Le musicien, au croisement de deux fictions

Bilan du séminaire Musique | Psychanalyse

(7 juin 2002)

 

François Nicolas

 


Je voudrais tenter de caractériser globalement les rapports qui se sont établis entre musique et psychanalyse durant ces deux années de travail en commun. Ces rapports entre disciplines ont été portés, de manières diversifiées, par des musiciens et par des analystes — les deux catégories principales mais non exclusives d’intervenants au cours de ce séminaire — si bien qu’il s’agit de caractériser tout autant les rapports qui se sont établis entre les disciples respectifs de ces deux disciplines.

Ma vision des choses sera celle d’un musicien, c’est-à-dire à tout le moins d’un individu abordant la question de ces rapports/non-rapports entre musique et psychanalyse non seulement à partir du versant musical des choses mais également en vue de ce versant musical ; disons qu’il s’agit pour moi de « penser la musique avec la psychanalyse » plutôt qu’à l’inverse, comme peut-être pour certains d’entre vous, de « penser la psychanalyse avec la musique »…

 

Je centrerai mon bilan sur la question du musicien plutôt que sur celle de la musique. Je laisserai donc ici de côté ce que ce séminaire m’a appris concernant la musique proprement dite. J’en ai parlé à différentes reprises [1] et je préfère aujourd’hui m’attacher à ce musicien  sur qui, plus encore que sur la musique, m’a semblé se concentrer l’intérêt propre des analystes.

Je présenterai mon bilan en trois chapitres :

1) D’abord la subjectivité du musicien. L’idée vectrice sera de la thématiser formellement comme croisement de deux fictions incompatibles.

2) Ensuite je caractériserai la barre — qui, au principe de notre séminaire, a partagé musique et psychanalyse — comme une ligne de rencontre entre deux champs orthogonaux.

3) Enfin, m’appuyant sur l’idée d’une troisième dimension s’indexant au point de rencontre (la barre…) de deux espaces orthogonaux, j’en tirerai quelques conclusions concernant le musicien, singulièrement en matière d’intellectualité musicale, c’est-à-dire au regard du projet musicien de « penser la musique avec la langue ».

I. La subjectivité du dividu musicien

Autolimitation

Je propose liminairement cette autolimitation en matière de catégories : ne parlons pas ici de « sujet » — sujet, en vérité est un concept philosophique — et tenons-nous en à la catégorie de subjectivité. Parlons donc, si vous le voulez bien, de facteurs subjectifs sans pour cela avoir besoin de substantiver l’adjectif.

Essayons, sur cette base, de caractériser certains traits subjectifs du musicien.

Le partage subjectif du musicien

Le musicien, c’est très simplement celui qui fait (de) la musique. C’est un individu, ou, plus exactement, comme j’aime à l’écrire, c’est un-dividu.

Le musicien est dividu — autant dire divisé — à bien des titres mais tout particulièrement au titre du partage entre son activité musicale et ses autres activités (sociales, physiologiques, amoureuses, etc.).

Comme musicien, il est tout spécifiquement divisé par une intériorité/extériorité au monde de la musique : l’un-dividu musicien a à la fois un pied dedans le monde de la musique, et un pied dehors ; ou, plus exactement, il est tantôt dedans, tantôt dehors puisqu’il passe son temps à entrer et sortir de ce monde. Tout musicien vit ces entrées-sorties continuelles comme un déchirement [2] : il aime ainsi à continuer de porter la musique dans un coin de sa tête lorsqu’il fait tout autre chose, et il n’aime guère être happé hors de la musique par quelque souci extra-musical…

Je propose d’examiner sa situation subjective en le caractérisant comme écartelé entre deux fictions incompatibles : la subjectivité du dividu musicien serait ainsi caractérisable comme une sorte de battement (de pulsation peut-être [3]) entre deux fictions contradictoires.

Pour introduire à ce point, je voudrais partir de deux exemples subjectifs prélevés dans d’autres champs d’activité que la musique.

I.1 La pulsation d’un philosophe : Maurice Blondel

Voici d’abord ce que déclare un philosophe — Maurice Blondel — de sa subjectivité propre :

« Ma conduite a toujours été inspirée par un double dessein, sans que cette dualité même ait gêné en rien mon action, loin de là. D’une part, en effet, je me suis comporté comme si je devais toujours demeurer dans la voie philosophique, laïque et universitaire où je me trouvais engagé, et je sentais que c’était bien. D’autre part, j’ai toujours gardé autant d’indépendance de pensée, de parole et de conduite que si j’avais dû, dès le lendemain, quitter l’Université. » [4].

Je lis, en cette déclaration, une première figure subjective de ce que j’appelle le croisement de deux fictions divergentes.

L’indice de ce que j’appelle ici fiction se trouve dans le jeu explicite d’un « comme si » : le dividu philosophe fait de la philosophie d’un côté comme si ce faire était pour lui éternel, d’un autre côté comme si ce même faire était temporaire et provisoire. Son « faire » de la philosophie est donc subjectivement saisi selon l’écartèlement de deux fictions inverses : l’éternité d’une pratique et sa pure contingence éphémère.

Fiction ou « comme si »

Une petite précision

J’appelle ainsi fiction ce qui se met sous la loi d’un comme si. Cette disposition subjective noue deux traits distinctifs :

 Une hypothèse…

— Il y a d’abord le fait de poser une hypothèse pour en examiner ensuite les conséquences logiques. La fiction n’est pas une métaphore isolée qui pose un pur et simple « comme » — la terre est bleue « comme » une orange… —. Elle est une métaphore qui ouvre à conséquences et enchaîne à des suites logiques.

 …tenue pour invraisemblable

— L’hypothèse qui ouvre la fiction est tenue pour invraisemblable : il ne s’agit pas d’une hypothèse de départ dont il s’agirait de vérifier la validité par le jeu d’une rationalité hypothético-déductive — si l’on déduit de cette hypothèse une contradiction logique, on en déduira, par remontée à son point de départ, que cette hypothèse est à invalider —. On sait fort bien ici qu’on pose au départ une invraisemblance, et la poser ne vise donc nullement à tester sa validité rationnelle. Il s’agit plutôt d’explorer les effets subjectifs qui découlent de fait de se disposer sous une telle loi d’invraisemblance. Il s’agit d’éprouver les effets proprement subjectifs qui s’enchaînent à un tel postulat de départ invraisemblable.

En ce sens, la fiction n’est pas une croyance. Elle est la mise en œuvre subjective d’une fidélité à un présupposé objectivement insoutenable.

Au total, fiction désigne ici pour moi le travail d’un « comme si » attaché à une hypothèse invraisemblable.

Une pulsation subjective dedans/dehors

Pour en revenir au propos subjectif de Blondel, j’y reconnais cette pulsation subjective de qui agit dans un monde tout en sachant très bien qu’il ne lui appartient que pour partie, qu’il n’y adhère que par un bout, qu’il appartient également à d’autres mondes, qu’il adhère également à d’autres champs et qu’il est susceptible en un instant de basculer d’un état à l’autre. Sur cette situation objective de l’un-dividu philosophe, Blondel bâtit la croix de deux prescriptions subjectives antagoniques : faire comme si l’on appartenait corps et âme à la discipline considérée et faire, dans le même temps subjectif, comme si l’on pouvait à tout instant ne plus lui appartenir corps et âme. Précisons que Maurice Blondel était un philosophe chrétien qui se demandait par là comment pratiquer simultanément sa foi et sa philosophie, mais ce n’est pas la particularité de cet investissement subjectif qui m’intéresse ici car j’y reconnais une figure plus générale.

Une version musicienne de la prescription blondélienne

Pour éclairer cela, tentons de transposer pour le musicien ce que Blondel indique pour le philosophe. Ceci donnerait l’injonction suivante :

·         Fais de la musique comme si tu appartenais de tout temps et pour toujours au monde de la musique, comme si tu en étais une partie essentielle (naturelle et éternelle).

·         Fais de la musique comme si le monde de la musique était historiquement nécessaire, qu’il n’avait nul besoin de toi et que tu pouvais donc à tout instant t’en trouver séparé, exclus, déjeté (décheté…)

La première fiction met le musicien sous la loi subjective d’une incorporation au monde de la musique : elle lui impose de se penser comme partie musicale, non comme un-dividu musicien. La seconde fiction met simultanément ce même musicien sous la loi subjective incompatible de se tenir comme entité (musicienne) extérieure au monde de la musique. Bref ce qui fait la division subjective propre du musicien selon ce croisement de deux fictions, c’est l’injonction de se tenir à la fois pour partie musicale et pour élément extérieur.

I.2 La croix d’un ignatien : Hevenesi

Prenons maintenant un tout autre exemple, avec cette règle de l’agir que l’on dit ignatienne quoi qu’elle n’ait point pour origine Ignace de Loyola lui-même mais l’un de ses descendants, de ceux pour qui être sujet veut dire être sujet des Exercices spirituels qu’Ignace a instaurés. Il s’agit ici plus précisément du jésuite hongrois Hevenesi qui publia en 1705 un recueil de maximes intitulé Scintillæ ignatianæ et dans lequel on trouve cette règle d’agir, devenue emblématique de la manière ignatienne de procéder [5] :

Voici la première règle de l’agir :

 

Ainsi fie-toi à Dieu

      comme si le succès des choses

dépendait tout entier de toi, et en rien de Dieu ;

 

Alors pourtant mets-y tout ton labeur

      comme si Dieu seul allait tout faire, toi rien. [6]

On retrouve ici le jeu formel de deux « comme si » incompatibles : le succès de l’action dépend d’abord uniquement de qui agit, pour ensuite n’en plus dépendre du tout. Je ne m’étends pas sur l’analyse et le commentaire de cette formule, très complexe et qui configure en vérité le mouvement d’une conversion [7]. Je me contenterai d’en extraire ce qui peut servir directement à notre figure du dividu musicien.

Un dilemme

Je présenterai les choses ainsi : le musicien se trouve au rouet d’un double énoncé : d’un côté, « c’est la musique qui fait le musicien » et d’un autre côté le musicien, comme je l’ai dit, est celui qui fait (de) la musique. Détaillons un peu ce dilemme.

— « C’est la musique qui fait le musicien » car c’est l’existence même de quelque chose comme la musique qui rend seul compte qu’il existe des musiciens c’est-à-dire des gens pour en faire. Au titre du matérialisme élémentaire de cette vision des choses, j’aime à rappeler qu’on trouve cet énoncé sous la plume d’un Karl Marx [8].

— Mais d’un autre côté, toute musique est bien faite par un ou des musiciens : cette évidence empirique est difficilement récusable.

Le musicien se trouve ainsi pris dans la pince d’une double détermination : il est fait par la musique en même temps qu’il l’a fait. Certes, le mot « faire » n’a pas exactement le même sens dans ses deux occurrences : le musicien est subjectivement constitué par une existence préalable et hors de lui de la musique, en même temps qu’il produit de la musique avec ses instruments, ses partitions, etc. Cette dissymétrie s’indexe d’ailleurs d’une petite particule, le « de » qui fait dire que le musicien fait de la musique plutôt qu’à proprement parler il fait la musique…

Une version musicienne de la prescription ignatienne

Si l’on tente alors de transposer la maxime ignatienne précédente à notre musicien en train de jouer de la musique — celui donc qui à la fois en fait et est fait par elle —, cela donnerait ceci :

·         Fie-toi à la musique comme si le succès de ton action musicale dépendait entièrement de toi

·         Alors mets-y tout ton travail comme si la musique allait tout faire, et toi rien du tout.

Ainsi la subjectivité du musicien se joue au point de croisement entre la nécessité de se penser à la fois comme clef de voûte et comme pure instance de transit.

I.3 Le dividu musicien, au partage de deux fictions

Mon propos n’est pas ici de détailler, comme il le faudrait, ces deux schèmes subjectifs — le blondélien et l’ignatien — pour expliciter ce qu’il en est — ce qu’il doit en être — de la subjectivité propre du musicien. Je me contenterai ici d’une caractérisation formelle de cette subjectivité en résumant ainsi notre petit parcours : que l’on retienne une formule  — celle de Blondel — ou l’autre — celle d’Hevenesi —, la subjectivité du musicien est thématisable comme se nouant au point de partage de deux fictions incompatibles, au point d’écartèlement entre deux directions fictives et opposées. Ce qui fera la subjectivité propre du musicien sera alors d’endurer cette distension, et de l’endurer comme simple point, non comme substance dotée d’une intériorité. En ce sens la subjectivité du musicien apparaît bien comme hétérogène à celle de l’œuvre musicale.

Une éthique du musicien ?

On pourrait dire alors que l’éthique du musicien (qui diffère de celle de l’œuvre musicale) serait de se penser courageusement comme lieu de croisement mobile entre deux nécessités incompatibles qui l’excèdent, comme point transi par deux forces qui le traversent et par là l’ossaturent, et non pas comme une substance pleine et intérieure qui déborderait en musique vers l’extérieur…

II. Le chiasme du séminaire

La figure formelle de deux fictions croisées ainsi posée quant au musicien, venons-en à notre séminaire pour y reconnaître, sous le trait singulier de cette barre posée entre nos deux disciplines — Musique | Psychanalyse — un jeu subjectif apparenté.

Notre séminaire en effet a été polarisé par cette barre qui a dû en un certain sens être franchie à la fois par les analystes et par les musiciens, et ce dans deux directions opposées.

II.1 Deux fictions au principe du séminaire

Comment franchir une barre infranchissable ? Notre réponse a été, me semble-t-il, de la franchir par une fiction, ou plus exactement par deux fictions qui se sont croisées pendant ces années de travail en commun.

Il y a eu d’un côté la fiction que l’analyste se mette à l’école du musicien, et de l’autre, la fiction que la musique s’interprète comme modèle de la théorie psychanalytique. Deux fictions où chaque discipline était supposée savoir quelque chose sur l’autre mais pas de la même manière : pour l’analyste, le musicien saurait quelque chose que ne sait pas l’analyste et qui pourrait l’instruire. De l’autre, la psychanalyse comme champ théorique saurait quelque chose de la musique sans que ceci préjuge qu’il en soit de même entre analystes et musiciens… On a ainsi deux mouvements fictionnels de sens opposés dont on peut remarquer de plus qu’ils relient des termes différents : des disciplines dans le cas de la fiction des musiciens, des disciples dans la fiction des analystes.

Orthogonalité

Il me semble qu’on peut considérer les deux fictions qui ont travaillé de l’intérieur notre séminaire comme ayant été non pas exactement inverses mais plutôt orthogonales.

Dire de ces deux mouvements de fiction qu’ils ont été orthogonaux et non pas inverses, c’est indiquer que la saisie de chaque orientation de l’intérieur même de l’autre position a une propriété singulière : il ne s’agit pas de face à face, de poussée et contre-poussée, comme dans le cas de sens inverses de circulation (l’un allant par exemple de la musique vers la psychanalyse et l’autre circulant en sens inverse de la psychanalyse vers la musique) mais plutôt d’une difficulté intrinsèque pour apercevoir l’autre trajectoire comme mouvement propre puisque celle-ci n’apparaît qu’en un endroit : en un point s’il s’agit de deux droites orthogonales, en une droite – une barre… — s’il s’agit plutôt de deux plans orthogonaux. Dans les deux modes de représentations géométriques (dans un espace à deux ou trois dimensions donc), chaque discipline ne « voit » l’autre que très localement, non comme une trajectoire complexe mais seulement au maigre endroit de leur rencontre (comme un simple point sur une droite, ou comme une simple droite dans un plan).

Indifférence, déception…

La figure subjective qui s’attache alors à la rencontre selon cette hypothèse de l’orthogonalité n’est plus celle d’un combat ou d’une lutte (comme c’est le cas privilégié pour des sens opposés de circulation  générant flux et contre-flux, transfert et contre-transfert) mais celle d’une indifférence puisque l’autre trajectoire n’apparaît plus comme poussée mais seulement comme épinglage limitatif d’un simple élément dans un monde incommensurablement plus vaste (un point sur une droite ou une droite dans un plan). Pour chaque discipline, le point que relève l’autre discipline en l’y croisant apparaît tendanciellement comme anodin, comme quelconque, en tous les cas comme un maigre élément là où tout un monde compose une animation bien plus dense et diversifiée.

Cette indifférence se dira aussi « déception », déception que le riche monde que constitue sa propre discipline semble réduite par l’autre discipline à une si maigre réalité, déception également que l’autre discipline n’apparaisse pas de l’intérieur de l’autre comme la diversité infinie d’un monde mais seulement comme un maigre espace, arrimé à remâcher « son point »…

Comment cela s’est-il donné concrètement pour nous ?

Résistance du musicien à la fiction de l’analyste

Du côté du musicien que je suis, cela s’est donné d’abord dans ce qu’il faut bien appeler une révolte devant l’idée que le musicien — non la musique — saurait quelque chose susceptible d’instruire le psychanalyste sur autre chose que la musique proprement dite.

Pourquoi révolte, me direz-vous ? Révolte devant l’hypothèse d’un savoir musicien qui ne se saurait pas mais qu’un autre — l’analyste en l’occurrence — pourrait savoir ? Révolte devant l’idée — du côté du musicien — d’un savoir qui ne se saurait pas, et, du côté de l’analyste, du savoir qu’un savoir existe sans qu’il soit possible d’énoncer le savoir en question ? Bref, il y aurait un savoir du musicien qui à la fois ne se saurait pas et qui ne pourrait être su, un savoir dont on ne saurait rien d’autre que le fait qu’il existe, un savoir générique en quelque sorte, indiscernable. Et ce savoir serait l’attribut du musicien, sa fleur à la boutonnière, son blason transparent, la trace d’un doigt invisible qui le désignerait à la face des analystes.

La connaissance concrète de ce que sont réellement les musiciens tend à me faire croire qu’un tel savoir qui ne se sait pas et ne saurait se savoir pourrait prendre bien vite la figure d’un doux crétinisme, du simplet du village qui sait bienheureusement ce que ne saura jamais l’instruit. Ma révolte se dressait devant la perspective d’instruire ainsi nos amis analystes, en innocent transparent qui ne sait et ne saurait savoir ce qu’il instruit… Une fontaine de savoirs qui jaillit d’autant mieux qu’elle se produit dans son dos… La grâce frappe toujours dans le dos disent Kierkegaard et Bernanos : que le musicien porte dans le dos la marque d’une grâce singulière susceptible d’instruire les analystes me semblait ouvrir à de possibles manipulations du type : « je vais apprendre de vous ce que vous ne savez pas savoir et pour cela, parlez tranquillement, ce savoir transfusera malgré vous de ce que vous direz et me nourrira ». Bref, une sorte d’analyse… dans le dos.

Ma conviction face à cela était :

1) les musiciens ne doivent enseigner que le savoir qu’ils savent savoir ;

2) le savoir qu’ils savent savoir concerne directement la musique — c’est un savoir musical — ;

3) en conséquence l’éthique proprement musicienne doit être de tenir à l’écart d’une transmission déclarée un savoir musicien qui ne serait pas un savoir musical.

Résistance inverse ?

Je laisserai François Dachet et nos autres amis analystes énoncer comment en retour un analyste a pu recevoir cette idée proprement abracadabrante que la musique puisse constituer un modèle fictif de la théorie psychanalytique.

J’imagine facilement que cette hypothèse fictionnelle puisse susciter chez l’analyste une révolte d’une égale intensité à la mienne : mais qu’est-ce que c’est que cette manière de prendre la psychanalyse pour une discipline théorique dont on garderait le réseau signifiant tout en substituant métaphoriquement les signifiés ? Comment accepter de doter la psychanalyse d’une consistance formelle intrinsèque, indépendante de ce dont elle traite, comme si la psychanalyse était une supposée science humaine ? Comment séparer la théorie psychanalytique de son âme vivante qu’est la cure et donc de ce rapport toujours singulier d’un analysant et d’un analyste ? À quel titre prétendre que la psychanalyse saurait, sans le savoir, aveuglément, quelque chose de la musique, un savoir qui ne tiendrait qu’au formalisme de ses enchaînements, de sa logique quand elle tente précisément de ne jamais se laisser prendre au jeu proprement canailleux de la discipline qui saurait tout et pourrait parler de tout.

Là également l’éthique proprement psychanalytique se dressait contre la fiction avancée par le musicien et imposait de tenir à l’écart un savoir analytique qui ne serait pas un savoir orienté par la cure en sa singularité indépassable.

Tentation…

Cette double révolte indexe la manière dont l’orthogonalité peut être vécue de l’intérieur de chaque trajectoire : pourquoi lester ce simple point de rencontre d’une autonomie dont il n’est aucunement capable ? Pourquoi d’un côté rehausser un prétendu savoir musicien et de l’autre épingler un prétendu savoir théorique de la psychanalyse s’étendant hors de portée des champs pour lesquels il a été conçu et au regard desquels il s’agit de rester le plus possible ajusté ?

L’orthogonalité procurait ainsi une tentation quasiment mortelle pour l’autre discipline : tentation de mettre le musicien et non plus la musique au centre de la pensée musicale, tentation de mettre la théorie et non plus la clinique au centre de la pensée analytique…

Déception, tentation… : notre séminaire nous a ainsi mis chacun à rude épreuve.

Une troisième dimension…

Je voudrais indiquer ce que cette figure d’orthogonalité peut cependant porter comme ouverture, comme possible, non pas seulement comme réduction de l’espace en un endroit (point de rencontre de deux droites, ou droite — barre — où se rencontrent deux plans) mais aussi comme agrandissement des dimensions, comme apport.

Suivant le fil métaphorique de l’orthogonalité géométrique, je présenterai cette ouverture possible en reprenant la figure de deux droites se coupant à angle droit en un point [9].

L’intéressant d’une telle figure, qui instaure un plan, est à mon sens d’inscrire la possibilité d’une troisième droite orthogonale aux deux précédentes (pensez mentalement au repère orthonormé de la géométrie en trois dimensions, au trièdre x, y, z) : le croisement de deux droites fixe un point par lequel une nouvelle dimension, orthogonale aux deux précédentes peut s’inscrire [10].

Mon hypothèse est donc que le croisement orthogonal de nos deux fictions, en concentrant l’attention en un point, a eu en contrepartie pour productivité singulière d’ouvrir une nouvelle dimension. Quelle est cette dimension ?

Je parlerai pour moi, musicien, laissant aux analystes le soin de dire ce qu’il a pu en être pour eux.

Le musicien…

La dimension qui s’est ouverte, au point même où la rencontre avec les analystes focalisaient ainsi malgré moi l’attention, est précisément celle du musicien c’est-à-dire qu’il s’est avéré qu’il me fallait traiter le musicien comme une droite, et non pas seulement comme un point. Ou encore ceci m’a montré que si le musicien, du point de la musique, est bien un déchet (un point, précisément, sur la droite de la musique), ceci n’empêche nullement qu’il est plus que cela si l’on ne restreint pas le champ d’investigation au seul monde de la musique.

Dit autrement, la rencontre orthogonale avec la psychanalyse a non pas révélé mais indexé l’existence d’un espace (d’une droite dans la représentation métaphorique ici adoptée) qui est proprement celui du musicien et que le monde de la musique ne voit, lui, que comme un point.

Pour la musique, pour le monde de la musique, le musicien n’est qu’un point, qu’une sorte d’index, de curseur qui balaye le monde de la musique, qui le parcourt, l’active, et ce curseur (le x qu’est ce musicien dans le monde de la musique) n’a pas d’intériorité proprement musicale (techniquement dit, dans le vocabulaire de la théorie des ensembles, le musicien est un simple élément musical, et sa composition interne n’est pas musicale [11]). La psychanalyse, elle, n’a rapport à la musique que par ce point du musicien. Si le musicien est bien celui qui fait (de) la musique, la psychanalyse ne saisit ce faire (de) la musique que comme un point, comme un curseur : elle n’a pas comme telle de rapport à l’activité musicienne proprement dite, avec le jeu instrumental, avec l’acte de composition. Elle ne saisit cette activité musicienne que via ce qu’en dit, à distance de ce faire (de) la musique, tel individu lorsqu’il s’est installé ailleurs, dans l’espace proprement clinique. Pour la psychanalyse,  la musique est ce point — sans intériorité analytique — que figure le musicien : pour reprendre notre image géométrique, la psychanalyse ne voit la droite que constitue la musique que concentrée en ce point, ou, plus clairement, le plan qu’elle constitue que comme une droite, une barre…

III. L’autolimitation de l’intellectualité musicale

III.1 La philosophie

Ma troisième proposition consistera à poser que cette nouvelle dimension, dont la possibilité s’indexe au point de rencontre orthogonal de nos deux disciplines, est somme toute la philosophie, cette discipline dont un des buts propres est précisément de penser la compossibilité de la musique et de la psychanalyse.

Ce n’est donc pas par hasard que avons croisé à de nombreuses reprises lors de notre séminaire cette existence nécessaire de la philosophie, et ce à l’initiative tant des musiciens que des analystes. Je propose de représenter cette discipline de pensée comme orthogonale aux deux nôtres. Si par commodité de représentation spatiale, nous continuons de nous figurer chaque discipline comme une droite plutôt que comme un plan, on génère un trièdre orthogonal constitué de la musique, de la psychanalyse et de la philosophie où l’un-dividu musicien se trouve au point de croisement des trois, singulièrement ce musicien pensif qui entretient des rapports de pensée avec d’autres disciplines que la sienne.

…et l’espace propre du langage

On peut alors considérer que l’inscription simultanée de la psychanalyse et de la philosophie indexe un espace plus général qu’on dira, par opposition à celui de la musique, l’espace du ou des langages si bien que la rencontre de la musique et de la psychanalyse, prise dans cet espace plus vaste, pourra s’interpréter comme articulation de la pensée musicale sur la problématique, pour elle extérieure, du langage.

D’où l’intellectualité musicale…

D’où ce point, qui m’importe particulièrement : la barre « Musique | Psychanalyse » ouvre au lieu spécifique de ce que j’appelle intellectualité musicale, laquelle a en effet à se situer tant au regard de la pensée musicale proprement dite (celle qui est à l’œuvre et n’est pas langagière) que de la psychanalyse et de la philosophie.

Il s’agit donc pour moi de revenir sur ce qu’intellectualité musicale veut dire à la lumière de ce séminaire.

III.2 Une pensée musicienne qui n’est pas musicale…

L’intellectualité musicale désigne une pensée du musicien proprement dit. Ce n’est donc pas la pensée musicale, qui est pensée de l’œuvre, à l’œuvre. On pourrait dire : il y a la pensée musicale — pensée de l’œuvre (au sens subjectif du génitif : la pensée par l’œuvre) , et il y a la pensée musicienne — pensée du musicien —.

Ceci reste un peu vague car le musicien partage bien sûr la pensée à l’œuvre. Donc pensées musicale et musicienne ont une intersection non vide.

Appelons pensée proprement musicienne cette part de la pensée musicienne qui n’est pas partage de pensée musicale. Elle a pour trait formel distinctif de se présenter dans l’élément du langage, non dans l’élément proprement musical des lettres et des sons musicaux.

…et une intellectualité musicale dans cette pensée musicienne

Ce que j’appelle intellectualité musicale désigne alors une modalité particulière de cette pensée musicienne proprement dite. Quelle modalité ? Celle qui se propose spécifiquement d’attraper la pensée musicale, de la pincer pour la réfléchir dans l’espace de pensée du musicien, plus exactement dans cette part non musicale de l’espace de pensée du musicien : il s’agit de saisir la pensée musicale dans une pince spécifiquement musicienne faite d’un côté de mots et de l’autre de lettres (non musicales). On pourrait dire, en tendant un peu les choses — mais il est facile en ce lieu de me faire comprendre — en maniant à la fois le poème et le mathème. L’intellectualité musicale consiste en fait à inventer dans l’espace du langage une langue (musicienne) apte à dire ce qu’il y a de pensée dans la musique.

Dire la musique

Quelle est alors la différence du travail musicien par rapport au travail philosophique, lequel vise également à attraper quelque chose de la musique avec cette même pince du poème et du mathème ? La différence est d’enjeux plutôt que de moyens.

L’enjeu de l’intellectualité musicale est de servir la musique, plus précisément, son enjeu est que le musicien continue de servir la musique. Cet enjeu n’est pas philosophique (un enjeu proprement philosophique est de saisir philosophiquement une vérité musicale pour en établir la compossibilité avec d’autres vérités et dégager par là un temps de la pensée).

Mon hypothèse est que l’intellectualité musicale vise à dire la musique, et cette exigence est bien sûr celle du musicien en propre : elle n’est nullement celle de l’œuvre musicale.

Dire la musique est tâche musicienne, non pas musicale. C’est le musicien qui dit la musique. Dire la musique, ce n’est pas dire le musicien : le musicien est sujet du dire la musique et non pas son « objet ». L’intellectualité musicale est proprement ce dire la musique comme dire musicien.

Dire la musique aide le musicien à servir la musique. Le but n’est donc pas de servir le musicien, et l’enjeu de l’intellectualité musicale en ce sens n’est pas de « penser le musicien » là où la pensée musicale, elle, penserait la musique et l’œuvre. Le but de l’intellectualité musicale est de plonger la musique dans la langue du musicien (de dire la musique) en sorte de consolider le service que le musicien rend à la musique.

Un pli du faire et du dire…

Ce dire la musique s’inscrit dans l’espace qui s’ouvre au point de rencontre de nos deux disciplines, ce qui revient à poser que le musicien ne peut dire la musique, projeter donc la musique dans le langage en inventant sa langue de musicien, qu’en mobilisant d’autres disciplines que la seule musique, des disciplines de pensée qui opèrent, elles, dans le langage.

Où l’on retrouve notre valeureux dividu musicien partagé sans recours entre différents mondes, circulant de l’un à l’autre, se tenant perpétuellement en équilibre instable sur cette fine arête qui partage les mondes et les fait se frotter, notre musicien pensif à cheval sur la barre, un pied de chaque côté, dividu dont le courage propre est de rester fidèle à cet impératif qu’il s’est donné : continuer de dire la musique qu’il fait et qui le fait en sachant que céder sur son désir proprement de musicien pensif aboutirait précisément à refermer désastreusement ce pli d’un dire et d’un faire la musique.

Tenir de dire la musique implique alors pour le musicien pensif, pour l’intellectualité musicale donc, une auto-limitation : il s’agit de se mouvoir dans un espace langagier configuré et borné par des disciplines telles, entre autres, que la philosophie, la psychanalyse. L’auto-limitation de l’intellectualité musicale consistera alors à se tenir dans la langue du musicien le plus prêt possible du monde de la musique, sans trop se laisser attirer et déporter par la consistance propre des autres disciplines langagières, singulièrement celle de la philosophie. Un exemple — autocritique — tient à cette nécessité pour l’intellectualité musicale d’économiser, autant que faire se peut, la catégorie de « sujet » pour conserver à ce terme son statut véritable de concept philosophique, éventuellement de catégorie analytique.

L’intellectualité musicale ainsi conçue est forcément instable, aussi instable que l’est le statut du dividu musicien. Partagée entre description empirique de la musique et conceptualisation philosophique, entre relevé des pratiques musiciennes et théorisation psychanalytique des dividus, l’intellectualité musicale doit à la fois soutenir son écart à la pensée musicale proprement dite (hors langage) tout en évitant d’être aspirée par les disciplines constituées sur de tout autres bases et en vue de tout autres enjeux de pensée.

Finalement l’intellectualité musicale est moins une discipline propre (« la musicologie » !) qu’une manière d’habiter la langue du musicien en l’orientant vers son extérieur/intérieur : la musique et sa pensée propre.

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Il faudrait sans doute boucler la boucle de ce bilan en avançant la double fiction croisée qui pourrait constituer l’armature propre de l’intellectualité musicale : fictions orthogonales d’une intellectualité philosophique de l’œuvre-sujet et d’une intellectualité psychanalytique du dividu-musicien ?

S’il n’est de bilan véritable que dans un propos qui ouvre autant qu’il clôt, je préfère laisser cette question à des rencontres ultérieures.

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[1] Cf. mes précédentes interventions dans ce séminaire.

[2] Voir ce que Theodor Reik thématisait comme ce moment où « la musique s’arrête »…

[3] Cf. René Guitart

[4] Extrait de « Mémoire » à Monsieur Bieil, p. 87…

[5] « El nuestro modo de proceder » aimait à dire Ignace de Loyola…

[6] Traduction de Louis Beirnaert (Cf. Aux frontières de l’acte analytique, Seuil, Paris, 1987). Voici le texte original en latin :

Hæc prima sit agendorum regula :

 

Sic Deo fide

     quasi rerum successus

Omnis a te, nihil a Deo penderet ;

 

Ita tamen iis operam omnem admove

     quasi tu nihil, Deus omnia solus sit facturus.

[7] Je me permets de renvoyer pour ce faire à mon article « À quoi bon ? »…

[8] Cf. les Manuscrits de 1844…

[9] Il est plus simple de se représenter les choses ainsi mais il serait certainement plus riche de les penser à partir de deux plans se coupant à angle droit le long d’une droite.

[10] Dans le cas de deux plans orthogonaux, l’idée est la même : il y a ouverture d’une quatrième dimension « le long » de la barre : il suffit par exemple de penser ici à la construction d’un hypercube…

[11] Dans le vocabulaire avancé par Alain Badiou dans son  Être et événement, on dira que le musicien est un élément historique et non pas naturel du monde de la musique.