La synthèse sonore par ordinateur déplace-t-elle l’acte de composition?

 

Symposium “Matériau et composition”

(IRCAM 6 Mars 1993)

 

François Nicolas

 

 

J’ai inscrit mon intervention sous le signe de cette question : “La synthèse sonore par ordinateur déplace-t-elle l’acte de composition?” Cette interrogation présuppose plusieurs points : d’abord que la composition est un acte ; ensuite que cet acte a un lieu, et une place dans ce lieu ; enfin que le travail avec l’ordinateur instaure une modalité particulière de synthèse sonore. Sous ces conditions, que je vais présenter dans un premier temps, on pourra dans un second temps se demander s’il y a raison de penser un déplacement, et dans ce cas lequel.

 

Mais peut-être me faut-il, au préalable, vous faire ressentir d’où peut provenir cette question que je me - que je nous - pose aujourd’hui.

Introduisons les choses ainsi : lorsque vous êtes compositeur, vous vous êtes formé - dans le cas général, et j’en relève - au contact de la musique classique ; vous avez pratiqué un instrument, vous avez étudié les disciplines traditionnelles d’écriture, vous avez analysé les oeuvres de vos prédécesseurs tout en composant vous-même, en écrivant des partitions que des interprètes ont ensuite, plus ou moins fidèlement, exécutées. Et puis un jour vous vous retrouvez devant un écran d’ordinateur à manipuler des fichiers en sorte de produire des sons que vous ne pourriez produire autrement. Que vous ayez ou non une familiarité préalable avec l’informatique, vous ne pouvez pas cependant ne pas être déconcerté, comme compositeur, par cette intrusion de l’ordinateur dans le monde des sonorités à vocation musicale. En effet d’un côté vous vous trouvez à opérer sur des codes qui n’ont plus que très lointainement à voir avec les signes que vous maniez lorsque vous écrivez une partition traditionnelle, et d’un autre côté les résultats sonores qui émergent de ce travail sont à la fois extrêmement précis (si vous refaites faire par l’ordinateur deux fois le même programme, il vous produira deux fois exactement le même son, à la virgule près) et assez surprenants (votre oreille n’est pas habituée à associer des sons aux fichiers que vous manipulez). En supposant que vous arriviez ainsi à une sonorité qui vous convienne, vous vous demandez alors qu’en faire dans une composition : vous vous retrouvez avec un objet clos sur lui-même, qui n’existe que comme donnée sonore, et qui vous suggère de l’injecter tel quel dans le cours d’une oeuvre, oeuvre dont l’ossature viendrait d’ailleurs : des ressources traditionnelles avec lesquelles vous avez l’habitude de procéder. En supposant que cet objet soit suffisamment malléable pour donner jour à une famille d’objets apparentés et qui vous intéressent, vous vous trouvez avec un ensemble plus ou moins paramétrable de tels objets, et vous ne savez trop comment relier l’évolution de ces paramètres à celles des paramètres plus traditionnels d’une partition. Ainsi d’un côté vous vous retrouvez , dans le meilleur des cas - le cas où les sonorités produites par l’ordinateur vous intéressent, et sont organisables en familles contrôlables selon certains paramètres - avec deux dispositifs sonores (l’un produit par les hauts-parleurs, l’autre par les instruments traditionnels) et deux dispositifs d’écriture (l’un correspondant aux codes informatiques, l’autre aux signes traditionnels des partitions). D’où cette impression, souvent relevée, d’avoir à faire simultanément à deux mondes : d’un coté le monde instrumental et de l’autre celui de l’ordinateur et des hauts-parleurs. Pour qui sait composer avec le premier, et se tourne vers le second en raison des possibilités sonores qu’il lui ouvre, il y a là un germe légèrement schizophrénique qui le conduit à se demander comment tenir cela tout ensemble, comment unifier cet espace scindé en deux. Unifier me semble en effet une des principales questions compositionnelles, qui se pose quelque soit le style et l’époque, et qui en un sens rejoint la question de la Forme musicale - s’il est vrai que Forme nomme l’aptitude à unifier le temps musical d’une oeuvre.

Il y a donc, au principe de la rencontre d’un compositeur avec le monde sonore produit par l’ordinateur, cette impression de deux mondes se faisant face.

 

Remarquons que le travail de synthèse sonore n’est qu’un des aspects du travail qu’est amené à faire le compositeur sur l’ordinateur. On peut, en première approximation, distinguer trois versants dans ce travail : la synthèse (visant directement à produire des sons), ce qu’on pourrait nommer le “traitement de partition” - comme on parle de traitement de texte - (visant directement à éditer une partition), et l’aide au calcul pré-compositionnel (ce qu’on appelle communément, d’un sigle très laid, la C.A.O. - la composition assistée par ordinateur -). Notons au passage que cette dernière nomination entérine qu’une partie du travail fait sur ordinateur (en l’occurrence, le travail de calcul sur les structures écrites…) ne relève pas directement de la composition, mais seulement d’une “assistance” à ce travail. Chacun sent bien que ce n’est pas parce qu’un travail est réalisé par un compositeur qu’il relève pour autant de la composition comme telle, de l’acte de composition. Ainsi ce n’est pas l’individualité du compositeur qui valide à elle-même qu’il y a composition, mais c’est plutôt l’acte de composition qui, lorsqu’il existe, instaure rétroactivement qu’il y avait, au principe de cet acte, un compositeur.

Cette remarque peut sembler banale mais elle ne l’est malheureusement pas ; n’a-t-on pas souvent entendu formuler, au cours de ce siècle, l’idée que l’existence de l’oeuvre d’art serait devenue indéterminable et qu’il ne serait de meilleure définition de l’oeuvre d’art que ce qui sort de la main d’un artiste, fut-ce des esquisses, des brouillons ; à moins - degré encore plus loin dans la démission du jugement esthétique - qu’on ne tienne que c’est le musée ou le concert qui font l’oeuvre, et qu’un bidet, à la condition d’être bien placé en un lieu adéquat, peut valoir à lui seul oeuvre d’art. Perversion, me direz-vous, du point de vue selon quoi ce serait le regard ou l’écoute qui feraient à eux seuls l’oeuvre, indépendamment de l’organisation interne de celle-ci. Mais ce point de vue réduit déjà l’oeuvre à n’être qu’un simple objet, très précisément ce qui serait apte à fonctionner comme cause d’un désir. Qu’il y ait là, à mon sens, le principe d’une démission en matière de pensée artistique est patent. Si l’oeuvre d’art existe, c’est au titre de la proposition de pensée sensible qu’elle organise, proposition qui existe en soi, sans découler immédiatement de qui ou non la reçoit ou la perçoit, de même qu’un théorème mathématique vaut pensée même s’il n’est au monde que 2 ou 3 personnes pour en saisir l’acuité.

Donc, il y a lieu, comme le fait Hegel en son Introduction à l’esthétique, de décider cet énoncé : “Il y a des oeuvres d’art” ([1]). C’est là un axiome de départ. Pour le compositeur, il y a des oeuvres d’art musicales, et la composition est le travail qui vise à en ajouter. Le compositeur arrime son désir à cette tâche. D’où ses questions : quand y a-t-il ou non de la musique, quand y a-t-il ou non une oeuvre musicale digne de ce nom? Le nom de musique, comme celui d’oeuvre, lui étant éminemment précieux, ces questions, vous vous en doutez bien, s’avèrent tendues et matière à controverse. Et c’est ainsi que le compositeur, aux prises avec l’ordinateur, en vient à se dire : “Mais si ce que je crois faire là, c’est en fait la machine qui le fait, où se joue le faire qui m’est propre, qui m’importe, celui que la machine ne saurait faire à ma place? Et s’il ne se joue pas là, si la machine est là pour m’assister, si mon travail est ainsi divisé en différentes tâches - d’un côté tâches préparatoires, ou annexes, ou latérales, tâches non compositionnelles en tous les cas, et de l’autre tâches proprement compositionnelles -, pourquoi alors ne pas aller plus avant dans cette séparation et lui donner la consistance d’une division sociale du travail, c’est-à-dire confier le pilotage de l’assistance informatique à un spécialiste, qui soit un assistant déclaré?”

En ce point, la question du compositeur se noue à celle de la composition en un petit tourniquet. J’ai en effet posé plus haut que c’est la composition qui faisait le compositeur, et non l’inverse ; de même que c’est la musique qui fait le musicien, proposition au demeurant matérialiste (qu’on trouve d’ailleurs sous la plume de Marx : “C’est d’abord la musique qui éveille le sens musical de l’homme” écrit-il [2]) : puisqu’en effet la musique existe préalablement au musicien qui la rencontre, puisqu’il n’est pas d’autre définition recevable du musicien que celui qui fait de la musique, de même qu’il n’est pas d’autre définition recevable du compositeur que celui qui compose. Cependant le compositeur, pris comme individu, ne fait pas que composer bien sûr, y compris comme musicien, a fortiori comme être humain. Doit-il alors viser une division maximale du travail, qui délègue toutes les tâches ne relevant pas directement de l’acte de composition à des assistants ou doit-il au contraire, en un écart tenu entre l’acte même de la composition et le mouvement effectif de sa pensée - qui s’enrichit de mille contacts -, assumer d’autres actes que celui stricto sensu de la composition? Se fait jour en ce point, un risque, propre à tout travail de type artistique : celui de considérer comme purement techniques des tâches qui ne le sont pas forcément, et de s’en défausser alors sur un présumé spécialiste. Le risque est ici d’hériter des divisions sociales que fournit la société en les reproduisant telles quelles dans le monde musical sous couvert de tirer parti maximum des inventions techniques offertes par cette même société.

Il ne s’agit pas là pour moi de formuler des critiques d’ordre moral ou idéologique. Il s’agit plutôt de tenir qu’il y a là le germe d’une sorte de démission quant au mouvement même de la pensée artistique. Sans trop m’étendre sur ce sujet, disons pour simplifier que le mot technique ne veut sans doute pas dire la même chose en matière d’art et en matière de science. En matière de science, il convient à mon sens de tenir que la technique n’a pas de contenu de pensée, et qu’on peut donc dire à son égard ce qu’Heidegger disait - à tort - de la science : “Elle ne pense pas” ([3]). Ce qu’on appelle technique en matière artistique ne saurait être ainsi conçu. Un livre récent sur les techniques picturales - “Le métier du peintre” de Pierre Garcia ([4]) - a montré les dégâts provoqués dans l’art pictural du 19° siècle par l’usage sans contrôle (c’est-à-dire sans contrôle de la pensée picturale) de techniques industrielles qui se sont mises à fournir, apparemment prêts à l’emploi artistique, des toiles, des enduits et des couleurs… En cette inscription irréfléchie et paresseuse du travail pictural dans le cadre de la division sociale et technique du travail, quelque chose du métier même du peintre s’est perdu que les post-impressionnistes ont dû laborieusement reconstituer, par delà une interruption dans la transmission des savoirs.

Il s’agit donc de voir que ce mot de métier désigne, en matière d’art, qu’il y a un lien relativement indémêlable entre la pensée et les techniques, que ces dernières ne sauraient être conçues comme une sorte d’intendance neutre pour le travail de la pensée, et que le partage opéré en matière scientifique ne saurait être ici transposé. Disons, en concluant sur ce point, que ce qui équivaudrait en matière artistique de l’opposition entre sciences et techniques serait l’opposition entre art et académisme ; la véritable maîtrise des techniques artistiques et musicales relève en fait de l’art, là où l’académisme ne sait que conserver des recettes dont le sens musical originaire est effacé ce qui le conduit à constituer un ensemble qui s’avère radicalement inconsistant (il suffit de mettre ensemble des traités d’harmonie, de contrepoint, d’orchestration et d’analyse pour s’en rendre immédiatement compte… Le seul qui fasse ici exception est Schoenberg, mais enseignait-il ce qui était la part vraiment vivante de sa création? Ce n’est pas sûr…).

Donc un compositeur doit se mêler des nouvelles techniques qui lui sont proposées, et ne saurait, sans grave péril de la pensée, se couler dans les dispositifs avancés en matière de division sociale et technique du travail. Et voilà qu’on retrouve, après cette parenthèse, notre brave compositeur, courageusement planté devant son ordinateur et se demandant ce qu’il y fait exactement : compose-t-il, en une nouvelle acception du terme, procède-t-il à un travail d’ordre précompositionnel qui lui revient en propre, ou encore perd-il son temps à faire ce qu’un autre pourrait tout aussi bien faire à sa place?

 

 

Retrouvons notre question initiale : l’acte de composition est-il déplacé par le travail sur ordinateur, particulièrement par le travail de synthèse?

Posons au préalable trois thèses, celles dont j’ai dit pour commencer cette intervention qu’elles étaient des présupposés pour mon interrogation.

1) Composer est un acte. Je laisse pour le moment en suspens la question de sa définition, de sa particularisation par rapport aux autres actes musicaux. Disons simplement qu’il faut je crois tenir que l’acte de composer participe d’un faire de la musique, même s’il est patent qu’il ne saurait à lui seul épuiser ce faire.

2) L’acte de composer a un lieu, le lieu de la musique, lequel est articulé selon une triple instance - celle de la lettre (la note…), celle du son, et celle du mot - et structuré selon une triple détermination - celle de la partition, celle de l’interprétation, et celle de l’audition -.

Selon cette logique, l’acte de composition est un acte placé dont l’espace intérieur est organisé par une polarité, celle qui rapporte une écriture musicale et une audition intérieure.

3) La synthèse sonore, qui est par définition une manière de fusionner pour la perception des éléments discernés selon d’autres types d’opérations, se déploie, grâce à l’ordinateur, selon une modalité singulière : elle est quantifiée (ce qui correspond au fait qu’elle est numérisée, par différence avec la synthèse de type analogique). On verra plus loin ce que cette modalité porte comme conséquences.

 

Cette modalité déplace-t-elle l’acte de la composition?

Il me semble qu’on peut dégager de ce qui se formule, ici ou là, trois types de réponse à cette question :

a) le premier tiendra que le travail de synthèse sonore est, tel quel, interne à l’acte de composition. Donc que ce travail ne déplace pas exactement l’acte de composition mais le déploie et l’élargit. Ceci se dira couramment ainsi : la composition musicale s’est étendue à la composition des sons.

b) la deuxième réponse tiendra que les possibilités actuelles de manipulation du son non seulement déplacent l’acte compositionnel mais déplacent l’art musical tout entier, ouvrant à une nouvelle famille d’arts, ce qu’on pourrait appeler les arts du son, comme on peut parler d’arts plastiques. C’est la position de Pierre Schaeffer et surtout de Michel Chion.

c) la troisième position, ce sera celle que je soutiendrai aujourd’hui, considèrera que le travail de synthèse reste extérieur à l’acte de composition mais qu’il lui impose de se transformer pour être en état de le diriger.

Explicitons brièvement les logiques à l’oeuvre dans chacune de ces réponses.

 

A) L’idée que composer de la musique conduirait aujourd’hui à composer le son revient à poser deux choses :

- d’abord que l’enregistrement, a fortiori l’enregistrement quantifié, vaudrait en tant que tel écriture ;

- ensuite que composer le son comme on le fait aujourd’hui ne serait somme toute que le prolongement de l’activité orchestrale telle qu’instaurée par Wagner et Debussy : on réaliserait aujourd’hui, de manière microscopique, à l’intérieur du son, ce que les compositeurs ont fait depuis plus d’un siècle de manière macroscopique en composant des sons d’orchestre où les timbres instrumentaux fusionnent au lieu de se détacher individuellement comme dans l’orchestre baroque ou classique.

J’ai beaucoup de réticences à l’égard de cette double assertion.

D’abord je ne pense pas que l’écriture musicale soit un enregistrement, ni même, comme Pierre Boulez l’a avancé “qu’écriture signifie toute méthode de transcription” ([5]). En effet le rapport de l’écriture au monde sonore n’est nullement fonctionnel ; il n’est pas pensable comme une fonction, c’est-à-dire comme ce qui assurerait de manière univoque un passage du sonore vers le transcrit ou l’enregistré. L’écriture est un lieu propre, en relation sans doute au monde sonore, mais doté d’une consistance qui n’est nullement transitive à celle de l’audible.

Ensuite l’audition intérieure du compositeur n’est nullement une perception : elle n’est jamais mise en présence d’un objet à saisir et identifier. Le propre du travail traditionnel du compositeur est précisément de ne pas se faire en présence du matériau sonore, mais de le tenir à distance de soi en sorte de mieux penser ce qui fait sa musicalité.

Ainsi il n’apparaît pas que le lieu du compositeur, tel qu’organisé par la polarité écriture - audition intérieure, se retrouve dans le travail de synthèse. En ce sens, ce que l’on appelle “composer le son” n’est qu’une approximation du mot composer (comme l’on parle également de composer un bouquet, ou un plat…) qui n’est pas immédiatement équivalente à l’acception musicale du verbe composer. Je tiens pour ma part que composer des sons n’est pas de droit composer de la musique.

 

B) Cette question des relations entre les sons et la musique est au principe de la deuxième position évoquée plus haut, celle de Pierre Schaeffer dans les années 60 et, aujourd’hui, celle de Michel Chion.

On peut dire que Schaeffer a tenté désespérément de déduire la musique de l’organisation sonore, reconnaissant d’ailleurs très honnêtement, après plus de 600 pages du Traité des objets sonores, qu’il n’y est pas parvenu. Ce qu’il faut bien appeler l’échec de Schaeffer est très instructif : il relève qu’il n’est pas envisageable d’extraire la musique à partir d’une situation sonore ; il y a une sorte d’a priori de la musique qu’il convient d’assumer - a priori que Schaeffer reprochait d’ailleurs très violemment au sérialisme -, a priori quand à la manière d’organiser le monde sonore en sorte qu’il puisse servir de matériau pour une oeuvre musicale, a priori qui se donne dans un écart par rapport à une réalité sonore qui n’est pas présente au moment même de l’acte de composition.

En une pensée d’une courageuse radicalité, Michel Chion va assumer cet échec en le retournant dialectiquement comme un triomphe, comme la naissance d’un nouvel art qui ne serait plus à proprement parler l’art musical mais ce qu’il nomme l’art des sons fixés. Il tient que le principe de fixation des sons - qui n’est pas réductible à la question de l’enregistrement quoique ce dernier y participe - bouleverse l’art musical, bien au-delà de l’écriture et de l’audition intérieure du compositeur.

Il est intéressant de relever certains des principes ou axiomes que Michel Chion propose au nouveau compositeur, le compositeur dit de sons fixés. J’en relève ici deux :

• “le compositeur de sons fixés travaille avec des sons et non avec des signes écrits” ;

• “le compositeur de sons fixés distingue complètement les sons de leur source sonore” ([6]).

Outre leur netteté déclarative et prescriptive, ces deux postulats ont pour vertu de souligner d’abord qu’entre l’écriture et le travail direct sur les sons, il faut choisir et je m’accorderai volontiers avec Michel Chion sur ce point. Ensuite ces principes soutiennent qu’il faut penser le rapport entre le son et sa source ou sa cause et là encore, qu’entre l’objet sonore et sa source réelle, il faut choisir, et je m’accorderai encore avec Chion sur cet autre point. Mais mon choix porte, au contraire du sien, sur la prévalence de la source musicale sur l’objet sonore. Ceci tient à ce point qui me parait capital dans la musique : c’est que le son n’y est pas un objet mais plutôt une trace. Et la trace qu’est le son, lorsqu’il est dompté par la musique, est la trace d’un rapport institué entre deux corps, entre le corps de l’instrumentiste et le corps physique de l’instrument. Une vérité du son en tant qu’il est saisi en situation musicale tient pour moi à ce point : le son est trace d’un corps-à-corps.

Ce point est radicalement récusé par Schaeffer et Chion qui instaurent pour cela une situation acousmatique qui occulte les causes et nie l’instrument.

Il faut bien voir que le travail de synthèse sonore, en particulier avec ordinateur, rentre spontanément dans ce cadre acousmatique et qu’à ce titre les décisions de Michel Chion, qui le conduisent à déclarer un nouvel art (une sorte d’équivalent de l’art vidéo par rapport à l’art cinématographique), doivent être examinées avec attention et sérieux, ne serait-ce que pour savoir comment il est ou non possible de composer, en s’aidant de l’ordinateur, une oeuvre musicale, et non pas une oeuvre de l’art des sons fixés.

J’en viens donc à la troisième réponse qui explicitera les principes de mon travail actuel de compositeur.

 

C) Je ne saurai abandonner, en travaillant sur ordinateur, un désir de composition qui s’est forgé dans le cadre des pratiques classiques de la musique. En ce sens, je tiens à cette double pratique de l’écriture et de l’écoute intérieure. Il faut bien voir qu’il ne s’agit pas là de marottes de compositeur mais plutôt à mes yeux des conditions même pour qu’il y ait véritablement pensée musicale, acte de composition et production d’oeuvres. Il faut faire aujourd’hui l’éloge de l’écriture musicale mais aussi l’éloge de l’écoute intérieure, car c’est là que le désir du compositeur s’éprouve comme désir non pas d’objets - il n’est pas vrai que pour le compositeur le son soit l’objet a dont parlent les psychanalystes - mais comme désir d’espace entre l’oeil et l’oreille, comme désir de trace temporelle avec ce que cette catégorie comporte de distance incomblable et éphémère entre ce qui trace et ce qui est tracé, entre les corps mis en jeu dans la pratique musicale - corps de l’instrumentiste, corps de l’instrument mais aussi corps de qui écoute et mobilise ainsi ses différents sens -. L’écoute intérieure est ici la plus adaptée à la pensée compositionnelle de cette situation, quand la perception d’un objet sonore incline spontanément à une grossièreté de la pensée musicale.

Au départ, l’audition intérieure est l’imagination d’une situation sonore. L’écriture va tenter de structurer cette situation, non pas dans une vision romantique où le compositeur prendrait en dictée les effluves sonores que l’inspiration lui transmettrait, mais parce que le travail de l’écriture est ce qui va donner existence à ce qui n’est au départ qu’idées sonores plus ou moins vagues.

Le point de l’écriture touche à la question de la structuration d’une situation sonore, c’est-à-dire une situation qui se présente de manière sensible, en l’occurrence audible. Toute situation, pour être considérée comme telle et non pas comme un pur et simple chaos, doit avoir une structuration. Qu’appelle-t-on ici structuration? Le fait de pouvoir spécifier les éléments constituant cette situation comme telle, de pouvoir dire par exemple : là il y a un quelque chose, là il y en a un autre… Par exemple de pouvoir, dans un magmas, dire : là il y a un son. Que tout élément soit lui-même un multiple va de soi ; un élément n’est nullement un atome insécable et tout son par exemple peut être, à l’infini, fragmenté en sous-éléments. Ceci n’empêche pas qu’il puisse fonctionner comme élément dans une situation donnée, sous condition d’une structuration donnée.

On peut dire les choses ainsi, en filant une métaphore plus directement mathématique : la situation se présente à l’oreille comme une plastique sonore, une topologie qu’il importe musicalement de structurer, soit, dans un premier temps, d’en fixer le niveau élémentaire (encore une fois en retirant à ce mot ce qu’il peut comporter de connotation atomistique). Il s’agit donc d’algébriser cette topologie, et c’est ce que l’écriture va prendre en charge. Elle va indiquer - par des signes écrits, des lettres qui lui sont propres - ce qui structure cette situation sonore : soit des notes, mais aussi des gestes instrumentaux… Ces éléments, cette algèbre écrite, s’ils vont bien structurer la situation sonore, ne vont pas pour autant nécessairement structurer l’audition, c’est-à-dire le rapport sensible à cette situation sonore. Il n’y a d’ailleurs nulle raison que la structure d’une situation s’offre spontanément à la perception. Bien sûr, la structure écrite d’une situation sonore vise à ouvrir un rapport audible à cette situation, sauf à verser dans une névrose de l’écriture. Mais tout le point est que l’audition d’une situation sonore - le rapport sensible instauré à cette situation - n’est pas en elle-même une structuration, c’est-à-dire ne procède pas, comme l’écriture, par opérations sur des éléments. Ce n’est pas que l’audition constituerait sa propre structuration - c’est là plutôt la thèse qui conçoit l’audition comme une perception - mais plutôt qu’elle opère directement dans un espace topologique, dans le champ des parties de la situation sonore et non pas de ses éléments, je dirai dans un espace de représentation de la situation sonore.

On a donc trois niveaux : celui de la situation sonore, celui de la structure écrite, celui de la représentation par l’oreille. La musique, à mon sens, est ce qui met en circulation ce champ complet. L’acte de composition ne le totalise nullement ; il se situe bien sûr du côté de l’écriture mais en tant que c’est l’ensemble du champ précédemment décrit qui est visé.

Comment l’écriture à la fois fixe les éléments de la situation sonore et les organise en structures algébriques plus ou moins ramifiées? Par des lettres qui épinglent un niveau élémentaire dans le son - ce sont nos notes de musique, plus ou moins traditionnelles - mais aussi par des signes de tablature qui fixent un geste instrumental élémentaire - prendre un violon, jouer staccato, mettre la sourdine… -. Ce partage interne à l’écriture d’une partition entre deux sortes d’élémentaire - l’élémentaire de la note et l’élémentaire d’un geste -, ce partage est originel. Il est le reflet dans l’algèbre de la division du topologique sonore. Pour filer la métaphore mathématique, il reflète un double rapport possible entre algèbre et topologie, la note de musique correspondant à l’algèbre topologique là où la notation en tablature touche à la topologie algébrique.

Il y a donc un caractère hétérogène et pluriel de la partition, et l’acte de composition se tient au coeur de cette pluralité en tentant - c’est là le propre de son efficacité, lorsque cet acte existe réellement - de l’unifier c’est-à-dire non pas de l’homogénéiser mais de la rassembler et de l’orienter en vue d’un enjeu pour la pensée sensible.

La synthèse sonore par ordinateur pose en ce point, et si l’on épouse les orientations précédentes, plusieurs questions : Comment tenir ouvert le principe du son comme trace et non pas comme objet? Comment écrire la structure de cette trace, comment l’algébriser?

Bien sûr l’ordinateur impose de travailler selon une modalité préformée d’écriture, celle des programmes informatiques. Mais cette écriture informatique ne vaut pas de facto écriture musicale. D’ailleurs cette écriture informatique produit mécaniquement et donc univoquement des sons qui sont des objets, non des traces, moins encore celles d’un corps-à-corps instrumental et physique inexistant. Cette écriture n’est donc pas une structuration musicale d’une situation sonore. Elle est la fixation d’une cause pour l’objet sonore.

Ce point apparait de manière transparente quand vous voulez commencer de combiner des sons produits par l’ordinateur. Imaginez que vous ayez produit le son A au moyen du programme a et le son B au moyen du programme ß. Si vous voulez commencer de combiner les sons A et B, vous n’allez pas en général procéder par combinaison des programmes a et ß car ils ne sont pas le plus souvent combinables simplement mais vous allez travailler directement sur vos sons A et B en laissant de côté les programmes a et ß qui les ont engendrés. On voit bien là que l’écriture informatique n’est pas une écriture musicale. Sans doute se rapproche-t-elle des notations en tablature - somme toute elle note une cause mécanique du son - mais cette tablature informatique n’est guère musicale, ne serait-ce que parce que l’instrument ordinateur qu’elle utilise n’est pas conçu comme un instrument de musique.

Une autre difficulté dans le travail de synthèse est que ce qui y fonctionne comme élément - que ce soit le sinus de la synthèse additive, le mode de la synthèse modale, l’ondelette ou le grain d’autres formes de synthèse… - et qui va être organisé en un vaste multiple offert à la perception comme un son, est le plus souvent très atomistique, et trop peu intéressant musicalement en soi ; en ce sens il n’a pas l’intérêt musical que peut déjà avoir une simple note de musique traditionnelle ; ce type d’élément implique alors une prolifération considérable pour commencer de constituer un son musicalement intéressant. Le problème compositionnel est alors celui de disposer de moyens de contrôle suffisamment globaux et malléables de cette prolifération pour que la pensée ne se noie pas dans la confection un à un de ces sons, qui risquent sinon de rester définitivement des objets sonores repliés sur eux-mêmes et inaptes à entrer en rapport d’interaction entre eux. Ceci veut dire que le mode technique de structuration adopté par la synthèse n’est pas a priori un mode de structuration pertinent musicalement et que le compositeur, aux prises avec ces techniques, doit se forger son propre moyen de contrôle.

C’est en tous ces sens que j’ai posé tout à l’heure “que le travail de synthèse reste extérieur à l’acte de composition mais qu’il lui impose de se transformer pour être en état de le diriger”. C’est là, à dire vrai, une vertu plus générale de la confrontation musicale avec l’ordinateur : celui-ci impose de clarifier des présupposés qu’on pouvait précédemment croire aller de soi, il pousse à expliciter des décisions implicites de pensée ; en ce sens, il peut être aiguillon d’une plus grande conscience musicale et compositionnelle.

 

Comment diriger compositionnellement le travail de synthèse par ordinateur? Ma décision première, non pas comme chercheur mais comme compositeur, est ici de tenter de maintenir au maximum ouvert l’écart entre écriture et réalisation sonore, c’est-à-dire non pas de réaliser avec l’ordinateur une sorte de banque de sons - équivalent numérique de l’ancienne bande magnétique - que de me forcer à traiter l’ordinateur comme instrument de musique potentiel. Ceci implique deux choses :

- d’une part, abstraire des programmes informatiques utilisés des caractéristiques globales aptes à constituer une sorte d’écriture musicale en sorte d’arriver à créer une partition véritable pour ordinateur et non pas seulement un ensemble de repères chronologiques destinés à déclencher la retransmission d’objets sonores préalablement constitués ;

- d’autre part viser, autant que faire se peut, une exécution en temps réel du travail de l’ordinateur.

Cette vision des choses à laquelle je m’astreins n’est pas uniquement une conception que l’on pourrait taxer de principielle. C’est aussi je crois un garantie d’efficacité du point des oeuvres ainsi créées s’il est vrai qu’il n’est rien qui ne se démode plus vite que les objets sonores, qui n’apparaisse plus daté historiquement qu’une réalisation purement sonore : il suffit d’entendre aujourd’hui les réalisations électro-acoustiques des années 50 et 60, fussent-elles l’oeuvre des très grands compositeurs, pour s’en rendre compte. De ce point de vue, tenir le parti pris de l’écriture musicale est un gage de pérennité pour l’oeuvre puisqu’elle restera plus directement exécutable par les machines ultérieures de meilleure qualité sonore, comme sont interprétables aujourd’hui les oeuvres musicales du passé conçues originellement pour luth sans qu’il soit nécessaire pour faire de la musique avec ces oeuvres de revenir nécessairement aux instruments d’époque, ou de jouer la fugue en ré # mineur du premier livre du Clavier bien tempéré sur un clavier ne comportant pas, comme au temps de Bach, de do # aigu ([7]).

 

Plus concrètement, mes orientations de travail sont doubles :

• D’une part il s’agit d’explorer la possibilité de composer directement avec des flux sonores. Un bref mot sur ce point car il ne concerne pas directement la synthèse et je ne vous en présenterai pas aujourd’hui d’exemple sonore.

L’ordinateur permet de produire des situations sonores qui ne sont pas nécessairement synthétiques, c’est-à-dire en fusion sensible des éléments qui la structurent. L’ordinateur, par sa puissance de calcul et de réalisation, permet d’exécuter des flux de notes à des vitesses ou densités inatteignables par les instrumentistes humains et même inatteignables par les instruments traditionnels, fussent-ils mécanisés comme le piano mécanique cher à Collon Nancarrow. Dans certaines conditions, ces flux sont contrôlables globalement par quelques paramètres simples qui vont fixer leur registre, leur densité, le nombre de trous intervenant dans leur tessiture… Ainsi s’offre une algébrisation de ces flux qui ouvre à une écriture possible, écriture d’autant plus intéressante qu’elle peut être commune à des réalisations sonores aussi différentes que celles qui enverraient ce flux dans un piano ou dans un clavier échantillonné selon une voix humaine. Dans le premier cas l’effet sensible est celui d’un torrent structuré de notes, dans le second, l’effet d’une foule bruissante et organisée, et ceci avec la même structure algébrique. Ces flux sont alors combinables, comme on peut le faire de notes de musique, et les structures qui les organisent peuvent être directement reliées aux structures prévalant pour les instruments de l’orchestre.

D’où une problématique compositionnelle qui peut envisager d’échapper au dilemme des deux mondes, je veux dire à cette tendance spontanée à poser, au principe d’une composition, l’existence de deux mondes disjoints (celui de l’ordinateur et celui des instruments) en sorte que l’enjeu de l’oeuvre devienne alors nécessairement leur réconciliation en cours de développement. La problématique des flux serait au contraire le moyen de composer en cours d’oeuvre un élargissement du monde musical, en lui ajoutant d’autres pouvoirs plutôt que de tenter de le dialectiser avec d’autres mondes possibles.

• Mon autre orientation de travail voudrait tirer parti de nouvelles opérations autorisées dans la synthèse par modèles physiques et c’est sur ce point que je voudrais conclure mon intervention en l’illustrant de quelques exemples sonores pour le moment tout à fait simples.

Le logiciel MOSAIC élaboré à l’IRCAM permet de produire des sons qui restent conçus comme trace audible du contact entre deux structures physiques vibrantes. L’ordinateur calcule par exemple comment vibre une plaque lorsqu’elle est frappée par un marteau et il suffit ensuite de brancher un micro imaginaire en un endroit quelconque de la plaque pour l’entendre vibrer.

L’intérêt de cette forme de synthèse, outre qu’elle opère dans le cadre de catégories plus immédiatement musicales - les programmes combinent des instruments, des gestes d’autres corps physiques mettant en vibration ces instruments… -, outre également qu’elle aboutit à des sonorités riches en transitoires et par là riches en musicalité et en suggestion de sources instrumentales, l’intérêt est surtout à mon sens de fournir à la composition de nouvelles opérations musicales qui étaient inenvisageables dans le cadre de la pratique instrumentale traditionnelle.

J’en donnerai ici deux exemples ([8]).

 

1) Le premier touche à la capacité de mettre en rapport musical des phénomènes sonores a priori indépendants, d’instituer entre eux des rapports dynamiques, de lier musicalement des sonorités disjointes.

Le principe est le suivant : soit une structure physique que modélise MOSAIC, par exemple un disque de métal encastré en son pourtour tel un tam-tam ou un gong. Si je le frappe, j’obtiens le son suivant :

Exemple 1

Je peux maintenant, avec ce logiciel, réaliser une opération qu’il me serait très difficile de réaliser avec un véritable gong : lui fixer en un point quelconque de la surface ce qu’on appelle en technique industrielle un vibreur en sorte d’imposer au gong de bouger selon le mouvement que j’imprimerai à mon vibreur. Je peux ainsi lui imposer par exemple de vibrer comme le fait une corde frottée par un archet :

Exemple 2

J’ai ainsi le moyen de mettre en rapport tout à fait singulier le mouvement d’une corde et le mouvement d’un gong. Ce sont là des opérations qui ont déjà été tentées dans un cadre instrumental classique, mais les contraintes matérielles les limitaient jusqu’à présent à quelques très rares configurations, par exemple à la résonance entre un cor et une caisse claire (voir Michael Levinas). Avec cet outil, je peux envisager une palette beaucoup plus vaste de ces combinaisons entre instruments.

Mais je peux aussi imposer à mon instrument de vibrer localement selon d’autres principes moins immédiatement instrumentaux, par exemple de manière chaotique :

Exemple 3

J’ai enfin le moyen de nouer en une même structure physique des mouvements aussi différents que les deux précédents : celui d’une corde qui vibre et celui qui est délivré par un processus chaotique. Mon instrument - en l’occurrence ma plaque circulaire - va ainsi être le lieu d’un véritable noeud opéré deux réalités instrumentales a priori indépendantes, noeud dont je peux écouter le résultat sonore en différents points de mon gong :

Exemple 4

Ces croisements sont ici dynamiques : il ne s’agit pas en effet du mixage de deux sonorités, et je peux continuer d’agir sur la structure physique - le gong en l’occurrence - qui sert de support matériel à ce croisement. Je peux ainsi contrôler une opération qui associe deux instruments par le biais d’un troisième, et développer ainsi une sorte d’algèbre instrumentale inaccessible par les moyens traditionnels de l’orchestre.

Je précise qu’il s’agit là de pistes de travail et de recherche car ceci ne saurait en l’état actuel du logiciel et de son développement être réalisé, ne serait-ce que parce qu’on ne dispose pas encore de modèles physiques pertinents pour la totalité des instruments de l’orchestre. Mais il est toujours envisageable de biaiser la difficulté, en captant le mode de vibration d’un instrument réellement existant et en économisant ainsi le temps de modélisation d’un instrument du même type.

 

2) Mon second exemple concerne plus directement la mémoire, et plus particulièrement la mémoire des timbres instrumentaux.

MOSAIC donne la possibilité d’hybrider deux structures physiques entièrement différentes c’est-à-dire de calculer un instrument imaginaire qui soit un intermédiaire quelconque entre deux instruments différents, par exemple entre une corde et une plaque :

Exemple 5

Il faut déjà remarquer que cette possibilité ouvre des pistes beaucoup plus vastes que l’hybridation classique entre sonorités. Il est en effet ici possible d’agir sur l’instrument hybridé comme on agit sur n’importe quel autre instrument, et l’on n’est donc pas face à un objet sonore figé.

L’opération qui me parait plus prometteuse, quoiqu’en l’état du logiciel encore difficile à mettre en oeuvre, tient à la possibilité de transférer un mouvement d’une structure vers une autre structure. Prenons l’exemple précédent d’une corde se transformant en une plaque. Je peux m’arranger pour que les mouvements de la corde - si je l’ai pincée ou frappée préalablement - se transmettent à la plaque qu’elle devient sans que j’agisse pour autant directement sur la plaque. Pour donner une image, ma plaque est une sorte de réincarnation de ma corde initiale, qui peut - dans certaines conditions - garder trace du fait qu’elle a été, dans une vie antérieure, une corde pincée ou frappée :

Exemple 6

On dispose ainsi d’une nouvelle opération qu’on pourrait comparer à une sorte de métempsycose où une “âme” circule entre plusieurs “corps” successifs, gardant le souvenir de ses existences antérieures sous d’autres formes ou d’autres espèces.

Si composer revient à disposer des temporalités tressées de “souvenirs” en sorte que l’opération auditive de mémoire puisse, parcourant ces réseaux de temporalité, y produire un temps musical, alors on dispose ici d’une possibilité nouvelle de composer des souvenirs entre instruments, d’organiser des traces sonores qui mémorisent de nouvelles combinaisons instrumentales, de nouveaux rapports entre les corps physiques.

 

Ces exemples restent pour le moment de nature tout à fait élémentaires. Il s’agit de tester la pertinence de ces différentes hypothèses, tant en matière de flux que d’opérations sur les modèles physiques, et de le faire en situation réellement compositionnelle. Il convient pour cela d’inventer en même temps une écriture qui soit musicalement adéquate.

 

C’est à tout cela que sera consacrée ma prochaine œuvre, réalisée dans le cadre de cette institution.

 

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[1] Champs-Flammarion p.16

[2] “Manuscrits de 1844” Editions Sociales p.93

[3] “Que veut dire «penser»” in Essais et conférences TEL-Gallimard p.157

[4] Editions Dessain & Tolra

[5] “L’écriture du musicien : le regard du sourd?” in Critique Mai 1981 p.464

[6] “L’art des sons fixés” Ed. Metamkine p.22

[7] mesure 16

[8] Cf., pour plus de détails, mon rapport “Comment peut-on envisager de composer avec MOSAIC?” Document interne de l’IRCAM (24 Juillet 1991).