – Une révolution de la théorie des nombres (coll. Génies des mathématiques ; 2018)

 

·       François Rouvière : Initiation à la géométrie de Riemann. Première partie : Surfaces et géométrie de Gauss (Calvage & Monnet, 2016)

·       Sous la direction de Jean Dieudonné : Abrégé d’histoire des mathématiques (1700-1900) ; tome II, chapitre IX : Géométrie différentielle par Paulette Libermann (Hermann, 1978)

Documents

Xinwei Yu

·       Vidéo : Gauss Remarkable Theorem

https://www.youtube.com/watch?v=-OIEDeOsg20

·       Cours : Math 348 A1 Fall 2016

http://www.math.ualberta.ca/~xinweiyu/348.A1.16f/

CNRS

Johann Colombano : Visualiser la courbure. Du rayon de courbure au tenseur de Riemann

http://images.math.cnrs.fr/Visualiser-la-courbure.html

Vidéo

Jean Pierre Bourguignon : Espaces courbes de Gauss à Perelman, en passant par Einstein

https://www.youtube.com/watch?v=A7yc3WZXtcM

 

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Sites internet :

-       https://www.lacommune-aubervilliers.fr/saison/21-22-cours-de-mathematiques-modernes/

-       http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/mathsmodernes/

Chaîne Youtube : https://www.youtube.com/playlist?list=PLfaS0zIQOD6T8l_q5vI7dttEMc_YkdeeF

Liste de discussion : mathsmodernes@framalistes.org



[1] En général, on tient que Riemann inaugure la géométrie différentielle moderne en radicalisant les nouvelles idées de Gauss (caractère intrinsèque des cartes locales) : il généralise les dimensions des surfaces et surtout il ne présuppose plus l’existence d’espaces extérieurs aux surfaces considérées. Mettant ceci en œuvre pour les fonctions complexes, il va passer des surfaces aux variétés.

Pour ma part, je préfère inscrire la coupure classique/moderne entre Euler et Gauss pour mieux rehausser ce que Gauss engage de la modernité géométrique.

[2] ce qui, corrélativement, attache la courbure d’une surface à l’inverse d’une aire et non plus, comme pour les courbes, d’une longueur

[3] basée sur deux coordonnées curvilignes intrinsèques et non plus sur trois coordonnées cartésiennes extrinsèques : la mutation essentielle s’engage en ce point.