De l’instance de la lettre dans la musique [1]

 

Quarto, N° 65

 

 

 

1. Intellectualité musicale

 

Le propos de cet exposé ne sera pas philosophique mais musical. Il relèvera de ce que je propose d’appeler une intellectualité musicale. Qu’est-ce à dire ?

Si la musique est bien une pensée, s’il y a une pensée musicale (dont le terrain d’épreuve ultime est l’œuvre musicale), la pensée musicale met en jeu une triple instance : le son, l’écriture, le langage. Pas de pensée musicale qui ne circule là-dedans. En ce sens il existe un régime d’utilisation du langage qui touche à ce que j’appelle intellectualité musicale et qui n’est pas externe à la pensée musicale.

 

a) Approches négatives.

Cette intellectualité n’est pas :

      * Une position démiurgique. Elle n’est ni une « pensée de la pensée » (cf. Aristote posant que « la pensée qui se pense elle-même est cela même qui est Dieu » [2]) ni une figure de la conscience de soi (cf. Marx posant que « le sujet qui se connaît lui-même comme la conscience de soi absolue est Dieu, l’Esprit absolu » [3]). Ce n’est pas une prise de conscience de ce que l’on fait quand on fait de la musique. S’il y a peut-être là réflexivité, en tous les cas la figure philosophique de la conscience n’est pas ici adéquate.

      * Une position esthétique où la pensée musicale serait un objet pour une pensée seconde.

      * Une logique musicale qui serait par rapport à la pensée musicale comme la logique mathématique l’est par rapport aux mathématiques, c’est-à-dire une réflexion qui se situerait malgré tout en dehors des mathématiques.

Je sais que je m’écarte ce faisant d’une position qui tient que la logique appartient à la mathématique, ainsi de Pierre Damphouse posant que la logique est « mathématique car il [y] s’agit d’un travail de mathématiques » [4] — d’où découle alors un rapport de torsion interne entre mathématiques et logique —. Je préfère, comme musicien, laisser ouverte la possibilité d’une plus radicale extériorité entre logique et mathématiques et ne pas parler ici de logique musicale, ne serait-ce que pour ne pas concentrer la réflexion musicale sur certains types d’opérations présumées « logiques » : combinatoire, développement…

      * Une théorie de la musique. Ce terme renvoie trop, comme le terme esthétique, à l’idée que la musique fonctionnerait comme un référent extérieur objectivable pour une théorie, comme une pratique qu’il s’agirait de ressaisir abstraitement (les manuels de solfège sont souvent intitulés « Théorie de la musique » !).

 

Il ne s’agit donc pas de prendre la musique en extériorité.

On sait ainsi qu’il y a deux sortes d’analyse musicale qui se rapportent différemment à l’œuvre : la première, académique, prend l’œuvre pour objet et tente d’en produire une analyse exacte et fidèle. La seconde, musicale, orientée vers la production de musique — qu’elle soit celle de l’interprète qui doit jouer l’œuvre, celle de l’auditeur qui tente de rapporter une perception et une lecture, celle du compositeur qui s’approprie le travail de ses prédécesseurs — n’a pas de souci d’exactitude en sorte que, comme le dit Boulez, « peu m’importe que l’analyse soit fausse si elle est productive » [5].

 

b) J’appelle intellectualité musicale le rapport de la musique à la pensée qu’elle est.

Cette question me semble « moderne ». Elle apparaît sans doute moins avec Rameau et Rousseau qu’avec le romantisme musical qui voit se succéder Schumann, Wagner, Schoenberg. Il est intéressant de noter que cette nouvelle figure va de pair avec une figure militante, avec l’idée de défendre ou de promouvoir la musique comme pensée, en la nommant dans ce mouvement comme « musique de l’avenir » (Schoenberg avait bien conscience de succéder à Schumann dont le « journal combattait pour la musique de l’avenir » [6]).

Ceci touche à cette séparation, apparue à la fin de l’ère classique et très précisément autour de l’opus 106 de Beethoven, entre musique savante et musique populaire, mais aussi entre instrumentistes professionnels et amateurs. On peut tenir que cette séparation est contemporaine de la conscience des compositeurs d’avoir à poser des décisions musicales qui ne relèvent plus de la seule nature musicale, en particulier de son état tonal, mais d’exercer une volonté qui fait violence aux résolutions « naturelles » (le partage classicisme/romantisme se dessine entre Beethoven/Schubert dans le rapport à la résolution harmonique…).

 

Tout un pan de cette question porte sur l’identification par la musique de la pensée qu’elle est. L’auto-identification de la musique comme pensée se fait en deux points :

      1) dans le rapport de la pensée musicale à son matériau, au son : la musique ne se pense pas comme « art du son » et, si elle avait à se nommer comme art de quelque chose — ce qui n’est pas en fait son souci -, elle se concevrait plutôt comme « art du temps » car temps, ici, ne saurait être objectivé.

Cette question a une grande acuité contemporaine, à l’époque où des transformations considérables affectent le matériau sonore. Sans m’étendre ici sur les problèmes de périodisation que cela ouvre, on peut relever que cette condition moderne de la musique — assurer un minimum d’identification d’elle-même comme lieu de pensée — s’est manifestée dans l’ère contemporaine par une tendance positiviste, la conscience de soi romantique d’être un art se renversant en l’idée que la musique serait en retard par rapport à la pensée scientifique de son temps et devrait donc s’employer pour se porter à son niveau. Ceci s’est donné spontanément dans une problématique du matériau, les transformations techniques du matériau sonore, vues comme résultats du progrès scientifique, étant alors constituées pour la pensée musicale comme occasion d’un défi de pensée.

Tenir que la musique n’est pas l’art des sons mais plutôt l’art du temps — s’il est vrai que le temps n’existe pas alors même que les sons existent bien -, c’est dire que ce dont la musique est art n’est nullement un donné empirico-existant mais le produit de sa propre opération : sans musique il n’y aurait pas ce temps dont elle est l’art quoiqu’il y ait bien ces sons dont elle fait son matériau. La musique en fin de compte se prend pour son propre préalable (K. Marx : « C’est d’abord la musique qui éveille le sens musical de l’homme » [7]) sans avoir à s’autodéfinir, moins encore à se définir par un matériau.

Ou encore : pour la musique identifier de l’intérieur d’elle-même la pensée qu’elle est ne consiste nullement à se définir.

      2) dans le rapport de la pensée musicale à l’écriture. La musique comme pensée s’identifie par le déploiement d’une écriture qui lui est propre. Avant de développer ce point, quelques remarques complémentaires et préalables.

 

La pensée musicale se déploie dans une triple instance : la note, le son et le mot. Je veux mettre provisoirement l’accent sur l’importance du langage dans la musique puisque c’est bien là où se manifeste malgré tout l’intellectualité musicale : dans un certain régime de parole plus que dans l’acte de composition ou d’interprétation.

* Il y a une grande importance des catégories nominales pour faire de la musique. La pensée musicale, si elle bien sans concepts, n’est pas sans catégories (telles celles-ci : mélodie, harmonie, rythme, voix, contrepoint, polyphonie, dominante…)

* L’intellectualité musicale est une manière de reprendre ces catégories à distance de soi, non comme de pures et simples catégories opératoires et techniques mais en excès par rapport aux problèmes qu’elles traitent. D’où découle un certain redoublement, interne à la pensée musicale, de ces catégories, redoublement un peu analogue à ce qu’Alain Badiou relevait comme triple nomination à propos des rapports entre philosophie et mathématiques et surtout comme double nomination interne aux mathématiques (dont la seconde est en excès sur ce que la première résout comme problème singulier).

Par exemple, et avant d’y revenir en détail, la catégorie de note de musique peut être :

      - prise comme catégorie opératoire pour faire de la musique ; c’est alors celle du solfège ;

      - reprise en distance par rapport à la musique ; soit la question : comment faire de la musique avec des notes ?

D’où un rapport de torsion interne/externe de cette catégorie dans la musique : à la fois la note est ce qui est dans la musique et en même temps la musique est ce qui est entre les notes ; soit : comment la musique opère-t-elle avec des notes qui sont à la fois son intérieur et son bord externe ? Note est alors pensé de deux façons : c’est ce qui structure la musique mais aussi ce qui atteste que la musique ne s’écrit pas (ce qui ne veut pas dire que la musique ne soit pas écrite : la musique est écrite sans s’écrire, tel est l’écart à penser qu’ouvre la catégorie de note).

En ce sens, l’intellectualité musicale serait le travail interne à la pensée musicale pour opérer ce dédoublement des catégories musicales. Ce dédoublement ne va pas de soi. Par exemple, il n’est pas fait à mon sens chez Messiaen par rapport aux catégories qu’il introduit (celles de rythmes non rétrogradables, de modes à transpositions limitées…) comme catégories purement techniques ; et il n’est pas ici indifférent qu’il les introduise dans un ouvrage intitulé : « Techniques de mon langage musical ». A contrario il est engagé par Boulez sur ses propres catégories musicales (structure, série, espace, mutations…) dans un livre qu’il a nommé « Penser la musique aujourd’hui ». Passer de techniques à penser, tout est précisément là.

 

Ces catégories ont donc un double statut possible dans la musique, qu’on pourrait peut-être nommer selon la dualité de Benveniste : « catégories de pensée et catégories de langue » [8].

Ceci touche au triangle philosophie — mathématiques — musique puisque des catégories apparemment communes circulent entre ces trois termes.

      Il y a des catégories musicales qui ont, ou ont eu, un destin philosophique : par exemple la catégorie d’harmonie.

      Il y a des catégories musicales qui ont, ou ont eu, un destin mathématique : par exemple celle d’intervalle (diastema [9]).

      Il y a des catégories philosophiques qui ont, ou ont eu, un destin musical : par exemple des catégories dialectiques (développement, résolution…)

      Il y a des catégories mathématiques qui ont, ou ont eu, un destin philosophique : par exemple celles de groupes, d’ensembles, sans compter bien sûr des catégories physiques (spectre, enveloppe…).

      Il y a aussi des catégories théologiques qui ont, ou ont eu, un destin musical : par exemple celle de Trinité qui a joué un rôle significatif dans le débat lors de l’Ars Nova sur les divisions rythmiques (parfaite — en trois — ou imparfaites…).

On constate donc une grande circulation des catégories entre domaines de pensée disjoints et l’on est facilement soumis à la nostalgie du temps où musique, mathématiques et philosophie étaient nouées ensemble, ce temps présocratique dont traite A. Szabo et que Rousseau étend à toute l’ère grecque, prenant pour modèle le moment où ces trois disciplines s’écrivaient dans le même alphabet, où les mêmes lettres permettaient d’écrire la langue, d’inscrire les chiffres et de noter la mélodie.

 

Quels rapports y a-t-il ou peut-il y avoir aujourd’hui entre ces domaines de pensée, et en particulier entre mathématiques et musique ?

La musique n’est pas conditionnée par la mathématique comme peut l’être la philosophie. Mais la musique est sous l’effet du savoir mathématique en tant qu’il s’est sédimenté en technique dans le matériau sonore (ceci a un poids singulier dans l’ère contemporaine avec le développement du travail informatique).

Il me semble que les catégories musicales sont pour partie arrachées aux autres domaines de pensée. L’intellectualité musicale serait alors ce qui cicatrise cet arrachement. D’où une double caractéristique de la catégorie musicale :

      - elle est en torsion d’elle-même, en excès par rapport à son pouvoir opératoire. Ainsi de la note qui pointe l’impossible d’une écriture ;

      - elle porte trace d’une cicatrice, de l’endroit où la pensée musicale a décidé, en arrachant.

On va examiner cela à propos de la catégorie de note de musique. La note est une sorte de mot formé de différentes lettres. Il apparaît que la lettre primordiale est en musique celle de durée, qui n’est ni une lettre mathématique (elle n’est pas, contrairement à ce que propose J.-J. Rousseau [10], le zéro ni l’ensemble vide), ni une lettre ayant un référent philosophique (quelque chose par exemple comme ce qui inscrirait la durée bergsonnienne). La cicatrice dans la note du fait qu’il y a pensée musicale est alors la lettre de silence ; ce qui conduit à dire que la cicatrice de la note est un soupir (Œ) plus encore qu’une pause (Ó).

Il y a aujourd’hui une grande prégnance des positions reliant musique et mathématiques. Il y eut dans l’histoire plusieurs moments dans ces rapports : le moment pythagoricien (cf A. Szabo), le moment de l’Ars Nova (marqué par les spéculations combinatoires en matière de rythme), le moment baroque (avec la théorie de l’harmonie tonale), puis le moment contemporain, avec son double déploiement : en matière de matériau (numérisation, fonctionnalisation…) et en matière de lettre (combinatoire d’écriture que le sérialisme a généralisée).

Ma position est ici que les mathématiques ne sauraient s’appliquer. Il faut donc en passer par la philosophie si l’on veut nouer mathématiques et musique autrement que métaphoriquement — c’est indiquer au passage que ce nouage n’est pas, en tant que tel, une tâche de l’intellectualité musicale -. Je crois d’ailleurs que cette médiation par la philosophie a toujours été plus ou moins pratiquée : l’autorité des mathématiques sur la musique s’est toujours exercée me semble-t-il au nom de catégories qui s’avèrent en fin de compte moins mathématiques que philosophiques. En général cela s’est donné et continue de se donner via le concept philosophique de Nature ou plutôt de naturel. Il y a en particulier la thèse — philosophique et non pas mathématique — que les nombres et par là les chiffres, ayant un statut naturel, ont droit sur la musique. Ceci se trouve par exemple assez explicitement chez J.-J. Rousseau : « Rien n’est si naturel que l’expression des divers sons par les chiffres de l’arithmétique » [11], « La musique naturelle c’est-à-dire la musique par chiffres » [12].

 

Ma thèse serait celle-ci : la parenté entre mathématiques et musique doit être cherchée moins dans le nombre que dans l’usage de la lettre. Mathématiques et musique sont en partage d’écritures.

S’il y a bien une grande importance du Nombre en art, ceci ne singularise pas nécessairement la musique. Ce qui la singularise plus fortement serait le fait que c’est bien le seul art qui, stricto sensu, s’écrive. D’où des questions sur l’identité-différence entre écriture mathématique et écriture musicale, entre lettre mathématique et lettre musicale.

 

 

2. Quelques thèses sur l’écriture musicale.

 

La pensée musicale met en jeu une écriture. Elle nécessite en effet une mise à distance du matériau sonore ; composer s’avère ainsi un acte intransitif : ce n’est pas composer le son, comme on le dit trop facilement dans l’ère contemporaine. Ceci touche à une particularité significative du matériau musical, du son : son caractère à la fois évanescent et reproductible.

Le caractère non durable du son implique que composer ne revient pas à produire du son, comme peut le faire l’improvisation. Composer revient à prescrire, d’une manière ou d’une autre, une manière de vibrer pour un corps physique qui engendrera ce faisant des ondes sonores. Ce corps s’appelle en musique l’instrument et l’existence de ce corps perdure jusqu’à l’intérieur de la musique électroacoustique : non seulement parce que le son n’existe qu’engendré par des haut-parleurs mais, plus profondément, parce que le musical n’est pas le sonore. Je tiendrai même cette thèse que le phénomène musical naît avec le sentiment de causalités mécaniques associées aux sons perçus (causes virtuelles ou non, peu importe), et c’est d’ailleurs ce qui donne aujourd’hui tout son attrait aux méthodes de synthèse dites « par modèles physiques ».

Le lien entre évanescence et reproductibilité est étroit : c’est parce que le son a une cause en dehors de lui, parce que le son est émis, qu’il a à la fois l’évanescence et la reproductibilité de l’effet. D’où cette double caractéristique : le son est une trace (d’un corps), et en tant que trace il est intégralement reproductible. Ainsi de la voix humaine : elle est trace du corps humain qui l’émet en même temps qu’elle peut être parfaitement reproduite en l’absence de ce corps. La voix en ce sens n’est pas comparable à une image : l’image visuelle d’un corps, si elle en est bien aussi une sorte de trace, résulte cependant de la réflexion sur ce corps d’une projection de lumière. Une image n’est donc pas l’effet immédiat de la présence du corps : les corps ne sont pas lumineux et n’irradient pas (dans le spectre visible tout au moins). La voix, par contre, est une modalité de présence qui est en théorie parfaitement reproductible ; ainsi la voix reproduite reste bien la voix et non pas l’image de cette voix, et ce même en l’absence du corps qui l’a initialement engendrée.

L’acte même de composer est marqué de cette caractéristique : il ne produit pas le son lui-même (la trace, l’effet) mais la cause ou plus exactement la structure d’une cause possible. Il est de l’essence du matériau sonore qu’on ne puisse le stocker et qu’on doive plutôt en stocker les causes.

D’où plusieurs voies possibles en matière d’écriture musicale :

      1°) l’écriture sera conçue comme écriture du son (de même que composer est souvent posé, dans son horizon contemporain, comme composer du son).

Écrire serait alors l’acte de stockage des causes en vue d’une reproduction ultérieure. C’est là la position empirique dominante sur l’écriture musicale. Il y a alors trois manières de procéder :

- enregistrer des sons existants. La qualité de la reproduction dépend des seuls paramètres techniques. L’écriture est ici conçue comme une fonction.

- décomposer — analyser — le son selon des catégories physiques puis le resynthétiser. Ici l’écriture est conçue comme une mimétique de l’effet.

- inscrire directement les causes instrumentales qui engendrent les sons (logique de la tablature). Ici l’écriture est conçue comme une mimétique de la cause.

      2°) L’écriture sera conçue comme une structuration musicale ex nihilo, partant du vide de la partition et non pas de l’infini du matériau sensible. L’écriture est alors ce qui tire du vide un espace de pensée musicale et non pas ce qui transcrit une réalité sonore préexistante.

Dans ce cas l’écriture n’est plus une fonction et le rapport partition/résultat sonore n’est plus fonctionnel (en tous les sens du terme).

L’écriture n’est de même plus une mimétique (de l’effet ou de la cause), comme elle l’est dans les notations graphiques (les dessins : des neumes grégoriens aux partitions graphiques des années soixante-dix) ou dans les notations en tablature (des tablatures pour luths aux « tablatures pour ordinateurs » que sont les programmes informatiques actuels). En ce sens la partition n’est pas exactement une carte (ce que soutiennent certains compositeurs contemporains, tel Gérard Grisey) : il n’y a pas d’homéomorphisme entre son espace et celui des sons.

Au total l’écriture n’est ni nombre ni figure.

Il est vrai cependant que l’écriture musicale (au sens large : soit l’espace complexe de la partition) doit aussi assumer les conditions d’engendrement effectif du son. Ceci va aboutir à une hétérogénéité de toute partition dont on peut poser l’écart entre :

- d’un côté une écriture stricto sensu constituant l’instance de la lettre proprement dite ;

- d’un autre coté les notations disposées en une triple occurrence :

      * notations graphiques de résultats (ex. : crescendo)

      * notations en tablature (ex. : portamento)

      * notations à interpréter (ex. : tempo, phrasé…)

La thèse est alors qu’il n’y a pas d’écriture musicale sans lettre musicale et ce, quoique l’écriture musicale ne s’y réduise pas.

Ceci revient à formuler cette autre thèse : il est de l’essence de l’écriture musicale qu’elle soit hétérogène et ne s’identifie pas à l’instance de la lettre. Rousseau relève comme un obstacle cette hétérogénéité, l’appelant la « foule », « le tout fort embrouillé » ou la « multitude » des signes musicaux « inutilement diversifiés », ou encore « le fatras le plus ennuyeux qu’on puisse imaginer ».

Deux tentations pèsent sur cette hétérogénéité dans la musique contemporaine, deux tentations d’homogénéiser ce « fatras » :

      par le bas ; il s’agit alors de rabattre la partition sur son versant graphique. La lettre musicale est ici abandonnée et tout se donne en notations plus ou moins dessinées.

      par le haut ; il s’agit d’étendre l’ordre de la lettre et de traiter tout signe de la partition à ce régime. C’est ce à quoi procédera le sérialisme naissant, en une séquence qui fut cependant très brève (généralisation de la combinatoire à tous les paramètres au début des années cinquante…).

 

Écriture nomme donc ce qui institue la musique comme une pensée à la mesure de ce que écriture nomme que la musique part du vide (du silence) et non pas du son.

Écriture vient alors nommer un rapport en torsion interne, dans un redoublement intérieur. J’oppose en effet écriture (instance de la lettre) et notations ; or l’impossibilité de réduire l’une aux autres est ce qui fait l’écriture musicale elle-même : l’écriture est ce qui tient ensemble (dans un même espace : celui de la partition) ce qui ne saurait se réduire : écrire et noter.

Ou encore : écriture est ce qui tient-en-un un écart non fusionnable entre vide et infini, entre silence et son. Écart non fusionnable non seulement parce que composer ne consiste pas à transcrire du sensible (une improvisation par exemple) et qu’écouter ne revient pas à percevoir un matériau sonore entièrement tiré du vide (cet idéal, qui fut celui de Stockhausen dans les années cinquante, est réfuté dans la plupart des situations par le fait qu’on fait toujours de la musique avec des corps préconstitués : des instruments qui préexistent à l’œuvre…), mais plus fondamentalement parce qu’il y a impossibilité de rabattre écriture et perception. Très brièvement il y a :

      Ce qui ne se perçoit pas de l’écriture et de la lettre, soit :

         * les différences entre rythme et tempo,

         * les composantes élémentaires du tempo,

         * les calculs de l’écriture.

      Ce qui ne s’écrit pas du sensible comme tel, soit :

         * le tempo et l’agogique,

         * la fusion du timbre,

         * la continuité de la durée et de la Forme musicale (on n’écrit pas l’attente inhabituelle de la dominante au début du madrigal « Hor che’l Ciel e la Terra » de Monteverdi).

 

Thèse : la lettre musicale se constitue par la lettre de durée.

La lettre de durée supporte un double marquage (algébrique et géométrique) qui concentre en ce point tout l’écart global de la partition, l’écart entre écriture et notations, entre vide de la lettre et infini de l’espace.

 

On a ainsi suivi jusqu’ici l’enchaînement : pensée Þ écriture Þ lettre Þ durée, succession qu’on interrompra en ce point, refusant la déduction supplémentaire durée Þ nombre-chiffre qui est cependant abondamment suggérés depuis Aristote (« le temps comme nombre du mouvement »). Soit :

pensée Þ écriture Þ lettre Þ durée

mais pas : durée Þ nombre-chiffre

 

 

3. La lettre de durée

 

Quelques brefs rappels historiques sur « la lettre de durée ».

* Les durées n’étaient pas écrites du temps des Grecs ; le rythme du poème suffisait à les prescrire.

* L’écriture des hauteurs a devancé, au Moyen Âge, l’écriture des durées (à partir du XI° siècle transformation des neumes en points situés sur une échelle verticale : Guy d’Arezzo…)

* L’écriture des durées a véritablement été instituée à partir du XIII° siècle ce qui conduisit à l’explosion combinatoire des rythmes lors de l’Ars Nova (XIV°) suivie au XV° d’une sévère restriction (entraînant l’institution de la mesure…).

Il apparaît donc que l’invention de la lettre musicale de durée est une invention tardive et exclusive de la musique occidentale. C’est bien en ce point que se concentre la complexité de l’écriture musicale.

 

Plusieurs remarques à ce propos.

La durée de silence (qui s’écrit q ou Œ) est sans aucun référent, ni sonore (puisqu’elle n’est pas associée à une hauteur), ni physique (puisqu’elle nécessite l’existence d’un tempo pour être convertible en secondes). Poser qu’il existe, en un point au moins, un signe qui noue à la fois le son (comme matériau musical), le temps (comme enjeu propre de la musique) et l’écriture (comme matière singulière du travail de la pensée musicale) dispose un ordre écrit en rupture radicale par rapport à l’ordre sonore, un espace de la partition nullement coextensif aux lois perceptives. En ce sens, cette lettre, ce signe, concentre une coupure fondatrice de l’ordre scriptural et par là de la pensée musicale.

 

Étant un signifiant sans signifié auquel tout signifiant se réfère, cette lettre va être en position phallique au regard de l’écriture musicale. On peut à partir de là interpréter les positions sexuelles telles que Lacan les a définies au regard du signifiant phallique.

 

  La position masculine articulerait :

              "x F(x) soit : tout signe écrit, en tant qu’il est disjoint de la réalité perceptible, relève du signifiant de silence ; ou encore : tout signe écrit est marqué de la castration au regard du matériau sonore puisqu’il n’est pas en puissance du sonore et du sensible.

              $x ~F(x) soit : il existe au moins un point (de notation) qui désigne ce qui du sonore ne saurait s’écrire.

  La position féminine articulerait :

           ~$x ~F(x) soit : il n’y a rien qui ne s’écrive (ceci barre le fantasme graphique et improvisatoire qui s’auto-justifie du non-littéralisable)

           ~"x F(x) soit : tout ne peut s’écrire (ceci barre le fantasme sériel d’écriture totale).

 

On voit alors se dessiner une dissymétrie : la position masculine s’établit dans l’écriture (du point du silence) comme espace propre dont la consistance (à la fois comme ordre spécifique et comme ordre visant le sensible) est en dernière instance avérée du point minimal d’une notation (qui peut être celle du tempo, ou celle de l’agogique…). Cette position institue l’hétérogène de la partition comme champ d’écriture borné par des notations, ces notations fonctionnant comme la limite qui fait consistance de l’écriture.

La position féminine par contre est dans une position plus incertaine au regard de l’acte même d’écrire puisqu’elle est prise en battement entre deux énoncés dont aucun ne fait coupure par rapport à l’ordre sensible immédiat du monde sonore, monde sonore qui est (faut-il le rappeler ?) l’espace de prédilection du musicien et du compositeur. La position féminine s’installe dans le « pas-tout » de la partition puisque cette dernière n’est homogène ni du point de l’écriture ni du point des notations.

 

La durée est prise dans un système hiérarchique (un « feuilleté ») de mesure et de tempo : la mesure, le tactus, l’impulsion. D’où découlent des inscriptions qui s’avèrent redondantes comme J.-J. Rousseau nous le révèle en proposant de remplacer le dispositif d’inscription traditionnel suivant :

3/4| q q q | par celui-ci : 3/4|do, ré, mi| soit, avec les chiffres qu’il propose :

3/4|1, 2, 3|

Dans ce dispositif il apparaît que l’espace mesuré (par les barres de mesure, et les virgules chez Rousseau…) suffit à lui seul pour inscrire les durées.

Mais la lettre de durée inscrit en fait la complexité de trois notions simultanées :

      1) un point d’attaque (soit un instant).

Ceci est spécifié par la localisation de la lettre dans l’espace mesuré de la partition. Cette inscription peut être réalisée, séparément des deux autres notions, par la « petite note » sans durée [].

      2) un voisinage de ce point.

         - C’est un voisinage approximatif : il faut attaquer la note plus ou moins tôt selon la durée propre des transitoires d’attaque prescrits par la nature de l’instrument utilisé (si l’on joue d’un tuba, on attaquera plus tôt que si l’on joue d’une clarinette). De même la fin de la durée est imprécise ; par exemple elle n’est pas identique selon qu’elle est suivie ou non d’un silence :

| q Œ |  | q q |

         - C’est un voisinage qui est modelé par autre chose que par la seule lettre de durée (qui en approxime la mesure) : par les notations de phrasé, par le tempo…

      3) un second point (terminal) et par là un intervalle (entre les deux points) ; on inscrit ici une durée d’intervalle et non plus, comme dans le voisinage, une durée de déroulement.

Soit le schéma suivant qui rapporte la « courbe » acoustique (attaque-résonance-extinction) à son inscription musicale :

La lettre h (ou q) ramasse ces trois déterminations en un seul point sans intériorité, point appartenant à l’espace de la partition, point qui n’est pas un instant (l’instant est un point dans la temporalité), point qui sera situé le long d’un axe horizontal tracé géométriquement.

D’où découle un surcroît de clarté — tenant précisément à la redondance (la lettre renomme algébriquement l’espace mesuré où elle est située) — mais aussi une possibilité de calcul qui n’existe pas dans le système de Rousseau.

Brièvement, Rousseau renverse la notation traditionnelle.

      - Dans la notation traditionnelle, les hauteurs sont inscrites par spatialisation verticale (il n’y a pas, au sens strict, de lettre de hauteur) alors que les durées sont inscrites par des lettres spécifiques (les noires, blanches, soupirs…).

      - La notation de J.-J. Rousseau littéralise les hauteurs en les inscrivant par des chiffres alors que les durées deviennent inscrites par un simple découpage (de la spatialisation horizontale) dépourvu de lettres (on n’a plus que les barres de mesure et des virgules pour visualiser ce découpage mesuré), sans désormais recourir à des lettres de durée et, en particulier, à des lettres de silence (lequel n’est inscrit que comme 0, soit comme zéro de son, comme absence de hauteur).

On dispose ce faisant de bouts d’espace localisés et non combinables. Des calculs comme ceux-ci :

h = qq q + Œ q e ® e q q e ® h q……

soit les opérations de concaténation, division, rétrogradation, superposition, augmentation-diminution…, ensemble d’opérations qui ont proliféré à l’époque de l’Ars Nova puis au XX° siècle, sont inaccessibles par le système de notation de J.-J. Rousseau. On perçoit bien l’obscurité musicale que génère ce système en s’écartant des trois aspects concrets qu’inscrit la lettre de durée : l’instant d’attaque, son voisinage et l’intervalle entre deux instants.

 

Thèse : la lettre musicale est clair-obscure.

Elle est claire par sa redondance (algébrique) au regard d’une schématisation (géométrique) qui la rendrait théoriquement inutile.

Elle est obscure par le calcul aveugle qu’elle ouvre sur des signes qui inscrivent en vérité la gerbe de trois déterminations simultanées.

En ce sens, la lettre musicale diffère de la lettre mathématique, en particulier du x de l’algèbre lequel ne supporte pas de telles redondances ni de semblables multivocités.

Peut-être que la lettre de durée se rapprocherait plutôt de « lettres » mathématiques telles ∑ ou et, plus adéquatement encore, de la lettre l (telle qu’elle signifie dans le lambda-calcul), soit de lettres pointant l’existence d’un opérateur, opérateur de sommation ou d’intégrale, opérateur d’abstraction…

 

La musique contemporaine est aujourd’hui soumise à la tentation de déplier cette gerbe de déterminations d’au moins deux manières :

      1) en se proposant de tout géométriser, ou de tout figurer dans l’espace de la partition :

 ®

Dans ce cas, on perd la puissance de la lettre, en particulier sa puissance de calcul.

      2) en tentant de tout algébriser.

Par exemple :

 sera précisé en :

 

Ceci conduit à une complexification de l’écriture musicale traditionnelle qui tend à distinguer, au moyen de lettres différentes, des fonctions précédemment fusionnées en une seule marque.

On voit sur l’exemple suivant ce que peut donner le simple déplacement d’un petit motif rythmique :

 ®

Le décalage à l’intérieur de la mesure de l’instant initial rend plus difficilement lisible le geste rythmique élémentaire.

On pourrait comparer cela à la transformation de l’intégrale qu’instaure Lebesgue, dépliant différentes tâches assumées conjointement par la même inscription x dans l’intégrale de Riemann :

 ®

Dans la seconde expression, x n’intervient plus directement :

  Le domaine d’intégration est défini par les extremums de ƒ

  Le point est défini directement comme y

  L’élément d’intégration dµ ne procède plus directement de x et n’est plus constant.

Comme on a en fait un partage entre le « pas » dy et sa mesure dµ, on a au total un partage en quatre des fonctions assumées par x dans l’intégrale de Riemann :

domaine

point

- élément d’intégration ®

pas

mesure

 

Cette complexification de l’écriture musicale va aller de pair avec une crise de confiance musicale dans la note.

 

 

4. Crise de confiance dans la note de musique

 

La note était un peu comme un mot, ou plutôt comme une expression mathématique au sens où l’on parle d’expression mathématique pour des ensembles de lettres tels que ceux-ci :

         lx. (axn + byp + c)

        

On remarque que ces expressions, à la différence de mots, ont un statut non linéaire : elles sont marquées d’indices ou d’exposants, de pluralité des niveaux qui ne cantonnent pas l’expression à un déchiffrage univoque de gauche à droite. De même la note de musique est l’accrochage, autour d’une lettre de durée, d’autres paramètres qui sont succinctement :

      - la hauteur (par localisation verticale de la durée sur une échelle mesurée et figurée géométriquement) ;

      - l’intensité (par des notations dans la langue usuelle — piano, abrégé en p,… — ou figurée graphiquement — le crescendo -) ;

      - le timbre (par différentes notations : « hautbois », modes de jeux…)

C’est en ce sens que la durée musicale est un peu comme le signe d’une intégrale ; d’où qu’à continuer de la noter par une simple lettre, on n’en contrôle plus les opérations avec suffisamment de précision.

 

A quoi tenait la confiance dans la note ?

      1) Étant donné le caractère non fonctionnel des notes, il existait une bonne entente musicale entre compositeurs et interprètes sur l’usage à en faire. Il existait en particulier des styles qui prescrivaient comment les interpréter.

Le problème est en effet : comment relier les points de la partition en des lignes sonores continues (en phrases, en gestes…) ? Le point, qu’est la note, algébrise une sorte d’arête de l’espace sonore mais chacun sait que la musique existe dans les infimes courbures du phrasé, dans les « nuances ». La confiance dans la note était une confiance dans le fait qu’on pouvait immerger la structure algébrique de la partition dans un espace souple, muni d’une topologie car doté d’un style. Le style musical était l’existence inexplicite d’une telle topologie. Cette topologie n’était pas écrite mais elle était sue : on inscrivait Mazurka ou andante et ceci suffisait à se faire comprendre.

      2) Il y avait une relative lisibilité — adéquation, recouvrement — entre les structures écrites et les structures perçues. Les phrases, gestes, motifs, thèmes… étaient des entités à la fois visuelles et audibles. Ceci tenait — entre autre — au fait que la note était une gerbe relativement stable de paramètres :

- les hauteurs s’enchaînaient de manière en général peu distantes les unes des autres ;

- les durées étaient assez stables et se répétaient fréquemment ;

- les intensités variaient peu ;

- les modes de jeu également…

Il y avait donc une « continuité » des inscriptions discrètes dans lesquelles les coupures (sauts de registres, précipitations des durées, sforzandi…) se détachaient nettement.

La très grande mobilité des paramètres et la multiplication des notes (moins pour noter précisément des effets désirés que pour inscrire un discours musical plus fluide) vont alors créer une très grande instabilité. D’où un approfondissement de l’écart entre écriture et perception, entre structures écrites et structures perçues.

On peut également dire qu’il s’agit là d’un déplacement de la dialectique entre le local et le global : la durée fixait en effet à la fois un point muni d’un voisinage (données locales) et une région (un intervalle, soit déjà une donnée globale) en sorte que la région supérieure, faite de plusieurs notes — soit la « voix » musicale — était gagée par une stabilité antérieure de la note.

Aujourd’hui on assiste à la fois à un enfoncement à l’intérieur du voisinage et à une fragilisation de ce qui corrèle entre eux les voisinages et qui n’est plus lisible : le régional devient obscur, ce qui est relié au fait que la catégorie musicale de voix est elle-même devenue problématique, entraînant avec elle la problématisation de la catégorie de polyphonie.

La confiance dans la note, en ce qu’elle fixait une intériorité corrélée à l’enchaînement extrinsèque des notes (dans une voix), est ainsi atteinte.

D’où deux tendances :

      * Le pointillisme qui correspond au fait d’isoler la note et de perdre ses qualités extrinsèques. Cette tendance part de Webern et culmine dans certaines œuvres sérielles des années cinquante (comme le premier Livre de Structures de Boulez).

      * Le gestuel ou forçage exogène : le lien entre les notes est assuré par des gestes extrinsèques, qu’ils soient des gestes instrumentaux (on rencontre là ce penchant de la musique contemporaine à établir une nouvelle virtuosité : cf. Berio) ou qu’ils soient empruntés à une esthétique antérieure (cf. le cas du Schoenberg dodécaphoniste où la gestique est encore romantique alors même que la structure des hauteurs ne l’est plus).

 

Il y a aujourd’hui un éclatement de ces modalités d’écriture qui peut conduire jusqu’à une forme de schizophrénie de la partition lorsque celle-ci est partagé en deux mondes, l’un dévolu à l’écriture traditionnelle, l’autre à la figuration d’une partie électroacoustique ou informatique dont on ne sait plus que dessiner certains effets ou noter — en tablature — certaines actions mécaniques.

Cet éclatement se retrouve à l’intérieur de l’écriture musicale traditionnelle qui se découvre de moins en moins linéaire : il suffit de parcourir du regard une partition de Ferneyhough pour s’apercevoir que l’épaississement de la note ne permet plus de lire de manière univoque les différentes strates simultanées. Sans doute cette multivocité des parcours existait-elle déjà de manière embryonnaire dans la musique classique — le déchiffrage, par exemple, impliquait bien qu’on ne lise pas une partition de manière linéaire, de gauche à droite, mais en circulant de biais, tantôt saisissant d’un coup tel enchaînement harmonique, tantôt additionnant les voix… — mais on pouvait cependant en droit arriver à linéariser ce qui somme toute restait conçu comme superposition, qu’elle soit d’ordre polyphonique ou qu’elle soit d’ordre harmonique (superposition d’une mélodie et d’un accompagnement). Ces catégories s’effaçant dans la musique contemporaine, l’éclatement devient prééminent.

On perçoit donc la concomitance entre la perte de confiance dans la catégorie de note et celle dans la catégorie de voix. La corrélation des deux est manifeste chez J.-J. Rousseau : il ne s’attaquait pas à la catégorie de note (il ne voulait que réformer son mode d’inscription) en même temps qu’il souscrivait à la catégorie de voix, laquelle reste bien sa catégorie musicale prééminente.

 

 

5. Perception et « figuratif »

 

Si la note fonctionnait, c’est aussi parce qu’elle était élément d’une voix musicale ; ceci assurait une stabilité de la perception si l’on entend par perception la construction d’objets musicaux, de gestalt par « intégration » des différentes composantes de la note.

En effet la perception, pour poursuivre la métaphore de l’intégration mathématique, n’opère pas comme l’intégrale de Riemann au fil du temps, par prolongements locaux successifs mais plus globalement, par saisie de l’objet dans son ensemble, par prise en compte des récurrences affectant les hauteurs, par mesure de ce qui compte pour l’oreille (à partir des effets sur l’axe des y du paramétrage temporel). En ce sens, l’intégrale de Lebesgue constituerait une bonne métaphore de la perception. La perception, qui est toujours une opération d’ordre global, est perception d’une région et non d’un point ; elle consiste à constituer cette région en objet musical par intégration des évolutions du biais de paramètres autres que le paramétrage temporel.

 

On touche là en passant à la question du figuratif et du non-figuratif, question sur laquelle je voudrais faire quelques remarques conclusives.

On pourrait définir la perception comme la part figurative de l’activité d’audition, comme son opération de discernement et de construction d’objets musicaux, de gestalt.

Notons que le terme figuratif a un grand usage dans le discours musical contemporain :

         - dans le rapport figuration — formalisation,

         - dans la tension figure — geste,

         - dans la problématique de la figure rhétorique.

C’est dire l’ampleur de l’usage actuel du terme figuratif. En nous limitant ici un peu, on pourrait dire qu’il y a au moins deux aspects de la question du figuratif en musique :

      a) Dans le rapport entre partition et audition.

On poserait ici la question : ce qui est inscrit dans la partition figure-t-il ce qui s’entend ? Figuratif signifierait ici quelque chose de transitif — ce qui transite de la partition vers l’audition -. Selon la distinction proposée, l’écriture musicale serait alors non figurative alors que les notations seraient figuratives, figuratives soit du son-effet, soit du geste-cause.

      b) Dans l’audition même.

On poserait alors la distinction entre perception et audition en tenant que la perception serait la dimension figurative de l’audition, celle qui y organise des objets, non pas que nécessairement elle signifie (qu’elle implique des référents extérieurs à la musique, qu’elle narre…) mais seulement qu’elle crée des figures sonores identifiables comme telles. La perception, part figurative de l’audition, s’opposerait alors à l’écoute, laquelle opérerait sur les entailles du son, sur ses transitoires, sur ces mille nuances indiscernables les unes des autres qui font au bout du compte qu’il y aura eu ou qu’il n’y aura pas eu de musique.

Ici figuratif fonctionne en un principe intransitif puisqu’il ne s’agit plus de figurer quelque chose mais seulement d’instaurer un régime de figuration.

 

*

Le courage d’écrire la musique, plus encore que d’écrire de la musique, le courage somme toute de la lettre musicale, s’avère requis, aujourd’hui plus que jamais, pour qu’existe une pensée musicale.

 

***



[1] Ce texte est celui d’une communication faite le 26 mai 1992 au séminaire organisé par Alain Herreman à Jussieu

[2] Métaphysique. Livre Lambda

[3] Manuscrits de 1844, p. 144

[4] L’écriture mathématique : Prologue.

[5] in « Quoi, quand, comment ? La recherche musicale » IRCAM-Bourgois ; p. 275

[6] Le Style et l’idée p. 371

[7] Manuscrits de 1844, p. 93

[8] Problèmes de linguistique générale, Tome I

[9] Cf. A. Szabo.

[10] Cf. Projet concernant de nouveaux signes pour la musique (1742)

[11] Dissertation sur la musique moderne, p. 200

[12] id. p. 202