Intention musicienne et intension musicale chez Célestin Deliège :

l’exemple du « cas » Ferneyhough

 

Journée d’étude du livre de C. Deliège : Cinquante ans de modernité musicale : de Darmstadt à l’Ircam (Mardaga, 2003)

Cdmc – 9 octobre 2003

 

François Nicolas

 

 


Introduction

Le vaste livre de Célestin Deliège se déploie entre deux énoncés, l’un, négatif, à son entame, l’autre, positif, en sa clôture. Célestin Deliège inaugure en effet son fort volume de cet énoncé : « Ce livre n’est pas une encyclopédie » [1] et il l’achève en posant la nécessité « d’un vouloir exigeant » [2], composant ainsi la pince d’un refus et d’une affirmation pour attraper rien moins que « cinquante ans de modernité musicale ».

On dit souvent que dans un roman, la première phrase est décisive quand au théâtre — c’était du moins la thèse d’Antoine Vitez —, les derniers mots sont les bons. La « contribution historiographique » de Célestin Deliège « à une musicologie critique » se présenterait ainsi par son incipit comme un roman historique [3] récusant les prétentions totalisatrices des savoirs [4].

Cependant la somme de Deliège se déclare aussi in fine comme le théâtre d’un vouloir ; je cite in extenso sa dernière phrase — : « Plus que jamais, il appartient au compositeur d’affirmer son action et de l’imposer par la lucidité d’un vouloir exigeant. ». L’emblème du vouloir musical est donc pour Célestin Deliège le vouloir du compositeur et il nous suggère ainsi que ce livre serait à la fois le roman d’un refus (celui de l’encyclopédie) et la pièce de théâtre où différents vouloirs musiciens se confrontent en une vaste épopée.

Si la modernité musicale fut bien comme nous le dit Deliège un « temps perdu » [5], une vaste errance, une sorte d’Anabase musicale traversant d’arides terres et d’hostiles contrées pour aller « de Darmstadt à l’Ircam », Deliège en serait donc le Xénophon : celui qui à la fois témoigne, raconte et théâtralise les drames qui en ont constitué la trame subjective.

J’ai déjà eu l’occasion de l’indiquer : un tel parti pris subjectif est suffisamment rare en musicologie pour qu’il mérite d’être exhaussé. « Tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare » écrivait Spinoza à la fin de son Éthique. Si la rareté du propos subjectif animant ce livre nous est ainsi précieuse, il nous revient également d’en évaluer la difficile consistance.

Vouloir ?

Je souhaiterais le faire en centrant mon intervention sur ce thème du « vouloir exigeant » qu’il faut aussi entendre, je crois, comme exigence d’un vouloir.

Si réfléchir sur un demi-siècle de musique contemporaine, c’est essentiellement traiter de vouloirs, de quels vouloirs s’agit-il donc là ? Quelles sont les volontés à l’œuvre dans ce vaste parcours « de Darmstadt à l’Ircam » ? On a vu que Deliège conclut son livre sur le vouloir du compositeur : c’est ce type de volonté qu’il exhausse, c’est sur ce type de vouloir que ce livre entend agir. Et comment ne pas le comprendre ? Nietzsche écrivait dans Par delà le bien et le mal que « la volonté, bien entendu, ne peut agir que sur une volonté et non sur une matière » [6]. Si ce livre met bien en œuvre une volonté propre (la consistance propre du livre procède de cette volonté), celle-ci vise à agir sur la volonté de ses lecteurs, essentiellement pour Deliège, je crois, des compositeurs qui le liront.

C’est là sans doute la particularité subjective du musicologue qu’est Célestin Deliège [7] que de viser les compositeurs plutôt que les simples lecteurs amateurs : c’est ce qui donne à ses écrits ce ton singulier, c’est ce qui confère à ce livre cette forme particulière faite de sous-chapitres intitulés « Discussion » où le musicologue se tient à égalité de pensée avec le compositeur.

Deux vouloirs…

Pointons ici une différence essentielle entre ce vouloir d’un musicologue et le vouloir d’un compositeur : si le premier vise, dans notre cas du moins, à agir sur le second (ou, plus généralement, sur d’autres vouloirs de musiciens tels celui d’un interprète), le second — le vouloir du compositeur — vise essentiellement à agir sur ce qu’il faut bien appeler la volonté de l’œuvre qu’il compose, un vouloir qu’il faut très exactement déclarer à l’œuvre.

Ce vouloir de l’œuvre, ce vouloir à l’œuvre, Deliège le nomme essentiellement Style. Ce déplacement nominal n’est pas sans portée : Deliège est réticent à penser un vouloir propre de l’œuvre, à concevoir que ce que l’œuvre a en propre puisse être indexable sous le nom de vouloir ou de volonté. C’est là un débat que nous avons souvent eu ensemble et dont le rappel qu’en fait aimablement Célestin Deliège en fin de son volume [8] ravive l’acuité. Je le ramasserai ainsi : s’il s’agit de vouloir la musique contemporaine plutôt que de l’aimer, ce vouloir est-il l’affaire du compositeur (comme le conçoit Célestin Deliège) ou, plus essentiellement, l’affaire de l’œuvre elle-même ?

Célestin Deliège soutient en ce point une double détermination : d’une part pour lui ce qu’il y a de vouloir en musique est assignable au compositeur ou n’est pas assignable, d’autre part ce vouloir du compositeur est pour lui ce qui commande à l’Idée de l’œuvre, à l’idée musicale à l’œuvre.

« La » thèse du livre

Cette seconde thèse est, plus que la première, explicitée avec grande clarté dans ce livre, et à tous ses moments charnières. Je cite, en vrac :

·         [Voilà] « des œuvres dont les racines se trouvent dans les concepts qui les ont motivées. L’idée en a donc précédé le style. […] Le concept théorique a généralement précédé l’œuvre pendant la seconde moitié du XXe siècle » [9]

·         « Un trait spécifique de l’histoire musicale de la seconde moitié du XXe siècle est de s’être définie prioritairement par des notions de base. » [10]

·         « Cet ouvrage se donne pour tâche le recensement de théories intentionnelles, prescriptives, et de poétiques nouvelles… » [11]

·         « Le point de vue central poursuivi dans ce livre [concerne] les concepts de base qui ont fait l’histoire étudiée ». [12]

·         « Ce livre est avant tout référé au concept. » [13]

·         « Hegel prévoit que l’art va se dissoudre dans le concept. N’est-ce pas ce que le présent livre a continuellement vérifié ? » [14]

·         « Depuis Schoenberg la musique est dominée par un concept abstrait qui se substitue à un état grammatical devenu carentiel. Les règles sont dominées par un concept volontariste tendant à constituer des pseudo-langages à défaut d’un système grammatical commun, ayant une base universelle. » [15]

Résumons cela ainsi :

1) Le mot concept nomme le vouloir du compositeur, son intention musicale. Ce vouloir et cette intention sont accessibles au musicologue grâce aux écrits et déclarations du compositeur qui délivrent un ensemble de noms et d’énoncés donnant forme verbale à ses intentions.

2) Dans la musique contemporaine, les styles ou idées musicales à l’œuvre sont normés par les concepts musiciens qui les ont précédés : ici, la précédance vaut prévalence.

Ses conséquences…

Une des forces de ce livre est d’être conséquent avec lui-même. Ceci se donne dans cette pratique du livre consistant à commencer l’examen d’un nom propre par les écrits du compositeur ayant porté ce nom avant de traiter des œuvres indexées du même nom. Vous me direz : ce n’est là que la forme actualisée du vieux tandem monographique : « la vie et l’œuvre »… Sauf qu’ici, ce couple n’est plus un cliché, un « préjugé » au sens kantien [16] mais la conséquence de la manière même dont Célestin Deliège pense ces cinquante années musicales.

Cette précédance donnée aux écrits du compositeur sur la réalité musicale de ses œuvres semble aller parfois de soi : en particulier quand le compositeur a une aura de théoricien. Elle est plus surprenante quand tel n’est plus le cas : ainsi par exemple du chapitre consacré à Wolfgang Rihm ; certes on connaît mal en France les écrits de ce compositeur mais ce que Deliège en restitue ne nous convainc guère de leur capacité prescriptive. À l’inverse, Deliège soutient quant à Boulez une prééminence des œuvres sur la théorie et ne tente pas de les « déduire » de ses écrits [17].

 

Il y a donc lieu, me semble-t-il, de mettre le livre de Deliège à l’épreuve de sa propre thèse et de se demander dans quelle mesure l’hypothèse d’une domination du concept compositionnel sur l’idée musicale à l’œuvre est ou non validée par le cours même de ce livre.

Petite remarque de méthode : évaluation intrinsèque

Évaluer la pertinence de la thèse de Deliège doit ainsi se faire de manière endogène, intrinsèque : il s’agit d’examiner sa puissance propre d’élucidation de l’intérieur même du discours qui s’en réclame. Ce n’est qu’après avoir fait ce travail qu’il peut être alors loisible de confronter cette puissance d’élucidation à d’autres, constituées cette fois de manière plus exogène et venant, de l’extérieur, rivaliser avec la première.

Exemple d’évaluation exogène

Pour donner un exemple de ce que serait une évaluation exogène, on pourrait objecter à ce livre ceci : pour Hegel, la fin de l’art n’est nullement la fin des pratiques artistiques ; c’est simplement la fin de leur productivité en pensée, la clôture de la capacité de l’art à requérir la pensée. La mort de l’art, pour Hegel, cela veut dire que la production artistique continue lors même qu’elle ne porte plus d’Idée, non pas parce que les artistes seraient soudainement devenus plus mauvais que leurs prédécesseurs mais plutôt parce que le temps de l’art en pensée est définitivement saturé. Pour Hegel, l’art est mort quand il ne vaut plus Idée, et ce moins par sa faute (parce qu’il ne serait plus à hauteur de l’Idée) qu’en raison du nouveau régime atteint par l’Idée qui n’a plus l’art comme terrain d’épreuve. Ainsi, si, comme l’indique Deliège, Hegel prévoit que l’art doit se dissoudre dans le concept, il s’agit là moins de la dissolution de l’idée musicale dans le concept musicien que de la dissolution générale de l’ancienne Idée artistique dans le règne général de l’Idée absolue. Bref, Hegel ne soutient nullement que le concept du musicien — du compositeur en l’occurrence — serait capable de valoir davantage que ce que l’idée musicale ne peut plus valoir. Ainsi la thèse de Hegel et celle de Deliège font deux.

Mais, ceci montré, c’est-à-dire une fois indiqué que Deliège sur ce point n’est pas hégélien, la belle affaire !

Ce n’est pas avec ce genre d’évaluation exogène — toujours susceptible de virer à l’examen scolaire et scolastique — qu’il faut discuter ce livre : il faut le faire de l’intérieur même de son mouvement de pensée.

Brian Ferneyhough

Je propose pour cela d’examiner plus en détail la manière dont la thèse fondamentale de Deliège opère dans le chapitre qu’il consacre à Brian Ferneyhough.

Que nous dit ici Deliège ?

Maniérisme ?

Il commence par convoquer en ce point la question du maniérisme. D’où l’apparition d’une première difficulté : si l’on déclare « maniériste » l’œuvre de Ferneyhough, comment cette nomination est-elle compatible avec la thèse générale du livre rappelée précédemment puisque le compositeur refuse ici explicitement cette qualification de maniérisme ? Que serait, pour Deliège, un maniérisme musical qui ne procède pas d’une intention du même type chez le compositeur ?

La réponse qui vient tout de suite à l’esprit est de dire : c’est simplement parce que le mot « maniérisme » ne désigne pas pour l’un et l’autre la même chose. Et c’est en effet la voie dans laquelle s’engage Deliège : il avance que la musique de Ferneyhough serait maniériste au sens où le maniérisme serait une manière de reprendre des caractéristiques existantes en les saturant ; Ferneyhough serait ainsi maniériste en ce qu’il aurait saturé de l’intérieur les présupposés constructivistes sériels. En ce sens Ferneyhough serait une des figures du post-sérialisme si l’on entend par là qu’il a voulu dépasser le sérialisme de l’intérieur même de ses orientations, en adoptant sa dynamique constitutive, pour tenter d’en sortir par saturation de ses partis pris [18]. Et l’on sait en effet combien une certaine accumulation d’écriture et de notations traduit bien chez Ferneyhough ce sentiment.

Si le compositeur Brian Ferneyhough récuse alors le terme de maniérisme, c’est, nous dit Deliège, parce que pour Ferneyhough « maniérisme » désignerait autre chose : un accent mis sur les moyens au détriment des matériaux auxquels ces moyens sont appliqués, définition à quoi Deliège objecte, à juste titre me semble-t-il, qu’on ne saurait se satisfaire d’une telle caractérisation du maniérisme, à la fois « trop large » et « trop restreinte » [19].

Au total, on a bien face à face deux acceptions du maniérisme autorisant Deliège à soutenir que Ferneyhough est maniériste même si ce dernier récuse ce mot (puisque ce dernier récuse en fait autre chose que ce que Deliège désigne…).

Du maniérisme selon Panofsky

S’il fallait approfondir en cet endroit la question d’un éventuel maniérisme de la musique de Brian Ferneyhough, il faudrait sans doute convoquer une tout autre approche du maniérisme, celle qu’on trouve sous la plume d’Erwin Panofsky dans son livre Idea, lorsqu’il traite du maniérisme pictural de la seconde moitié du XVI° siècle (celui de Bronzino, du Greco ou du Tintoret) [20].

Son approche nous intéresse particulièrement en ce qu’elle associe une transformation des traits stylistiques (en l’occurrence l’apparition de formes en S, de cette figure serpentine qui se décline en mille variantes : de la flamme bondissante aux cous allongés et déformés) à de nouvelles questions esthétiques concernant les conditions de possibilité de ces nouveautés plastiques : comment un tel écart entre le modèle naturel et sa représentation picturale est-il possible si l’un et l’autre doivent rester sous le même signe du beau ? Comment le beau pictural est-il encore redevable du beau si le modèle du beau reste le beau naturel en même temps que le peintre à ce point le déforme ? Si le peintre ne se contente plus de portraiturer (c’est-à-dire de reproduire son modèle tel qu’il est) mais désormais l’imite (c’est-à-dire reproduit son modèle non pas tel qu’il est mais tel qu’il devrait être), comment ce « devoir être » qu’affirme l’artiste peut-il être encore source de beauté si le canon de la beauté reste bien la beauté naturelle de son modèle, celle qu’il est « naturellement » ?

Bref, une transformation de l’Idéal pictural, lisible dans les nouvelles toiles, nécessite une mutation dans la théorie, une nouvelle articulation entre idées picturales et concepts théoriques.

Ainsi non seulement à nouvelles idées picturales, nouvelles théories et nouveaux concepts mais à nouvelles idées, nouvelle conception de l’articulation entre idées picturales et concepts théoriques. Ou encore : dans le rapport entre idées et concepts, non seulement chacun des deux termes est modifié mais la conception même du rapport entre les deux change.

Si l’on devait éprouver à cette aune la question du maniérisme chez Brian Ferneyhough, il faudrait alors :

1) caractériser le maniérisme moins comme une saturation d’ordre algébrique et constructiviste que comme la topologisation de structures algébriques jusque-là trop raides (on pourrait, il est vrai, interpréter ainsi la nouvelle complexité des notations chez Brian Ferneyhough, et Deliège le suggère lui-même lorsqu’il discute [21] des questions de tempo et de rubato dans la musique de Ferneyhough — je ne m’étends pas ici sur ce point…) ;

2) indexer la réticence du compositeur à nommer maniériste ce qu’il compose à l’insuffisance théorique de cette simple caractérisation (« topologiser » n’est pas nécessairement « maniérer »…) ;

3) enfin et surtout, examiner de quelle manière ce nouveau « style » induit une nouvelle manière de rapporter idée musicale et conceptualisation musicienne (Deliège nous suggère cette modification en relevant par exemple la part prépondérante que prend l’imagination visuelle chez Ferneyhough [22]).

Mais ne prolongeons pas ici ce débat sur le maniérisme. Deliège lui-même l’abandonne pour lui préférer le terme de « complexité ».

Complexité ?

La nomination, plus convenue, de « complexité » vaut certes par la polarité qu’elle constitue avec la catégorie de simplicité laquelle sert à nommer — « nouvelle simplicité » [23] — la musique d’un Rihm et de bien d’autres… Mais Deliège ne s’y attarde non plus guère : ce n’est pas là le concept visé, adéquat au vouloir propre de Ferneyhough, ce n’est pas là qu’on retrouve, nous dit Deliège, « l’édification de l’œuvre musicale sur de vrais concepts techniques et rationnels dans l’intention » [24].

Figure !

Deliège va pour cela thématiser la dialectique du geste et de la figure. C’est là que se trouve selon Deliège « le concept épistémique ferneyhien », le « vouloir créateur de Ferneyhough », « son concept de base » [25].

Deliège projette cette dialectique sur celle qu’expose Brian Ferneyhough entre force et énergie [26] : de même que l’énergie, invisible, est révélée par la force où elle s’est investie, de même l’énergie figurale, inobjectivable, est révélée par le geste, « force gelée ». Et, à l’inverse, de même que la force exprime l’énergie qu’elle libère, de même le geste exprime son destin figural en le dégageant.

Ceci posé, la capacité de cette dialectique geste/figure de rendre compte des œuvres de Brian Ferneyhough reste dans le livre pour le moins incertaine. Le chapitre « L’œuvre » qui suit celui intitulé « La démarche » en atteste au point que se lève sous la plume de Deliège le soupçon suivant : « Ferneyhough ne serait-il pas quelque peu dissimulateur face à ses techniques ? » [27] puisque les concepts et techniques que Ferneyhough expose au grand jour ne semblent guère éclaircir l’enjeu de ses œuvres…

Butée déclarée sur l’analyse immanente de ses œuvres

Somme toute, la méthode circulant des intentions du compositeur vers les tensions musicales à l’œuvre s’avère ici buter sur une difficulté insurmontable, aux yeux même des musicologues spécialistes ayant entrepris de tirer tout cela au clair. À ce titre, Célestin Deliège nous rapporte le point de vue de Richard Toop : l’analyse des œuvres de Ferneyhough selon cette dialectique semble impossible ou tout au moins infructueuse si le compositeur ne confie pas quelques esquisses [28]. Deliège de conclure alors, avec optimisme : « Un jour viendra vraisemblablement où le langage atonal sera appréhendé par le recours à des théories générales qui dispenseront de comprendre les œuvres sur la base de leur construction génétique. » [29] Le point remarquable est que cette nouvelle perspective contredit la thèse de Deliège puisque la clé des œuvres pourrait venir d’une théorie étrangère aux concepts formulés par ceux qui les ont composées.

La chute d’Icare ?

Brian Ferneyhough me fournit ainsi un terrain d’épreuve pour la thèse de ce livre : il est vrai que la puissance singulière de la musique de Brian Ferneyhough ne s’éclaire guère des concepts de geste et figure que met en avant le compositeur. Certes on retrouve bien dans son œuvre les techniques qu’il nous indique mais une application de ces techniques n’apporte guère de lumière sur les enjeux proprement musicaux de ses œuvres.

Je dois admettre avoir été moi-même pris dans ce mouvement, faisant d’abord crédit aux déclarations du compositeur pour tenter d’y trouver la clé de ses œuvres [30] pour ensuite prendre le parti d’explorer les œuvres de Ferneyhough à distance de cette dialectique du geste et de la figure, dialectique poétiquement séduisante mais analytiquement stérile. J’ai ensuite proposé d’écouter La chute d’Icare [31] sans plus se soucier des « concepts » du compositeur, de ses théories et de son discours et il m’a semblé que cette démarche était alors plus fructueuse [32]. Ainsi il paraît possible d’analyser une des œuvres de Brian Ferneyhough en faisant relativement fi de ce qu’en a dit le compositeur, mais à une double condition :

1) trouver son point d’entrée subjectif dans l’œuvre et lui donner crédit de pouvoir éclairer la réalité musicale de l’œuvre — ce point, je l’ai appelé le « moment-faveur » de l’œuvre — ;

2) ne pas viser l’exhaustivité, la totalisation de l’œuvre mais seulement la mise en évidence d’un de ses nerfs.

Bref une lecture symptomale d’une œuvre reste possible, à distance de toute confidence de l’auteur. Je trouve une telle lecture plus fructueuse que toutes les recensions systématiques des croches et bémols de la partition.

Concept & idée

Cet exemple de Brian Ferneyhough signifie à mes yeux ceci : la thèse de Deliège met à juste titre l’accent sur l’importance de la réflexion conceptuelle chez beaucoup de compositeurs de l’après-guerre. À ce titre, il faut bien constater que ce temps de la réflexion conceptuelle chez les compositeurs est, comme nous le suggère Deliège, un temps révolu, et je ne vois pour ma part nulle bonne raison de m’en réjouir.

Mais que ces réflexions conceptuelles, ces efforts théoriques aient été réellement en état de commander aux œuvres comme le soutient Deliège, je ne le pense pas. Ceci n’enlève rien à l’intérêt de ces vastes chapitres que Deliège partage, tel celui consacré à Brian Ferneyhough, en trois : les écrits, l’œuvre et la discussion du rapport entre les deux, discussion qui aboutit, dans le cas de Brian Ferneyhough, au scepticisme : les « propos les plus éclairant [portent] sur des aspects de l’œuvre généralement occultés par le compositeur » [33] !

L’intention musicienne et l’instress musical

Mais c’est donc qu’en ce point il faut compter deux, ou plutôt trois : il y a l’intention du compositeur, il y a la tension interne de l’œuvre (j’aime à l’appeler instress ou intension : parlons ainsi d’instress musical pour l’opposer à l’intention musicienne) et il y a le rapport entre les deux.

·         L’intention musicienne se donne dans des catégories et un projet, parfois explicité par le compositeur.

·         L’œuvre, elle, est un instress, elle est une intension plutôt qu’elle n’en a une. L’instress d’une œuvre est l’œuvre elle-même.

·         Concernant le rapport entre intention musicienne et instress musical, ma proposition, à rebours de la thèse de Deliège, serait alors que s’il s’agit d’explorer l’éventualité de son existence, alors il faut aller de l’œuvre vers son géniteur, et non l’inverse.

La musique fait le musicien…

C’est somme toute là une réalisation de ce vieil axiome — « c’est la musique qui fait le musicien », non l’inverse — que j’ai plaisir à retrouver :

·         sous la plume d’un Karl Marx : « c’est d’abord la musique qui éveille le sens musical de l’homme » [34] ;

·         sous la plume aussi d’un Jean Barraqué : « les œuvres nous créent créateurs » [35] ;

·         sous la plume également d’un Nietzsche [36] : « c’est l’œuvre de l’artiste […] [37] qui invente celui qui l’a créée, qui est censé l’avoir créée » ;

On trouverait d’autres variantes de cet axiome dans d’autres domaines de pensée :

·         sous la plume d’un Michelet, par exemple : « L’histoire […] fait l’historien bien plus qu’elle n’est faite par lui » [38],

·         mais également sous celle d’un Kierkegaard pour qui c’est la foi qui fait le fidèle, et non l’inverse [39].

Généalogie, & archéologie…

S’il fallait donc réfléchir les liens entre œuvre et artiste, je proposerais plutôt de le faire en allant de l’œuvre vers son géniteur, et non l’inverse. Mais il faut également circuler généalogiquement d’une œuvre à d’autres œuvres, et faire aussi l’archéologie d’une œuvre, ce qui n’est pas en dégager une poïétique individuelle, une génétique chez son compositeur mais plutôt son enracinement dans une situation musicale particulière, dans un état donné et historial du monde de la musique.

De l’intellectualité musicale…

Quel statut donner alors au discours des compositeurs, des musiciens, des artistes ? Quel statut donner au discours que je tiens ici même ? Celui d’une intellectualité musicale qui réfléchit d’autres questions à proprement parler que celles de l’œuvre : les questions propres au musicien, les interrogations sur ce monde de la musique qu’une œuvre ne saurait penser puisque pour elle ce monde n’existe pas comme monde, étant seulement le lieu de la seule expérience qu’elle connaisse.

Que l’intellectualité musicale des compositeurs mobilise d’autres dimensions que celle de l’œuvre apparaît bien dans ce livre : ainsi la « philosophie » spontanée des compositeurs est souvent relevée (le rapport de Brian Ferneyhough à Walter Benjamin par exemple [40]), leur idéologie (la conscience qu’aurait Brian Ferneyhough d’« une situation de déclin » [41]), leur histoire individuelle (le rapport de Brian Ferneyhough à l’Angleterre, à sa formation d’autodidacte [42], etc.).

Voilà autant de dimensions qu’une « histoire de la musique » — si tant est que quelque chose comme cela ait un sens — ne saurait ignorer s’il est vrai qu’une telle « histoire » est forcément l’examen des liens du monde de la musique aux autres mondes, donc l’examen des sociétés et animaux humains qui parcourent en tous sens ce chaos des mots et des choses.

Hommage

Mais un musicologue n’est pas nécessairement un historien. Et un musicologue peut porter un vouloir propre.

Ce livre concrétise un tel type de vouloir, c’est là son originalité. Cette volonté du musicologue peut vouloir agir sur plusieurs types d’autres volontés : celles des compositeurs, celles des musiciens, celles du public (agir sur les « goûts »…).

Deliège est un des très rares musicologues qui vise à agir avant tout, je crois, sur les compositeurs. C’est sans doute pour cela qu’il a besoin de représenter ce vouloir des compositeurs comme puissance primordiale. J’aimerais à la fois le démentir sur ce point — c’est l’œuvre qui, en musique, est la volonté princeps — sans pour autant le dissuader de rester notre interlocuteur privilégié, cet interlocuteur si rare en même temps que si difficile à convaincre et donc au total, comme le disait Spinoza, si précieux.

 

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[1] « comme un manuel d’histoire rédigé par un témoin »… (p. 23)

[2] p. 982

[3] p. 23

[4] Une encyclopédie, en effet, c’est toujours une entreprise se déployant sous le double signe du savoir — non des vérités, donc — et de la totalisation — projet qui implique de négliger la consistance —.

[5] Cf. quatrième de couverture

[6] § 36 : „Wille kann natürlich nur auf Wille wirken — und nicht aus Stoffe”.

[7] J’ai indiqué ce matin combien cette subjectivité de musicologue est pour lui cardinale, et originaire dans son engagement en faveur de la musique contemporaine.

[8] p. 982

[9] p. 23

[10] p. 24

[11] p. 54

[12] p. 496

[13] p. 669

[14] p. 810

[15] p. 810

[16] Au sens d’une pensée « sans préjugés », une des trois caractéristiques de la pensée libre (Critique de la faculté de juger - § 40)

[17] Je lui porterai crédit de cette forte position qui rappelle combien les supposées « théories » de Boulez sont en fait des opérations de mise en forme de ses intuitions, nullement des théories préconstituées dont le compositeur n’a visiblement que faire.

[18] Deliège distingue la saturation maniériste de Brian Ferneyhough du sérialisme généralisé (p. 804) : la saturation n’est pas une généralisation…

[19] p. 801

[20] On connaît d’ailleurs l’intérêt que porte Célestin Deliège aux travaux de Panofsky qu’il cite souvent comme un de ses modèles.

[21] Cf. note 2 p. 804

[22] Voir l’importance des peintures ou œuvres plastiques dans les titres et références de ses œuvres…

[23] Cf. p. 805 (note 2), 809

[24] p. 802

[25] p. 807

[26] p. 806

[27] p. 823

[28] p. 816

[29] p. 824

[30] Et un compositeur, à la différence sans doute d’un musicologue, ne fait jamais en vain ce genre de crédit car son exploration des partitions des autres est toujours, peu ou prou, exploration de son propre univers mental de compositeur.

[31] Curieusement, Deliège passe très vite sur cette œuvre…

[32] Cf. mon article dans le Cahier de l’Ircam consacré à Brian Ferneyhough.

[33] p. 824

[34] Manuscrits de 1844

[35] Écrits, p. 252

[36] Œuvres complètes (volume VIII, p. 368)

En un autre endroit, Nietzsche explicite pourquoi le sens de circulation ne saurait aller de l’artiste vers son œuvre : « On fera bien assurément de séparer à tel point l’artiste de son œuvre qu’il ne sera pas possible de le prendre au sérieux autant que son œuvre. Il n’est en définitive que la condition première de son œuvre, le sein maternel, l’humus, dans certaines circonstances l’engrais, du fumier sur lequel, hors duquel elle pousse, — c’est donc, dans la plupart des cas, quelque chose qu’on doit oublier, si l’on veut prendre plaisir à l’œuvre elle-même. L’étude de l’origine d’une œuvre concerne le physiologiste et le vivisecteur de l’esprit ; jamais, au grand jamais, elle ne concerne les hommes esthétiques, les artistes ! » (GM.148-149)

[37] « ou du philosophe » ajoute-t-il…

[38] Préface (1869) à L’histoire de France : « L’histoire […] fait l’historien bien plus qu’elle n’est faite par lui. Mon livre m’a créé. C’est moi qui fus son œuvre. Ce fils a fait son père. »

[39] Le croyant est foi (intensité de la foi) plutôt qu’il n’a la foi, et le croyant véritable tient la foi pour un don (qui le constitue comme croyant), non comme sa propre conquête…

[40] p. 803

[41] p. 806

[42] p. 802