Comment lire, en musicien, un livre de philosophie portant sur la musique ?

(À propos de l’énonciation philosophique dans le livre de Bernard Sève : L’altération musicale [a])

Samedi d’Entretemps – Ircam, 10 janvier 2004

 

 

François Nicolas

 

 


A. Des rapports entre musique et philosophie

A.I. Rapports de la philosophie à la musique

Pour l’essentiel, une philosophie particulière peut se rapporter à la musique de deux manières [1].

A.I.1. Évaluation philosophique d’une singularité en musique

Il y a d’abord ce que j’appellerai l’évaluation philosophique d’une singularité musicale.

— Il s’agit ici non pas de « la » musique comme singularité mais d’une singularité apparue dans la musique, disons d’une nouveauté ou d’une création musicales — une Œuvre, un style, une nouvelle modalité de la pensée musicale —.

— Il s’agit là d’évaluer philosophiquement cette nouveauté musicale, au sens d’établir sa valeur philosophique (et non pas musicale !) c’est-à-dire sa capacité ou non de conditionner le travail proprement philosophique.

Par exemple :

o         Au 17° siècle, Descartes entame son travail philosophique d’un Compendium Musicæ tentant de saisir philosophiquement la nouveauté musicale générée par la création d’un solfège, d’une écriture spécifiquement musicale, dotant la musique d’une nouvelle forme de consistance [2].

o         Au 18° siècle, Rousseau s’efforce d’évaluer philosophiquement les conséquences de la mélodie italienne qui supplante l’antique contrepoint et l’ancienne polyphonie.

o         Au 19° siècle, Nietzsche fonde son entreprise philosophique sur la conviction que la musique de Wagner délivre la figure de pensée dont son temps a besoin.

o         Au 20° siècle enfin, Adorno propose de prendre philosophiquement mesure du surgissement musical de l’École de Vienne [3]: « Une philosophie de la musique aujourd’hui ne peut être qu’une philosophie de la musique nouvelle » [b].

Dans tous ces cas, l’évaluation philosophique d’une nouveauté musicale s’articule à la production d’une nouveauté philosophique, soit localement — un nouveau concept philosophique par exemple —, soit plus globalement — une nouvelle conception de la philosophie —. Ainsi :

o         Descartes prend appui sur son Abrégé de musique pour élaborer sa nouvelle conception de la méthode philosophique.

o         Il s’agit pour Rousseau de s’appuyer sur la musique pour penser comment la nouvelle figure philosophico-politique du sujet doit se rapporter à la Nature.

o         Nietzsche de son côté s’adosse à la musique de son temps pour élaborer la figure philosophique de Dionysos puis le concept de volonté de puissance, la musique confirmant ainsi la possibilité d’un dépassement du nihilisme [4].

o         Pour Adorno enfin, prendre mesure philosophique de ce qui se passe en musique au début du XX° siècle implique de réexaminer philosophiquement la dialectique en sorte de dégager le nouveau concept d’une dialectique négative [5].

A.I.1.a. Effet en retour de cette évaluation sur la musique

Dans chacun de ces cas, l’entreprise proprement philosophique n’affecte pas immédiatement le monde musical lequel continue de vaquer à ses propres tâches sans trop se soucier de ce que peut en dire tel ou tel philosophe. Un éventuel effet en retour d’une telle entreprise philosophique sur la musique n’interviendra que de manière chronologiquement décalée.

o         Pour trouver trace proprement musicienne de la nouvelle « méthode » cartésienne, il faut sauter un siècle et se reporter à Rameau : « La musique est une science qui doit avoir des règles certaines ; ces règles doivent être tirées d’un principe évident, et ce principe ne peut guère nous être connu sans le secours des mathématiques. » [c]. Il s’agit là clairement pour Rameau d’élaborer une rationalité de la musique qui soit à hauteur des nouvelles exigences cartésiennes en matière de raison. En assumant le nouveau conditionnement par la philosophie de Descartes, Rameau invente non seulement une nouvelle théorie musicale mais surtout une nouvelle manière de théoriser la musique, une nouvelle acception de ce qu’une théorie musicale peut et doit être.

o         Passons sur Rousseau qui s’est chargé à la fois des tâches philosophiques et de leur effet en retour sur la musique ce qui a sans doute contribué à détourner les musiciens de s’intéresser à sa philosophie. Mais ne faudrait-il pas réexaminer cette question d’une possible influence rousseauiste sur la musique en allant voir du côté des musiciens pratiquant « les modèles naturels » ?

o         En ce qui concerne Nietzsche, l’examen de l’influence en retour de sa philosophie sur les musiciens mériterait une étude qui, à ma connaissance, n’a pas encore été menée. Je ne parle pas bien sûr d’un usage musical des textes nietzschéens (lieder, cantates, etc.), souvent pratiqué mais guère significatif tant les musiciens sont habitués à faire un usage « non-signifiant » des textes qu’ils « mettent en musique »… Pour trouver effet en retour véritable de Nietzsche sur la musique, il faudrait plutôt aller voir du côté d’un Jean Baraqué, qui se situe un siècle plus tard (comme Rameau par rapport à Descartes).

o         Quant à Adorno, il est sans doute trop tôt pour déceler un véritable effet en retour de sa dialectique négative sur les musiciens, le débat proprement philosophique sur ce nouveau concept n’étant à vrai dire qu’à peine amorcé.

A.I.1.b. Trois thèses

Il semble alors possible de formuler les trois (hypo-)thèses suivantes.

                      1. L’origine musicale est oubliée

Quand une création philosophique (méthode, concept, conception philosophiques…) a été initiée par évaluation d’une singularité musicale, son éventuel effet en retour sur la musique est dissocié de la singularité musicale qui a stimulé la création philosophique en question.

o         Ainsi la théorie ramiste de la musique n’a nul besoin de faire jouer un rôle spécifique au solfège et à l’écriture musicale pour se constituer comme cartésienne.

o         Ainsi Barraqué peut s’interroger sur la projection possible de la pensée nietzschéenne sur la musique sans aucunement se référer pour cela à Wagner, et moins encore à Bizet [6].

o         Quant à Adorno, s’il est trop tôt, comme on l’a dit, pour déceler quelque effet en retour de sa dialectique négative sur les musiciens, on pourrait pronostiquer qu’une éventuelle « musique informelle » verra le jour moins chez des héritiers du sérialisme que dans de tout autres horizons de pensée musicale, n’ayant d’ailleurs peut-être pas grand-chose à voir avec ce qu’on a coutume d’appeler en France « musique contemporaine »…

Bref, l’effet en retour sur la musique suppose un effacement de l’occasion musicale première, l’oubli de l’origine musicale (mais pas nécessairement sa forclusion [7]).

                      2. L’effet en retour se fait sur l’intellectualité musicale

Deuxième thèse : un éventuel effet en retour se fait moins dans la musique proprement dite que chez les musiciens : la singularité philosophique produite par évaluation d’une singularité musicale fait effet en retour moins sur des œuvres musicales que sur ce que j’appelle l’intellectualité musicale c’est-à-dire les cogitations propres de ces musiciens qu’on dira pensifs [8]— ceux qui se soucient, en plus de leurs tâches légitimes de musiciens (composer, jouer…), de projeter la pensée musicale à l’œuvre dans la langue naturelle, en discours théoriques ou littéraires —. Je reprendrai plus loin les caractéristiques propres de cette intellectualité musicale.

                      3. Dans l’effet en retour, il en va d’une compatibilité entre philosophie et intellectualité musicale

Les musiciens pensifs qui s’intéressent à une telle création philosophique sont en fait soucieux d’un temps de la pensée, de mettre la pensée musicale et musicienne à hauteur de la pensée philosophique de leur époque. Il peut alors s’agir d’appliquer les nouvelles exigences philosophiques à l’intellectualité musicale (cf. Rameau) mais il peut n’être question que d’assurer une compatibilité entre ces deux modes très différents de pensée que constituent philosophie et musique.

À ce titre, l’intellectualité musicale peut très bien se trouver sous condition d’une philosophie dans la constitution de laquelle la musique n’a joué aucun rôle notable, soit que cette philosophie n’ait rien dit de significatif sur la musique (voir par exemple Spinoza, ou Kant, ou Heidegger [9]), soit qu’elle ait traité de la musique sous un tout autre angle que celui mobilisant l’intellectualité musicale. D’où notre second type.

A.I.2. Définition philosophique de la singularité de la musique

Il est une seconde manière pour une philosophie donnée de se rapporter explicitement à la musique : il ne s’agira plus pour cette philosophie d’évaluer une singularité apparue dans la musique mais cette fois d’évaluer la musique comme singularité en tant que telle. Cette voie philosophique a pour cible particulière la production d’un concept de la musique comme telle, ce qu’on appellera une définition philosophique de la singularité musicale comme telle.

Donnons quatre exemples de cette manière philosophique de faire [10] :

o         St Augustin, bien sûr : « La musique est la science du bien moduler » [11] et « du bien se mouvoir »[12], soit la musique comme art-science du mouvement (autant dire de la temporalité entendue comme appropriation subjective du temps).

o         Leibniz ensuite : « La musique est un exercice d’arithmétique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il compte » [13], soit la musique comme exercice subjectivement singularisé de la combinatoire.

o         Hegel aussi pour qui la musique est l’art par excellence de l’intériorité subjective, l’art romantique (de l’époque donc de la mort de l’art) de la pure intériorité du sujet.

o         Schopenhauer enfin : « La musique est un exercice de métaphysique inconscient dans lequel l’esprit ne sait pas qu’il fait de la philosophie » [14], et la musique comme image-reproduction immédiate de la volonté.

L’enjeu philosophique n’est plus ici le même que dans le type nommé évaluation. Il ne s’agit plus ici de remanier la philosophie en sorte de la mettre à hauteur de ce qui s’est passé dans la musique. Le conditionnement de la philosophie par la musique n’étant plus ici un point de départ, il s’agit que la philosophie, en définissant la musique, explicite son rapport à la musique sous forme de quelque directive philosophique : faut-il philosophiquement se méfier de la musique ou plutôt s’en inspirer, faut-il la promouvoir ou la mettre sous tutelle, etc. ?

A.I.2.a. Effet en retour de cette définition sur les musiciens

L’effet en retour de cette définition philosophique sur la musique est plus difficile à caractériser : les musiciens n’ont guère de raison de se sentir convoqués par une nouvelle définition philosophique de la musique. Que pourrait d’ailleurs bien vouloir dire pour un musicien que de se tenir à hauteur d’une définition philosophique de son art, ou de s’en considérer contemporain ? Cela n’a nul efficace, autre que l’éventuel plaisir narcissique du musicien de voir ainsi rehausser son art — à moins que ce ne soit une blessure si le philosophe rabat les prétentions de la musique… —. Cette indifférence du musicien à une définition philosophique de la musique a des raisons que je rassemblerai selon les quatre thèses suivantes.

                      1. Pour le musicien, nul besoin de définir la musique

Le musicien se passe très bien d’une définition de la musique [15]. Définir ou pas définir la musique constitue à ce titre une pierre de touche entre pensée philosophique et intellectualité musicale. Pour le musicien, la musique forme un monde à part, le monde de la musique, dans lequel il œuvre, monde qu’il sillonne, dans lequel il entre et sort ad libitum. Or un monde ne se soutient nullement d’une définition ; un nom propre y suffit, et celui de Musique suffit amplement au musicien. Le musicien se souciera bien sûr de comprendre ce monde singulier, ce qui le compose, de quoi se soutient sa consistance propre de monde, comment « il marche » comme monde, etc. Bref, le musicien travaillera aux caractérisations actives du monde de la musique mais, pour ce faire, nul besoin subjectif d’une définition.

                      2. Conséquence : la définition suscite l’antiphilosophie du musicien

Le musicien, confronté à une définition philosophique de son art ou de son monde, va évaluer celle-ci comme une notion pour lui stérile, comme une entreprise qui ne colle pas à sa réalité musicienne, qui n’a pas prise sur sa pratique en intériorité, sur l’activité subjective du musicien. Le musicien devra donc — c’est une nécessité subjective — dénigrer la définition philosophique comme étant inadéquate à ce qu’il connaît, lui, de l’intérieur même du déploiement musical. Bref, le musicien, face à une telle définition qui lui vient de la philosophie, va nécessairement adopter un point de vue anti-philosophique : qui ne connaît les haussements d’épaule que génèrent chez les musiciens les définitions de la musique rapportées plus haut !

                      3. Pas d’effet en retour d’une telle définition sur la musique

Au total, cette seconde manière pour la philosophie de se rapporter à la musique ne génère pas d’effet en retour interne à l’intellectualité musicale. Certes ces définitions philosophiques suscitent leur cortège de discours universitaires [16], de gloses scolastiques, de commentaires académiques, mais la pensée musicienne n’en est pas directement affectée puisque « définir » ne délivre au musicien aucune prise intérieure.

S’il y a alors influence sur la musique d’une philosophie ayant dans un de ses détours défini la musique, ce ne sera pas au nom de cette définition mais pour de tout autres raisons qui nous renvoyent à ce que j’ai dit plus haut de la compatibilité et de la compossibilité entre intellectualité musicale et philosophie : par exemple, pour le musicien soucieux pour son art de dialectique hégélienne, peu importe ce que Hegel a bien pu dire de la musique, et comment il a pu la définir — le musicien s’estimera toujours plus compétent que le philosophe pour penser son art — ; s’il se tourne vers le philosophe, ce ne sera nullement au titre que le philosophe saurait mieux penser la musique que le musicien mais au titre du fait qu’il pense d’autres « choses » que lui, et sous d’autres modes.

                      4. Une homonymie entre concept philosophique et catégorie musicale

Tout ceci conduit à cette quatrième thèse : ce que désigne le mot « musique » dans une définition philosophique et ce que désigne le même mot pour un musicien ne se recouvrent nullement. Il y a homonymie et donc contresens à faire équivaloir un mot (mot-concept) pris dans un énoncé philosophique et le même mot (mot-notion ou mot-catégorie) pris dans un énoncé musicien. Beaucoup de gloses révèlent leur absence d’enjeux dans ce type de contresens qui, seuls, les rend possibles [17].

A.I.3. Rapports philosophiques entre évaluation et définition

En ce point, le musicien est alors contraint de se demander : quelle est la consistance propre de la philosophie qui à la fois rend compte qu’il y ait deux manières aussi différentes pour la philosophie de se rapporter à la musique et qui cependant les unifie en une même discipline de pensée faisant face à la musique et à l’intellectualité musicale ?

A.I.3.a. Incompatibilité entre évaluation et définition

Notons d’abord les incompatibilités entre les deux approches philosophiques de la musique.

Il faut relever que la première approche (l’évaluation) ne produit nulle définition générale de la musique. Les philosophies du premier type se contentent de caractérisation très générale de la musique : à proprement parler, elles ne produisent aucun concept philosophique de la musique comme telle.

o         Ainsi Descartes se contente, en tête de son Compendium, de cette caractérisation de la musique : « sa fin est de plaire, et d’émouvoir en nous des passions variées » [18].

o         Rousseau, lui, use de cette définition non moins banale : « Musique, s.f. Art de combiner les sons d’une manière agréable à l’oreille. » [d]

o         Nietzsche et Adorno, à ma connaissance, n’éprouvent pas le besoin de convoquer de semblables définitions scolaires et sans enjeux.

À l’inverse, les philosophes qui bâtissent une définition-concept de la musique n’accordent pas à cette dernière une place véritablement stratégique dans leur philosophie [19]. Somme toute, la définition philosophique alors produite est un placement conceptuel dans un système philosophique général plutôt qu’un point névralgique de son édification ou de son remaniement.

A.I.3.b. « Sujet » et « vérité »

Par-delà ces écarts, les deux types d’approche de la musique partagent cependant cette caractéristique d’être philosophiques. En quel sens ?

Au sens, me semble-t-il, où toutes deux étudient la musique en vue d’en dégager la figure singulière qu’y prennent les concepts proprement philosophiques de sujet et de vérité. Le propre de la philosophie n’est donc pas ici de réfléchir la musique (l’œuvre musicale le fait très bien sans mots, et les musiciens le font très bien avec leurs mots à eux) mais de saisir ce qui de la musique (globalement — définition — ou localement — évaluation —) peut nourrir la problématique philosophique en matière de sujet et de vérité (et ce quelle que soit la manière philosophique de formuler ces deux soucis).

Ainsi l’évaluation spécifiquement philosophique d’une singularité musicale concernera la manière dont cette singularité incite à repenser et remanier les concepts philosophiques de sujet et de vérité. Et, de même,  une définition de la musique comme singularité vaudra comme définition philosophique à mesure du fait qu’elle caractérisera la manière dont vérité et sujet opèrent en musique.

Revenant à nos exemples philosophiques précédents, on pourra ainsi dire que

o         Pour St Augustin, la musique est un rapport savant à la temporalité subjective.

o         Pour Descartes, la musique aide à penser le sujet réflexif de la nouvelle méthode philosophique.

o         Pour Leibniz, la musique est le lieu d’une articulation singulière du calcul (figure de la vérité) et de l’inconscient (figure de la subjectivité).

o         Pour Rousseau, la musique aide à penser le libre rapport à la Nature du nouveau sujet.

o         Pour Hegel, la musique est l’art de l’intériorité subjective à l’époque de la mort de l’art (c’est-à-dire de l’extinction de l’art comme puissance propre de vérité).

o         Pour Schopenhauer, la musique est exercice singulier de la volonté.

o         Pour Nietzsche, la musique aide à penser les figures subjectives visant à dépasser le nihilisme contemporain.

o         Pour Adorno, la musique et ses « contenus de vérité » suggèrent une nouvelle figure subjective de la dialectique.

A.I.4. Troisième manière : l’essai

Si l’on voulait être exhaustif, il faudrait indiquer ici une troisième manière pour la philosophie de se rapporter à la musique, manière moins ambitieuse philosophiquement et que j’appellerai celle de l’essai philosophique sur la musique.

L’exemple le plus probant de cette troisième manière nous est donné par Jankélévitch dont les livres sur la musique regorgent de notations qui sont peut-être d’autant plus stimulantes pour le musicien qu’elles se veulent philosophiquement « presque-rien »…

Un exemple moins probant nous en est donné par les essais du premier Adorno : sa Philosophie de la nouvelle musique, par exemple, ne mériterait guère un examen proprement philosophique si son auteur n’était celui qui, bien plus tard, rédigera la Dialectique négative…[20]

A.II. Rapports de la musique à la philosophie

La manière dont la philosophie entreprend pour son propre compte de « penser la musique » doit être rapportée aux manières proprement musicales de le faire. Car « penser la musique » se dit en plusieurs sens, entre autres selon le sens donné à « penser » et à « musique »…

Distinguons trois grandes manières de « penser la musique ».

A.II.1. La pensée musicale de l’œuvre

Il y a d’abord que l’œuvre pense la musique : non pas que l’œuvre se pense mais qu’elle pense la musique qu’elle met à l’œuvre : la musique est une pensée à l’œuvre. Appelons cette pensée — qui, bien sûr, n’est pas verbale ni même langagière — pensée musicale.

Point remarquable : l’œuvre non seulement pense la musique, mais pense aussi la pensée qu’elle est. L’œuvre est pensée de la pensée, pensée au carré (réflexive, si on veut) : elle pense la trajectoire musicale qu’elle prolonge (toute œuvre se rapporte à d’autres œuvres) mais ce faisant qu’elle infléchit — l’œuvre n’est pas simple répétition d’autres œuvres — et l’œuvre pense cette inflexion « en même temps » qu’elle pense le prolongement : pour filer la métaphore mathématique de la courbe, l’œuvre pense non seulement la tangente de la trajectoire musicale au point où elle l’épouse (un certain état dynamique de la situation musicale où s’inscrit l’œuvre pour la compléter) mais pense aussi la dérivée seconde (ou dérivée de la dérivée) c’est-à-dire la courbure qu’elle va lui imposer (le tournant propre que l’œuvre veut donner à la dynamique musicale dont elle hérite). Ou encore : l’œuvre pense la généalogie des œuvres par rapport auxquelles elle se réfère — positivement ou négativement —, généalogie qui cependant n’est pas décalque de la chronologie mais plutôt sa déformation, généalogie qui ainsi prend position par rapport à l’état musical des choses pour à la fois le compléter et le corriger, le déformer, le déplacer.

A.II.2. L’intellectualité musicale du musicien

A.II.2.a. Sa forme propre

Le musicien, lui, est scindé entre d’un côté la pensée musicale à l’œuvre à laquelle il participe (en l’écoutant ou en la composant), à laquelle il prête son corps (en la jouant) et d’un autre côté le verbe qui est son environnement propre. Le musicien pensif aura en effet ceci de propre qu’il va tenter de projeter la pensée musicale dans le verbe. Il va tenter de capter dans la langue cette pensée musicale qui se déploie hors du langage. Et il va pour cela produire des discours de différents types : certains d’ordre plus théorique (c’est ici mon cas), d’autre de type plus littéraire.

Le musicien pensif pense donc la musique de deux manières — c’est son écartèlement propre — :

— l’une, en faisant de la musique, en la jouant, en l’écrivant, en l’écoutant, sans faire usage de mots, sans verbaliser, en pensant directement en sons comme un peintre pense en couleurs, un mathématicien en équations ou en figures ; ici le musicien participe simplement de la pensée de l’œuvre, de la pensée à l’œuvre. Il n’y a pas ici d’autonomie de pensée (musicienne) par rapport à la pensée musicale.

— l’autre en verbalisant, en catégorisant, en parlant, en projetant la pensée musicale (celle qui est faite de sons) dans la langue, dans le réseau langagier des mots.

Tout ceci concerne les attributs formels de l’intellectualité musicale.

A.II.2.b. Son contenu particulier

Mais la pensée propre du musicien pensif, l’intellectualité musicale donc, se singularise également par des attributs de contenu.

Le musicien en effet a quelque chose de propre à penser, que l’œuvre musicale ne pense pas, ne saurait penser : ce n’est pas l’œuvre (car l’œuvre se pense déjà toute seule), ce n’est pas la musique (car l’œuvre pense déjà la musique à l’œuvre, et l’écrit, et l’écoute), c’est le monde de la musique. Le musicien a à penser ce monde singulier, qu’il voit comme un monde parmi d’autres (il passe son temps à circuler entre différents mondes, il est un visiteur du monde de la musique plutôt qu’un habitant : les véritables « habitants » du monde de la musique, ce sont les œuvres musicales). Pour l’œuvre, le monde de la musique n’existe pas (comme monde), alors qu’il existe comme tel pour le musicien. Pour le musicien, ce monde existe comme monde et il a en charge propre de le penser, non pas en sons mais en mots, non pas musicalement (cela n’aurait rigoureusement aucun sens) mais « musiciennement ».

Je dis cependant intellectualité musicale et non pas intellectualité musicienne [21] car l’enjeu de cette intellectualité, c’est la musique plutôt que le musicien. Pour l’intellectualité musicale, la musique n’est pas un objet car l’intellectualité musicale se déploie de l’intérieur même de la pratique musicale et dans l’orbite d’une musique apte à se penser.

Ce contenu propre de l’intellectualité musicale peut se décliner selon quatre thèmes, que l’œuvre musicale ne saurait connaître :

                      Quatre thèmes :

— Il s’agit pour l’intellectualité musicale de penser l’écriture musicale en musicien : penser sa singularité, par rapport aux autres arts (qui, eux, n’ont pas d’écriture qui leur soit propre), par rapport à la mathématique (et son chiffre), etc. Ceci relève du musicien car ce problème découle d’une vision de la musique comme monde, vision que n’a pas et ne saurait avoir l’œuvre musicale.

— Il s’agit pour l’intellectualité musicale de penser l’écoute musicale en musicien : penser la singularité de l’écoute musicale par rapport à d’autres types d’écoute. La musique n’a pas l’exclusivité de l’écoute, mais elle en a produit et mis à l’œuvre une modalité originale. Comment circonscrire cette singularité ? L’œuvre, qui ne connaît et pratique que l’écoute proprement musicale, ne saurait le faire. Le musicien, qui lui entend de différentes manières, se pose légitimement la question. Son enjeu reste, non pas tant de se comprendre, lui, comme musicien mais de comprendre la singularité de l’écoute musicale.

— Il s’agit pour l’intellectualité musicale de penser en musicien la pensée musicale à l’œuvre, l’œuvre comme pensée musicale. Penser par exemple la dialectique et la logique musicales en leur spécificité.

— Il s’agit pour l’intellectualité musicale de penser le monde de la musique, et son autonomie non autarcique. Penser également les rapports entre mondes : entre le monde de la musique et les autres mondes ou lieux de pensée. Non seulement penser la musique avec d’autres types de pensée mais penser dans quelles conditions ce « penser avec » est-il possible pour le musicien [22].

C’est à ce dernier titre que le musicien pensif rencontre les autres pensées — et en particulier la pensée philosophique — en sorte qu’opère un conditionnement en retour de la philosophie sur la musique : le monde de la musique, pour être autonome [23], n’en est pas pour autant suspendu dans le vide, et le musicien, qui circule sans cesse entre les mondes, est au premier titre le véhicule des échanges entre le monde de la musique et les autres mondes de la pensée. Plus essentiellement, on peut soutenir qu’il y a des conditions (non musicales) de possibilité d’un tel monde de la musique sans que ceci institue sur ce monde des tutelles exogènes et rature ce faisant son autonomie : on appellera historicité et historialité du monde de la musique le jeu de ces conditions non musicales de possibilité [24].

Pour ce qui nous occupe ici, l’intellectualité musicale n’existe donc que sous conditions d’autres intellectualités, philosophique en particulier, mais également mathématique et physique (acoustique !), poétique et architecturale, politique et psychanalytique, etc. Pour le musicien pensif, ceci prend la forme d’un souci de compatibilité-compossibilité-contemporanéité avec telle ou telle de ces intellectualités non musicales.

La question d’une telle compatibilité se pose a fortiori lorsqu’il s’agit d’un autre type d’intellectualité que musicale qui porte spécifiquement sur la musique.

A.II.3. Les pensées en extériorité…

Il y a en effet une troisième manière de « penser la musique » qui, cette fois, n’est ni musicale, ni musicienne mais scientifique, ou — pourquoi pas ? — politique, ou psychanalytique, ou poétique… ou philosophique.

La musique tend à être constituée en objet dans des discours en extériorité. Le « penser » en question sera fonction de la discipline de pensée considérée : il sera normé non par des exigences proprement musicales mais par celles de la philosophie, ou des mathématiques, ou de la psychanalyse… Ce que désignera, dans un tel type de pensée, le mot « musique » sera également fonction endogène de cette discipline : nulle raison pour que ceci recouvre ce que veut dire le mot « musique » pour le musicien pensif…

*

Au total, et comme indiqué précédemment, l’intellectualité musicale — celle qui soutend ici mon propos — se tiendra sous conditions de ces pensées « extérieures » — en particulier philosophique — pour tenter de projeter dans la langue du musicien la pensée musicale à l’œuvre et, par là, de penser en musicien le monde de la musique.

À ce titre, évaluer musicalement un livre de philosophique sur la musique, ce sera apprécier la manière dont ce livre peut ou non conditionner l’intellectualité musicale : avec quel type d’intellectualité musicale le propos philosophique soutenu est-il compatible, compossible ? Contribue-t-il à constituer un espace contemporain de pensée dans lequel l’intellectualité musicale pourrait alors vouloir s’inscrire ?

*

Entreprenons, sur ces bases, de lire, en musicien pensif, un récent livre philosophique sur la musique : celui de Bernard Sève intitulé L’altération musicale.


B. De la philosophie à l’œuvre dans le livre de Bernard Sève

Posons-nous à propos du dernier livre de Bernard Sève les questions suivantes :

o         De quel type relève ce livre de philosophie sur la musique : évaluation, définition, simple essai ?

o         Quel type de rapport de la philosophie à la musique prescrit-il ?

o         Peut-on préciser le type de « vérité » philosophique qui est ici attribuée à la musique ?

o         Peut-on déceler le type de « sujet » philosophique dont la musique est ici créditée ?

Ces questions, comme on le voit, sont plus philosophiques que musicales. Ceci tient à ce que j’ai indiqué précédemment : évaluer le conditionnement philosophique possible d’un tel livre sur l’intellectualité musicale passe par une évaluation de sa consistance proprement philosophique : « ce qui y est dit de la musique » ne saurait, sans contresens rédhibitoire, être séparé de son énonciation proprement philosophique. Il ne saurait donc s’agir ici de mettre à l’épreuve l’exactitude musicale du propos philosophique soutenu dans un tel livre [25] : y eut-il, d’ailleurs, des « erreurs », des « déformations », des « contorsions » — ce qui n’est guère le cas dans ce livre musicalement instruit —, qu’il serait de toutes les façons « musiciennement » plus intéressant de les analyser comme symptômes philosophiques, comme éléments signifiants, comme forçages de pensée plutôt que d’entreprendre maniaquement de rétablir une exactitude musicale bafouée.

Plutôt que de lire ce livre en y prélevant tel ou tel ensemble d’énoncés pour les discuter en musicien, je préfère donc enquêter sur la position d’énonciation de ce livre : longue enquête, et sinueuse, comme on va le voir, mais, je l’espère, fructueuse.

B.I. De l’énonciation philosophique de ce livre

B.I.1. De quel type de livre philosophique s’agit-il ici ?

B.I.1.a. Livre de philosophie ?

Il n’y a apparemment pas d’ambiguïté sur le statut philosophique de ce livre : « le présent livre se pense lui-même comme un livre de philosophie. » [e]

Mais alors comment le situer par rapport aux types proposés précédemment, types que Bernard Sève distingue à sa manière : « La notion de philosophie de la musique est équivoque, selon que « la musique » est un objet auquel s’applique une démarche philosophique établie par ailleurs (Platon), qu’elle est la source d’inspiration même de la démarche philosophique (Adorno), ou qu’elle est les deux à la fois (Schopenhauer) » [f] ?

B.I.1.b. Quel type de livre philosophique ?

                      Évaluation philosophique ?

À l’évidence, ce livre ne vise pas à évaluer philosophiquement l’avènement circonstanciel d’une singularité dans le champ musical. Le livre de Bernard Sève n’indexe nulle nouveauté musicale et ne se propose donc pas d’examiner comment une telle singularité pourrait conduire à un remaniement de tel ou tel dispositif philosophique.

                      Définition philosophique ?

On fera donc l’hypothèse que ce livre se rattache au second type de livre philosophique, type qui se trouve ici thématisé comme visant « la compréhension de la singularité musicale » [g]. Il s’agit donc là de produire un concept de la musique comme singularité de pensée : « Déchiffrons l’expérience musicale, tâchons de porter la musique au concept » [h] écrit Bernard Sève qui convoque pour ce faire le concept d’altération :

·          Il s’agit de « penser l’expérience musicale comme expérience privilégiée de l’altération, […] de penser la musique comme altération positive » [i].

·          « Qu’appelons-nous, finalement, altération ? […] L’altération est un concept » [j].

·          « On rassemble ici les diverses puissances de la musique sous un concept, celui d’altération. » [k]

B.I.2. Quelle définition philosophique ?

Quelle définition philosophique de la musique va être construite sur ce concept d’aliénation ?

B.I.2.a. Définir, mais en quel sens ?

Faisons d’abord attention à ne pas prendre une telle éventuelle définition pour une définition musicienne.

                      Boucourechliev

À ce titre, il y a — me semble-t-il — dans ce livre une rivalité latente avec la définition de la musique proposée par André Boucourechliev. Je rappelle cette dernière définition car, si elle n’est pas ignorée par le livre de Bernard Sève — elle est évoquée à différentes reprises [l] —, cette définition n’y est jamais énoncée comme telle, ce qui entraînera qu’elle ne sera jamais explicitement discutée, ce qu’à mon sens elle aurait pourtant mérité. Pour Boucourechliev, « la musique est un système de différences qui structure le temps sous la catégorie du sonore. » [m]

                                Une définition musicienne…

Première remarque : la définition de Boucourechliev est musicienne, elle relève de l’intellectualité musicale, non de la philosophie. En soi, ce parti pris définitionnel est singulier pour un musicien qui a priori n’a nulle nécessité subjective de définir la musique et son monde pour les penser en musicien.

Pourquoi Boucourechliev éprouve-t-il ce besoin particulier ? En raison, me semble-t-il, d’une autre thèse, pour lui cardinale, sur la musique, posant que la musique serait un langage : c’est à raison du fait que Boucourechliev tient la musique pour un langage — ce qu’il appelle, à la suite de bien d’autres, le langage musical — qu’il doit le définir comme langage particulier et qu’il peut le faire dans l’espace englobant du langage verbal — celui du musicien — [26].

                                Un symptôme

Deuxième remarque : le livre de Bernard Sève ne se confronte pas à cette définition de Boucourechliev lors même qu’elle ne l’évite pas et qu’elle la côtoie en pensée. Pourquoi ?

À mon sens parce que le livre de Bernard Sève ne vise pas à produire une définition de la musique au même sens du mot définir que celui pratiqué par Boucourechliev. Pour Boucourechliev, il s’agit de situer la singularité musicale parmi les autres pratiques langagières — somme toute de définir le monde de la musique par son ossature logique propre (qui conjoint pour lui différenciation, temporalisation et sonorisation) —. Pour Bernard Sève, il ne s’agit pas vraiment de cela, et ce pour deux raisons :

— Premièrement, il ne s’agit pas exactement pour lui de situer la musique par rapport aux autres arts, ou aux autres modes de pensée. En effet, fait ici défaut une comparaison philosophique des arts — qui n’est pas nécessairement une hiérarchisation — qui permettrait de situer la singularité musicale par rapport aux autres arts et conduirait ainsi à une définition philosophique entièrement ajustée à la musique. Ce livre d’ailleurs n’expose pas une philosophie globale dans laquelle il s’agirait ensuite de localiser la musique. Le mouvement propre de ce livre est, un peu étrangement, de dégager un enseignement dispensé par la musique à « la » philosophie en général sans qu’aucune philosophie particulière ne soit ici spécifiée.

Les moyens proprement philosophiques d’une définition de la musique ne semblent donc pas ici entièrement réunis.

— Deuxièmement, il n’est pas sûr que ce qui intéresse vraiment Bernard Sève dans ce livre soit en fait, de définir la musique : ni de le faire au sens musicien de Boucourechliev — on l’a vu —, ni de le faire au sens philosophique précédemment évoqué chez St Augustin, Leibniz, Hegel ou Schopenhauer.

Mais s’il ne s’agit pas ici de définir la musique (au moyen du concept d’altération), de quoi s’agit-il alors ? Que vise spécifiquement le concept omniprésent d’altération ? Finalement, quel est l’enjeu spécifique de ce livre de philosophie, puisque tel est le fil propre de ma lecture ?

B.I.3. L’enjeu de ce livre ?

Pour rester fidèle à l’intuition de ce livre, déployons ce thème selon différentes variations.

B.I.3.a. Quelle prescription ?

Comment ce livre caractérise-t-il d’abord le rapport que la philosophie doit entretenir à la musique puisque ce rapport ici n’est pas celui d’un conditionnement de la philosophie par une nouveauté musicale ?

Bernard Sève nous propose plusieurs formulations.

— Il indique qu’il s’agit de dire philosophiquement sur la musique : il mentionne ainsi « les philosophes qui disent réellement quelque chose sur la musique (Kierkegaard, Nietzsche, Sartre, Lévi-Strauss, Ernst Bloch même) » [n]. On comprend bien sûr qu’il s’agit pour lui de faire de même.

Mais qu’est-ce alors que dire philosophiquement pour ce livre ? La réponse ne va pas de soi. Prenons un exemple. Bernard Sève écrit : « Il me semble possible de donner un sens philosophique précis quoique non usuel à la notion de polyphonie. J’appelle donc « polyphonie » l’existence et l’audition d’au moins deux lignes d’événements sonores, dotée chacune de son intelligibilité ou audibilité propre, dont la perception simultanée modifie la perception de chacune prise isolément. » [o]. Mais cette définition, quoique non conventionnelle, semble une définition plus musicale que proprement philosophique. En tous les cas un musicien peut l’adopter sans pour autant s’inscrire dans quelque orientation philosophique particulière que ce soit.

— À certains endroits, Bernard Sève parle de révélation :

·          « La musique nous révèle quelque chose du corps et de la corporéité ; elle nous révèle aussi quelque chose du temps. » [p]

·          « Une singularité porte et révèle en elle une sorte d’universalité » [q]

— Ailleurs, le livre utilise plutôt le mot apprendre :

·          « Le philosophe a quelque chose à apprendre de la musique » [r]

·          « Ce que la musique apprend au philosophe » [s]

Remarquons — on y reviendra — qu’il s’agit ici du philosophe plutôt que de la philosophie proprement dite. Nous verrons plus loin l’importance de cette distinction.

— Plus loin, il est dit encore que la philosophie devrait s’exposer à la musique, « s’expose[r] à la puissance de la musique » [t] est-il précisé.

Au total la prescription serait donc que la philosophie se rapporte à la musique en s’y exposant pour apprendre des révélations dispensées par la musique en sorte d’en dire ensuite philosophiquement quelque chose.

Bernard Sève complète la directive en caractérisant cette fois négativement le rapport que la philosophie doit entretenir à la musique. Il écrit : « Affichons notre thèse : la philosophie a été successivement victime de son asservissement à un discours de « théorie de la musique », celui du pythagorisme […] puis de sa séparation d’avec le discours riche et informatif de la musicologie. » [u].

Ici le discours philosophique est caractérisé comme devant s’émanciper d’une longue servitude volontaire d’avec le pythagorisme et comme devant renouer avec la musicologie.

Deux remarques en ce point.

                      1. Le nombre…

Si Bernard Sève prend bien soin de circonscrire ce qu’il entend par pythagorisme (« Nous appelons « pythagorisme » tous les avatars de l’idée fausse selon laquelle le nombre fait l’essence de la perception musicale. » [v]) à distance prudente de Pythagore, il faudrait prendre en compte les bouleversements considérables de la conception mathématique du nombre et leurs effets sur le concept proprement philosophique de nombre [27] pour examiner de quelle manière la notion de nombre peut ou non permettre de penser quelque chose de la musique. Le nombre mathématique n’est plus celui de Pythagore ; ceci peut légitimer qu’il faille réexaminer la manière dont « nombre » permet de penser non pas tant la perception que l’œuvre musicale elle-même [28].

                      2. La musicologie…

Sur la musicologie, je m’interroge sur le statut particulier que Bernard Sève donne ici à la discipline musicologique : pourquoi la philosophie devrait-elle la privilégier parmi les discours sur la musique ?

                                Les cinq types de discours

En effet, Bernard Sève, constatant que « la musique fait parler » [w], prend soin de distinguer cinq formes de discours de musica : « la théorie de la musique, la philosophie de la musique, la musicologie, le discours militant, la science. » [x]

Pour situer ces cinq types de discours dans les trois formes de pensée que j’ai distinguées précédemment, je poserai que théorie de la musique, musicologie et discours militant sont partie prenante de la pensée musicienne quand philosophie et science relèvent de pensées non musiciennes. Et dans les trois modalités ici distinguées de la pensée musicienne, théorie, musicologie et discours militant nomment les dimensions de la théorie, du savoir et du vouloir. Pourquoi alors la philosophie devrait-elle déplorer sa séparation de la seule musicologie, laquelle est certainement des trois facettes distinguées la plus inerte, la moins subjectivée, la plus menacée de stérilité de pensée ? Pourquoi déclarer qu’il faut mettre la philosophie de la musique sous condition privilégiée de la musicologie quand le même livre de Bernard Sève, en vérité, se met sous condition des dimensions théoriques ou prospectives plutôt que savantes de la pensée musicienne ?

Pour cette raison me semble-t-il : parce que l’enjeu du livre est moins de produire une définition philosophique de la musique que de constituer une figure subjective — celle du philosophe-musicien — qui soit non isomorphe à la subjectivité musicienne dite militante et en partie rivale de celle-ci (d’où la non-confrontation sur ce point avec Boucourechliev).

 

Vous comprenez ma trajectoire de lecture : je tâche de résoudre une sorte de puzzle pour faire ressortir les enjeux subjectifs de ce livre en redisposant les pièces dispersées d’une subjectivité philosophique au travail.

Ajoutons d’autres variations à notre enquête.

B.I.3.b. Le concept d’altération

Le travail philosophique de ce livre se déploie autour de la notion d’altération :

·          Il s’agit de « penser l’expérience musicale comme expérience privilégiée de l’altération », de « penser la musique comme altération positive » [y].

·          « Mais qu’appelons-nous, finalement, altération ? […] L’altération est un concept » [z]

·          « L’altération est le processus musical même en tant que tel. » [aa]

Il faut ici remarquer la très grande plasticité de la notion d’altération puisqu’elle conjoint explicitement quatre types très différents d’altération :

1) une altération constitutive de la « matérialisation » musicale,

2) une altération constitutive de la structuration musicale,

3) une altération constitutive de la mise en œuvre musicale,

4) une altération constitutive de l’activité proprement musicienne.

De ces quatre formes d’altération, la troisième est située au cœur de l’ensemble : « Le foyer central de l’altération musicale, la source de l’énergie que nous cherchons à penser : l’œuvre jouée et entendue » [bb]. Nous allons voir que la quatrième, qui se situe au terme du parcours, s’avère la cible déterminante de toute l’entreprise.

 

Avant cela, quelques remarques sur ce concept d’altération.

                      Et la dialectique ?

L’altération est bien ici une manière de devenir autre — « Il s’agit de devenir autre. » [cc] —, de ne pas rester identique à soi — « Rien dans le processus musical ne peut rester en place, identique à soi. » [dd] —.

Il faut alors remarquer l’étonnante déconnexion philosophique de cette altération de tout examen de la question dialectique. Bernard Sève le formule explicitement, à propos certes de Hegel, mais sa récusation semble valoir plus largement : dans l’altération musicale, « il ne s’agit pas d’un mouvement hégélien (dialectique) d’autonégation et d’auto-réconciliation » [ee].

D’où à nouveau ma question lancinante : mais pourquoi cela ? Pourquoi philosophiquement dissocier à ce point l’idée philosophique d’un de devenir autre de toute figure dialectique ?

                      Et le concept du même ?

Ce point est d’autant plus frappant qu’il s’accompagne de la disparition complète du terme faisant classiquement corrélat dialectique avec l’autre c’est-à-dire le même si bien qu’on est ici confronté à des altérations — des devenirs autres — qui n’ont nullement pour horizon la figure du même. Ce qui tient étrangement lieu dans ce livre de corrélat, ce sont plutôt les figures de l’identique, ou du semblable, ce qui donne l’impression de conjoindre quatre dialectiques (ici indifférenciées) plutôt que quatre altérations (ici distinguées) :

— celle du même et de l’autre,

— celle de l’identique et du différent,

— celle du semblable et du dissemblable,

— celle de l’égal et de l’inégal [29].

Or l’assimilation qui fait parfois contrepoids dans ce livre à l’altération ne semble pas recevable comme contraire dialectique s’il est vrai qu’elle est un rendre semblable là où le même ne saurait être pensé comme identique au semblable [30].

Ce point n’est pas scolastique : il s’agit à mes yeux de pouvoir rendre raison d’un type particulier de variations musicales que j’aime appeler variations-reconnaissance et qui visent à produire du même à partir d’une collection d’altérités, comme une sorte de dénominateur commun, essentiel mais imprésenté, d’une diversité d’apparaîtres [31] — où l’on retrouve au demeurant un certain Kierkegaard… —. Et si, comme l’indique Bernard Sève, l’altération musicale ne part pas nécessairement d’une identité préalable pour ensuite l’altérer, c’est peut-être que le même n’est pas à son départ mais bien plutôt le résultat de la composition.

Il y a ainsi dans ce livre une étrange récusation de tout contraire dialectique de l’autre qui va jusqu’à cet énoncé surprenant où Bernard Sève relève une « impossibilité de la redondance dans le discours musical. […] Ma thèse est que la musique ne connaît pas la redondance. » [ff] Certes peut-être qu’« en musique il n’y a pas diverses manières de dire, car la matière se confond avec la manière » [32] mais la redondance est moins une diversité de dires que la duplication du dire. Or qui ne sait par exemple qu’une précipitation rythmique automatiquement accompagnée dans l’exécution d’un crescendo signifie le plus souvent une redondance musicale dont on apprend aux apprentis instrumentistes et improvisateurs à se méfier ? Là encore, pourquoi dans ce livre instruit et stimulant cette thèse dont on pressent l’investissement subjectif ?

Il semble ainsi que la subjectivité à l’œuvre dans ce livre attribue à la musique un pouvoir incessant et sans limite d’altération, quitte à oublier ce faisant la puissance non moins grande de la musique de profiler du générique, autant dire de profiler du même.

B.I.3.c. Quelle vérité ?

Le concept d’altération permet-il alors de saisir philosophiquement ce que serait la vérité de la musique, en une sorte de définition de la musique comme vérité de l’altération, par exemple comme forme éminente d’une « altération positive » ? Ce serait, je pense, forcer le propos philosophique du livre que de le lui faire dire.

S’il fallait relever le point où ce livre attribue à la musique une part de vérité, il faudrait sans doute le chercher plutôt dans l’articulation qu’il propose entre altération et temporalité musicales :

·          « L’altération musicale est instauratrice de temps. » [gg]

·          « La musique est un merveilleux laboratoire du temps. […] L’altération musicale nous fait don de ce temps. » [hh]

Ce qui me frappe dans ces derniers énoncés, plus encore que le concept de temps qui, approprié à la musique, inaugure nécessairement de vastes développements, c’est ici l’idée d’un « nous » inattendu, et je voudrais continuer de traquer la subjectivité à l’œuvre dans ce vaste livre en réfléchissant sur ce « nous ».

B.I.3.d. L’expérience musicale

Ce « nous » apparaît lorsque Bernard Sève met au cœur de son interrogation philosophique la notion d’expérience musicale :

« Ce que nous essayons de penser, c’est l’expérience musicale » [ii].

Le « nous » bien sûr est ici le pluriel de politesse de qui écrit, mais il s’avère bien vite également un « nous les philosophes » :

« Ma conviction est la suivante : les philosophes n’ont jamais pris la mesure de ce qui se passe en musique. […] Il faut croire qu’il se joue là une certaine expérience difficile à conceptualiser. » [jj]

Ainsi pour les philosophes, la musique serait une expérience, autant dire un « ex periri » c’est-à-dire la traversée d’un danger [33]. Or quel est le « danger » propre de l’expérience musicale ? Celui de l’altération !

Quelques énoncés illustrant que l’expérience musicale est altération pour qui s’y livre :

·          « Penser l’expérience musicale comme expérience privilégiée de l’altération » [kk]

·          « Je ne suis pas altéré par la musique, je m’altère par elle et grâce à elle. Sa prise sur moi, c’est qu’elle m’arrache à moi-même pour m’y renvoyer. » [ll]

·          « Le temps nécessaire pour apprivoiser l’œuvre est autre que le temps de l’œuvre lui-même. […] Ce temps, perpendiculaire au temps d’exécution, est un temps d’altération du sujet, c’est le sérieux de son exposition à l’œuvre, aux forces de la musique. » [mm]

·          « Tel est le quatrième concept d’altération : une transformation de l’homme par la musique » [nn]

·          « Revenir, plus confiant et plus délié, à l’expérience altérante et désaltérante de la musique » [oo]

B.I.3.e. Un sujet

Or, et c’est là qu’à mon sens se boucle le mouvement subjectif du livre, c’est en ce point précis que Bernard Sève situe le sujet de la musique : au point de qui s’expose à la puissance altérante de la musique :

·          « On est « musicien » lorsqu’on s’expose à la puissance de la musique » [pp]

·          « À cette exposition va répondre un mouvement du sujet » [qq]

·          « Par son écoute active, le sujet se laisse altérer par la musique. » [rr]

C’est d’ailleurs au point même où l’auteur récuse la dialectique (sous sa forme hégélienne, mais, étant en vérité la seule forme ici convoquée de dialectique, cette récusation particulière a valeur plus générale) que Bernard Sève thématise avec le plus de clarté ce qui constitue pour lui l’enjeu ultime de l’altération musicale : dans l’altération musicale, « il ne s’agit pas d’un mouvement hégélien (dialectique) d’autonégation et d’auto-réconciliation, mais d’une rencontre entre deux processus : celui de la musique et celui du musicien. » [ss]. Ainsi, si l’altération musicale n’est pas dialectique, c’est parce qu’il y s’agit ultimement de la rencontre entre musique et musicien, rencontre elle-même non dialectisable.

B.I.3.f. De l’altération musicale à la désaltération du musicien…

Je résumerai mon interprétation de toute cette argumentation philosophique de cette manière : l’altération musicale a pour cœur l’altération de l’œuvre mais celle-ci ne saurait être conçue comme dialectique à l’œuvre car il y s’agit essentiellement d’une rencontre entre l’œuvre et le musicien qui l’écoute. Si la musique est avant tout expérience musicale, la cible de l’altération musicale est la capacité de la musique d’altérer qui s’expose à sa puissance. La directive est alors pour les philosophes (plus encore que pour la philosophie) de faire cette expérience d’altération musicale en tant qu’elle est tout aussi bien expérience désaltérante [34].

En quoi cette expérience s’avère-t-elle alors désaltérante — j’attire l’attention sur le symptôme que constitue l’emploi de ce mot comme signifiant ultime d’un livre consacré aux vertus de l’altération musicale — ? À mon sens pour cette raison qu’elle permet de réconcilier le philosophe et le musicien en cette figure individuelle du philosophe-musicien promue à la dignité de sujet : pour reprendre un extrait déjà cité du livre : « Je ne suis pas altéré par la musique, je m’altère par elle et grâce à elle. Sa prise sur moi, c’est qu’elle m’arrache à moi-même pour m’y renvoyer. » [tt] ; ainsi la musique arracherait le musicien au philosophe pour ultimement l’y renvoyer, réconcilié et par là désaltéré.

B.I.4. Un essai philosophique !

À suivre l’interprétation que ma lecture propose de ce livre, la notion d’altération ne vise donc pas à bâtir une définition philosophique de la musique comme on pouvait le supposer de prime abord, mais à conjoindre la musique au musicien pris comme sujet, plus précisément à recoller les deux faces de l’individu (du dividu !) à la fois philosophe et musicien, par là à conseiller aux philosophes de s’altérer en musiciens en traversant le danger d’une altération qui les gratifiera ultimement d’une désaltération, d’une réconciliation.

C’est dire qu’à bien des égards, ce livre de philosophie doit surtout être lu comme un essai de philosophe sur la musique.

À ce titre le livre de Bernard Sève exerce sur le musicien cette séduction propre à l’essai dont j’ai parlé précédemment. Le musicien en effet a alors tout loisir de s’y rapporter en picorant, en jouant du matériau récollecté par l’essai, au plus loin de l’esprit de sérieux [35] que j’ai crû devoir adopter ici pour rendre compte des enjeux proprement philosophiques de ce livre.

Ainsi, de même que j’aime retenir des essais de Jankélévitch les très nombreuses indications stimulantes sur l’écoute musicale [36], j’aime à retenir de ma lecture du livre de Bernard Sève de semblables beaux passages et constituer ainsi mes morceaux choisis de ce fort volume : ce qui y est dit, par exemple, du concerto pour violon de Beethoven [37], ou de certains silences dans les sonates de Beethoven comme creux modulant où le discours musical peut pivoter en blanc plutôt qu’en noir [38], etc.

B.II. D’un rapport musicien à ce livre

Finalement, si ce livre est un livre de philosophe plus encore qu’un livre de philosophie – veuillez me pardonner le temps consacré à tenter de démêler un écheveau qui pouvait apparaître d’emblée comme transparent mais qu’il me semblait devoir évaluer avec sérieux —, ceci libère la lecture que peut en faire le musicien.

Une vertu de ce livre s’affiche alors avec éclat : le musicien pensif y gagne un nouvel interlocuteur qui partage avec lui non seulement la subjectivité du musicien (son enthousiasme en découvrant la consistance propre de la musique, son ravissement à se trouver capté par la dynamique propre de telle ou telle œuvre, son émerveillement devant la puissance de pensée propre de tel détail écrit et apte à aimanter un vaste espace) mais également cette exigence propre de l’intellectualité musicale qui est de penser la musique avec d’autres pensées, singulièrement avec la philosophie.

Ce livre, finalement, est un des rares à montrer deux choses :

1) qu’on peut être musicien lors même qu’on n’est ni compositeur, ni interprète mais véritablement écouteur — ce qui n’est pas dire auditeur de musique, moins encore percepteur —, et écouteur de musique, Bernard Sève l’est à l’évidence ;

2) qu’on pense d’autant mieux la musique en musicien qu’on se soucie des autres types discursifs de pensée que celui de l’intellectualité musicale.

À tous ces titres, je me réjouis que les musiciens pensifs aient ici gagné un nouvel interlocuteur.

Il me faudrait sur cette base engager maintenant un tout autre type d’échanges avec l’auteur de cet ouvrage, en accueillant ce livre dans le champ cette fois de l’intellectualité musicale plutôt que de la philosophie, champ où nous discuterions de manière minutieuse les catégories musicales de corps, de temps, d’écoute, de variation, de thème [39]

Ne songeant pas à abuser plus longtemps de votre patience pour le faire ici même, je donne rendez-vous à Bernard Sève pour de nouveaux dialogues entre musiciens pensifs soucieux de penser la musique avec la philosophie.

––––––


Notes de fin



[1] Précisons : je parle ici en musicien, non en philosophe. Le musicien que je suis s’intéresse à la philosophie, comme des philosophes — Bernard Sève par exemple — peuvent s’intéresser à la musique. Je parlerai donc ici de philosophie avec le même « sérieux » que mettent les philosophes — Bernard Sève le premier — à parler de musique mais sans souci d’exhaustivité. Disons que je m’autorise à « jouer » de la philosophie en amateur, au gré de mes besoins (mais, j’espère, cependant sans trop de fausses notes…), comme les philosophes s’autorisent à jouer de la musique, sans qu’il soit pour cela nécessaire de les tenir pour virtuoses.

[2] Cf. lors du Samedi d’Entretemps consacré le 15 mars 2003 à la lecture du livre de Brigitte Van Wymeersch Descartes et l'évolution de l’esthétique musicale (Mardaga, 1999) mon intervention : « Comment le monde de la musique enjoint la philosophie » :

www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/Descartes.html

[3] Les notes de référence bibliographique sont renvoyées à la fin du texte. Elles sont indiquées par une lettre.

[4] Voir sur ce point le récent livre de Marc Crépon : Nietzsche. L’art et la politique de l’avenir (PUF, 2003). Livre stimulant quoiqu’on puisse rester réservé sur la place qui y est accordée au thème de la promesse.

[5] Un séminaire Musique et philosophie se tiendra l’année prochaine à l’Ens-Ulm (A. Badiou — CIRPFC — et F. Nicolas — Centre Entretemps —) sur le thème Musique contemporaine et dialectique négative.

[6] On sait que la question compositionnelle pour Barraqué était celle d’un dilemme « Beethoven ou Debussy ».

[7] L’oubli de l’oubli ne semble pas ici nécessaire, quand l’oubli l’est. À ce titre, il resterait en droit toujours possible de réactiver musicalement la condition musicale première : par exemple il pourrait y avoir sens musical à réactiver aujourd’hui le flambeau ramiste-cartésien en vue de repenser un solfège tendant à se fossiliser.

[8] En hommage aux écrivains : Victor Hugo (dont on sait l’usage abondant de l’épithète : « Il n’y a de lecteur que le lecteur pensif. C’est à lui que je dédie mes œuvres. »), Natacha Michel (L’écrivain pensif, Verdier 1998)…

[9] Ainsi je me soucie de déployer une intellectualité musicale qui reste compatible avec la philosophie d’Alain Badiou, lors même que cette philosophie n’indique guère la musique comme constituant une de ses conditions effectives.

[10] Je laisse ici délibérément Platon à l’écart. Son « cas » philosophique me semble trop particulier, car très proche de l’événement fondateur (VI siècle av. J.-C.) qui conjoint la triple invention de la mathématique, de la philosophie et de la théorie musicale (cf. Arpad Szabo : Les débuts des mathématiques grecques, Vrin – 1977). Évaluer le rapport de Platon à la musique me semble particulièrement ardu (pour un musicien !) par le rapport équivoque qu’entretient Platon à la musique, tantôt la condamnant (la République), tantôt la célébrant (le Phédon), tantôt la confondant avec la poésie, tantôt la singularisant. Certes Platon visiblement se sent philosophiquement requis par les innovations musicales de son temps mais « musique » désigne pour un Grec bien autre chose que ce qu’on l’entend de nos jours (théorie et pratique y sont très imbriquées), ne serait-ce qu’en raison du fait que la musique grecque, quoique notée, ne disposait pas d’écriture propre (de lettres proprement musicales). Je préfère donc laisser aux philosophes le soin de démêler cet écheveau dont il n’est d’ailleurs pas sûr qu’il ait encore quelque efficace pour la musique d’aujourd’hui, non pas en raison d’une impertinence philosophique de Platon pour notre époque mais en raison des bouleversements qu’a connu la musique depuis cette époque grecque : autant la Grèce a inventé la théorie musicale, autant l’invention de la musique comme pensée et monde à part entière est bien plus tardive : elle relève du Moyen Âge et de cet événement considérable qu’a été l’invention d’une écriture musicale proprement dite. Qu’il suffise de rapporter cet événement à l’événement galiléen consistant à écrire les sciences de la nature avec les lettres mathématiques pour prendre mesure du type de « coupure » ainsi produite par l’irruption de la lettre…

[11] « Musica est scientia bene modulandi » (De Musica Livre I, c. II.2)

[12] « Musica est scientia bene movendi » (De Musica Livre I, c. III.4)

[13] « Musica est exercitium arithmeticæ occultum nescientis se numerare animi »

[14] « Musica est exercitium metaphisices occultum nescientis se philosophare animi »

[15] Je laisse ici de côté le cas particulier de Boucourechliev, j’y reviendrai plus loin.

[16] Au sens que donnait Lacan à ce terme…

[17] Ces contresens deviennent légion quand un musicien lit Adorno : là où il faudrait le lire comme un discours proprement philosophique, le musicien tend à croire qu’il s’agit là d’un discours musicologique (il est vrai qu’Adorno lui-même n’est pas toujours très clair sur la distinction, et qu’il était lui-même musicien compétent et avisé…). D’où les mésinterprétations musiciennes de livres comme son Mahler

[18] « Finis, ut delectet, variosque in nobis moveat affectus. » (Compendium musicæ)

[19] Schopenhauer se singularise en ce point.

[20] Concernant l’évaluation proprement musicienne de cet ouvrage d’Adorno, elle doit recourir à une forte contextualisation (ce qui n’est jamais très bon signe…) pour en dégager l’intérêt, à dire vrai d’ordre historial plutôt que spécifiquement musical.

Adorno semble avoir conquis très progressivement sa propre philosophie, dessinant, via un long compagnonnage avec la musique de son temps, une trajectoire philosophiquement ascendante ce qui implique, sans doute, de l’évaluer désormais à partir de son point d’arrivée culminant, non dans ces méandres où son intelligence (philosophique et musicienne) semble parfois se perdre : voir sa Sociologie de la musique

[21] Pour des raisons apparentées, le musicien pratiquant l’intellectualité musicale devra être dit musicien « pensif » plutôt qu’« intellectuel ».

[22] Il est vrai que penser la musique avec la philosophie ne saurait se concevoir au même sens du mot « avec » qu’un penser la musique avec les mathématiques, ou avec la psychanalyse, ou avec l’architecture… Vaste question que je laisse ici en réserve.

[23] Cf. ma conférence à l’EHESS (décembre 2003) : « En quoi la musique constitue-t-elle un monde à part entière? Conditions, conséquences... »

www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/EHESS.html

[24] Pour un examen plus détaillé de ces catégories en musique, voir « Généalogie, archéologie, historicité et historialité musicales » Séminaire Penser la musique contemporaine avec / sans / contre l'histoire ? (Ens, 8 novembre 2003)

www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/Histoire.html

[25] Au demeurant, la question ici ne se pose guère : le livre de Bernard Sève fait preuve d’une grande précision dans ses références musicales.

[26] Pour plus de détails sur cette articulation entre parti pris définitionnel et thèse sur le langage musical chez le musicien Boucourechliev, se reporter à ma contribution (Définir la musique ?) au volume collectif consacré à André Boucourechliev aux éditions Fayard (2002) sous la direction d’Alain Poirier.

[27] Voir sur ce point le livre décisif d’Alain Badiou : Le Nombre et les nombres (Seuil) qui articule un nouveau concept philosophique du Nombre à la nouvelle théorie mathématique des nombres surréels…

[28] Je m’y suis pour ma part employé dans une intervention : « Nombre, note et œuvre musicales » Actes de la 3° ICMPC (Liège, 1994)

www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/nombre.html

[29] On pourrait jouer de ces catégories et assigner chacune de ces quatre dialectiques à l’une des quatre modalités de l’altération musicale distinguées par Bernard Sève, mais restons sérieux…

[30] Cf. par exemple Jean-Claude Milner : Les noms indistincts (Seuil, 1983) qui registre le semblable à l’imaginaire (au sens du I dans la trilogie RSI de Lacan)

[31] Voir sur ce point ma contribution « Qu’espérer des logiques musicales mises en œuvre au XX° siècle ? » dans le volume collectif Musique contemporaine / Perspectives théoriques et philosophiques dirigé par I. Deliège et M. Paddison (Mardaga, 2000)

www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/LogiqueBruxelles.html

[32] Est-ce d’ailleurs vraiment une singularité de la musique ?

[33] Cf. Philippe Lacoue-Labarthe : La poésie comme expérience (Christian Bourgois, 1986 — p. 30)

[34] En ce point il me faudrait mettre à l’épreuve la dualité du sérieux et du jeu que Bernard Sève emprunte au Sartre de L’Être et le néant. Dans l’énoncé « le sérieux me colle au monde comme la moule à son rocher, le jeu me délivre. » (p. 329), le point essentiel pour le musicien est de savoir de quel monde il s’agit là : on accordera sans difficulté que le sujet se constitue par jeu plutôt que par esprit de sérieux vis-à-vis d’un monde (si « jeu » désigne adéquatement la guise d’une décision, d’un pari, donc d’un vide entre le sujet et le monde) mais on demandera si en musique le monde ici pointé est celui de la musique ou s’il s’agit d’un supposé Monde récapitulant tout l’Univers ? Si le monde dont il est ici question est bien « le monde de la musique », alors le sujet dont il s’agira sera sujet musical et spécifiquement musical — l’œuvre musicale —. Si le monde est ici « Le Monde » supposé (qui serait pourtant plutôt pensable comme « chaosmos ») qui conjoindrait tous les espaces de pensée, et a minima en l’occurrence philosophie et musique, alors le sujet devient la figure du philosophe-musicien, individu ayant subsumé sa division et son partage entre mondes différents.

On devine : il s’agit pour moi que l’intellectualité musicale reste compatible avec la thèse philosophique qu’en musique le sujet est l’œuvre, nullement le musicien, que le sujet de la musique — le sujet proprement musical — est l’œuvre. D’où cette directive pour l’intellectualité musicale : ne pas penser le musicien. Penser certes la musique en musicien et prendre au sérieux l’expérience propre du musicien (par exemple ces deux moments qui lui sont émotionnellement propres : l’enthousiasme d’une captation et la déréliction d’un abandon) mais penser toujours cette expérience du point de la musique, non de l’individu ou de la collectivité musicienne. Cela ne récuse pas l’intérêt propre d’études portant sur les musiciens proprement dits, mais les renvoie à d’autres modes de pensée que musicales : à l’histoire, à la sociologie…

[35] Pour ma défense, s’il en était besoin, je plaiderai qu’il n’en va pas vis-à-vis d’un discours comme il en va pour Sartre vis-à-vis d’un monde : l’esprit de sérieux n’est pas ici l’indice d’une mauvaise foi.

[36] singulièrement ces indications qui résonnent avec l’idée de moments singuliers dans l’œuvre où l’audition et la perception musiciennes sont désarçonnées et où une nouvelle écoute musicale s’engage, au lieu même d’une surprise…

[37] p. 201. Suggestion musicienne : rapprocher l’émergence finale du thème en une pureté non native d’une opération apparentée dans le premier choral pour orgue de César Franck.

[38] p. 261. Suggestion musicienne : rapprocher ce pivotement en plein silence d’autres occurrences apparentées, par exemple chez Monteverdi (Hor ch’el Ciel et la Terra…).

[39] comme figure de la conscience musicale de soi



[a] Seuil, 2002

[b] Philosophie de la nouvelle musique (p. 20)

[c] Traité de l’harmonie réduite à son principe naturel

[d] Dictionnaire de musique

[e] p. 330

[f] p. 44

[g] p. 47

[h] p. 16

[i] p. 319

[j] p. 319

[k] Quatrième de couverture

[l] p. 12 et 167

[m] Le langage musical, p. 21

[n] p. 49

[o] p. 241-242

[p] 4° de couverture

[q] p. 12

[r] 4° de couverture

[s] p. 5

[t] p. 326

[u] p. 47

[v] p. 222

[w] p. 44

[x] p. 44

[y] p. 319

[z] p. 319

[aa] p. 321

[bb] p. 199

[cc] p. 324

[dd] p. 321

[ee] p. 326

[ff] p. 236-237

[gg].p. 245

[hh] p. 249

[ii] p. 15

[jj] p. 43

[kk] p. 319

[ll] p. 327

[mm] p. 327

[nn] p. 329

[oo] p. 330

[pp] p. 326

[qq] p. 326

[rr] p. 327

[ss] p. 326

[tt] p. 327