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De l’aspect à l’inspect : la Forme musicale comme empreinte

(ENS-Ulm, Séminaire Art, Création, Cognition — 17 décembre 2002)

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(voir www.ens.fr/actualites/ensinfo/2002_12_06.pdf)

François Nicolas

 

« Nous frôlons de nos crochets               

des infinis subtils comme une mort légère. »

Ossip Mandelstam           

 

Argumentaire

 

La Forme musicale d’une œuvre ne saurait s’identifier à cette structure architectonique qu’un examen de la partition peut nous délivrer. Pourtant les rares tentatives de l’après-guerre pour renouveler notre compréhension de la Forme (« l’œuvre ouverte » par exemple) n’ont guère su franchir cet écueil.

Si la catégorie de Forme désigne la possibilité de saisir une œuvre dans son ensemble (et non pas seulement dans sa diversité régionale), repenser la Forme nécessite d’explorer les diverses manières musicales de saisir un tel ensemble. On distinguera pour ce faire l’aspect de l’inspect, la saisie totale d’une œuvre (tous ses éléments sont comptés) de sa saisie globale (son déploiement est récapitulé de bout en bout).

S’appuyant sur la poésie (Hopkins, Mandelstam) et la mathématique (théorie de l’intégration), on dégagera alors les catégories d’intension (puissance qui dynamise de proche en proche) et de ligne d’écoute (en son principe se trouve un vide, mis en jeu lors du moment-faveur qui l’inaugure — césure vertigineuse — puis constamment déplacé par cette opération qu’est l’écoute à l’œuvre).

Après avoir pris un nouvel appui dans la littérature (V. Hugo : Les Misérables), on avancera que la Forme — ou inspect — d’une œuvre est l’intégrale de son intension le long d’une ligne d’écoute la traversant de part en part. On sera alors à même de formuler les mathèmes musicaux de l’aspect et de l’inspect.

Sur ces bases, on examinera quelques manières « classiques » de présenter et représenter les différents constituants de la Forme-inspect : le thématisme, la basse continue, le cantus firmus, la mélodie continue wagnérienne et l’enveloppe boulezienne. La Forme-inspect « contemporaine » se spécifiera alors comme aimantation globale selon une ligne de faille imprésentée plutôt que comblement au fil d’une plénitude sonore.

On enchaînera sur une présentation de l’œuvre pour piano qui sera ensuite jouée : Des infinis subtils (1994, 12’– Éd. Jobert). On en examinera l’aspect et l’intension, on présentera les points d’appui aptes à soutenir une ligne d’écoute et on conclura par quelques conseils pour mieux accorder son oreille à l’inspect de cette œuvre, soit l’empreinte qu’elle est susceptible de laisser sur le monde de la musique.

 

Il y a, au principe de la musique, un partage essentiel : d’un côté, son monde est centré sur l’écriture ; d’un autre côté, la musique est orientée vers l’écoute sans que ces deux versants ne s’accordent ni ne se recouvrent [1][1].

Écriture et écoute musicales sont chacunes essentielles sans pour autant s’ajuster l’une à l’autre, ni même à proprement parler se répondre. Ainsi l’écriture musicale en effet ne saurait être tenue pour fonctionnelle ; du signe écrit au son entendu, il n’y a nulle univocité : il y a des signes écrits qui ne s’entendent pas (les lettres de silences par exemple…) et des sons musicaux qui ne s’écrivent pas (les timbres par exemple…). Il y a donc un hiatus essentiel entre ordre écrit et réalité audible et le premier n’est pas plus la transcription de la seconde que celle-ci n’est le décalque de celui-là. Il n’y a donc nulle connivence entre ces deux dimensions mais seulement un jeu sémantique (ouvert) permettant de mettre en rapport (non fonctionnel [2][2]) lettres et sons.

Cette scission est encore accusée lorsqu’il s’agit de rapporter l’écoute d’une œuvre à la lecture de sa partition et ce pour deux raisons :

1) Écouter une œuvre veut dire bien autre chose qu’entendre des sons, que percevoir des entités sonores, je vais y revenir longuement.

2) Une partition est composée de bien d’autres signes que des seules lettres musicales (les notes) : une partition est un agglomérat empirique d’écriture musicale — faite de notes — et de notations, inscrites soit graphiquement — selon ces symboles musicaux (qui ne sont pas à proprement parler des lettres) que sont les marques de liaisons, les accents, etc. —, soit directement dans la langue naturelle — les indications agogiques : « avec allant », « souplement », etc. —.

Au total, les rapports entre partition et écoute apparaissent bien plus hétérogènes qu’ils ne le sont déjà entre une note de musique et les sons qu’elle matérialise et qui la matérialisent.

 

Ce partage se donne avec une particulière acuité lorsqu’il s’agit de caractériser la Forme musicale d’une œuvre donnée si l’on convient de nommer Forme musicale une intelligence de l’œuvre prise dans son ensemble et non plus seulement dans ses détails successifs. Disons que penser la Forme musicale donne à l’écart partition / écoute l’apparence d’un gouffre et non plus seulement d’une faille. Or penser la Forme musicale impose d’être capable de penser ensemble les deux rives de ce gouffre. Mais par quelles opérations mettre ensemble une partition et ses écoutes possibles ? Tel est l’enjeu de cette conférence.

 

Je vais d’abord vous présenter quelques catégories — qui me viennent pour partie de la théorie poétique, pour partie de la théorie mathématique — pour les faire ensuite travailler sur une de mes œuvres Des infinis subtils qui sera interprétée par Victor Bétermin dans le petit récital clôturant cette conférence.

I. I. L’énigme de la Forme musicale

La catégorie même de Forme musicale est devenue problématique dans la musique de l’après-guerre.

I.1 I.1 Boulez, au seuil de la Forme

Qu’il suffise pour cela de rappeler que Boulez achevait son Penser la musique aujourd’hui sur un « terme provisoire » qu’il présentait ainsi : « Avant d’aborder la forme, nous avons tenté d’opérer une synthèse de la technique actuelle. » [3][3] « Nous arrivons au terme de notre investigation sur la technique proprement dite, au seuil de la forme. » [4][4]  Or Boulez n’a jamais rédigé le chapitre annoncé sur la forme [5][5]. On trouve bien quelques considérations générales dans Point de repère [6][6] mais l’examen de cette question s’y fait à l’ombre de cette déclaration liminaire : « Parler de forme en général est devenu très difficile » [7][7]. Autant dire que les écrits de Boulez sur la forme n’ont guère l’acuité qu’ils ont sur d’autres dimensions musicales.

I.2 I.2 L’œuvre ouverte…

Il faut également rappeler qu’à la charnière des années 50 et 60 une mode a prévalu qui, sous l’emblème de l’« Œuvre ouverte », récusait le caractère normatif de « La Grande Forme » et en appelait d’une ouverture des Formes artistiques, de la nécessaire pluralisation des Formes d’une même œuvre [8][8]. Là aussi, ce qui nous reste de cette expérience prend le tour d’une suspension, d’une butée ou même d’une défaillance plutôt que d’une percée ou d’une recomposition du concept de Forme musicale.

Bref, les années d’après-guerre ne nous lèguent guère de nouvelle conception d’où repartir.

I.3 I.3 Contre la forme architectonique

La théorie musicale antérieure à la seconde guerre avait légué une Forme conçue comme architecture générale préexistant à l’œuvre. D’où découlaient quelques grands types de plans (la forme-sonate, la forme-rondeau…) que la théorie musicale [9][9] déclarait aptes à structurer le développement d’une œuvre particulière (une sonate, un rondo…).

Les musiciens de l’après-guerre ont opposé à cette conception architectonique de la forme deux objections :

1) L’une, venue de la phénoménologie — qu’on retrouve explicitement sous la plume de Boulez [10][10] — relève que la forme préconçue sur le papier [11][11] et la forme vécue ne sont pas les mêmes.

2) L’autre relève qu’avec la fin du système tonal, chaque œuvre est devenue une pièce entièrement singulière, redevable d’un nom propre et non plus d’un nom commun, puisqu’elle se dote d’un parcours entièrement original qu’elle invente au fur et à mesure de sa progression plutôt qu’il ne lui est livré prêt-à-porter.

Le fait est que nulle théorie de la Forme ne s’est véritablement reconstituée à partir de ces deux objections si bien qu’il faut admettre que la musique contemporaine en est restée en matière de Forme à une théorie négative (comme on parle de théologie négative pour indiquer qu’on ne saurait attacher à Dieu que des prédicats négatifs).

Essayons de franchir le cap d’une théorie affirmative qui fasse siens les deux prédicats négatifs légués par l’après-guerre :

1. la Forme musicale n’est pas une architectonique préétablie ;

2. la Forme de toute œuvre est une singularité, non la particularisation d’un schéma général.

II. II. Aspect et inspect

Prenons comme délimitation de la Forme ceci : la Forme d’une œuvre donnée est ce qui la saisit dans son ensemble à partir de son déploiement sonore (plutôt qu’à partir de la partition).

On distinguera donc la Forme de l’architecture de l’œuvre (préétablie ou non, peu nous importe) si l’on entend par architecture de l’œuvre cette structuration en grandes masses, en vastes parties qu’on dégage en se tenant face à l’œuvre, dans une extériorité examinatrice plutôt qu’au fil endogène d’une écoute. Le véhicule privilégié d’une telle structuration architecturale est alors sa partition car c’est elle qui dispose le face à face de manière suffisamment stable.

Notre problème devient alors : quels rapports y a-t-il entre Forme et architecture d’une même œuvre ?

Les deux catégories (Forme et architecture) ont en commun de désigner une saisie d’ensemble de l’œuvre (par opposition à une saisie partielle ou régionale) mais la Forme est une saisie qui procède de manière intrinsèque au déroulement sonore quand l’architecture opère de manière extrinsèque par appropriation de l’œuvre en sa simultanéité écrite. Le problème du rapport entre Forme et architecture peut être alors rattaché à cette question : dans quelles conditions y a-t-il solidarité / indépendance entre propriétés intrinsèques et propriétés extrinsèques ?

Prenons un exemple, prélevé dans une de mes toutes premières œuvres : Passage II (1985), pour trois flûtes. Je vous en fais entendre la partie centrale.

 

Passage II (pour trois flûtes, 1985 – Éd. Jobert) : mesures 33-48


 

On peut dire, me semble-t-il, qu’on perçoit ici une forme de répétition du contrepoint des trois flûtes sans qu’on puisse entièrement identifier les opérations organisant cette répétition. La perception de ce retour vague serait majorée si on entendait cette œuvre en direct et si l’on pouvait ainsi mieux individualiser le discours propre de chacune des trois flûtes là où cet enregistrement — médiocre — tend à les fusionner. Cette « répétition » croise en fait deux opérations : une rétrogradation et un renversement, ce qu’on peut figurer ainsi, en distinguant les trois flûtes par les lettres A, B et C :

Appelons l’effet obtenu à l’audition une désorientation de l’oreille.

Cet effet de désorientation est directement corrélable à une propriété cette fois visuelle que le schéma précédent (avec les trois lettres A, B & C) présente d’un coup : la structure ici présentée à l’œil est tout simplement celle d’une bande de Möbius. Pour la mettre en valeur, je vous invite à vous reporter à cette seconde présentation de la partition, dépouillée cette fois de toute notation en sorte de la réduire à ses seules notes — je les ai parfois réorthographiées (un si bémol devenant par exemple un la #) et allégées de leurs altérations en sorte de mettre en évidence la propriété moebiusienne de ce passage — :


Si vous repliez le second système sur le premier (selon un pli horizontal) vous obtenez une superposition exacte qui indique que ce second système est la reprise du premier selon une inversion générale du haut et du bas si bien que l’ensemble de ce passage peut être conçu comme la circulation sur une bande de Moebius de huit mesures de long, le second système ne représentant alors qu’un second tour parcouru à l’envers du premier.

II.1.a. II.1.a. Propriétés intrinsèques et extrinsèques

Une telle bande de Moebius permet d’illustrer la différence entre propriétés intrinsèques et propriétés extrinsèques : elle est en effet à la fois inorientable et unilatère , mais le fait d’être non-orientable constitue une propriété intrinsèque de cette bande alors que le fait d’avoir un seul côté est pour cette même bande une propriété essentiellement extrinsèque ; or ces propriétés n’ont aucune raison a priori d’être solidaires (on montre mathématiquement qu’une bande de Möbius, plongée dans certains espaces, pourra ne plus être unilatère lors même qu’elle restera toujours inorientable puisque cette propriété lui est intrinsèque).

Tout ceci était philosophiquement ressaisi entre les deux guerres par Albert Lautman  [12][12], normalien comme son ami Jean Cavaillès : je m’étonne et déplore qu’on ne semble pas lui reconnaître, en particulier dans cette maison, l’importance qu’il me semble avoir amplement méritée. Pour quoi pas une salle Albert Lautman dans ces murs ?

II.1.b. II.1.b. Aspect et inspect

Concernant notre bande de Moebius musicale, il y a ici corrélation entre une symétrie inversée pour l’œil et une désorientation pour l’oreille, donc entre propriétés extrinsèques (maniées par l’écriture et la partition) et propriétés intrinsèques (appropriées par l’oreille).

Si l’on appelle aspect de l’œuvre ses propriétés extrinsèques, comment nommer ses propriétés intrinsèques ?

Je recourrai pour ce faire à un terme anglais prélevé chez le poète Gerard Manley Hopkins inscape qu’il est d’usage de traduire par le néologisme français inspect. De quoi s’agit-il ?

II.1.c. II.1.c. Le vol du martin-pêcheur chez Hopkins [13][13]

Hopkins était un poète très attaché à saisir la singularité des choses. L’extrait suivant d’un de ses poèmes l’illustre. Je vous restitue ces vers en une traduction très didactique — la langue d’Hopkins est très singulière, compacte et rythmée, difficile à comprendre, et je veux faciliter ici l’accès à son propos — :

Comme le martin-pêcheur prend feu,

Comme la flamme attire la libellule,

Comme jetées de la margelle du puits les pierres résonnent,

Comme toute corde pincée vibre,

Comme toute cloche qui bat trouve langue pour lancer son nom à la ronde,

Chaque chose mortelle fait une seule chose, toujours la même :

Elle projette l’être intime qui demeure en chacune ;

Elle s’avère, s’affirme, s’épelle et dit Moi-même,

Criant Ce que je fais est moi : c’est pour cela que je suis venu.

II.1.c1. II.1.c1. L’inspect du martin-pêcheur

Pour Hopkins, l’inspect désigne la forme singulière des choses lorsque cette forme est saisie de l’intérieur de la chose.

L’inspect d’une chose — d’un arbre, d’un oiseau, d’une aurore boréale… —, c’est sa forme, son design, sa Gestalt, ce qui fait qu’elle apparaît comme une, un apparaître-en-un mais en tant qu’apparaître pour-soi. L’inspect d’une chose, c’est la chose comptée-pour-une de l’intérieur même de son apparaître.

L’inspect de notre martin-pêcheur, c’est son élégance de feu en tant qu’elle procède non de notre regard mais de l’intérieur même de son appropriation de l’espace, c’est la courbe de ses geste en tant qu’elle désigne non pas une apparence extérieure mais sa nature tracée de l’intérieur de lui.

L’inspect du martin-pêcheur, ce n’est pas son allure telle qu’elle est saisie par l’œil du passant qui le découvre parcourant les airs mais telle que saisie de l’intérieur de qui vole et plane, de qui prend son élan et s’appuie sur le vent.

II.1.d. II.1.d. Aspect et inspect architecturaux

Un autre exemple, emprunté cette fois à l’architecture.

Si certains d’entre vous connaissent la cathédrale de Royan, cathédrale construite par Perret après la seconde guerre, elle se situe sur les hauteurs d’une colline et son apparence extérieure ne donne guère envie de la visiter. Pour qui s’y risque cependant, la découverte de la nef n’en est que plus saisissante surtout si vous pénétrez par l’entrée latérale située à proximité du chœur : vous vous trouvez d’un coup plongé sous une voûte incroyablement élancée qui jette au ciel ses bras de béton et fait appel irrésistible du regard vers les hauteurs. Là où l’aspect de la cathédrale était celui d’un tas presque informe à force de conformisme, la même cathédrale appréhendée de l’intérieur se présente comme orientation illuminée par une transcendance. L’inspect de cette cathédrale s’oppose ainsi du tout au tout à son aspect.

Relevons ce point : vous ne pouvez d’un seul regard totaliser l’intérieur d’une cathédrale car il vous faut constamment vous tourner pour prendre mesure de la globalité de l’espace intérieur et il n’y a aucun point de vue interne d’où embrasser la totalité de son élan. Pour prendre mesure du geste architectural dans sa globalité, il vous faut parcourir l’espace, tourner et retourner la tête et ce n’est qu’en récapitulant cet ensemble de sensations qu’il vous devient alors possible d’accéder à l’inspect de cet édifice.

L’historien de l’art Panovsky distinguait l’art roman de l’art gothique par une articulation différente entre façade et espace intérieur : la façade d’une cathédrale gothique présente sa structure intérieure (on peut y lire par exemple l’étendue des bas-côtés) quand une façade romane ne présage pas du plan interne. En ce sens on dira que la cathédrale de Royan relève d’un rapport de type roman entre aspect et inspect puisque les deux y sont fortement dissociés.

III. III. Écoute et audition

Comment penser plus avant l’aspect et l’inspect d’une œuvre musicale ?

On dira dans un premier temps : l’aspect de l’œuvre, c’est l’aspect qu’en livre pour l’œil sa partition quand l’inspect, c’est sa saisie d’ensemble par une oreille qui n’en prend connaissance que localement, moment par moment, voisinage par voisinage [14][14].

Mais il faut aller plus loin : l’oreille est également en état de dégager l’aspect d’une œuvre et la polarité aspect / inspect en musique ne recouvre donc pas exactement le partage œil / oreille.

Pour caractériser un aspect de l’œuvre qui soit proprement auditif, il nous faut alors distinguer l’audition d’une œuvre de son écoute possible, l’idée étant que l’audition va produire l’aspect de l’œuvre là où l’écoute va conduire à son inspect.

III.1 III.1 Auditionner

En deux mots [15][15] : j’appelle audition une totalisation du déroulement sonore de l’œuvre dont l’intégration mathématique d’une fonction dans un intervalle nous fournit une bonne formalisation. Auditionner une œuvre revient en effet à tout entendre, tout percevoir, tout examiner en sorte d’intégrer tous ses éléments pour, sur cette base, caractériser ce type de forme de l’œuvre que j’appelle aspect auditif.

On peut approfondir cette comparaison entre audition musicale et intégration mathématique en montrant qu’une audition véritablement intégratrice — soit cette audition qu’Adorno aimait nommer « savante » — implique la succession de trois auditions de la même œuvre, la première découvrant l’œuvre au fil de son déroulement temporel (ou intégrale de Riemann), la seconde la structurant selon ses propres principes de répétition (ou intégrale de Lebesgue), la troisième enfin auditionnant l’œuvre selon un paramétrage temporel cette fois ajusté à ses variations de densité (ou intégrale de Kursweil-Henstock). Je ne m’étends pas ici sur cette problématique. Disons que l’audition est une pratique académique des conservatoires visant à estimer la conformité d’une exécution à la partition (discerner les fausses notes), entreprenant de juger la facture d’une œuvre (son développement est-il impeccable ? toutes les notes de la partition sont-elles justifiées ?…). Bref, l’audition est affaire de savoirs.

III.2 III.2 Écouter

Écouter est une entreprise bien plus hasardeuse, et beaucoup plus intéressante.

L’écoute se distingue de l’audition par deux traits :

1) L’écoute procède par mise en circulation d’un vide (là où l’audition opère sur du plein, un plein de sons) [16][16].

2) Ce vide apparaît localement dans l’œuvre, en cours d’exécution, en un moment tout à fait singulier que j’appelle moment-faveur ou moment favori et rien ne garantit l’existence d’un tel moment, le surgissement d’un tel vide apte à initier un processus d’écoute. L’advenue de la possibilité d’une écoute sera donc hasardeuse, gracieuse, non garantie là où, à l’inverse, l’audition est toujours possible.

L’écoute musicale procède de l’apparition, en cours d’œuvre, d’un moment de vertige où un vide apparaît dans le fil d’un discours jusque-là saturé de liaisons. Un moment de suspens, d’incertitude, d’hésitation, de retenue, d’indécision, de latence, de prise d’élan, de vacuité… : autant de manières différentes pour trouer une continuité, capter une oreille, installer un qui-vive et inaugurer à partir de là une attention au déroulement de l’œuvre : il ne s’agit plus ici de sommer tout ce qui se passe, d’entendre tout, de tout repérer et discerner, de calculer les développements, d’apprécier la maîtrise formelle des déductions. Il s’agit dans l’écoute de tenir le fil de cette fragilité sonore soudainement apparue, de suivre le déploiement sonore à partir d’une faille entrevue. L’écoute se prolonge à partir d’un foyer mobile apte à éclairer la globalité du discours sonore : elle est une traversée globale de l’œuvre, de part en part.

III.2.a. III.2.a. Mandelstam

Ossip Mandelstam, cet autre poète, écrivait ceci :

« La qualité de la poésie se définit par la rapidité et la vigueur avec lesquelles elle impose ses projets péremptoires à la nature inerte, purement quantitative du lexique. Il faut traverser à la course toute la largeur d’un fleuve encombré de jonques mobiles en tous sens : ainsi se constitue le sens du discours poétique. Ce n’est pas un itinéraire qu’on peut retracer en interrogeant les bateliers : ils ne vous diront ni comment ni pourquoi vous avez sauté de jonque en jonque. »

III.2.b. III.2.b. Point d’écoute

L’écoute est une traversée de l’œuvre musicale, sur toute son étendue, « de part en part ». Cela suppose le déplacement incessant d’un point d’appui — celui-ci nous est fourni par le moment-faveur : à charge pour l’auditeur de rester ensuite à hauteur de l’attention dont l’occasion lui a été ainsi gracieusement prodiguée — qu’on peut figurer comme le traçage d’une ligne d’écoute intérieure à l’œuvre. Soit : à partir du moment-faveur se constitue un point d’écoute, moins point d’écoute sur l’œuvre que point d’écoute à l’œuvre, un peu comme un tableau tend à disposer un point de vue qu’on dira le point de vue du tableau (en entendant ici non un génitif objectif — un point de vue sur le tableau — mais un génitif subjectif — le point de vue qu’adopte le tableau —).

III.2.c. III.2.c. Toute écoute est à l’œuvre

Cette dimension à l’œuvre de l’écoute musicale est essentielle : l’écoute n’est plus saisie extérieure comme l’est l’audition : elle est incorporation au mouvement immanent de l’œuvre musicale en sorte qu’il faut toujours penser que l’œuvre elle-même participe de l’écoute, que l’œuvre elle-même écoute [17][17].

III.2.d. III.2.d. Ligne d’écoute

La succession des points d’écoute trace une ligne d’écoute à l’œuvre qui va être le fil d’Ariane pour l’inspect.

III.2.d1. III.2.d1. Global n’est pas total

Une propriété essentielle de ce fil d’écoute est d’être global — il traverse l’œuvre d’un bout à l’autre de son déploiement temporel — sans être pour autant une totalisation.

La totalité d’une œuvre, c’est l’intégrale de tous ses éléments tant écrits que sonores, sans en oublier un seul [18][18].

La globalité d’une œuvre, c’est ce qui permet de la compter-pour-une sans pour autant compter chacun de ses éléments ; c’est une manière de l’embrasser de part en part sans pour autant s’attacher à compter chacun de ses points. L’écoute musicale édifie une telle globalisation qui n’a nul besoin d’en passer par une totalisation (c’est-à-dire par une audition). Ainsi si la troisième audition est bien la bonne, l’écoute par contre n’a nul besoin d’auditions préalables et, plus encore, les écoutes successives d’une même œuvre ne sont pas cumulatives comme le sont les auditions puisque le fait qu’il y ait vraiment écoute n’est garanti par rien et que chaque écoute véritable est toujours, peu ou prou, un hapax.

Revenons à notre inspect qui est la Forme immanente, la Forme en-soi et pour-soi de l’œuvre. Cet inspect découle de ce tracé d’une ligne d’écoute sans être à proprement parler cette ligne d’écoute. L’inspect va être édifié à partir de cette ligne d’écoute sans s’y identifier. De quelle manière ?

III.2.d2. III.2.d2. Intégrale curviligne

Pour éclairer ce point, je réutiliserai l’image mathématique de l’intégration mais en recourant cette fois au concept d’intégrale curviligne.

Une intégrale curviligne, c’est ce qui somme le travail d’une force le long d’une courbe, c’est ce qui intègre la dépense occasionnée par la circulation d’une énergie le long d’une trajectoire. Point remarquable : le résultat de l’intégrale est indifférent à la manière dont cette trajectoire est parcourue (techniquement dit : le paramétrage de la courbe en question n’importe pas) ce qui autorise les mathématiciens à l’inscrire ainsi :

(G désigne ici la courbe le long de laquelle la force F est intégrée)

Comme l’on voit, le temps t — comme tout autre paramétrage de la courbe — n’apparaît pas ici… Ceci veut dire que l’intégrale curviligne est une propriété en soi de la courbe, indépendante de la manière dont on la paramètre c’est-à-dire la parcourt. Ce point est pour nous important : il indique que la production de l’inspect par filage de la ligne d’écoute ne dépend pas de la manière dont cette ligne va être parcourue par qui écoute : celui-ci peut faire une pause, hésiter, sauter rapidement d’un point d’écoute à l’autre, l’inspect de l’œuvre sera le même. Autant dire que la com-préhension intime de l’œuvre ne dépendra pas d’un paramétrage objectif, d’un tempo exogène à l’écoute qui lui imposerait son mode de constitution.

III.2.e. III.2.e. Petit résumé

Je résume : l’écoute est la circulation d’un point d’écoute, offert par le moment-faveur, qui trace de part en part de l’œuvre une ligne d’écoute.

On peut formuler cette ligne d’écoute de manière plus prosaïque : elle désigne une manière de soutenir l’attention de part en part de l’œuvre pour peu que cette attention ait pu, en un moment, basculer d’une contemplation extérieure de l’œuvre musicale à une participation intérieure à ses plis et déplis subjectifs, pour peu donc que l’auditeur ait trouvé un point d’entrée pour vivre l’œuvre de l’intérieur de son projet, pour épouser ses hésitations, ses emports, ses volontés, ses résistances, etc.

III.2.f. III.2.f. Intension

En cet endroit, il nous manque une catégorie dynamique, il nous manque de quoi nommer non plus un point et la ligne que ce point peut tracer mais la tangente à la trajectoire qu’il s’agit de tracer. Il nous manque une énergie, une force apte à déplacer ce point, force qu’il s’agira d’intégrer le long de la courbe globale.

Cette catégorie, je la prélèverai également chez Hopkins : c’est ce qu’il nomme instress et qu’il est convenu de traduire par intension (en faisant ici résonner la contraposition d’extension). L’idée directrice est que l’inspect va être l’intégrale de cette intension le long de la ligne d’écoute ce qui peut se noter ainsi :

dl note le différentiel tangentiel du point d’écoute

C’est donc l’intension à l’œuvre qui va faire l’inspect. D’où les « mathèmes » suivants de l’aspect et de l’inspect musicaux :

 

Aspect comme audition d’une pièce de musique

Formalisation mathématique

(intégration d’une fonction dans une intervalle)

 

D’où le mathème musical de l’aspect :

 

Inspect  comme écoute à l’œuvre

Formalisation mathématique

(intégration d’une force le long d’une courbe)

 

D’où le mathème musical de l’inspect :

 

IV. IV. Intension et inspect

Qu’est donc cette intension musicale que l’écoute suit à la trace ? Illustrons cela par quelques exemples non musicaux.

IV.1 IV.1 Hopkins

Pour Hopkins, l’intension d’une chose relève de sa dynamique, de son énergie apte à soutenir la statique de l’inspect. L’intension gage la force interne de la chose, sa concentration propre. L’intension est à la force ce que l’inspect est à la forme. L’intension participe du dramatisme des choses quand l’inspect relève plutôt de leur esthétisme intérieur. L’intension, c’est ce qui soutient, par une circulation intérieure de flux, une tension propre à établir l’inspect.

Hopkins écrit par exemple : « J’ai eu l’intension du cheval » comme pour dire : « j’ai éprouvé ce qu’il éprouve, j’ai sympathisé avec son dynamisme propre, j’ai participé de l’existence du cheval comme être bondissant et non plus seulement saisi sa courbe propre, fût-ce de l’intérieur de lui-même ».

L’intension touche au vouloir propre de la chose ; elle requiert son épaisseur et non plus seulement son étendue.

IV.1.a. IV.1.a. Un ballon

Prenons un premier exemple, trivial, celui d’un ballon : son inspect serait sa forme ronde en tant que sa rondeur lui permet d’être appréhendable globalement comme forme mais — c’est là où l’inspect se distingue d’un aspect — tout ceci de l’intérieur même du ballon. Il faut pour cela s’imaginer habiter le ballon sans pouvoir l’embrasser en totalité d’un seul regard mais en arrivant cependant à saisir comme entité sa forme spécifique.

L’intension du ballon serait alors le dynamisme intérieur qui sous-tend son inspect rond ; c’est la pression de l’air, l’intensité interne qui rend possible et nécessaire cet inspect régulier tel que saisi de manière endogène.

IV.1.b. IV.1.b. Le martin-pêcheur

Prenons un exemple moins trivial, celui de notre martin-pêcheur : son intension, c’est la force qui l’habite, qui le meut et le conduit à se jeter verticalement ; c’est cette force saisie non dans son analytique mais dans l’unité d’une tension, dans la continuité d’un principe dynamique. Ce ne sont pas les muscles et viscères de l’oiseau, ni son système neurovégétatif, mais le principe même d’un désir d’exister tel qu’il opère à travers toutes ses composantes internes. C’est son appétit propre [19][19] pris comme vecteur.

Ainsi l’intension est la tension intérieure garante de l’inspect. Ou encore l’intension est le différentiel interne de l’inspect, sa dynamique locale d’insistance quand l’inspect est l’intégrale enveloppante de l’intension, son effet global de consistance.

IV.2 IV.2 Les Misérables

Prenons un troisième exemple, emprunté à ce roman-maître qu’est Les Misérables de Victor Hugo.

IV.2.a. IV.2.a. L’aspect

L’aspect, ici, est double : c’est l’aspect du monde décrit par le roman et l’aspect du roman lui-même.

L’aspect du monde, c’est la France de la Restauration et de la Révolution de 1830, ce sont ses classes sociales, ses bagnes et ses couvents, ses étudiants et ses commerçants, etc. C’est un monde profondément injuste, pour les ouvrières, pour les anciens révolutionnaires, pour les bagnards confrontés à la cupidité des opportunistes, mais c’est aussi un monde peuplé de gens droits et habité de grandeurs inaperçues.

L’aspect du roman, ce sont trois livres, de longues digressions et descriptions, un foisonnement de personnages lié par ce fil conducteur qu’est Jean Valjean, etc.

IV.2.b. IV.2.b. L’intension

L’intension du roman, c’est l’opérateur Jean Valjean comme subjectivation de la justice qui intensifie l’existence de Valjean comme ses rapports avec l’évêque de Digne, Javert, Cosette, Marius, les Thénardier, etc.

L’intension du roman — cela n’aurait pas de sens ici de parler d’une intension du monde —, c’est la justice comme thème subjectif œuvrant dans un monde injustement disposé. L’intension, c’est la tension portée par un juste traversant ce monde injuste ; c’est l’opération produite par la circulation de ce juste agissant ce monde de l’intérieur plutôt que le dénonçant de l’extérieur.

IV.2.c. IV.2.c. L’inspect

L’inspect de l’œuvre peut être alors pensé comme la mise au jour de cette réalité singulière qu’en ce monde injuste, il y a bien la justice (axiome beckettien, comme vous le savez sans doute…). Ce monde, quoiqu’injuste, s’avère configurable comme juste. Ce monde n’est pas donné comme juste ; il est même essentiellement donné comme injuste mais il apparaît, via l’existence immanente d’un juste, qu’il y a bien la justice en ce monde (et non pas en un autre monde, au-delà de celui-ci, ou en un monde venant après celui-ci, une fois qu’il serait bouleversé par une révolution de ses fondements).

D’un côté ce monde est injuste et d’un autre côté il y a la justice en ce monde (ce qui n’est pas exactement dire que ce monde est juste). La justice donc peut configurer ce monde, le modeler. Justice va ainsi nommer une caractéristique globale que Valjean dégage dans ce monde.

Global veut dire ici : il ne s’agit pas de produire des îlots de justice dans un océan d’injustice, des zones libérées de justice dans un monde globalement injuste mais bien de tenir qu’il y a la justice, de part en part dans ce monde-ci. Globalité ne voulant pas dire totalité, on ne dira pas que ce monde injuste est devenu juste grâce à Valjean. Ce monde est simplement devenu appréhendable globalement comme compatible avec l’existence de la justice en son cœur et non pas en ses marges. Ce monde s’avère justifiable (mais pas en totalité), justifié par Valjean, magnétisé par la justice de part en part. Ce monde est globalement justicié par un juste, mais pas totalement : certes les Thénardier doivent fuir, mais ce sera pour devenir marchands d’esclave…

Ce monde, tel que globalement vu par un juste, tel qu’appréhendé globalement par qui soutient qu’« il y a bien la justice en ce monde injuste », ceci est l’inspect du roman, d’un « roman au monde » (comme on parle de « sujet au monde »…).

 

Résumons :

— L’aspect est objectif. Il est ici double : l’aspect du monde (tel qu’on peut le voir de l’extérieur grâce au roman, tel qu’on peut le caractériser par comparaison avec d’autres mondes, etc.) et l’aspect du roman (cet aspect que l’on pourrait dire forme extérieure de son corps).

— L’intension est subjective : c’est l’énergie propre du roman, son vecteur, son désir, son courage, ses angoisses également, sa volonté propre, son dynamisme, ce qui fait que le fil d’Ariane qu’est Jean Valjean ne se rompt pas et rebondit d’une taverne à une usine, d’un couvent à un jardin, traversant hasardeusement ce monde en sa plus grande diagonale : les diagonales des couches sociales, des différentes subjectivités de la France de la Restauration (religieuses, napoléoniennes, révolutionnaires, bourgeoises, canailleuses, etc.), récollectant sous la figure d’un homme solitaire ce qui peut être inscrit comme justice immanente.

— L’inspect est également subjectif. Il est simple et non plus double car il a pour essence d’être l’empreinte du roman sur le monde en question. C’est l’inspect du roman tel que pétrissant, creusant, modelant, configurant le monde qu’il parcourt, marque et transforme. L’inspect, c’est cette justice immanente de ce monde où justice a conquis un sens subjectif et n’est plus réductible à l’objectivité d’une équité…

Récapitulons les propriétés différentielles de ces trois catégories :

 

Aspect

Inspect

Intension

Audition

Totalisation extrinsèque et « objective »

Écoute

Globalisation intrinsèque et « subjective »

Forme statique et « esthétique »

Force dynamique et « dramatique »

cohérence extérieure (de l’apparaître)

consistance intérieure

insistance (intérieure)

 


V. V. En musique ?

Comment ces catégories éclairent-elles notre question de la Forme musicale ?

Résumons où nous en sommes : l’écoute est la circulation d’un point d’écoute, offert par le moment-faveur, qui trace de part en part de l’œuvre une ligne globale d’écoute. Ce point d’écoute opère comme indexation d’une intension à l’œuvre : c’est ainsi le point intérieur où la propulsion de l’œuvre atteint son intensité maximale. Et c’est le suivi global de cette intension le long d’un fil d’écoute qui va dégager l’inspect, ou Forme musicale de l’œuvre.

 

Donnons quelques exemples musicaux de la manière dont la musique classique a présenté ces opérateurs.

V.1 V.1 Le thématisme

En premier lieu, presque toute la musique thématique peut être comprise comme traçant une ligne d’écoute par mise en circulation du thème.

Le thème musical, comme figure circulant à l’intérieur du matériau, le dynamisant de ses transformations incessantes, était en effet une figure explicite de l’intension à l’œuvre et ce d’autant plus que tout thème qui se respectait (et n’était donc pas simple mélodie) était doté de la capacité d’influer sur son développement structural en sorte que sa « carrière » au cours de l’œuvre soit infléchie d’accidents, de détours tenant à lui seul [20][20].

On voit bien, sur cet exemple, combien l’aspect de l’œuvre diffère de son inspect : en gros l’aspect d’une sonate est produit du système tonal quand son inspect est produit de son thématisme. S’il n’y a pas, bien sûr, incompatibilité entre les deux, il n’y a pas pour autant recouvrement et coincidence : la forme architecturale d’une sonate, qui peut se donner sous la forme d’un plan tonal totalisant ses mouvements harmonico-mélodiques [21][21], diffère de son inspect saisissable comme récapitulation de son aventure thématique [22][22].

V.2 V.2 Quatre autres exemples

Somme toute, la présentation d’une courbe qui traverse l’œuvre de part en part et sert de support à une ligne d’écoute a été opérée de nombreuses manières dans la musique dite « classique ». On vient de voir de quelle manière le développement thématique y a pourvu mais on peut citer également les pratiques suivantes :

·       ·       le cantus firmus de la Renaissance,

·       ·       la basse continue baroque,

·       ·       la mélodie continue wagnérienne,

·       ·       l’enveloppe telle que Boulez s’en est fait le chantre.

Autant de manières en effet de présenter un fil d’Ariane dont l’ambition globale est de fixer pour l’oreille le vecteur d’où embrasser la multiplicité dynamique de l’œuvre, de préciser la trajectoire d’où suivre de part en part le déploiement de l’œuvre.

Détaillons rapidement chacune de ces manières.

V.2.a. V.2.a. Le cantus firmus

Ici une mélodie sert de charpente générale au déroulement de l’œuvre. Cette mélodie peut s’interrompre provisoirement ; elle peut circuler dans les différents registres, mais elle fournit la clef de voûte mobile où les énergies musicales à la fois se concentrent et rayonnent. Fixant clairement une référence au contrepoint, ce cantus firmus invite l’oreille à écouter l’ensemble des voix à partir de sa progression propre.

V.2.b. V.2.b. La basse continue

Le cas de la basse continue est un peu différent car d’une part la courbe y est gelée dans le registre le plus grave, et d’autre part la ligne de basse n’est plus présentée avec la même insistance que dans le cas du cantus firmus.

En particulier la basse continue, qui s’inscrit certes sur la partition par une ligne, ne se réduit pas dans sa réalisation sonore à une telle ligne mélodique puisque la succession des fondamentales sert d’appui au déploiement d’un champ harmonique.

Le point plus important encore est qu’en général la basse continue ne va pas se trouver représentée comme ligne d’écoute possible, ce qui veut dire que l’œuvre baroque tend rarement à orienter l’oreille vers cette ligne basse comme telle et ne suggère guère qu’il serait pertinent de suivre le fil de son discours du point de ses fondamentales. Car, à d’autres tessitures, l’œuvre déploie un jeu plus essentiel : le jeu thématique qui fixe une orientation d’écoute plus pertinente [23][23].

V.2.c. V.2.c. La mélodie continue

Wagner, avec sa mélodie continue, va également offrir à l’oreille un point d’appui possible. Chez lui la mélodie n’est plus accompagnée ; elle n’est pas l’écume du magma harmonique car cette mélodie continue s’enfonce régulièrement au cœur même du maelström sonore. Elle trace cependant, en raison même de sa généricité implicite — d’autres mélodies peuvent être tracées de l’intérieur du même déploiement harmonique, et la pluralité des voix chantées s’en charge d’ailleurs le plus souvent — une ligne possible d’où éprouver l’ensemble des forces musicales à l’œuvre.

V.2.d. V.2.d. L’enveloppe boulezienne

Boulez, lui, généralise ces différentes pratiques, thématisme inclus — on sait qu’il se réclame encore aujourd’hui d’un thématisme repensé… —, en avançant la catégorie d’enveloppe, prise en son acception acoustique. Boulez tend en effet à penser la Forme musicale selon des principes déduits de l’acoustique musicale : il propose ainsi de reconsidérer la Forme contemporaine à partir de la catégorie de formant [24][24], directement issue de la physique du son. Cette enveloppe globale peut être soit extérieure (tel un vaste filet englobant), soit intérieure (telle la maille principale d’un filet). Elle peut être musicalement dessinée (réalisée par la voix d’un pupitre) ou implicite et seulement suggérée. Dans tous les cas, cette enveloppe est une proposition pour l’oreille lui permettant de « suivre » ce qui se passe, et pour mieux renforcer cette fonction, Boulez associe la catégorie d’enveloppe à celle de signal en sorte de maîtriser au plus prêt les opérations de fléchage pour l’oreille.

V.2.e. V.2.e. Présence, présentation et représentation

Au total, ces différentes figurations « classiques » de la ligne d’écoute peuvent se thématiser selon une triple instanciation : celle de la présence, de la présentation et de la représentation [25][25].

On peut dire en effet :

— que la ligne d’écoute est partout présente [26][26] ;

— que la ligne d’écoute est présentée dans tous les cas sauf dans l’enveloppe boulezienne : elle peut en effet, dans tous ces cas, se dessiner très aisément sur la partition ; [27][27]

— que cette ligne d’écoute est clairement représentée dans le cas du cantus firmus, sans l’être automatiquement dans ceux de la basse continue ou de la mélodie continue.

V.3 V.3 Une hypothèse

Pour aborder aux rivages de la musique contemporaine, je poserai alors l’hypothèse suivante : la musique contemporaine s’écarte de la musique classique en opérant sur une ligne d’écoute désormais absente de la partition.

La Forme musicale s’établit désormais explicitement sur le vide, non seulement sur celui qui découle d’une retenue sonore propre au moment-faveur, non seulement également sur le vide qui circule dans toute dynamique d’écoute mais plus spécifiquement sur le vide qui procède d’une absence de la ligne d’écoute. Au total l’inspect sera la saisie globale de l’œuvre en tant qu’elle est aimantée selon une faille, selon une ligne de découpe ni représentée, ni présentée et ni même à proprement parler présente comme ligne explicite.

Voyons tout cela sur cette œuvre pour piano Des infinis subtils que Victor Bétermin va ensuite nous interpréter.


VI. VI. Des infinis subtils : comment l’écouter ?

VI.1 VI.1 L’aspect de l’œuvre

VI.1.a. VI.1.a. Aspect général

VI.1.a1. VI.1.a1. 4 +1 types de gestes…

 

TYPE

J(azz)

F(luide)

L(ent)

R(êveur)

I(ntervalle)

Cf.

Hoquet dansant

Night Fantasies

(2° hoquet : heurté)

Résonance

 

Nombre clé

5

4

7

3

 

Impulsion

(48*) quintolet de double

(45*) double

(120*) septolet de double

(80*) triolet de croche

 

durée des blocs

9 noires

(+ 3 quintolets)

11 noires

(+1 croche)

17 noires

(+ 1 septolet)

26 noires (+2 triolets)

 

nombre de blocs

75

64

42

27

 

Tempo

croche = 5/2 (=> 150)

croche = 4 (=>240)

noire = 7/4 (=> 105)

noire pointée = 1 (=> 60)

noire = 1 (=> 60)

Mètre

5/8

x / 8

7/4

12/8

x / 4

Fractionnement

rapide et fixe

rapide et mobile

lent et fixe

lent et mobile

 

Crux

attaques

rythmique

dynamique

Ø

 

Pédale

sans pédale

ad. lib.

3° Pédale

Pédale tenue

cas par cas

Horizontal-Vertical

diagonal

horizontal

vertical

pas horizontal

ponctuel

Figuration

appoggiatures

 

arpèges

trilles-trémolos,

petites notes

 

(couleur)

(violet)

(vert)

(jaune)

(bleu)

 

durée (sec.)

7,7

5,8

9,8

17,8

 

 

VI.1.a1.i       VI.1.a1.i       Geste Jazz (hoquet dansant)

Des infinis subtils (1995, 12’ – Éd. Jobert ; mes. 32 à 37)

VI.1.a1.ii      VI.1.a1.ii      Geste Fluide

(mes. 10 à 13)

VI.1.a1.iii    VI.1.a1.iii    Geste Lent (hoquet heurté)

(mes. 26 à 30)

VI.1.a1.iv     VI.1.a1.iv     Geste Rêveur

(mes. 1 à 7)

VI.1.a1.v       VI.1.a1.v       Intervalle

(mes. 8 à 9)

VI.1.a2. VI.1.a2. …enchaînés en un collier :


VI.1.a3. VI.1.a3. Un quadruple striage temporel régulier

Quatre durées (unité : la noire)

 

80 e 3

120 x 7

45 x

48 x 5

1

26,7

17,1

11,3

9,6

2

53,33

34,29

22,5

19,2

3

80

51,43

33,75

28,8

4

106,7

68,57

45

38,4

5

133,3

85,71

56,25

48

6

160

102,9

67,5

57,6

7

186,7

120

78,75

67,2

 

produisant un quadruple striage

 

80 e 3

120 x 7

45 x

48 x 5

1

 

 

 

9,6

2

 

 

11,25

 

3

 

17,14

 

 

4

 

 

 

19,2

5

 

 

22,5

 

6

26,67

 

 

 

7

 

 

 

28,8

8

 

 

33,75

 

9

 

34,29

 

 

10

 

 

 

38,4

dans des tempi rigides

VI.1.b. VI.1.b. Aspect régional

VI.1.b1. VI.1.b1. Le geste fluide

Il est tiré d’un geste de Night Fantasies (Eliott Carter) selon la formalisation suivante :

soit la double courbe rythmique suivante :

D’où la crux :

avec son point de croisement des deux voix

puis son moment de basculement.

 

En voici une réalisation sous forme de deux gestes

(mes. 10 à 17)

VI.1.b2. VI.1.b2. Le hocquet dansant (ou geste Jazz)

Il est fait de deux motifs rythmiques superposés :

soit les deux évolutions rythmiques suivantes :

Un exemple de réalisation (mes. 32-37) :

VI.1.b3. VI.1.b3. Le hocquet heurté (ou geste Lent)

Crux cette fois dynamique

Cf. mes. 26-30

VI.1.b4. VI.1.b4. Un parcours harmonique

Chaque geste est tracé dans un champ harmonique.

Champ harmonique : accords de dix hauteurs dont deux sont gelées (sol# grave et la# aigu)

Le même champ uniquement avec les notes non communes entre deux accords successifs

(voir Des infinis subtils mes. 1-9)

N.B. Le parcours harmonique global (hauteurs gelées, intervalles…) a également la forme d’une crux.

VI.2 VI.2 Intension de l’œuvre

VI.2.a. VI.2.a. Hantises globales

Il y a au principe de cette œuvre un certain nombre de hantises dont les notes de programme [28][28] rendent compte : hantises harmonique, rythmique, formelle, hantises de la résonance et du geste… — je ne m’étends pas ici sur ces points —.

VI.2.b. VI.2.b. La crux

Il y a surtout le jeu répété d’une même « forme » — la crux — jouant dans toutes les dimensions du phénomène sonore (hauteurs, rythmes, intensités, articulations) et à toutes les échelles (celle du geste local comme celle du parcours global, harmonique par exemple).

VI.2.b1. VI.2.b1. Crux d’attaques

Exemple d’une crux d’attaques, utilisée pour partie dans le geste J

VI.2.b2. VI.2.b2. Crux globale

Exemple de crux globale (prélevée dans la version pour deux pianos — Pourtant si proche)

VI.2.b3. VI.2.b3. L’intension de la crux

Ce qui m’importe dans la propulsion de la crux, c’est une certaine qualité d’écoulement que j’appelle fluidité — ce point est particulièrement mis en valeur par la crux proprement rythmique (celle du geste dit précisément « fluide »).

Cette Gestalt dispose une ligne de partage mobile entre deux flux, et c’est à ce titre-là qu’elle intéresse l’intension à l’œuvre. Ceci se lit directement dans son « dessin » (voir plus haut).

Ce qui m’intéresse, à l’audition d’une telle figure — particulièrement dans sa réalisation rythmique originaire —, c’est la configuration d’un double flux où opère une ligne de partage des eaux elle-même fluctuante, mobile, imprésentée quoiqu’agissante.

Ainsi si l’on examine les gestes suivants, il y a certes une ligne de partage perceptible entre les registres (disons entre la main gauche et la main droite du musicien) mais, du point de l’élan rythmique, cette ligne de partage est contrariée par le fait que l’élan venu d’une main se communique ensuite à l’autre (une fois opéré le moment de basculement propre à la crux).

Écoutons ici la main droite seule (mes. 14-15) suivie de la main gauche seule (mes. 16-17) :

Écoutons maintenant la main gauche seule (mes. 22-23) suivie de la main droite seule (24-25) :

et réécoutons ces deux gestes dans leur intégralité…

Écouter ces moments, ce n’est pas auditionner leur exactitude rythmique (comme s’il s’agissait d’une dictée musicale pour élève de conservatoire) : c’est orienter son oreille sur le feu-follet évanescent qui circule au point de croisement ou de partage de deux petits ruisseaux rythmiques. Cette ligne de partage, bien sûr, n’est ici pas présentée, moins encore représentée. Elle n’est même pas à proprement parler présente puisque rien dans l’écriture ne vient compter son existence. Elle est cependant une relation activée par le jeu synchrone des deux mains. L’idée directrice est donc que cette figure suggère un lieu où l’oreille peut s’installer en sorte d’éprouver la fluctuation du contrepoint rythmique à deux voix, ligne bien sûr absente de la partition mais cependant activable par l’oreille pour peu qu’elle se glisse « entre » les deux voix.

L’usage répété et différencié de cette figure de la crux généralise le principe d’une telle faille et compose un vaste champ, strié d’élans distribués de part et d’autre de ces multiples fentes, fissures, lézardes, entailles et déchirures.

J’insiste sur un point — il s’agit ici de mettre en mots une intension proprement musicale ; autant dire que les mots ne peuvent qu’y manquer — : l’entaille de la crux, cette ligne de partage des eaux n’a pas d’existence statique ; elle n’a d’intensité que dynamique et — point non moins essentiel à mes oreilles — elle est ultimement une figure de l’unité du geste plutôt qu’un principe de scission, de séparation : se tenir au fil du partage des eaux rythmiques, c’est donc éprouver la tension qui relie les voix — les corrèle et non pas les dissocie — comme force de propulsion, comme vecteur local.

VI.2.c. VI.2.c. Les failles entre les gestes

Le champ des failles à l’œuvre ne se réduit pas aux failles précédentes, celles que les crux portent à l’existence, et qu’on peut dire horizontales (puisqu’elles tendent à se figurer par des pointillés entre les voix d’un contrepoint). Une autre ressource essentielle de cette œuvre tient à ce que j’ai appelé le collier des gestes : l’œuvre consiste en une succession de différents types de gestes, dans un ordre constamment varié pour que leurs enchaînements restent localement imprévisibles, succession agencée de telle sorte que la ligne de partage — cette fois verticale entre le geste qui se termine et celui qui s’inaugure — soit elle-même non tracée [29][29].

L’intension est ici la constitution de zones d’incertitude par recouvrement de deux vecteurs : opération musicale en soi extrêmement banale (on parle ordinairement de tuilage) mais qui joue un rôle central dans l’économie globale de l’intension à l’œuvre car il s’agit de créer un espace temporel approprié aux discontinuités « entre » les gestes.

Il y a ainsi de nouvelles zones de partage des eaux qui, cette fois, sont verticales puisqu’elles voient confluer des flux successifs (ceux des différents types de crux) et non plus simultanés (ceux des deux voix dans une même crux).

Au total, se dispose ainsi une sorte de champ magnétique global dont chacune des petites failles décrites constituerait un vecteur-force local. [30][30]

VI.3 VI.3 Moment-faveur et ligne d’écoute ?

Pour continuer de caractériser l’écoute de cette œuvre selon les principes précédemment avancés, il me faudrait vous isoler maintenant un moment-faveur. Cela ne m’est guère possible pour une raison fondamentale : c’est que je suis très mal placé pour le faire, étant en vérité mal placé pour écouter cette œuvre que j’ai composée !

Ma démonstration bute donc à partir d’ici sur un obstacle insurmontable : j’ai pu essayer de vous formuler l’intension de Des infinis subtils. Je ne peux vous en présenter un moment-faveur et par suite — l’ordre des conséquences est ici implacable — je ne peux vous en tracer une ligne d’écoute.

La seule approche que je puis vous conseiller, en ce point, consiste à vous suggérer de rester attentif à cette intension présentée plus haut, à cette manière d’éprouver à tout moment le point dynamique où le partage du discours fait élan.

VI.4 VI.4 Inspect comme empreinte

Que dire ultimement de l’inspect de cette œuvre ?

À proprement parler, Des infinis subtils n’a pas un inspect, car si une chose a bien un aspect, elle est plutôt un inspect. Quel inspect est donc cette œuvre que vous allez entendre ?

Cette question pour moi est indissociable du désir que cette œuvre marque de son empreinte la littérature pour piano car si Des infinis subtils est un inspect, c’est que cet inspect de l’œuvre est ce qu’elle fait plutôt qu’elle n’est une disposition stable de ses éléments et parties.

Ou encore : avec l’inspect, il s’agit moins de penser l’œuvre dans la disposition interne de ses éléments et de ses parties que dans son aptitude à opérer sur ces morceaux du monde qu’elle convoque pour leur donner une nouvelle forme (ainsi préexistent à Des infinis subtils l’instrument-piano, le geste prélevé chez Eliott Carter, les références à d’autres œuvres musicales, parfois au jazz, etc.).

De l’intérieur d’une œuvre, du point de vue de qui met en œuvre une intension, il n’y a pas séparation d’avec le monde où tout ceci opère. L’œuvre adhère en effet au monde de la musique : elle n’a pour matière que celle de ce monde. L’œuvre ne se travaille pas : elle travaille le monde de la musique. L’enjeu de l’œuvre n’est pas l’œuvre mais ce monde à transformer, en un point. L’œuvre est un opérateur non pas sur soi mais sur la musique ; c’est cela son intension.

La conséquence, du côté de l’inspect, c’est que celui-ci doit être pensé comme une sorte d’empreinte que l’œuvre laisse sur le monde de la musique : l’œuvre éprouve son parcours comme un tracé dans la musique. Pour l’œuvre, il n’y a donc pas à proprement parler de frontière entre elle et le monde de la musique, il n’y a pas les cloisons d’un édifice ou les murs d’un bâtiment. L’inspect de l’œuvre prend ainsi la forme d’une empreinte laissée sur le monde de la musique [31][31].

VI.4.a. VI.4.a. L’inspect comme repli de deux traversées

Finalement on peut dire de l’œuvre par rapport au monde de la musique ce qu’on a dit de l’écouteur par rapport à l’œuvre : l’œuvre visite le monde de la musique. Elle passe dans ce monde et y trace son passage. La Forme musicale, c’est cette trace, et que cette trace soit objectivable n’implique nullement qu’elle soit à proprement parler un objet comme l’est l’aspect. L’œuvre prend appui sur un objet musical — la partition — pour produire un nouvel objet musical — l’aspect sonore de la pièce qu’elle est aussi —. Mais elle trace surtout une nouvelle figure dans ce monde (rappelez-vous la justice des Misérables) qui est l’empreinte-inspect.

Finalement la traversée d’une œuvre par son écouteur et la traversée du monde par l’œuvre s’avère une seule et même « chose ». Ou encore : l’œuvre musicale peut être traversée par l’oreille à mesure exacte de ce qu’elle-même traverse le monde de la musique en sorte que la traverser par l’écoute signifie ultimement adhérer à son propre mouvement de traversée. Au total l’inspect, que j’ai introduit comme dépli différenciant (dans sa distance d’avec l’aspect) avère ultimement un repli identifiant : le repli de deux traversées…

VI.4.b. VI.4.b. L’inspect comme impossible à dire

Plis, déplis et replis…, vous le comprendrez : il y a une difficulté intrinsèque à parler d’un inspect — plus précisément à parler un inspect — s’il est vrai que l’inspect concentre la singularité de l’œuvre et que celle-ci est irréductiblement musicale. Il y a donc quelque impossibilité de droit à projeter dans la langue naturelle du musicien une singularité musicale.

Peut-être en ce sens faut-il soutenir que l’inspect d’une œuvre est ce qui ne peut se dire. Mais comme l’on sait, la responsabilité de l’intellectualité — singulièrement de l’intellectualité musicale —, c’est d’oser sans relâche tenter de dire ce qui ne peut se dire !

VI.4.c. VI.4.c. Un futur au présent

Il en découle clairement qu’une telle tâche ne peut qu’être sans fin, et qu’il nous revient donc régulièrement de la ponctuer et de l’interrompre. Pour suspendre mon propos et l’empêcher d’être interminable, je recourrai au futur antérieur qui a pour avantage sans égal d’être certes un futur mais également un présent puisqu’il tend très exactement à forcer un futur au présent.

Je terminerai donc par cette remarque : Des infinis subtils — que vous allez maintenant entendre et que j’espère vous saurez écouter et non pas seulement auditionner — aura été un inspect si et seulement si, après son écoute, la musique au piano [32][32] ne s’entendra plus exactement de la même manière qu’avant, attestant ainsi que quelque chose aura été légèrement déplacé par l’empreinte de l’œuvre.

Vous comprendrez alors pourquoi j’ai prélevé le titre de cette œuvre dans le poème suivant de Mandelstam :

Nous buvons la hantise des causes

dans le pétillement vénéneux de nos coupes

et nous frôlons de nos crochets

des infinis subtils comme une mort légère.

Mais où les jonchets s’entremêlent

l’enfant reste sans mots :

l’univers dort dans le berceau

d’une petite éternité.

 

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[1][1] Ainsi l’écriture se situe au cœur même de l’expérience musicale — qui ne connaît le solfège sait bien que les rouages les plus essentiels de la musique lui resteront impénétrables — alors même que la musique reste essentiellement faite pour être entendue, non pour être lue — les considérations sur l’Art de la fugue comme simple musique-partition ne sont que des boutades et s’il est vrai que certains canons particulièrement savants de Bach semblent n’être que faits pour la lecture, ceci n’est guère en l’honneur de leur qualité proprement musicale —.

[2][2] Une fonction est un rapport univoque qui, à un x, associe un et un seul ƒ(x).

[3][3] p. 167

[4][4] p. 165

[5][5] Le projet initial de Boulez (voir Points de repère, p. 11) était de rassembler ses cours de Darmstadt (1955-1960) en un vaste Penser la musique aujourd’hui dont les différents chapitres auraient été les suivants :

I. Considérations générales [cf. premier chapitre du libre Penser la musique aujourd’hui tel que paru en 1964]

II. Technique musicale [id.]

III. Forme [voir quelques bribes dans le chapitre I de Points de repère]

IV. Notation [id.]

V. Esthétique [id.]

VI. Conclusion [id.]

[6][6] p. 85

[7][7] p. 86

[8][8] On convoquait pour ce faire le talent des interprètes et les instituait, souvent contre leur gré, garant de cette mobilité…

[9][9] Cf. Vincent d’Indy…

[10][10] Cf. Points de repère, p. 91

[11][11] Boulez parle ici de « forme pensée »…

[12][12] Albert Lautman propose d’appeler propriétés intrinsèques d’un être (ou propriétés internes, propriétés de structure) les propriétés indépendantes de la position de cet être dans l’espace. Elles appartiennent donc en propre à cet être et constituent ce que Lautman appelle une analytique. Les propriétés extrinsèques (ou propriétés d’insertion, propriétés de situation), elles, traduisent la solidarité d’un être et de l’univers au sein duquel il est plongé et elles constituent ce que Lautman appelle une esthétique.

Dans quel cas ces deux types de propriété sont-elles ou ne sont-elles pas indépendants ? Comment peut-on concevoir une interaction des unes sur les autres ? Lautman donne ici deux exemples de démarches philosophiques :

• Leibniz incarne la voie qui intériorise les propriétés extrinsèques en les projetant en propriétés intrinsèques. Il tente en effet de réduire les rapports que la monade soutient avec toutes les autres monades en propriétés internes, enveloppées dans l’essence de la monade individuelle. D’où une sympathie universelle qui se projette en chaque monade, laquelle représente exactement l’univers à sa manière.

• À l’opposé Kant postule une stricte distinction sans réduction possible des unes aux autres en remarquant l’incongruence de figures symétriques qui ne sont donc pas superposables (telles les mains gauche et droite). Ces différences entre ces figures résultent en fait de la différence des places qu’occupent ces corps dans l’espace sensible et non pas d’une différence dans les propriétés internes de ces corps. D’où, selon Kant, une distinction entre la raison qui ne peut que caractériser de façon abstraite les propriétés intrinsèques des corps géométriques (raison analytique donc, pour reprendre les termes de Lautman) et l’intuition sensible (ou intuition qu’on pourrait dire esthétique) qui appréhende la position dans l’espace de ces corps et se réfère à l’orientation de l’espace entier.

Sur cette base, Lautman examine les propriétés mathématiques de l’anneau de Möbius : là où le fait d’être non-orientable constitue une propriété intrinsèque de cet anneau, le fait par contre d’avoir un seul côté est pour ce même anneau une propriété essentiellement extrinsèque (par exemple dans un espace non euclidien, un tel anneau peut être bilatère !). On se trouve donc ici apparemment face à une stricte distinction des propriétés, un étroit cloisonnement entre propriétés intrinsèques de structure et propriétés extrinsèques de situation.

Or — surprise mathématique — on démontre que dans un espace orientable à n dimensions, il y a pour une variété à n-1 dimensions équivalence entre le fait d’être bilatère et le fait d’être orientable et, réciproquement, équivalence entre le fait d’être unilatère et le fait d’être non-orientable. Donc les propriétés géométriques de relation se laissent ici dans une très large mesure exprimer en propriétés algébriques intrinsèques et l’on voit alors s’évanouir la distinction kantienne d’une esthétique et d’une analytique.

[13][13] Il s’agit là d’un poème tardif, découvert dans les papiers personnels d’Hopkins après sa mort et vraisemblablement daté de 1881.

As kingfishers

As kingfishers catch fire, dragonfly draw flame ;

As tumbled over rim in roundy wells

Stones ring ; like each tucked string tells, each hung bell’s

Bow swung finds tongue to fling out broad its name ;

Each mortal thing does one thing and the same :

Deals out that being indoors each one dwells ;

Selves — goes itself ; myself it speaks and spells,

Crying What I do is me : for that I came.

 

En voici une traduction, moins littérale, due à René Gallet :

Comme le martin-pêcheur s’embrase, la libellule flambe,

Comme, plongée du rebord dans l’orbe d’un puits,

La pierre vibre, et, pincée, chaque corde porte, la cloche

Haute qui bat trouve langue et lance à la ronde son nom,

Chaque chose créée accomplit cette unique chose :

Dispense l’être qui demeure, enclos, en chacune,

S’agit — se dit, annonce, énonce « moi-même »,

Criant « Cet acte est moi : pour cela je suis née ».

 

Et voici enfin la belle traduction de Pierre Leyris qui rend le mieux la langue si singulière d’Hopkins :

Le martin-pêcheur flambe et la libellule arde ;

Précipitée par-dessus bord dans le puits rond,

La pierre sonne ; émue, la corde chante ; en branle,

La cloche arquée, trouvant langue, clame son nom ;

Toute chose ici-bas fait une et même chose :

Divulgue cet intime habitant de chacun ;

S’avère, per-se-vère, incante et dit moi-même,

Criant Ce que je fais est moi : pour ce je vins.

[14][14] Lautman parlerait ici d’espace de Riemann…

[15][15] Je me permets de renvoyer, pour un examen approfondi de la catégorie d’audition, à un article intitulé « La troisième audition est la bonne » — vous trouverez les références de tout cela dans la bibliographie ci-jointe —.

[16][16] Cf. conférence de novembre 2002 au séminaire Entretemps « Musique | Pyschanalyse »

[17][17] Le me permets de vous renvoyer sur ce point à une récente conférence qui explicite comment ce jeu d’une œuvre écoutée / écoutante est pensable ; il convient de penser l’écoute à distance de l’ouïe, somme toute de la même manière que Lacan dissocie regard et vision…

[18][18] C’est l’audition musicale qui prend en charge ce type d’opérations — pour peu, bien sûr, qu’il s’agisse là d’une audition éclairée et instruite : voir Adorno et sa sociologie des auditeurs… —.

[19][19] dirait peut-être Spinoza…

[20][20] D’où que le thème musical puisse être légitimement compris comme figure à l’œuvre d’une conscience de soi : à ce titre, le thématisme musical était bien contemporain du cogito cartésien.

[21][21] voir par exemple les réductions à la Schenker…

[22][22] Je me permets ici de renvoyer à mon étude sur l’histoire du thématisme :

[23][23] Remarquons au passage la possibilité qu’une telle distinction entre mouvement des fondamentales et ligne mélodico-thématique offre pour l’écoute : un Brahms saura rendre tragique cette dissociation entre dynamique harmonique générée par les fondamentales et orientation portée par la mélodie…

[24][24] Voir Points de repère, p. 88…

[25][25] Distinguons en effet

— ce qui est présent, qui est donc là, à l’œuvre, mais non nécessairement présenté comme tel, c’est-à-dire dont l’existence reste anonyme, mêlée au fatras des réalités sonores ;

— ce qui en plus d’être présent est présenté, c’est-à-dire dont l’action est rehaussée, intensifiée, dégagée du fatras précédent ;

— enfin ce qui, en plus de tout cela, est représenté c’est-à-dire dont l’existence est cette fois comptée comme telle, identifiée comme un acteur et plus seulement comme une action.

Prenez par exemple une situation musicale tissée de nombreux motifs enchevêtrés. Une relation canonique entre tel ou tel de ces motifs sera dite présente si tout simplement elle est là, c’est-à-dire si tels ou tels des motifs sont rapprochables par translation, déplacements, déformations. Une telle relation sera dite par contre présentée si la figuration attire l’attention sur l’existence des relations précédentes, par exemple en les étendant à des voix, aux formes plus stables, et non plus seulement à des identités volatiles. Enfin, ces relations canoniques seront dites représentées si la figuration adoptée tend cette fois à donner la sensation explicite d’un canon entre ces identités stables.

• La simple présence désigne donc l’action d’une relation ou d’une loi sans qu’on puisse exactement, dans le contexte, identifier, isoler, séparer cette relation ou cette loi.

• La présentation est une manière d’exhausser qu’il y a bien ici à l’œuvre une relation ou une loi mais sans pour autant en délivrer explicitement le principe récapitulatif.

• La représentation, enfin, est une manière d’énoncer : il y a à l’œuvre cette relation et pas une autre, cette loi et pas une autre. Ce n’est plus seulement l’énoncé « il y a une loi » mais bien « il y a cette loi ».

[26][26] On exclut ici les cas de figure, fort intéressants théoriquement mais trop latéraux pour notre propos, de représentation d’imprésentés et surtout d’absents : s’il était question de loi, ceci voudrait dire qu’on se trouverait ici confronté au cas crucial d’une légalité sans loi…

[27][27] Qui d’entre vous a déjà vu cette monstruosité : une partition où le thème est constamment surligné pour faciliter l’audition des profanes ?

[28][28] Cf. un extrait de ces notes de programme :

« Des infinis subtils tente de canaliser de très anciennes hantises :

- Hantise harmonique : comment enchaîner des accords là où il n’y a plus de fonctions harmoniques ? La réponse est ici cherchée dans un système de larges accords ordonnés en champs harmoniques et parcourus, d’un registre l’autre, de hauteurs plus mobiles.

- Hantise de la résonance : jusqu’où confier l’idée compositionnelle au mouvement physique de la résonance sonore ? Comment diriger musicalement le désir d’un piano qui résonne de tout son vaste corps ? Soit : comment allier raison et résonance ?

- Hantise rythmique : comment une combinatoire de durées peut-elle soutenir la consistance d’un phrasé ? Le jazz, ici, n’est pas sans influences

- Hantise du geste musical : comment condenser les énergies temporelles en un moment qui à la fois les noue, les intensifie et les projette ? Une problématique du geste compositionnel tente ici d’y pourvoir.

- Hantise formelle : comment fibrer différentes régions pour engendrer l’un de l’œuvre ? Comment, par-delà toute nostalgie et consolation d’obédience romantique, composer une Forme qui délivre, au bout d’un compte, l’unité énigmatique d’une singularité ? »

[29][29] C’est en particulier à cela que me sert ce cinquième type de figuration, qui n’est pas un geste à proprement parler, et que j’ai nommé « Intervalle ».

[30][30] J’indique qu’en cette ressource se joue pour moi la possibilité d’échapper à un dilemme compositionnel que je dirai celui de Beethoven ou Debussy.

Le compositeur Jean Barraqué s’est pour une bonne part constitué dans le dilemme : « Ou Beethoven, ou Debussy ». Pour ma part, je ne peux composer que dans la conviction suivante : « Ni Beethoven, ni Debussy ! ». Il ne s’agit pas là — vous le comprendrez facilement — de jugement sur la grandeur musicale indéniable de ces deux compositeurs ; il s’agit pour moi de détermination subjective : il me faut échapper aussi bien au développement beethovenien qu’au déploiement debussyste. Comment composer de la musique quand c’est « ni Beethoven ni Debussy » ? Disons qu’un champ magnétisé par de multiples failles orientées me semble y pourvoir…

[31][31] J’ai parfois visé cette dimension d’une forme « en creux » plutôt qu’en plein par la métaphore d’un trou de mémoire, métaphore sans doute moins ajustée à la dimension malgré tout plus spatiale que temporelle de la Forme musicale.

[32][32] plutôt que pour piano…