Petit portrait de Célestin Deliège

Cdmc, 9 octobre 2003

François Nicolas

 

En ouverture de cette journée de travail, je voudrais esquisser un petit portrait de Célestin Deliège qui nous fait la gentillesse de venir nous écouter et, je l’espère, de participer à nos échanges sur son maître ouvrage Cinquante ans de modernité musicale. Je composerai ce portrait en trois touches cumulatives.

 

1) Célestin Deliège s’affirme moins comme un musicologue que comme un musicien.

Il aime à dire qu’il n’est pas un vrai musicologue mais plutôt un musicien qui pratique une musicologie critique, ou encore, avec l’humour qu’on lui connaît, « un musicien qui touche à la musicologie, ce qui est quand même mieux que l’inverse… » — on le lui accordera volontiers —.

Célestin Deliège a d’ailleurs composé, en particulier de la musique « fonctionnelle » (musique de films par exemple, sous le pseudonyme d’Éric Darcueil) et ce jusqu’à la fin des années 50.

 

2) Célestin Deliège est un musicien qui tient la musicologie en haute estime.

Célestin Deliège aime à préciser qu’il a toujours été intéressé par la musicologie. Sa vocation pour cette discipline se dessine d’ailleurs dès l’enfance : c’est à douze ans que Célestin, accompagné de sa mère, s’est installé sur les bans de la Société liégeoise de musicologie, au grand étonnement de ses responsables, peu habitués à s’adresser à des préadolescents en culottes courtes…

Deliège déclare : « pour moi la musicologie peut être, comme la composition, créatrice, innovante, vivante ». « Un musicologue peut être créateur » et se trouver ainsi l’égal en création du compositeur — ce qu’on lui accordera également volontiers, si l’on ôte au mot « création » son pathos romantique pour l’indexer à l’idée que créer revient à ajouter au monde, rien de plus, rien de moins —.

Il m’intéresse de relever cette figure de musicien estimant la musicologie qu’il pratique sans pour autant se déclarer musicologue : ainsi ce qui ferait le musicologue ne saurait être à soi seule la discipline musicologie. Ce ne serait donc pas la musicologie qui à proprement parler ferait le musicologue (comme la musique peut faire le musicien, mais aussi l’histoire l’historien, etc. [1]) ce qui suggérerait que le type subjectif musicologue procéderait d’autres déterminations (que celle simplement de faire de la musicologie), déterminations subjectives qu’il serait alors intéressant de mettre au jour [2]. Célestin Deliège, à tout le moins, nous rend attentif à cet écart entre discipline musicologique et figure subjective du musicologue.

 

3) La musicologie qu’estime Célestin Deliège est celle qui dialogue avec la philosophie et par là participe de ce que j’appelle une intellectualité musicale.

Célestin Deliège nous déclare être autant intéressé par d’autres domaines de pensée que la seule musique. Il dit avoir vécu en particulier « entre pensée musicale et pensée philosophique » — il cite ici en priorité Hegel, et Husserl —, et il reconnaît avoir passé plus de temps de lecture et de travail dans d’autres disciplines que dans la musique/musicologie. Sa fascination pour la philosophie, son intérêt pour toutes sortes de domaines de pensée indexe Célestin Deliège à une figure d’intellectuel plutôt que d’artiste.

Cette disposition l’oriente vers une musicologie s’écartant de la scolastique et le fait s’intéresser prioritairement aux compositeurs pratiquant le concept et pas seulement l’artisanat, fût-il furieux… : « je n’aime pas les artistes, écrit-il, seulement ceux qui sont aussi des intellectuels ».

 

Au total, Célestin Deliège est donc ce musicien tenant en haute estime une musicologie conçue comme intellectualité.

Le livre dont nous allons aujourd’hui discuter s’inscrit dans cette problématique.

Deliège nous dit avoir toujours apprécié le ton en musicologie, et il prend pour cela exemple sur Dahlhaus. Le ton de son propre livre est en tout point singulier. Je le caractériserai ainsi, prélevant à Emmanuel Kant [3] les trois traits caractérisant une pensée libre :

• Ce livre « pense par soi-même » — soit la pensée « sans préjugés » — ; ceci l’oppose à l’exposé académique, si courant en musicologie.

• Ce livre pense « de manière élargie » — ou pensée d’un « esprit ouvert et pas étroit » — ; ceci indique l’ampleur de son propos, la capacité de mettre les thèses qui le constituent à l’épreuve d’un vaste champ d’expérience.

• Ce livre enfin pense « de manière conséquente » — ou pensée « en accord avec soi-même » — ; ceci indexe la capacité de ce livre de faire travailler les thèses qu’il expose en en suivant les conséquences, en les enchaînant à des élucidations.

 

Confrontons donc nos lectures d’un tel livre écrit par un tel musicien. Nous verrons peut-être mieux à la fin de cette journée combien, sans doute, ce livre non seulement fut fait par Célestin Deliège mais combien encore plus cet ouvrage a contribué à faire Célestin Deliège tel que nous le connaissons et tel qu’il accepte d’être parmi nous aujourd’hui.

 

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[1] Voir ma prochaine intervention lors de cette journée…

[2] Un prochain colloque (2004-2005) organisé par l’Ens devrait se tenir sur cette question : Qu’est-ce qu’un musicologue ?

[3] Cf. sa troisième Critique ou Critique du jugement