François Nicolas
Ce séminaire Entretemps, le second du nom (après un premier séminaire " Mathématiques, musique et philosophie "), s'organise sous un intitulé générique : " La musique ne pense pas seule ". Cet énoncé formule une double conviction :
1) la musique pense ;
2) elle ne le fait pas dans un splendide isolement.
Je ne m'étendrais pas sur la première conviction : la musique est une pensée, pensée en acte, pensée dont les sujets sont les oeuvres qui font la musique. Qui pense musicalement ? Il faut répondre nettement : les oeuvres !
La musique, de plus, est ce type particulier de pensée qui incorpore une pensée de la pensée qu'elle est. Soit : la pensée de la pensée musicale est elle-même musicale, elle est elle-même stricto sensu à l'oeuvre.
Notre tâche ne saurait donc être celle d'un " penser la musique " comme si la musique était un champ de pratiques et d'actions s'offrant pour le musicien comme objets de pensée. Notre tâche, à nous musiciens, plus précisément à nous musiciens pensifs - j'interviens ici à ce titre - ne saurait donc être celle que prescrivait un Boulez au seuil des années soixante : " penser la musique aujourd'hui ".
Quel est donc notre tâche de musicien pensif, si elle excède celle de tout musicien consistant à faire de la musique ? Voilà une première question.
La musique, qui pense donc, ne pense pas seule. Qu'est-ce à dire ?
Il ne s'agit pas là de dénier l'autonomie de la pensée musicale. Cette autonomie est capitale. La musique, comme toute autre pensée, ne s'autorise que d'elle-même. Dire cela est une manière bien sûr de l'accorder à la conception lacanienne du sujet, mais c'est, plus antérieurement, une manière de l'accorder à cette maxime kantienne : toute pensée implique de penser par soi-même. S'autoriser de soi-même, penser par soi-même, la musique le fait donc, comme tout autre pensée. La musique en ce sens n'est nullement inféodée à quelque autre mode de pensée. Contrairement à ce qu'énonçait Saint Thomas au début de sa Somme théologique, la pensée musicale n'est pas sous tutelle d'une pensée d'ordre supérieur (nommément pour lui l'arithmétique). Bien sûr penser par soi-même ne saurait vouloir dire être seul à penser ; cela ne veut pas dire non plus penser dans son coin, isolément des autres pensées. Autonomie de pensée n'équivaut pas à autarcie.
Une fois posés ces axiomes - ce qu'on pourrait dire " les axiomes du séminaire Entretemps " -, on peut se demander : ne pas penser seul revient-il alors à penser avec une autre pensée ? Que la musique ne pense pas seule veut-il dire que la musique pense avec d'autres arts, ou avec des sciences, ou, dans notre cas, avec la psychanalyse ? Soit : peut-on passer d'une négation " la musique ne pense pas seule " - que l'on peut entendre, en vérité, comme une double négation en laissant résonner la charge négative du mot " seul " : serait seul qui n'est pas avec d'autres - à une affirmation, et cette affirmation peut-elle être adéquatement cernée par la conjonction " avec " ?
On a donc deux questions :
1) Quelle est la tâche du musicien pensif si elle n'est
pas à proprement parler celle de " penser la musique
", laquelle se pense très bien toute seule ?
2) La musique, qui ne pense pas seule, pense-t-elle avec
d'autres pensées ?
On peut, en un premier temps, lier ces deux assertions : c'est
le musicien, non les oeuvres, qui énonce que " la
musique ne pense pas seule ". Et penser en quoi la musique
ne pense pas seule est à l'évidence tâche
de musicien (pensif tout du moins), non d'oeuvres musicales.
On pourrait donc dire : une première tâche du musicien
pensif pourrait être de penser en quoi la musique ne pense
pas seule. Où nous nous retrouvons au labeur de ce séminaire...
Mais le musicien pensif a sans doute d'autres tâches : penser
par exemple le musicien plutôt que la musique, penser moins
ce que fait le musicien (la musique) que ce qui le fait musicien,
soit penser le musicien comme fait par la musique plus encore
que la faisant, penser le musicien comme musiqué
plus encore que musiquant. Je proposerai tout à
l'heure de dire : penser ce qui du musicien est pensé par
l'oeuvre qu'il joue.
C'est là, peut-être, une première manière
d'articuler les deux tâches précédentes :
la tâche de penser comment la musique ne pense pas seule
conduit en fait à penser le musicien, en même temps
que la tâche de penser le musicien implique de penser comment
la musique ne pense pas seule.
Bien sûr, il ne s'agit pas ici de constituer le musicien
en position d'interlocuteur de la musique, en extériorité
lui faisant face, en sujet se déterminant par rapport à
un objet, comme si " la musique ne pense pas seule "
voulait dire " la musique pense avec le musicien " -
le musicien, bien sûr, fait aussi partie de la musique -.
Il s'agit bien plutôt de dire - et telle sera l'hypothèse
que je voudrais soutenir aujourd'hui - que le musicien est le
premier affecté par le fait que la musique ne pense pas
seule. Ou encore : que la musique ne pense pas seule agit avant
tout sur le musicien.
Donnons un tour de vis supplémentaire à l'enchaînement
: on peut soutenir (on pourrait soutenir : tout ceci formule des
pistes de travail, des hypothèses pour ce séminaire,
à tout le moins mes propres hypothèses pour écouter
ce qui va s'y dire pendant un an) que la manière dont la
musique ne pense pas seule est corrélée à
la manière dont la musique agit le musicien, dont l'oeuvre
pense pour partie le musicien qui la joue, dont le musicien se
découvre pensé plutôt que pensant. Ou encore
: le fait que le musicien est pensé par l'oeuvre musicale
plutôt qu'il ne la pense est corrélé à
la manière dont la musique ne pense pas seule.
Pour explorer cette corrélation, je propose d'examiner
d'abord ce qu'il en est de la dialectique entre musique et musiciens,
ensuite ce qu'il en est d'un éventuel rapport entre la
musique et la psychanalyse avant de revenir in fine sur
l'articulation des deux questions.
Je le rappelle : ce séminaire est de travail. Je présenterai
donc ici mes hypothèses de travail, non des résultats
proprement dits.
Fixons, en préliminaire, notre vocabulaire en nommant
musical ce qui relève des oeuvres et musicien
ce qui relève des individus faisant de la musique. Ainsi
pensée musicale désignera la pensée
à l'oeuvre et pensée musicienne celle
de l'individu musicien, par exemple la mienne actuellement.
Je propose de distinguer deux modes de rapport entre musicien
et musique.
· D'un côté le musicien fait de la musique,
cela va de soi et telle est sa détermination fondamentale.
Précisons malgré tout.
Qui est musicien ? Celui qui fait de la musique ! Qu'est-ce que
faire de la musique ? C'est essentiellement en jouer. C'est aussi,
plus médiatement, en écrire puisqu'écrire
une partition, c'est composer une sorte de programme de jeu (musicien).
Composer n'est donc pas à proprement parler un " faire
" de la musique mais c'est à tout le moins un faire
musicien entièrement ordonné à un faire musical.
De même, écouter de la musique ne saurait être
dit un " faire de la musique ". Il y serait plutôt
question de s'incorporer à un faire préexistant,
constitué préalablement.
Quant à la musicologie - au parler savant sur la musique
-, ce n'est pas là en faire. Et un musicologue ne saurait
donc être, à ce seul titre, un musicien.
Soit : le musicien est celui qui fait de la musique en la jouant.
· Mais il faut également soutenir que la musique
fait le musicien. Je m'en étais expliqué lors de
notre première rencontre, il y a de cela un an, lorsque
nous nous sommes retrouvés pour discuter du livre de Max
Graf. Je n'y reviens donc pas. (1)
On a ainsi une double détermination, qui n'est pas tout
à fait symétrique : le musicien fait de la
musique et la musique fait le musicien (la symétrie
exacte impliquerait que le musicien fasse la musique et
que la musique fasse du musicien mais je soutiendrais plutôt
que ce qui fait la musique, ce sont les oeuvres, là
où les musiciens font de la musique - on voit comment
la particule " de " décale ici les signifiants
-).
Qu'en est-il alors de la pensée musicale pour le musicien
? Quel rapport le musicien entretient-il à la pensée
musicale c'est-à-dire à la pensée des oeuvres
qu'il joue ?
Qu'en est-il de la pensée du musicien rapportée
à la pensée de l'oeuvre qu'il joue, ou plutôt
qu'il vienne de jouer, qu'il a joué ?
On peut formuler cela en s'inspirant des schèmes du cogito
cartésien.
1) Je joue, donc je suis (musicien). Dès que je ne joue
plus, mon assurance d'être (musicien) vacille. Et rien de
ce point de vue ne me garantit que l'oeuvre n'est pas un de ces
dieux malins aimant à me faire prendre des vessies pour
des lanternes.
2) Mais doit-on pour autant enchaîner ainsi : je suis (musicien)
donc je pense ? Soit jouer de la musique, est-ce exactement penser,
et singulièrement penser la musique ?
Si jouer de la musique relève bien d'une opération
de pensée, cela veut-il donc dire que la pratique du jeu
musicien s'égale à l'exercice de la pensée
musicale ?
Ma propre hypothèse de travail serait ici que non. On ne
saurait dire, à proprement parler, que le musicien, jouant
l'oeuvre, pense ipso facto la musique au même sens que la
pense l'oeuvre qu'il est train de jouer. On ne saurait dire :
je joue, donc je pense. Et, pour articuler cela à notre
première assertion, on ne pourrait donc dire : " je
suis musicien, donc je pense ".
Comment dans ce cas nommer le rapport du jeu musicien à
la pensée musicale s'il n'y pas ici de donc qui
tienne ? Comment nommer le rapport de la pensée musicienne
à la pensée musicale ?
Pour nommer ce rapport, j'emprunterai une problématique
du livre de Christian Jambet " Discours philosophique et
discours spirituel " (2) et je proposerai de dire que la
pensée musicienne relève d'un cogitor - d'un
" être pensé " - plutôt que d'un
cogito - je pense -, d'une passivité de pensée
plutôt que d'une activité là où la
pensée musicale, elle, relève bien d'un cogito,
d'une activité. Le musicien poserait ainsi : cogitor,
ergo sum.
Cette passivité de la pensée, Jambet l'indexe dans
son livre au discours spirituel et il est frappant de remarquer
combien de propos tentent en effet d'aligner le discours musicien
sur un discours spirituel, que ce soit en traitant la musique
comme religion ou surtout en assimilant la pratique musicale à
un exercice spirituel.
Si l'on soutient quelques instants cette problématique
du cogito / cogitor, il faudrait sans doute distinguer
trois positions là où Jambet n'en sépare
que deux (en indexant le cogito au discours philosophique
et le cogitor au discours spirituel).
Je propose de distinguer, dans notre espace musical propre, trois
rapports d'un sujet présumé à la pensée
:
1) le sujet qui pense,
2) le sujet qui est pensé (participe passé du verbe
penser)
3) le sujet qui est [une] pensée (substantif).
Dans son espace propre, Jambet indexe le premier au sujet philosophique
(3), sous l'hypothèse que ce dernier préexiste au
cogito philosophique, étant toujours-déjà
constitué, et apte alors à penser la pensée.
Je ne suis pas sûr que cette nomination convienne à
la philosophie comme telle, celle du moins qui n'est pas l'assemblage,
forcément disparate, d'une esthétique, d'une épistémologie,
d'une philosophie politique et d'une théorie de la différence
des sexes. Mais peu nous importe ici.
J'appellerai discours esthétique celui qui se présente
comme pensant la musique dans cette extériorité
minimale à l'acte musical et musicien qui autorise qu'un
je préexiste au " je pense ", qu'un je
puisse venir se saisir d'une pensée.
À la différence de ce je esthétique,
il y a le je musicien, conforme à ce que Jambet
dit du sujet spirituel, lequel ne préexiste nullement au
discours mais au contraire y advient, un je qui ne préexiste
pas à son énonciation car, fondamentalement, il
s'éprouve comme pensé dans ce discours plutôt
que comme le pensant. Ainsi le je musicien, comme le sujet
spirituel de Jambet, " est proprement dessaisi de la pensée
: ce n'est pas lui qui la pense mais elle qui le pense "
(4) si bien que le musicien serait en état de dire que
les oeuvres " le pensent en pensant en lui leur pensée
" (5).
Le troisième je, le troisième rapport à
la pensée serait celui de l'oeuvre, lequel n'a pas d'équivalent
chez Jambet à mesure sans doute de l'antiphilosophie latente
de ce livre, refusant de distinguer philosophie académique
et philosophie créatrice. Ce je musical, qui est
le je que l'oeuvre prononce, ne saurait exactement être
dit cogito puisqu'il n'y s'agit plus de dire " je
pense " mais " je suis [une] pensée " (le
substantif, et non plus le participe passé, suivant ici
le verbe être). On pose à nouveau ici un je
qui ne préexiste pas à l'acte de penser - ce qui
le distingue donc du je esthétique - mais qui, à
la différence du je musicien, n'est plus passif
mais se confond avec le contenu même de l'acte de penser
(6).
En résumé on aurait trois positions :
· Un je esthétique posant " je pense
la musique " (cogito) où le sujet est actif,
préexistant à l'acte de pensée et lui survivant.
· Un je musicien posant " je suis pensé
par la musique " (cogitor) où le sujet est
passif, constitué par la pensée qui le pense.
· Un je musical posant " je suis [une] pensée
musicale " (cogitatio sum) où le sujet n'aborde
plus la pensée comme un acte qu'il opère mais comme
l'être même auquel il s'égale, comme un acte
qui l'instaure.
Trois je donc, corrélés à trois rapports
différents à la pensée musicale : activité,
passivité, identité. Et trois discours différents
:
- le discours esthétique, prenant la musique pour
objet de pensée,
- le discours musicien activé par la pensée
à l'oeuvre,
- et le discours musical que tient l'oeuvre, de part en
part pensée en acte.
Qu'est-ce à dire pour notre musicien et son intellectualité
musicale qui devrait se dire, plus strictement, musicienne ? Qu'il
s'agit en fait pour lui de penser qu'il est pensé par la
musique. L'enjeu de l'intellectualité musicale - si vous
m'accordez cette équivalence entre pensée musicienne
et intellectualité musicale - serait ainsi la saisie de
la pensée musicale en tant qu'elle saisit le musicien.
L'enjeu propre de la pensée du musicien serait de ressaisir
ce qui l'a saisi : non pour rendre la pareille à la musique
et tenter de la saisir comme elle a su vous saisir mais d'éprouver,
dans l'ordre propre du discours parlé et non plus joué
musicalement, la subjectivité musicienne.
Si cette subjectivité est, comme tout autre, à la
fois subjectivation et procès subjectif c'est-à-dire
captation et labeur, saisie et travail, alors la ressaisie de
cette subjectivité dans l'ordre propre du discours langagier
doit faire éprouver ce qu'est la passivité d'une
saisie subjective et ce qu'est l'activité d'un procès
subjectif. Appelons ce croisement singulier une passivité
active : pour le musicien, ce qui l'emporte certes dans sa
pratique est la dimension du travail, laquelle est avant tout
intelligible comme activité. Mais l'intellectualité
musicale conduit à considérer cette activité
comme épithète indexant une passivité fondamentale
c'est-à-dire à la ressaisir comme étant toujours
déjà pensée par la musique. Penser le travail
instrumental et vocal, penser l'écoute comme procès,
non comme immersion et pur abandon, penser tout cela comme passivité
active, voilà pourrait-on dire l'enjeu propre de l'intellectualité
musicale. Plus exactement : ressaisir la pensée musicale
à l'oeuvre en tant qu'elle profile cette passivité
active du musicien, voilà ce que serait le propre du discours
musicien.
Un exemple, esquissé : on pensera comment l'oeuvre rend
possible une écoute par le musicien - ce qui s'appelle
une écoute, et qui n'est pas une audition, une perception
ou une entente - à mesure de ce qu'on concevra cette écoute
musicienne comme étant toujours déjà précédée
d'une écoute musicale (c'est-à-dire d'une écoute
de la musique par l'oeuvre elle-même).
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De quelle manière cette caractérisation d'une passivité
active du musicien est-elle corrélable à ceci que
la musique ne pense pas seule ?
Plus précisément : en quoi le fait de savoir si
" la musique ne pense pas seule " veut dire que la musique
pense avec d'autres peut-il nous apprendre sur cette passivité
active du musicien ? Je ne prétendrai pas répondre
à cette question aujourd'hui. Je dessinerai plutôt
ici le fil rouge de mes propres investigations, mon principe d'écoute
de ce qui se dira cette année dans ce séminaire.
Je voudrais simplement esquisser aujourd'hui ce que pourrait bien
vouloir dire que la musique pense avec la psychanalyse.
Comme vous l'avez sans doute remarqué, François
Dachet et moi-même n'avons pas pris le risque de relier
musique et psychanalyse. L'intitulé de notre séminaire
se contente de les conjoindre, ou plus exactement de les disjoindre
en les disposant de part et d'autre d'une barre verticale. Mesure
d'élémentaire prudence. Mais enfin cette barre doit
elle-même être prise comme possible rapprochement
plutôt que comme césure dans une continuité.
Elle indique à tout le moins qu'il y a une frontière
commune. Mieux : plutôt que l'indiquer, elle se propose
de l'instaurer. Une frontière, une barre, c'est là
une modalité possible d'un rapport, de contiguïté
à tout le moins.
En matière de rapports entre musique et psychanalyse, quelles
sont alors les voies existantes ? Esquissons une petite typologie,
pour fixer les possibles, pour classer les orientations que nous
croiserons sans doute au cours de notre séminaire.
Je procéderai ici thétiquement, présentant
des résultats (provisoires) plutôt que des enchaînements
discursifs.
On peut en premier abord différencier deux grandes manières
de rapporter musique et psychanalyse : on peut le faire en convocant
la médiation d'un troisième terme - la philosophie
par exemple - ou le concevoir immédiatement, en gardant
le rapport circonscrit à un face à face entre musique
et psychanalyse.
Détaillons à partir de ces deux familles.
Rapports médiés
On distinguera différents types de rapports médiés
selon la nature même du troisième terme médiateur.
Nous inspirant pour cela de la philosophie d'Alain Badiou, on
distinguera trois cas selon que le médiateur sera un autre
art que la musique, sera une autre procédure (générique)
que la psychanalyse (et qu'un art), sera la philosophie elle-même.
Médiation par un autre art
On distinguera ici autant de cas différents qu'il y a d'arts, différents de la musique et susceptibles de médier musique et psychanalyse, c'est-à-dire susceptibles de nourrir la copule " et " du couple " musique et psychanalyse ".
Trois cas me semblent immédiatement prééminents :
- Le poème en tant qu'il travaille la langue, conçue comme terme de partage possible entre musique et psychanalyse ;
- La danse en tant qu'elle travaille le corps ;
- l'architecture en tant qu'elle travaille l'espace.
Poème (et langue), danse (et corps), architecture (et espace) me semblent ainsi les principaux candidats, parmi les arts, à rapporter musique et psychanalyse. Je n'ai pas fait un travail d'investigation de la bibliographie en cette matière qui soit suffisamment systématique pour pouvoir fournir pour chaque cas un exemple. Mais, pour donner un simple exemple, le récent livre d'Anne Cadier sur L'écoute de l'analyste et la musique baroque (que nous comptons discuter lors d'un prochain samedi d'Entretemps) entrecroise musique, psychanalyse et poème, cette dernière composante servant dans ce livre à maintenir un rapport entre discours musicaux et analytiques là où ils semblent devenir étrangers et sourds l'un à l'autre. Le poème, peut-on dire, rétablit en ces endroits une certaine circulation signifiante.
Médiation par une autre procédure
J'emprunte à Alain Badiou ce terme de procédure générique. Il en distingue quatre, et quatre seulement : l'art, la politique, la science et l'amour. Si on accepter d'indexer la psychanalyse à cette dernière procédure - s'il est vrai (autre thèse de Badiou) que l'amour est la production de vérité sur le deux des sexes... -, il reste alors comme médiation possible la politique ou une science soit donc deux sous-cas :
- La politique comme médiation possible entre musique et psychanalyse me semble une piste qui n'a jamais été sérieusement tenue. On a bien connu d'un côté le tandem psychanalyse et politique (voir l'ancien mouvement psy-et-po), de l'autre le tandem musique et politique, mais à ma connaissance le triangle musique-politique-psychanalyse ne s'est jamais constitué comme tel. On pourrait cependant en imaginer une esquisse qui s'édifierait sur la base d'un rapprochement entre les théories d'un Wilhem Reich et une conception libertaire des affects musicaux. Chimère un peu démodée, il est vrai. Je ne suis donc pas sûr qu'il y ait beaucoup à attendre d'un tel triangle, mais si l'on fait l'hypothèse que la politique met en jeu des sujets collectifs et publics plutôt que des pouvoirs, il convient cependant de garder ouverte cette possibilité.
- Une science peut servir de médiation.
Trois cas me semblent ici prééminents :
· la mathématique en tant qu'elle est l'ontologie (autre thèse de Badiou) c'est-à-dire ce qui peut être dit de l'être en tant qu'être, et donc en tant que science de l'être comme tel,
· la linguistique en tant que science du langage,
· la biologie en tant que science du vivant.
Mathématique (et être), linguistique (et langage), biologie (et vivant) me semblent les principaux candidats parmi les sciences à médier un rapport possible entre musique et psychanalyse. Il est clair par exemple que la topologie en son usage lacanien est susceptible d'instaurer un dialogue entre musique et psychanalyse (7). Mais on pourrait en dire autant d'une certaine algèbre de la lettre qui autorise par exemple de rapporter les mathèmes de la sexuation et ce qu'il peut en être de la différence des sexes en musique. Je ne m'étends pas sur ce point, renvoyant ceux qu'intéresserait quelque développement sur ce point à un des mes articles parus dans la revue Quarto (8).
Médiation par la philosophie
Reste enfin la médiation possible par la philosophie elle-même, laquelle n'est pas une procédure stricto sensu n'étant pas elle-même productrice de vérités mais seulement saisie de vérités produites ailleurs.
De quelle manière la philosophie est-elle susceptible de médier musique et psychanalyse ? Via, je crois, la catégorie de contemporanéité : la philosophie, en tant qu'elle pense ce que peuvent être les temps de la pensée, singulièrement le temps en cours, peut caractériser de quelle manière musique et psychanalyse peuvent être dites contemporaines : à quel titre sont-elles à la fois entièrement disjointes et peuvent-elles cependant participer d'un même temps de la pensée ? Pour donner un seul exemple de ce que peut être un tel type de contemporanéité, on peut soutenir que sérialisme, linguistique structurale, bourbakisme et marxisme-léninisme sont contemporains en ce qu'ils partagent tous - qui dans la musique, qui dans la science du langage, qui dans les mathématiques, qui dans la politique - une orientation de pensée qu'on dira constructiviste.
Concernant musique et psychanalyse, on pourrait se demander par exemple s'il y a contemporanéité des catégories de sujet en musique et en psychanalyse ? ce qui revient en fait à se demander, puisque la catégorie de sujet n'est pas à proprement parler musicale, quelle serait la signification musicienne à donner à la catégorie de sujet pour la rendre compatible et contemporaine de l'usage psychanalytique de cette catégorie ?
On pourrait de même engager une réflexion de nature proprement philosophique sur d'autres catégories : celle d'inconscient par exemple. Il me semble que quelque chose du récent travail de Jacques Rancière L'inconscient esthétique (9) touche à ce point.
Rapports immédiats
Qu'en est-il maintenant des possibilités de rapporter
musique et psychanalyse sans en passer par un troisième
terme, externe à ces deux disciplines ? Qu'en est-il de
la possibilité de rapports immédiats entre musique
et psychanalyse ?
Je propose de distinguer ici six cas de figure que je nommerai
ainsi : métaphore, fiction, formalisation, application,
conditionnement et intersection. Présentons-les succinctement.
Métaphore
J'entends par là une manière qu'on pourrait dire poétique ou imagée de rapporter musique et psychanalyse, d'instaurer un rapport sous la loi du " comme " : pour en donner un exemple du côté de la musique, André Boucourechliev, présentant le Ring de Richard Wagner, écrivait que le langage de cette musique était structuré comme un inconscient (10). L'image, ici, ne vaut pas théorie ; elle fait raccourci, elle étincelle - pour la pensée musicienne du moins -, la stimulant, faisant apparaître sous un nouveau jour une structure purement musicale.
Le principe de ces rapports métaphoriques est d'introduire, dans le jeu réglé d'un discours (musicien en l'occurrence), un signifiant cardinal de l'autre discours (psychanalytique dans le cas présent) : moins le mot " inconscient " (lequel, comme le rappelle Rancière, a une préhistoire artistique) que le syntagme " structuré comme " où la place du signifiant " inconscient " est inversée par rapport à l'énoncé princeps lacanien d'un inconscient structuré comme un langage. La mise en rapport de la musique et de la psychanalyse se fait donc ici sous la forme explicite d'un jeu de mots : un mot, un syntagme joue entre les deux disciplines sous la loi d'un " comme ".
Les usages métaphoriques de la psychanalyse pour la musique restent ici soumis à un principe de consistance intra-musical car leurs critères de validation sont immanents à la musique et peuvent se formuler ainsi : quels en sont les fruits pour la pensée musicienne ?
Fiction
Le rapport institué se fait ici sous la loi d'un " comme si " et non plus d'un pur et simple " comme ". Le postulat est différent. Il ne s'agit plus de rapporter les deux disciplines en un simple point (celui que Boucourechliev nommait par exemple inconscient) mais de le faire tout au long d'une ligne ou d'une surface. Il s'agit de faire l'hypothèse d'un rapprochement et d'en suivre les conséquences. Il ne s'agit plus simplement de produire une étincelle, de générer un bref éclair mais bien de soutenir la pensée sous un nouvel éclairage aussi loin qu'il est possible. Je crois convenable d'épingler cette modalité de rapprochement du nom de fiction. Cela reviendrait par exemple à soutenir, à partir de la métaphore précédente : faisons comme si le discours wagnérien était structuré comme un inconscient et voyons les conséquences qu'on pourrait tirer d'une telle hypothèse, en poursuivant les enchaînements aussi loin qu'il est possible. Ici, la psychanalyse permet en quelque sorte de fictionner la musique.
On peut à l'inverse donner un exemple où la musique permet de fictionner la psychanalyse et je le tirerai de l'ouvrage précédemment mentionné d'Anne Cadier dans la mesure où il propose d'examiner le préconscient freudien comme s'il était structuré selon les principes de la fugue baroque (11).
Formalisation
Je mentionne cette possibilité sans être assuré de sa pertinence entre musique et psychanalyse. Cette logique de rapprochement m'est suggérée par le précédent séminaire Entretemps dans la mesure où elle a joué un rôle essentiel entre musique et mathématiques. L'idée serait ici de bâtir une théorie psychanalytique de la musique comme il est désormais concevable de bâtir une théorie mathématique de la musique (12). Il serait plus difficilement envisageable d'imaginer une théorie musicale de la psychanalyse, encore que certaines propositions semblent parfois en rêver.
De quoi s'agit-il ? J'emploie ici formalisation et théorie en un sens strict, au sens que leur donne la théorie mathématique des modèles : la musique y est prise comme espace autonome, doté de ses objets et relations, réglé par ses propres procédures de validation, que la mathématique va formaliser c'est-à-dire sur lequel elle va bâtir son propre réseau de lettres et de signes pour y déduire ses propres conséquences, réglées cette fois selon les principes de la discursivité mathématique.
Y a-t-il sens à rapporter de la même manière musique et psychanalyse ? Peut-on envisager de théoriser la musique selon une logique proprement psychanalytique ? Peut-il exister par exemple quelque chose comme une théorie psychanalytique du sujet musical, du musicien-sujet, des rapports entre les deux ? Je ne sais, mais il y a là un possible, à tout le moins formel, qu'il nous faut prendre en compte.
Application
Il s'agit là d'une mise en rapport plus minimale, moins exigeante que la précédente. Dans la formalisation la discipline formalisante était prise en compte dans sa dynamique propre de raisonnement, de logique, de discursivité. Dans l'application, on n'en retient plus qu'un résultat. Dans le cas du rapport mathématiques et musique qui me sert ici de guide, il ne s'agit plus de bâtir une théorie mathématique ad hoc, apte à rendre compte dans le détail de la spécificité musicale mais il s'agit, avec l'application, de retenir du discours mathématique un simple résultat local, une formule par exemple, ou une équation, et de l'appliquer telle quelle au domaine musical. Pour en donner un exemple on ne peut plus rudimentaire (encore qu'il soit l'exemple princeps de Kant), si on retient des mathématiques que 5+7 = 12, on peut se proposer d'appliquer cette formule à un nombre de notes comme à un nombre de pages d'une partition. On rapporte ainsi mathématiques et musique en appliquant un résultat des unes sur l'autre.
Le contenu de pensée de la formule appliquée tend ici à être effacé, oublié pour n'en plus retenir que sa puissance proprement technique de calcul.
Il me semble qu'un tel mode de rapprochement entre musique et psychanalyse suscite également des adeptes. Il s'agira par exemple d'appliquer à la musique des formules toutes faites fournies par Freud ou Lacan, que ce soit des énoncés (on a évoqué " l'inconscient est structuré comme un langage " qui pourrait donner lieu à application et non plus à simple métaphore), des mathèmes (j'ai évoqué celui de la sexuation), des distinctions (les quatre types de discours selon Lacan), ou les topiques freudiennes, etc.
Conditionnement
On renoue ici avec une manière de rapporter musique et psychanalyse qui rend plus justice au contenu de pensée de l'une et de l'autre. Il s'agit en effet d'examiner de quelle manière peut-on envisager que musique et psychanalyse se conditionnement mutuellement.
Jacques Rancière, dans son ouvrage récent sur l'inconscient, a esquissé ici une piste possible : l'inconscient musical n'a-t-il joué un rôle pour rendre possible l'émergence de l'inconscient freudien ? Y aurait-il une prolongation possible d'un tel type de conditionnement dans la période musicale contemporaine ? De quelle manière la pensée musicale a-t-elle pu ou non conditionner la pensée d'un Lacan ? À l'inverse, de quelle manière la pensée freudienne ou lacanienne peut-elle - a-t-elle pu conditionner - la pensée musicale ou, de manière plus restrictive, la pensée musicienne ?
On peut dire qu'il s'agit ici de penser la musique à la lumière de la pensée psychanalytique (13). Soit : cette pensée psychanalytique jette-t-elle quelque lumière sur la musique, sur les oeuvres, sur les musiciens ? Par exemple que veut dire penser le sujet musical à la lumière de ce que la pensée psychanalytique dit du sujet ? Que peut-on ainsi penser du corps musical et musicien, d'un éventuel inconscient musical et musicien, etc. ? Autant de mises en rapport, essentiellement dissymétriques, où une discipline se subordonne à l'autre, au moins temporairement.
Le conditionnement se distingue de la fiction et de la formalisation en ce que l'investigation psychanalytique ne plonge pas ici au coeur même du dispositif musical mais qu'il tend simplement à le circonscrire, à lui fixer des limites ou des bornes. Il fixe un certain régime du possible musical plutôt qu'il ne règle son ordinaire. Le livre cité de Rancière fournit un bon exemple, inversé puisque le musical ou plus généralement l'artistique rend ici possible sous le nom inconscient quelque chose du côté de la psychanalyse. Il ne s'agit nullement que l'inconscient artistique formalise, théorise ou fictionne l'inconscient freudien, qui s'est doté de sa propre théorie mais simplement qu'il en soutienne, de l'extérieur, un possible.
Remarque : une version basse de ce conditionnement, et plus encore de cette contemporanéité éventuelle que la philosophie seule peut caractériser, est celle de la compatibilité : de quelle manière musique et psychanalyse sont-elles compatibles en leur régime de pensée actuel, disons musique contemporaine et psychanalyse lacanienne ? On peut entendre l'examen de cette compatibilité comme un conditionnement cette fois négatif : que la pensée analytique en son état actuel n'interdit pas telle ou telle figure de l'intellectualité musicale. Pour n'en donner qu'un exemple, il me semble qu'une conception purement thématique de la musique, qui privilégie donc les seules figures musicales de la conscience de soi (14), serait aujourd'hui incompatible avec ce que nous a appris et continue de nous apprendre la psychanalyse sur le sujet. La compatibilité consiste donc en un sens à tenir compte des interdits ou impasses relevés par une autre discipline de pensée alors que le conditionnement peut s'entendre de manière non seulement négative (" ne pas s'engager dans cette voie ") mais également positive : tel acquis peut valoir, prescrire et configurer hors de son espace propre de pensée.
Intersection
La mise en rapport se soutient ici de l'hypothèse d'une véritable intersection entre les deux disciplines. L'idée est que musique et psychanalyse partageraient certaines réalités, certaines pratiques, certains signifiants. Il m'a semblé percevoir une telle orientation dans le livre d'Édith Lecourt sur le sonore chez Freud (15), l'idée directrice étant ici que le sonore organise une intersection entre domaine musical et psychanalytique, la musique étant somme toute l'organisation artistique du sonore là où la psychanalyse embraye sur son organisation signifiante.
D'autres catégories peuvent prétendre à organiser une semblable intersection. Il m'a semblé par exemple que telle ou telle référence à un certain dandysme de Jacques Lacan, donc à une certaine ambition artistique sur sa vie si ce n'est sur son oeuvre, pouvait être également comprise comme configurant une intersection possible entre pratiques musicales et pratiques analytiques, la catégorie d'art délimitant ici un certain terrain partagé.
On aurait donc six types de rapports immédiats (métaphore,
fiction, formalisation, application, conditionnement et intersection)
et quatre grands types de rapports médiats (selon que la
médiation est celle d'un autre art, d'une science, de la
politique ou de la philosophie).
On peut regrouper cet ensemble dans le tableau suivant qui suscite aussitôt
deux questions formelles.
Chacun de ces dix types donne-t-il lieu à des rapports
symétriques ou dissymétriques ? C'est-à-dire
s'agit-il de rapporter la musique à la psychanalyse selon
un sens précis de circulation ou l'échange peut-il
avoir valeur bilatérale ? Il m'a semblé pouvoir
répondre de la manière indiquée dans la première
colonne précisant que les seuls rapports symétriques
seraient ceux nourris d'une médiation politique, scientifique
ou philosophique ou celui fondé sur le principe d'une intersection.
Dans tous les autres cas, il convient alors de se demander si
un tel rapport, dissymétrique, trouve son dual dans l'autre
sens ou s'il n'y a qu'un seul sens pour rapporter l'une à
l'autre de ces deux disciplines. Il m'a semblé possible
d'esquisser une réponse à cette question dans la
seconde colonne, les rapports (dissymétriques) semblant
clairement univoques dans le seul cas de l'application.
Mais tout ceci reste, vous l'aurez compris, une grille d'investigation
pour notre travail, non le résultat d'une longue recherche.
Reste bien sûr l'hypothèse extrême, qu'il me faut compter comme hypothèse 0, ou +1, qui serait celle d'un non-rapport : il n'y aurait pas de rapport de la musique et de la psychanalyse. Cette hypothèse fixerait alors pour cible à notre séminaire l'exploration d'une inexistence plus encore que d'un impossible. Voie sceptique ? Voie stérile ? Nous le verrons, je pense, au fil de cette année de travail.
Cette typologie établie, qu'éclaire-t-elle concernant le couple de la musique et de ses musiciens ?
On pourrait marquer et remarquer, cas par cas, ce qui de la musique se voit ainsi rapportée à la psychanalyse. Les différents types de rapport, en effet, n'engagent pas le monde de la musique au même titre. J'ai tenté une première identification de la part musicale concernée par chaque type de mise en rapport dans la colonne Musique de mon tableau : tantôt ce sont les oeuvres, tantôt les styles musicaux, tantôt la pensée musicienne ou intellectualité musicale, qui se trouvent directement engagés dans le rapport instauré avec la psychanalyse.
Je voudrais ressaisir tout cela plus globalement en formulant
l'hypothèse générale suivante : penser avec
la psychanalyse serait un chemin privilégié pour
penser la passivité active du musicien. Explicitons-la.
Il y a une indifférence flagrante de la psychanalyse à
l'égard des oeuvres musicales comme telles. La psychanalyse
rencontre des musiciens, guère des oeuvres. Au mieux elle
peut avoir à faire à des fragments musicaux, des
sortes d'objets trouvés, extraits de leur contexte, ces
petites phrases musicales, bribes, rengaines ou souvenirs qu'évoque
Theodor Reik (16). Ces lambeaux indexent, il est vrai, le point
par lequel le musicien se sent saisi par la musique. Pour le musicien,
qu'est-ce qui signifie qu'il est originairement passif, produit
par la musique plutôt que la produisant, qu'est-ce qui le
signifie mieux que ces rengaines lui trottant dans la tête
sans qu'il puisse s'en défaire ? Penser avec la psychanalyse
ce matériau qui lui est spontanément le plus familier
apparaît ici comme une ressource privilégiée.
Penser ce matériau sous condition de la psychanalyse est
sans doute une voie privilégiée pour ressaisir le
musicien en sa passivité native plutôt qu'en son
activité quotidienne.
Mais le point de butée apparaît bien vite : de ces
fragments ressassés, de ces petites phrases obsédantes
à ce que j'appelle les moments favoris ou moments-faveurs
dans l'écoute d'une oeuvre (17), il y a un gouffre. Ces
moments restent en effet événementiels, y compris
dans leur éventuelle réitération. Ces moments
ne sauraient prendre la forme d'un objet, moins encore d'un objet
trouvé puisque, détachés de leur contexte,
leur puissance s'évanouit. Nulle fascination en eux, car
ils opèrent dans le retrait plutôt que dans l'apothéose.
Ces moments-faveurs sont pourtant, me semble-t-il, la clef même
d'une véritable écoute musicale et c'est à
partir d'eux qu'une oeuvre musicale existe comme telle. J'indique
ceci (plutôt que je ne l'expose et le développe)
pour relever le saut qualitatif qu'il y a entre le musicien habité
par sa ritournelle et l'oeuvre musicale pivotant autour de son
moment-faveur.
Dire qu'il y a saut qualitatif, c'est dire qu'on ne saurait remonter
de l'un à l'autre, pas plus qu'on ne saurait remonter du
sonore au musical ; et du musical à la musique, il y a
encore un abyme...
Je tiens cependant qu'il est possible, qu'il doit être possible
à la musique de penser avec la psychanalyse. J'ai
suggéré les différentes voies dans ma typologie
précédente. J'en privilégierai deux, pour
mon compte propre :
- Celle du fictionnement : qu'en est-il d'une oeuvre musicale
si on la pense comme si elle était un de ces sujets auxquels
la psychanalyse a à faire ? Qu'en est-il de son inconscient
? Qu'en est-il d'un éventuel transfert et d'un contretransfert
? Qu'en est-il du corps alors à l'oeuvre ?
- Celle aussi du conditionnement, moins exigeante musicalement
: qu'est-ce que la conception analytique du sujet peut prescrire
non seulement pour la passivité active du musicien mais
également pour ce faire la musique que pratique
l'oeuvre ?
Cette manière de voir me semble compatible avec la question
que pose François Regnault dans ses conférences
d'esthétique lacanienne : " Qu'est-ce qu'un art
qui inclut la psychanalyse ? " demande-t-il (18). Il ajoute
par exemple qu'il convient de tenir qu'il y a bien deux voix et
non une, et que la voix qui parle n'est pas la voix qui chante
(19). Donc pas de confusion ici, ou de fausse connexion, mais
un souci qui me semble parent du propos que j'ai nommé
conditionnement (ici d'ailleurs plus dissymétrique
que réciproque : Regnault ne se demande pas ce qu'est une
psychanalyse qui inclut la musique, ce qui me semblerait plutôt
la question propre de François Dachet).
Vous l'aurez compris : ma cible est - elle ne peut être
que - la musique et mon intérêt ne saurait se porter
avec la même intensité vers des tentatives, peut-être
pertinentes, de fictionner ou formaliser musicalement la psychanalyse.
J'ai donc déclaré ici un désir plutôt
que je n'aie défini une maîtrise possible de ce que
pourrait vouloir dire que la musique pense avec la psychanalyse.
Et c'est sans doute là que je me retrouve comme musicien,
non comme philosophe ou en une autre position subjective extérieure
à la pratique musicienne. Ce dont il s'agit pour moi dans
ce séminaire, en un éventuel " penser avec
la psychanalyse ", je l'attends du côté du musicien
plutôt que de l'oeuvre mais il me semble pour cela requis
d'en repasser par l'oeuvre et de ne jamais aborder l'activité
du musicien que par son noyau infracassable de passivité,
ce point où le musicien s'assume comme fait par la musique
et les oeuvres qui la font telle. Ce qui peut se dire : penser
le musicien à partir de l'oeuvre ; ou encore : déployer
l'intellectualité musicale à partir de la pensée
musicale.
On peut préciser encore un peu plus les choses : si le
musicien comme individu est toujours peu ou prou le déchet
de l'oeuvre qu'il a jouée, penser le musicien avec la psychanalyse
est peut-être un des moyens - le moyen ? - de penser ce
qu'il en est de ce mouvement même de dépose saisi
du point désolé où l'individu musicien retrouve
l'ordinaire de sa vie sociale et familiale. Comme le suggère
en effet Theodor Reik, que se passe-t-il pour le musicien quand
la musique s'arrête si ce n'est l'épreuve d'une déprise
(20) ? En somme la subjectivité de l'individu musicien
se joue en propre au moment où la musique s'arrête
plutôt qu'en celui où elle commence et c'est dans
la réaction à ce moment paradoxal de détachement
que l'individu musicien se distingue du non-musicien. Précisons
bien : penser l'individu n'a guère d'intérêt,
et ce serait rabattre la psychanalyse à une vulgaire psychologie
que de vouloir l'y faire servir. Il ne s'agit pas de cela. Il
s'agit de penser le mouvement de captation puis celui de rejet
comme étant mouvement de l'oeuvre. Il s'agit d'incorporer
à un point de l'oeuvre sa capacité à capter,
transfigurer, déposer. Et cela, l'oeuvre comme telle ne
le pense pas.
Penser cela n'est pas stricto sensu du ressort de la pensée
musicale. Penser comment l'oeuvre musicale se rapporte au musicien,
le penser à partir du versant propre de l'oeuvre, non de
l'individu et de sa psychologie latente, voilà, il me semble,
ce qui reste du ressort de l'intellectualité musicale plutôt
que de la pensée musicale proprement dit, et voilà
ce qu'il me semble raisonnable d'espérer d'un " penser
avec la psychanalyse " : penser la saisie du musicien puis
son rejet, cela, l'oeuvre le fait mais à proprement parler
ne le pense pas. Cela ne relève pas à proprement
parler de la pensée musicale. Cela peut relever, cela doit
relever, de l'intellectualité musicale. Il s'agit là,
en quelque sorte de saisir la dépose du musicien hors de
l'oeuvre une fois déposée sa saisie antérieure.
Cette articulation d'une intellectualité musicale sur la
pensée musicale serait ainsi une manière possible
de caractériser que la musique ne pense pas seule et, singulièrement
dans notre cas, peut penser avec la psychanalyse.
Telle sera, en tous les cas, mon hypothèse de travail pour
cette année de dialogue et de confrontations.
- Notes
(1) Cf. http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/texture/Graf.html
(2) Guy Lardreau : Discours philosophique et discours spirituel. Autour de la philosophie spirituelle de Philoxène de Mabboug (Seuil, 1985)
(3) page 140
(4) page 139
(5) page 138
(6) Que la pensée puisse se donner comme acte s'atteste, à mon sens, en toute décision de pensée (telle, par exemple, un axiome).
(7) Voir plus généralement un usage possible du récent livre de René Lavendhomme : Lieux du sujet. Psychanalyse et mathématique (Seuil, 2001)
(8) De l'instance de la lettre dans la musique (Quarto n°65 : Les Lettres de la jouissance, 1998)
(9) Galilée, 2001
(10) La Walkyrie. Numéro 8 de l'Avant-Scène Opéra (page 32)
(11) On pourrait dans ce cas parler de fiction de modèle dans la mesure où la structure préconsciente est glissée sous la théorie musicale de la fugue comme si cette dernière était faite pour rendre compte non des fugues concrètes de Jean-Sébastien Bach mais du préconscient freudien. Un modèle est donc mis à la place d'un autre, devenant ainsi modèle fictif d'une théorie préexistante.
(12) Voir en particulier les travaux de Guerino Mazzola.
(13) C'est peut-être là une version possible du " être à l'école de " proposé ici-même par François Dachet.
(14) Je me permets de renvoyer ici à mon article Cela s'appelle un thème (Quelques thèses pour une histoire de la musique thématique) Analyse musicale n° 13, 1988
(15) Freud et le sonore. Le tic-tac du désir (L'Harmattan, coll. Psychanalyse et civilisations, 1992)
(16) Écrits sur la musique (Les Belles lettres, coll. confluents psychanalytiques, 1984)
(17) Cf. La singularité Schoenberg (Ircam-L'Harmattan, 1998)
(18) page 18
(19) page 23
(20) " Lorsque la musique s'arrêtait, [cet homme] éprouvait toujours un sentiment de déception. Il commença à se construire un rempart contre cette très désagréable réaction de désillusion, à ériger des barrières de défense contre les effets des impressions musicales parce qu'il détestait être la dupe de ces influences mélodiques. Pour se soustraire à cet état de déséquilibre émotionnel dans lequel la musique le plongeait, il se mit à éviter l'audition des musiques symphoniques et devint finalement presque insensible à leur pouvoir. Il me semble que Freud s'est forgé des défenses similaires et qu'il s'est plus tard endurci contre l'attrait que la musique exerçait sur lui. " (op.cit. p. 29). Incidemment, ceci suggèrerait, quant au " cas Sigmund F. ", que son " rejet " de la musique ne provenait chez lui nullement d'une insensibilité à cet art mais tout au contraire du refus d'un certain régime de passivité auquel elle le contraignait. Bref, Sigmund F. n'a su (pu, voulu ?) inventer la passivité active requise qui n'indexe plus la déprise (" quand la musique s'arrête... ") d'une déception, d'une désillusion ou d'une duperie...