Interrogations sur le présent de la musique contemporaine

 

François Nicolas

(mai 2003)

 

Quel est aujourd’hui le présent de la musique contemporaine, ce présent qu’il s’agit — pour les compositeurs et musiciens — moins de  constater que d’établir ?

Hypothèse de travail — Notre présent est préfiguré par la convergence singulière de trois cycles historiques, aux portées bien différentes : la clôture de « 50 ans de musique contemporaine » orientés par le sérialisme, le dépassement d’un XX° siècle musical qui a pris ses distances d’avec le ton, le mètre et le thème ; l’aboutissement d’un mouvement millénaire dans lequel la musique s’est émancipée de ses tutelles traditionnelles. Configurer notre présent musical passerait alors par une triple exigence : le réorienter, redessiner les inflexions séculaires, réévaluer l’autonomie du monde de la musique.

Ce séminaire, ouvert à tous (non-musiciens comme musiciens), débattra ce faisant des enjeux actuels de la composition musicale.

 

 


Partons d’une caractérisation formelle de la « musique contemporaine » comme art d’aujourd’hui opérant au fil d’œuvres écrites, plutôt que de morceaux de musique sans écriture. Se demander ce qu’il en est du présent de la musique contemporaine, c’est alors se demander

— ce qu’il en est des œuvres musicales de ce temps,

— ce qu’il en est de l’écriture musicale aujourd’hui.

Mais c’est avant tout s’interroger sur ce qu’il en est pour la musique de ce « temps », de cet « aujourd’hui » : de quoi ce temps est-il musicalement tressé ? Qu’est-ce donc qui a déjà eu lieu et après quoi nous sommes, qu’est-ce qui est en cours, qu’est-ce au contraire qui est clos, etc. ?

 

 

L’hypothèse proposée à la discussion de ce séminaire est que le présent de la musique voit converger trois scansions historiques d’échelles temporelles différentes.

 

 

I. « 50 ans de musique contemporaine »

 

Notre présent, à bien des égards, se situe au point d’achèvement d’une séquence d’environ un demi-siècle que le récent ouvrage de Célestin Deliège thématise — à sa manière — de son titre : Cinquante ans de modernité musicale : de Darmstadt à l’Ircam [1].

La colonne vertébrale de cette séquence (ouverte dans l’immédiat après-guerre) a été constituée par le sérialisme lequel a servi de point de repère général, positif (pour le suivre puis le dépasser) ou négatif (pour s’en écarter ou le combattre) [2]. Cette séquence semble clairement achevée : le sérialisme serait mort au sens où sa manière propre d’orienter et dynamiser la composition musicale aurait perdu toute vitalité, toute aptitude à alimenter une pensée musicale créatrice.

Point à remarquer : en vérité cette mort du sérialisme serait rendue effective non par ses détracteurs mais par ses adeptes : ce serait les limites mêmes du post-sérialisme (l’impasse des tentatives pour dépasser le sérialisme en continuant de prendre appui sur lui) qui auraient définitivement scellé la saturation du sérialisme : de même qu’un oubli, pour être vraiment consommé, ne saurait se limiter à cet oubli mais doit devenir oubli de cet oubli, de même la péremption du sérialisme tiendrait moins à son achèvement immédiat qu’à la stérilité du post-sérialisme. Ainsi, de même que notre époque politique ne serait plus celle de l’après-guerre mais bien celle de l’après-« après-guerre », de même notre présent musical ne serait plus celui d’un post-sérialisme mais celui d’un post-« post-sérialisme ».

Cette détermination du présent, qui circule — en creux — dans l’histoire racontée par Célestin Deliège, a pour inconvénient de n’en fournir qu’une approche négative : notre présent musical, n’étant plus structuré par une référence (favorable ou défavorable) à une configuration musicale éminente, semble désormais « sans repères », désorienté… Un présent peut-il valoir s’il n’a plus de repères de ce type ? Notre présent devrait-il être une nouvelle « table rase » ou faut-il lui reconstituer de plus anciens repères ? L’idée même de repère doit-elle être musicalement reconsidérée, notre présent devenant celui de frères qui n’auraient plus à se penser comme fils ?

 

 

II. Le XX° siècle

 

Notre présent se trouve ipso facto l’objet d’une interrogation dont la portée est cette fois séculaire : qu’est-ce qui est fini ou toujours en cours du XX° siècle musical ? [3]

Qu’en est-il aujourd’hui de ce tournant musical qu’on peut indexer des noms de Debussy, de Schoenberg, de Stravinsky et de Varèse ? Qu’en est-il pour notre présent de ces œuvres dont le statut de références fait désormais consensus ? Qu’en est-il également de ces catégories qui ont fait l’histoire et la composition musicales au cours du siècle passé ?

Qu’en est-il ainsi aujourd’hui

·      du rythme (comme analytique des durées mais aussi comme synthèse globale),

·      de l’harmonie (et en particulier de ses nouvelles fonctionnalités possibles),

·      du timbre (comme synthèse certes mais aussi comme espace pour de nouveaux types d’ordres),

·      du thème et de la figuration,

·      du développement et des Formes musicales,

·      de la question instrumentale et de celle des modes de jeux,

·      du statut de la partition,

·      etc. ?

La confrontation sur ces questions semble aujourd’hui suspendue sans qu’on puisse trancher s’il s’agit là d’une pause ou, plus essentiellement, d’un changement complet de terrain : il convient en effet de se demander si les distinctions précédentes (qui furent au principe du 20° siècle musical) gardent encore leur pertinence et conservent une aptitude à discerner les enjeux musicaux du temps présent. Faut-il penser le XXI° siècle naissant, notre présent, avec les catégories du XX° siècle (quitte à les remanier, les tordre et les déplacer si nécessaire) ou faut-il plutôt le faire avec d’autres catégories, et alors lesquelles ?

N’oublions pas que notre présent est également sous le poids d’une tierce position soutenant cette fois qu’il ne serait nul besoin de catégories pour faire de la musique, qu’un simple artisanat y suffirait et que le dépassement du XX° siècle consisterait précisément en l’abandon des exigences réflexives qui furent les siennes.

À bien des égards, cette position est de notre temps, de ce temps qui s’avère celui d’un nihilisme grandissant [4], temps auquel la musique, pas plus que d’autres modes de pensée, ne saurait entièrement échapper.

Ainsi, par-delà la divergence des interprétations concernant ce qui s’est passé au seuil du XX° siècle — tournant, rupture, cassure, inflexion, versus discontinuité imaginaire, fantasme infondé, utopie désastreuse… —, notre présent se trouve en charge des questions musicales et compositionnelles que ce siècle a portées. Et si notre présent est requis de reprendre position sur les gestes qui ont engagé le XX° siècle, de réévaluer les impulsions ayant affirmé une distance d’avec le ton, le mètre et le thème, faut-il aujourd’hui renouveler ces gestes (en les accusant, les infléchissant…) ou faut-il au contraire les corriger, voire les récuser et les effacer ?

 

 

III. Le second millénaire

 

Notre présent musical semble enfin en charge d’un diagnostic portant cette fois sur une séquence de portée beaucoup plus vaste, sur une arche temporelle quasi millénaire — à ce titre, le fait que la chronologie nous dispose au seuil d’un troisième millénaire n’est pas sans signification —.

On peut tenir en effet que le second millénaire fut celui d’un vaste mouvement musical d’autonomisation. Ce mouvement s’est ouvert quand la musique s’est dotée d’une écriture musicale qui lui était propre.

Il faut rappeler que cette création d’une écriture musicale — non de simples notations — est absolument singulière : les Grecs de l’Antiquité ne la connaissaient nullement, et les autres civilisations non plus. De plus, parmi les arts, seule la musique a pris le parti de se doter de ses propres lettres — non de simples figures — ce qui a servi de base au déploiement qu’on sait du contrepoint, de la polyphonie et de l’harmonie fonctionnelle.

Il y a là un événement de pensée tout à fait singulier qui n’a sans doute pour seul équivalent dans l’histoire de l’humanité (et de ses différentes disciplines de pensée) que l’invention du raisonnement par l’absurde et par là de la démonstration mathématique à l’époque de Parménide… [5]

Ce mouvement s’est poursuivi par une progressive émancipation de l’art musical à l’égard des différentes fonctions que lui assignaient sociétés et églises, états et pouvoirs [6]. Au total, le second millénaire peut être ainsi vu comme celui de la constitution progressive d’un monde autonome de la musique, se normant de manière intrinsèque par ses propres enjeux de pensée.

— Cette autonomie (relative) ne signifie aucunement une fermeture sur soi, une indifférence aux échanges entre pensées d’ordres disjoints : l’autonomie de la musique n’est pas davantage qu’une autre une autarcie.

— L’autonomie lentement conquise par la musique n’est pas non plus une pureté (une musique autonome n’est pas une « musique pure »). Elle n’est pas non plus une absolutisation (une musique autonome n’est pas une « musique absolue »…).

L’autonomie de la musique signifie sa capacité d’être loi d’elle-même (auto nomos) et non plus d’être cette pensée mineure qui aurait besoin d’un tuteur pour lui fixer son plan de travail et lui désigner son plan d’épreuve… [7]

Or notre présent musical semble devoir se prononcer également sur cette trajectoire millénaire. Il n’est que de voir la manière dont prolifèrent aujourd’hui les critiques dénonçant les « impasses » dans lesquelles cette autonomisation, accentuée par le XX° siècle, aurait conduit la musique : il n’est pas de journaux dans lesquels on ne nous assène régulièrement que la musique contemporaine aurait fourvoyé l’art musical en le détournant de ses fonctions traditionnelles tant sociales que rituelles, tant culturelles que cultuelles, tant communicantes que marchandes, etc., fonctions qui ont été reprises et acquittées par d’« autres musiques »… pour leur plus grand bénéfice bien sûr. L’impératif est ainsi brutalement rappelé, et sur tous les tons : notre présent devrait au plus vite déconstruire cette autonomie néfaste et remettre l’art musical sous une triple tutelle : de l’état, de l’économie et de « la société »…

Déconstruire l’autonomie du monde de la musique se dit ainsi : exhiber les dépendances entre musique et sociétés que cette volonté d’autonomie aurait soigneusement dissimulées, rehausser les corrélations de la musique aux pouvoirs qu’elle aurait relativisées, rappeler son intégration aux cultures et son insertion dans l’histoire générale du « monde », dénoncer l’imposture d’un art devenu élitaire à dédaigner les contingences économiques et marchandes…

Cette attaque en règle contre l’autonomie durement conquise de l’art musical prend alors des formes contrastées :

— Il y a un point de vue qu’on dira marxien (plutôt que marxiste) qui ne retient de Marx que ce qui rattache les phénomènes de conscience à leur conditionnement social mais fait l’impasse sur ce à quoi « la coupure épistémologique de 1844 » introduit : la non-transitivité de la pensée politique au champ social sur lequel elle intervient, non-transitivité dont atteste l’existence de décisions proprement politiques ne se réduisant nullement à l’expression immédiate des situations historiques concernées.

— Il y a, à l’inverse, le retour d’une figure qu’on dira pieuse et qui en appelle plus explicitement à une remise sous tutelle de l’art musical. Citons par exemple la quatrième de couverture d’une récente publication musicologique [8] : « La musique, […], placée sous l’égide de la ratio, n’est qu’une propédeutique aux sciences suprêmes que sont la Philosophie et la Théologie. […] Non autonome, et tirant son plus haut prestige de cette non autonomie, la musique n’est plus le règne du virtuose mais de l’homo cantans ; non pas une technique, mais un art de vivre ». [9]

— Et il y a la figure subjective nihiliste, précédemment relevée, qui est la plus aiguë de toutes car elle se dispose sous l’emblème d’un vouloir, d’un projet, non d’une docilité et d’un abaissement [10].

Notre présent exigerait ainsi de nouveaux partisans d’une autonomie musicale [11] contre les tenants de points de vue marxiens, pieux ou nihilistes… Affaire, comme l’on devine, où l’art musical doit impérativement se chercher des alliés dans d’autres disciplines de pensée.

Peut-on s’opposer à cette tentative de remettre la musique sous tutelle du pouvoir, de l’argent et du nombre [12] ? Notre présent n’est-il pas ainsi mis au défi de produire un nouveau pas dans cette longue autonomisation de l’art musical ?

Ceci implique alors des taches aussi variées que celles de

— repenser (musicalement, et non pas sociologiquement) le concert d’aujourd’hui,

— repenser (musicalement, et non pas technologiquement) les instruments de la musique contemporaine,

— repenser (musicalement, et non pas historiquement) les rapports vivants entre pensée musicale et autres modes de pensée,

— repenser (musicalement, et non pas informatiquement) l’écriture et les notations musicales d’aujourd’hui,

— repenser (musicalement et non pas psychologiquement) ce qu’est devenue l’écoute musicale, en particulier dans ses rapports à la perception,

— repenser (musicalement, et non pas économiquement) la capacité de la musique de susciter les musiciens dont elle a besoin,

— etc.

Ce qui nous ramène alors aux deux interrogations premières :

— Qu’en est-il aujourd’hui des mutations en cours dans l’écriture musicale proprement dite ?

— Qu’en est-il aujourd’hui de ce vecteur musical éminent qu’est l’œuvre ?

 

*

 

Au total, notre présent musical semble devoir se constituer au point de convergence tout à fait singulier de trois sommations historiques, d’échelles temporelles inégales, point qui exige des musiciens, et singulièrement des compositeurs, de se prononcer à la fois :

— sur la réorientation qu’implique la clôture des cinquante dernières années, ossaturées par le sérialisme,

— sur la prolongation ou la « rétrogradation » de l’inflexion centenaire engagée par la musique contemporaine en matière de ton, de mètre et de thème,

— sur la validation ou la remise en question de cette trajectoire millénaire qui a vu la musique progressivement conquérir son autonomie pour devenir une pensée émancipée et adulte.

 

Vaste programme, proposé à la confrontation critique de ce séminaire s’il est vrai que répertorier les questions et les menaces — comme le tente ce texte — ne suffit nullement à élucider les gestes, les actes et les faire aptes à configurer le présent requis de la musique contemporaine.

 

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[1] Voir sur ce livre la journée prévue au CDMC jeudi 9 octobre 2003.

 

[2] Remarquons, par exemple, que même Helmut Lachenmann — déconstructeur s’il en est de l’art musical traditionnel —  se réfère constamment au sérialisme, non pour s’aligner sur ses orientations mais pour prendre mesure des inflexions ou orthogonalités à établir.

 

[3] Ici, la référence bibliographique la plus récente est celle de L’encyclopédie pour le XXI° siècle et particulièrement de son premier volume en français : Musiques du XX° siècle (Actes Sud/Cité de la musique). Voir la journée prévue jeudi 6 mai 2004 à l’ENS (bd Jourdan) avec J.-J. Nattiez.

 

[4] « L’homme préfère encore vouloir le néant plutôt que de ne pas vouloir du tout. » (Nietzsche) : telle est la formule du nihilisme. Vouloir le rien plutôt que ne rien vouloir se dira en musique : vouloir la non-musique plutôt que ne plus vouloir de réalisations sonores…

Comme ailleurs, s’opposer au nihilisme ne passe pas par le déni de volontés, la déqualification des ambitions, l’éloge des petites réalisations et faibles projets mais nécessite d’attester qu’il est possible, aujourd’hui encore, de vouloir quelque chose et qu’on n’est nullement condamné à ne rien vouloir…

 

[5]  Voir sur ce point le livre d’Arpad Szabo : Les débuts des mathématiques grecques (Vrin, 1977)

 

[6]  En premier inventaire, on peut classer les fonctions attachées à la musique — qui l’ordonnent à des impératifs et logiques extrinsèques — en quatre grandes catégories : les fonctions religieuses (rites, sacré…), ludiques (divertissement…), sociales (culturelles, distinctions, identifications…) et étatiques (emblèmes, pouvoirs…).

 

[7] Deux citations ici, pour rappeler d’anciens éloges de la tutelle (mathématique en l’occurrence) exercée sur la musique :

• St Thomas d’Aquin : « Parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s’appuient sur des principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence : telles l’arithmétique, la géométrie et autres semblables. D’autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d’une science supérieure : comme la perspective de principes reconnus en géométrie, et la musique de principes qu’établit l’arithmétique. […] Comme la musique s’en remet aux principes qui lui sont livrés par l’arithmétique, ainsi la doctrine sacrée accorde foi aux principes révélés par Dieu. »

• Leibniz : « La musique est subalterne à l’arithmétique et, quand on sait quelques expériences fondamentales des consonances et dissonances, tout le reste des préceptes généraux dépend des nombres ».

 

[8]  Musica Rhetoricans, sous la dir. De Florence Malhomme (Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, coll. Musiques / Écritures – 2002)

[9] Bien sûr, c’est l’homme « de l’Antiquité à la Renaissance » qui est censé ici parler mais on entend clairement, derrière cette voix porteuse, la modulation du musicologue d’aujourd’hui qui s’enchante d’un temps dont il n’exclut pas les bienfaits d’un retour : celui du « prestige de la non-autonomie »…

 

[10] De même qu’un Pascal critiquait les Jésuites pour mieux s’adresser aux libertins de son temps, de même notre présent requiert de dénoncer les sophistes pour mieux s’adresser aux nihilistes d’aujourd’hui.

 

[11] Autonomie musicale et non pas musicienne : l’autonomie du monde de la musique n’est pas transitivement celle de l’individu musicien ou des sociétés musiciennes…

 

[12] c’est-à-dire ce qu’un Mallarmé appelait « la foule », un Canetti « les masses », un Sartre les gens « sérialisés », etc.