La puissance et la gloire de la transcription

(De la confrontation Schoenberg — Busoni)

 

François Nicolas [1]

 

Je propose d’aborder la question de l’arrangement à partir de la confrontation entre Schoenberg et Busoni sur la deuxième pièce de l’opus 11 (de Schoenberg). J’en rappelle le contexte.

On se situe l’été 1909. Schoenberg vient de composer les trois pièces pour piano de l’opus 11 et termine les cinq pièces pour orchestre opus 16. Il va ensuite enchaîner sur la composition d’Erwartung. Schoenberg envoie les deux premières pièces pour piano à Busoni, avec qui il a déjà correspondu en 1903 à propos de son Pelléas. En retour, Busoni prend l’initiative d’une « transcription » de la deuxième pièce (transcription plutôt reçue par Schoenberg comme un arrangement [2] — on verra en quel sens…), transcription ou arrangement que Busoni appellera finalement une « Interprétation de concert ».

Busoni, pour justifier son initiative, avance par exemple qu’à la mesure 40 l’écriture de Schoenberg est une « traduction au piano d’un effet orchestral » qui lui semble mieux rendue par cet arrangement :

 

Relisons quelques extraits de la correspondance Schoenberg — Busoni qui touchent à cette affaire [3].

 

     Busoni

• [Je souhaite] traverser la barrière de feu qui rend votre œuvre inaccessible, la tirer du sommeil de l’œuvre non encore jouée.

 

            Schoenberg

• L’interprétation des deux pièces requiert foi et conviction.

• {J’ai] l’espoir que ces pièces valent peut-être quand même la peine.

 

     Busoni

• La tâche qui incombe au public : « collaborer ».

 

            Schoenberg

• Je n’ai pas pensé au public ; mais je ne l’ai pas oublié.

• Plus le créateur est lié de façon intense à quelque chose de général — dans le présent ou dans le futur — plus le cercle de ceux à qui son art s’adresse sera grand.

• Le public collabore uniquement lorsqu’il est convoqué. Mais la question de savoir s’il sera requis échappe entièrement aux calculs et aux efforts du créateur.

 

     Busoni

• Ce qui m’inspire les premières réserves à l’encontre de votre musique « en tant que pièce pour piano », c’est le peu d’ampleur de l’écriture du point de vue temporel et spatial. Le piano est un instrument au souffle court, et on ne saurait trop faire pour l’aider.

• Cela ne veut être ni un jugement ni une critique mais seulement le compte rendu de l’impression que j’ai ressentie et mon opinion en tant que pianiste.

 

            Schoenberg

• Je crois pouvoir dire qu’il s’agit, dans votre objection à l’égard de mon style pianistique, d’une insuffisance enracinée dans la nature même de cette musique.

• Je pense que dans une musique qui fait une consommation aussi rapide des harmonies, l’ampleur de l’écriture doit être aussi rare qu’elle peut être fréquente lorsque les accords sont répartis de façon plus lâche.

• Ces deux pièces, dont la couleur sombre, compacte, est un élément constitutif, ne pourraient soutenir une écriture flattant trop le sens de la sonorité.

 

     Busoni

• J’ai éprouvé le besoin de faire sonner la pièce.

 

            Schoenberg

• Je place l’aspiration à la vérité au-dessus de la vérité.

• Les mérites de mon style pianistique consistent peut-être plus dans ce que je ne fais pas que dans ce que j’apporte de neuf.

• La composition est au premier plan ; l’instrument est pris en compte. Non pas le contraire.

• Mon programme : en finir avec le style de réduction pour piano. En finir avec une écriture pianistique qui n’est rien d’autre qu’une transposition plus ou moins réussie d’une musique orchestrale.

• Mon indication n’est pas à prendre à la lettre. Elle est davantage une incitation à mieux comprendre la ligne qu’une indication de jeu.

• J’ai besoin de m’habituer d’abord moi-même à ma propre musique.

 

     Busoni

• Le laconisme devient un maniérisme.

• L’« ascétisme » de l’écriture pianistique me semble être une vaine renonciation à ce qui était déjà acquis. Vous substituez une valeur à une autre au lieu d’ajouter la nouvelle à l’ancienne. Vous devenez différent et non pas plus riche.

 

            Schoenberg

• Il n’existe pas d’art qui soit entièrement du côté de celui qui l’a créé, et dans le même temps entièrement de celui qui en jouit. L’un des deux doit céder, et je crois que ce doit être celui qui en jouit.

• Je ne crois pas au vin nouveau que l’on verse dans de vieilles outres.

• Il faut, comme moi, avoir compris, admiré et contemplé bouche bée les merveilles secrètes de notre harmonie tonale, l’équilibre incroyablement subtil de ses valeurs architectoniques et sa mathématique cabalistique, pour sentir, lorsqu’on y renonce, que, n’en ayant plus besoin, on dispose d’autres moyens. En comparaison, les questions de sonorité, dont le charme n’appartient pas dans la même mesure à l’éternité, apparaissent comme des bagatelles.

• Mon écriture pianistique présente une sonorité absolument nouvelle. Elle n’est pas le résultat d’une incapacité, mais l’expression d’une volonté ferme, de désirs déterminés, de sentiments clairs et tangibles. Ce qu’elle ne fait pas n’est pas ce qu’elle ne peut pas, mais ce qu’elle ne veut pas. Ce qu’elle fait n’est pas quelque chose qui aurait pu se réaliser autrement, mais ce qu’elle doit faire.

• Une transcription éveille en moi la crainte

— qu’elle introduise ce que j’évite ;

— qu’elle ajoute ce qui m’est étranger, ou inaccessible ;

— qu’elle omette ce qui m’apparaît nécessaire ;

— qu’elle améliore là où je suis imparfait et dois le rester.

• Trouvez-vous vraiment une valeur aussi infinie à la perfection ? Estimez-vous vraiment qu’elle soit accessible ? Croyez-vous vraiment que les œuvres d’art soient ou doivent être parfaites ? Je ne le trouve pas. Je trouve même les œuvres d’art divines — celles de la nature — hautement imparfaites.

• Je vois trop bien que toujours, dans ce qui était raté, quelque chose de très particulier était recherché, et je n’ai pas le courage de remplacer par une sonorité « sûre » une idée intéressante qui n’a pas été totalement réalisée.

• Je ne peux pas forcer le processus ; il faut que j’attende jusqu’à ce qu’une pièce réussisse entièrement d’elle-même comme je l’ai imaginée.

• Il n’y a rien là d’inorganique, rien d’une « esthétique de pisse-copie » ; c’est un impératif qui a engendré ce résultat.

• Je trouve qu’il est injuste d’exiger que l’on révolutionne la musique trois fois de trois façons différentes dans trois petites pièces pour piano. Ne semblerait-il pas légitime, quand on s’est placé si loin en dehors des conventions, de reprendre souffle un instant, de réunir de nouvelles forces, avant de repartir à l’attaque ?

 

     Busoni

• L’exécution de la deuxième pièce de l’opus 12 exige du pianiste une interprétation « flottante ».

 

            Schoenberg

• Je préfère de loin être en contact avec le public normal plutôt qu’avec un public spécialisé.

• Peut-être pourriez-vous renoncer aux rallonges, aux ajouts harmoniques qui produisent des déplacements dans l’équilibre.

 

     Busoni

• Votre manière de vous exprimer est neuve, mais pas votre écriture pianistique, qui est seulement plus pauvre. Je crois que, par exemple, vous avez une tout autre maîtrise de l’orchestre.

• J’ai amplifié les passages par trop laconiques, afin de permettre à l’auditeur de les assimiler et de faire en sorte que l’instrument sonne bien.

 

Je relève, dans ces extraits, les points suivants :

Les soucis de Busoni sont :

— Celui d’un accès à l’œuvre. D’où les questions qu’il introduit du public, puis de l’auditeur.

— La caractérisation des particularités de l’instrument piano : c’est par exemple pour Busoni un « instrument au souffle court ».

— L’idée d’un arrangement « pour » piano : il s’agit d’« aider le piano » dans sa traduction d’effets orchestraux.

Schoenberg, par contre, s’attache aux points suivants :

— Tenir pour secondaires les questions de sonorité (il parle de « bagatelles ») car elles doivent être subordonnées aux questions de composition, alors que Busoni vise ce qui « sonne bien », en particulier ce qui sonne bien « pour piano ».

— Il prône ce qu’on pourrait appeler une esthétique soustractive : « ce que je ne fais pas », en vérité je le veux (je veux ne pas le faire), et c’est bien là ce que l’écriture doit ne pas faire (au contraire d’un « je ne veux pas ce que je fais, et je fais ce que je ne veux pas » qui renverrait à une dialectique de la Loi [4]). Busoni juge pour sa part que cette esthétique est négative : il parle ainsi d’appauvrissement, de maniérisme du laconisme, de vaine renonciation de l’ascétisme… Pour Busoni, la soustraction est une négativité marquée d’impuissance ; ou encore, pour lui il n’y a pas de puissance de la soustraction.

D’où un certain nombre de questions, que la pratique de la transcription (ou de l’arrangement) soulève  :

— celles du rapport de la composition à l’instrument de musique ;

— celles du rapport de la composition à l’instrumentiste ;

— celles du rapport de la composition à l’auditeur.

Je parlerai aujourd’hui essentiellement des deux premiers, c’est-à-dire des rapports de la composition à l’instrument et à l’instrumentiste.

 

La première interrogation touche à la manière dont l’arrangement ici proposé par Busoni est conçu « pour » le piano : que veut dire ce « pour », que signifie transcrire ou arranger « pour » piano, ou « pour » guitare, ou « pour » n’importe quel autre instrument ?

En vue de clarifier ces points, je propose, ici, de distinguer et d’opposer arrangement et transcription en fixant le vocabulaire ainsi :

• L’arrangement est « pour » l’instrument au sens où il arrange la musique en fonction des particularités de l’instrument en question ; il arrange l’œuvre « pour » que la musique sonne bien sur l’instrument en question, tel qu’hérité à un moment donné de son évolution historique.

Dans l’arrangement, il y a donc une primauté de l’instrument en sa forme historiquement déterminée, en ses caractéristiques particulières : le projet musical d’un arrangement est que la musique puisse s’y couler, s’y adapter. On pourrait ainsi nommer l’arrangement une adaptation instrumentale.

J’appelle ici particularité ce qui n’est pas général, c’est-à-dire ce qui ne vaut pas pour tous les instruments mais, au contraire, ce qui particularise l’instrument retenu au sein de la foule orchestrale. Ici, par exemple, une particularité du piano, apparemment très importante pour Busoni, est que cet instrument est « au souffle court » (le piano est un instrument percussif dont la résonance ne peut être entretenue).

• Le principe d’une transcription serait différent. Il s’agirait certes de transporter une musique dans une autre formation instrumentale que celle pour laquelle elle a été initialement conçue mais, cette fois, en ne prenant plus l’instrument comme norme de la pensée, comme cadre particulier imposant son esprit propre à l’œuvre et à la musique mais l’inverse : il s’agirait qu’un instrument apprenne lui-même à supporter une musique qui n’a pas a priori été conçue « pour » lui. Il s’agit donc ici de mettre en jeu la puissance universelle de l’instrument retenu, en sa capacité à supporter (à soutenir, à assumer) dans son corps physique ce qui seul mérite le nom de musique et qui comporte, comme prédicat décidé — comme axiome donc —, la prescription que cela vaut pour tout instrument, l’essence de la musique ne se limitant pas aux sonorités particulières obtenables sur tel ou tel corps instrumental. En ce sens la transcription neutralise les particularités de l’instrument (ou y est indifférente) pour mieux exhausser la singularité de l’instrument c’est-à-dire sa manière propre d’être quelconque, ou mieux de devenir un instrument quelconque, de se tenir en la gloire d’un pur et simple instrument de musique générique, et non plus en l’identité de cet instrument particulier, chargé d’une histoire particulière, exhaussant sa conformation particulière qui le différencie des autres.

Dit dans un vocabulaire plus actuel, l’arrangement est une stratégie musicale qui exhausse les différences, qui renforce les communautés instrumentales (l’appartenance aux familles instrumentales : bois, vents…). Qui osera enfin déclarer en cette affaire, comme Gide a su le faire en d’autres : « Familles, je vous hais ! » ?. À rebours de ce « respect des différences », de ce communautarisme des familles instrumentales, de cette division technique et sociale du travail dans l’orchestre, la transcription serait l’appel de chaque instrument à s’élever hors de lui-même à la gloire de l’incognito, à la grandeur du quelconque, à la puissance de l’anonymat et non plus à l’exhibition identitaire.

On comprend ce faisant que la polarité ainsi constituée entre arrangement et transcription est dissymétrique : l’arrangement est affaire de métier et de technique, la transcription est affaire de volonté et de désir. La transcription est prescriptive, là où l’arrangement est une conformation (à un corps physique donné), autant dire tendanciellement un conformisme (à justification positiviste : l’instrument comme objet déjà là…). La tension subjective est donc plus grande du côté de la transcription, la subjectivé de l’arrangement étant de type plus réactif, puisque constitué contre la prétention de la transcription à dépasser (et non pas déplacer) les particularités positives des instruments.

 

Une telle idée de la transcription peut se reconnaître dans une étymologie qui corrèle deux déterminations :

— dans transcription, il s’agit d’abord bien d’écrire ;

— et ensuite il s’agit de le faire à travers ou au-delà (c’est le sens du préfixe latin trans).

Transcrire inscrirait donc l’idée d’« écrire à travers » un instrument, ou d’« écrire au-delà » de lui et non plus, comme dans l’arrangement, d’écrire « pour » lui.

Je crois reconnaître une telle idée dans la position que soutient Schoenberg face à Busoni.

Je relèverai au passage que ceci conduit Schoenberg à soutenir une certaine interprétation de ses notations expressives (en l’occurrence, dans la mesure 40 un crescendo et une liaison) : il s’agit là pour lui non pas d’une fixation de gestes instrumentaux (qui seraient alors à exécuter tels quels par l’instrumentiste), non pas donc d’une pure et simple « indication de [mode de] jeu », mais d’« une incitation à mieux comprendre » le sens musical de ce qui est écrit (en l’occurrence une ligne mélodique).

Ce débat sur les notations, particulièrement les notations d’intensité, ne cesse en effet de partager, en particulier dans l’écriture pour orchestre : faut-il noter, dans un tutti par exemple, un ƒorte identique à tous les pupitres, laissant alors au chef le soin de doser les dynamiques réelles en fonction des pupitres concrets, ou faut-il au contraire noter des dynamiques à exécuter telles quelles par chacun, notations qui tiennent alors compte des différences de dynamiques entre instruments et qui fournissent ainsi au chef d’orchestre des parties « prêtes à exécuter » ? Le débat court, en particulier depuis Gustav Mahler : le sens musical prêche pour le premier type de notation, le sens pratique (économiser le temps de répétition) pour le second…

 

J’opposerai donc la transcription à l’arrangement (ou à l’adaptation) en différenciant les rapports que chacun prône entre musique et corps instrumental.

Pour l’adaptation, il y a une primauté du corps instrumental, en sa configuration physique particulière, en sa conformité naturelle héritée.

Pour la transcription, il y a primauté du projet musical sur le corps instrumental qui va le supporter.

Ainsi la place du corps instrumental n’est pas la même dans les deux cas, et c’est ce que je voudrais maintenant un peu détailler.

— Dans la transcription, il y a l’idée — plus ou moins explicite de la part de celui qui s’y livre — d’une certaine neutralité instrumentale (je préfère parler de neutralité plutôt que d’indifférence, mieux : de neutralisation plutôt que d’indifférenciation). Et il y a, corrollairement, l’idée que la musique ne s’épuise ni même ne se concentre dans sa matière sonore.

— Dans l’arrangement, au contraire, il y aurait à la fois l’idée que la musique se donne avant tout dans une immédiateté sonore et l’idée que l’instrument pour lequel on arrange une musique (qui n’a pas au départ été conçue « pour » lui) doit s’efforcer de trouver, dans ses particularités physiques, les équivalences les plus précises des réalités sonores visées.

Il y aurait donc une connexion intime entre deux prises de position :

— la première portant sur : qu’est-ce qui fait qu’il y a de la musique et pas seulement de la matière sonore organisée ?

— la seconde sur : quelle est la fonction musicale exacte d’un instrument ?

D’où deux aspects, me semble-t-il, dans cette distance instituée pour la pensée entre transcription et arrangement :

— la question de la place exacte du corps en  musique ;

— la question de l’existence ou non d’un a priori à l’œuvre.

 

Traitons brièvement de ces deux points.

 

1) Le corps

Il y a, je crois, plusieurs rapports possibles au corps en musique. Distinguons pour ce faire le corps instrumental (corps de l’instrument de musique) et le corps instrumentiste (le corps du musicien instrumentiste). Le corps qui importe en musique, celui qui émet des sons par sa mise en vibration, est en fait constitué par un corps à corps singulier [5]: le corps à corps du corps instrumental et du corps instrumentiste, soit de l’instrument et du musicien (corps à corps qui peut être, dans le cas de la voix, incarné en un même ensemble physique). Je propose d’appeler corps musicien ce corps à corps (en le distinguant donc du corps du musicien, c’est-à-dire du corps instrumentiste).

Si ce corps à corps (ou corps musicien) est en musique toujours présent, étant au fondement même du « faire » de la musique, il y a cependant plusieurs manières de le présenter. Pour esquisser une rapide typologie, on peut distinguer au moins trois manières : l’exhiber, le forclore ou enfin l’oublier.

• L’exhibition du corps musicien, c’est-à-dire une manière de transformer sa présence — indispensable on le sait — en la clé de voûte de la musique, c’est-à-dire encore une manière non seulement de présenter cette présence mais de la représenter comme la partie essentielle de l’œuvre, cette manière, c’est en musique le parti pris d’une certaine virtuosité qui s’en charge. On peut dire que la virtuosité présente le corps musicien (le corps à corps) sous la modalité particulière d’une représentation qu’elle obtient par exhibition du corps du musicien. Dit très simplement : la virtuosité est une manière de mettre en avant le jeu du musicien beaucoup plus que les particularités d’un instrument. C’est une manière de faire ressortir ce qui devrait rester en arrière plan, ce qui devrait s’effacer et se retirer pour laisser place à la musique.

• À l’inverse, il y a une manière de forclore le corps musicien c’est-à-dire d’entièrement le traiter comme matière exécutante. La conception ici à l’œuvre est celle d’une exécution quasi mécanique où le corps musicien est bien sûr présent mais non plus présenté comme tel, ce qui passe en l’occurrence par un effacement du corps du musicien qui l’agit. Je pense par exemple à ces œuvres orchestrales où le corps collectif est conçu comme une vaste machinerie fonctionnelle où chaque pupitre n’est qu’un rouage d’une grande mécanique, et où le corps du chef d’orchestre devient le seul corps de musicien explicitement à l’œuvre.

• Il y a enfin une troisième position, qui me paraît la plus musicale, où le corps du musicien se présente par un mouvement de retrait, par un geste d’effacement. En cette logique, le corps du musicien se présente en s’oubliant (ce qui ne signifie pas en se niant) au profit non pas du corps musicien, lequel doit aussi, au bout du compte, se retirer mais au profit de la musique qu’il projette.

 

Pour en revenir à partir de là à notre polarité transcription — arrangement, la transcription serait une écriture à travers les corps musicaux qui suggère au corps musicien de n’être qu’un véhicule, qu’un support par lequel la musique se fait. En ce sens, le corps musicien fait de la musique plutôt qu’il ne l’agît (si l’on entend, à la suite du philosophe Giorgio Agamben, que l’agir a en lui-même sa propre fin là où le faire reste un moyen au service d’une fin). Pour la transcription, le corps resterait un moyen qui fait de la musique ; autant dire qu’en cette acception du mot transcription, il n’y aurait nulle place pour une transcription virtuose.

L’arrangement désignerait le pôle alternatif : celui qui met au cœur du dispositif musical le corps à corps, qui donne fonctions centrales aux particularités mises en jeu dans ce corps à corps, aux particularités tant de l’instrument que du jeu de l’instrumentiste. D’où que lorsque Busoni plaide pour son arrangement, il le fasse alors au nom de ceci qu’il est lui-même pianiste : c’est ici le pianiste qui parle, plutôt que le musicien (en ce que ce nom de musicien supporte comme identification quelconque de qui fait de la musique, là où se nomme pianiste celui qui se présente plutôt comme agissant la musique…).

 

2) Second aspect sur lequel je voudrais terminer. Une question me préoccupe, qu’on pourrait nommer celle de la logique musicale, ou celle d’un éventuel transcendantal [6] musical à l’œuvre et que je nommerai aujourd’hui celle de l’a priori.

C’est la question suivante : n’y a-t-il pas toujours un a priori au phénomène musical ? N’y a-t-il pas toujours la sensation que quelque chose préexiste à l’œuvre qu’on est en train d’entendre, que cette œuvre n’est pas à proprement parler l’auto-engendrement d’un monde, que toute œuvre musicale procède d’a prioris sans doute jamais présentés comme tels, encore moins représentés, mais cependant présents, et sourdement agissants ?

Pour nous en tenir à notre question du jour, qui engage le jaillissement du son musical à partir d’un corps à corps, il est clair que ce son musical procède d’un a priori : celui des instruments, des instrumentistes (cet a priori fait partie de ce qu’Adorno appelait le matériau musical) : ce n’est pas l’œuvre qui invente ces instruments et les musiciens qui en jouent mais l’œuvre part de leur préexistence.

Cet a priori, on peut le voir comme un fait, d’ordre sociologique, historique, culturel… Ce n’est pas faux, bien sûr, mais cela me semble peu intéressant. Ce qui est plus intéressant à penser, c’est de saisir les a priori de l’œuvre même, et non pas du fait musical. Un exemple m’est cher qui me permettra d’illustrer ce que je veux dire à propos de la question de la transcription : celui de la différence entre la musique de Jean-Sébastien Bach et celle de Claude Debussy.

La musique de Debussy semble naître d’elle-même, ou plutôt ses sonorités semblent s’autoépanouir comme si rien ne les entourait, ne les conditionnait, ne les appelait, ne les attendait… Il y a dans cette musique une sorte de naturalité acoustique à l’œuvre, une forme d’éclosion naturelle qui — confidence personnelle — m’interdit de vraiment l’aimer même si bien sûr j’en connais et reconnais la grandeur incomparable.

De l’autre côté, il y a dans la musique de Jean-Sébastien Bach la sensation constante d’un transcendantal à l’œuvre, d’une Loi ou d’un Grand Autre conditionnant la possibilité même pour l’œuvre de s’éployer, assurant donc le lieu où le désir de l’œuvre peut s’éprouver.

L’instrument, lui, et son jeu — ce que j’ai appelé le corps musicien — se tient du côté de la contingence, non du transcendantal. Jean-Sébastien Bach réalisait ainsi beaucoup de transcriptions, comme Schumann d’ailleurs, ou Schoenberg. Il y a là le signe d’une indéniable famille de pensée au regard de ces thèmes. Cette orientation où l’œuvre impose d’autant plus à l’instrument sa contingence, son rôle de porteur provisoire et accessoire — Giorgio Agamben dirait ici : le corps musicien relève d’un gerere la musique plus que d’un agere ou même d’un facere —, cette orientation est aussi celle où quelque chose de la musique précède et enveloppe l’œuvre, où le sujet musical qu’est l’œuvre trouve en vérité ses conditions de possibilité en dehors de lui.

Pour que l’œuvre apparaisse, il faut donc que l’instrument et l’instrumentiste lui prêtent leur corps, mais ceci sous condition d’une neutralisation de leur corps à corps : car ce corps à corps ne saurait constituer l’enjeu propre de l’œuvre. Somme toute la puissance d’une transcription est de convoquer un instrument à l’endroit où il n’était pas attendu, de le faire sortir de sa place convenue, de lui signifier sa puissance de dépasser sa norme identitaire. La transcription convoque le corps musicien à la gloire de son effacement dans le quelconque, qui n’est pas le néant.

Corollaire. Ceci indique que l’impossible propre de la transcription est l’improvisation : il n’y a pas de véritable improvisation musicale qui puisse être transcrite (s’entend : sur un autre instrument) sauf à rater ce qui fait le sel propre de l’improvisation et qui n’en fait justement pas une composition instantanée ou en temps réel, ce qui l’attache donc au particulier d’une situation instrumentale, ici et maintenant. L’intérêt d’une transcription pour une improvisation ne serait pas musical mais uniquement musicologique.

 

Pour conclure sur le débat Schoenberg — Busoni, je dirai que l’arrangement par Busoni de la deuxième pièce de l’opus 11, en raison même de son pouvoir réel de séduction sonore, de sa capacité à profiler le potentiel chaotique de l’harmonie schoenbergienne (en 1909), de la classicisation à laquelle elle procède d’une forme étrange et énigmatique, que cet arrangement donc tente d’ordonner cette œuvre à une beauté néo-classique plutôt que de soutenir sa puissance spécifique d’excès, et d’oser se tenir constamment au seuil d’un vertige [7].

C’est à ces différents titres que j’opposerai au pouvoir [8] et à la séduction de l’arrangement la puissance et la gloire de la transcription.

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[1] Transcription—arrangement de l’intervention du 6 juin 1998 à l’Ircam

[2] Schoenberg semble parler, à plusieurs reprises (3-7-1910), d’arrangement et non plus de transcription (je n’ai pas sous la main les termes allemands correspondants et ne puis donc évaluer la pertinence de la traduction).

[3] Schoenberg – Busoni, Schoenberg – Kandinsky : Correspondance, Textes Éditions Contrechamps (1995)

[4] Comme on la trouve par exemple chez Saint Paul (voir son Épître aux Romains)

[5] La catégorie de corps à corps ne signifie pas nécessairement un affrontement entre les corps. Son modèle ne serait pas ici à chercher dans la lutte gréco-romaine mais plutôt dans le corps à corps amoureux sexuellement différencié…

[6] Transcendantal, mettons au sens kantien : ce qui conditionne la possibilité même de l’expérience — de la sensation musicale en l’occurrence — et qui ne relève pas comme tel de cette expérience ou de cette sensation). En tous les cas un transcendantal ne connote l’existence d’aucune transcendance.

[7] Je me permets de renvoyer ici à mon livre La singularité Schoenberg  (Éditions Ircam—L’Harmattan, 1998)

[8] L’impuissance du pouvoir est un trait souvent relevé de la virtuosité ; voir par exemple Adorno : « La virtuosité, jeu du pouvoir absolu, condamne son détenteur à l’impuissance totale. Dans toute virtuosité, y compris celle de l’écriture, le sujet se fait simple instrument et se soumet ainsi, dans son aveuglement, à ce qu’il prétendait asservir. (Mahler, une physionomie musicale, page 238)