Y a-t-il une connivence singulière entre musique et mathématiques ? Évaluation critique

(Bobigny, mardi 21 janvier 2003)

François Nicolas

 

Argumentaire

 

« Musique et mathématiques auraient une origine commune (le nombre pythagoricien) et connaîtraient depuis des destins parallèles. Cette complicité des disciplines se projetterait chez leurs adeptes : les mathématiciens seraient prédisposés pour la musique quand les musiciens le seraient pour les mathématiques. Le XX° siècle aurait renouvelé l’accointance des mathématiques et de la musique tant au niveau du matériau sonore (devenu synthétisable grâce aux calculs mathématiques) et du jeu instrumental (l’informatique musicale constituerait l’ordinateur en nouvel instrument de musique) que de la théorie musicale (les mathématiques rendraient compte des systèmes musicaux) et même de la composition (les mathématiques éclaireraient désormais l’organisation même des pièces de musique). Ce nouvel élan serait attesté par la prolifération au XX° siècle des musiciens venant s’inspirer ouvertement des mathématiques [1]. »

 

Ces idées [2], une fois exposées, seront soumises à une évaluation critique. On les passera pour cela au feu des thèses suivantes :

— Si le calcul est bien le matériau des mathématiques, il ne constitue nullement l’essentiel de leur pensée : la rationalité mathématique ne s’épuise pas dans ses calculs.

— Symétriquement, si le son est bien le matériau de la musique, il ne constitue nullement l’essentiel de sa pensée : la beauté musicale ne s’épuise pas dans le sonore.

— Le fait de calculer sur des données musicales (on calcule sur les sons, les notes…) n’induit nulle connivence entre mathématiques et musique qui dépasse celle existant tout aussi bien entre mathématiques et charcuterie (puisqu’on calcule également sur les cochons, les jarrets et les boites de conserve).

— Les rapports entre mathématiques et musique sont assez largement médiés par la physique (tout spécialement l’acoustique) ce qui traduit le fait que c’est la physique qui est mathématisée bien plus que la musique [3].

— Les expériences de musique intégralement mathématisée n’ont jamais été que des exercices scolaires (à ce titre d’ailleurs légitimes) ne produisant que des morceaux infra-musicaux.

— L’origine grecque commune des mathématiques et de la musique fut l’invention conjointe d’une trinité, non d’un binôme : mathématiques, musique et philosophie. Si l’on souhaite relier de manière non triviale pensée mathématique et pensée musicale, une voie privilégiée passe par l’évaluation philosophique d’une éventuelle contemporanéité de pensée entre musique et mathématiques (depuis les Grecs, la philosophie s’emploie à penser « en même temps » mathématiques et musique), non par une pure et simple application des mathématiques à la musique.

— Une mathématisation de la théorie musicale permet certes de mieux comprendre les systèmes musicaux [4] mais ceci ne fait que confirmer la capacité des mathématiques à penser l’être des choses, leur structuration abstraite [5] : ceci crédite les mathématiques d’une puissance générale plutôt que cela n’exhausse un rapport particulier à la musique — en fait la mathématisation de la musique a du retard sur la mathématisation d’autres disciplines, et les problèmes que la musique soumet aux mathématiques n’excèdent guère ceux que tout domaine d’expérience est en état de leur soumettre —.

 

S’étant ainsi fait l’avocat du diable [6], nous pourrons alors mieux cerner ce qui reste de complicité directe entre mathématiques et musique : on soutiendra que le noyau de connivence entre mathématiques et musique tient moins au nombre [7] qu’à la lettre, musique et mathématiques partageant d’être toutes deux écrites dans des systèmes littéraux (alphabétique, solfégique…) qui leur sont propres [8].

On tirera de ce trait singulier quelques conséquences, cette fois affirmatives, sur la possibilité d’un face-à-face direct entre musique et mathématiques, d’un penser « ensemble » qui ne transite plus nécessairement par la philosophie.

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Il s’agit ici de s’interroger sur les liens existants entre mathématiques et musique.

I. Liens incontestables

L’existence de tels « liens » est en effet incontestable et cette journée, je pense, en aura attesté pour chacun. J’en rappelle une liste possible [9] :

— Les mathématiques interviennent dans la fabrication des sons électroniques qu’utilise aujourd’hui la musique.

— Les mathématiques rendent compte des systèmes musicaux (le tempérament par exemple, c’est-à-dire la manière d’accorder les instruments et donc de définir les hauteurs de notes retenues), de la combinatoire musicale (de cette manière musicale de combiner les notes, soit horizontalement — les renversements et rétrogradations des thèmes ou mélodies… —, soit verticalement — l’organisation des accords, par exemple dans la tonalité ou dans le sérialisme… —).

— Les mathématiques interviennent dans la fabrication des instruments de musique. L’ordinateur lui-même tend à devenir un nouvel instrument de musique.

— Les mathématiciens sont souvent aussi des musiciens amateurs plutôt doués. Ils pensent souvent à la musique pour évoquer la beauté qu’ils découvrent dans les mathématiques. [10]

— Certains musiciens — essentiellement des compositeurs — [11] manifestent un intérêt particulier pour les mathématiques et leur font même jouer un rôle direct dans le travail de composition. Ils pensent souvent aux mathématiques pour évoquer la logique et la nécessité qu’ils découvrent en jeu dans la musique.

I.1 Exemples

• La décomposition de Fourier des sons périodiques [12], les calculs pour travailler le son [13], etc.

• Les jeux de symétrie par renversement et rétrogradation (palindrome) [14]. Remarquer que le produit des deux [15] reproduit une bande de Möbius, apte alors à désorienter l’oreille en raison directe de ses propriétés géométriques [16]

• La combinatoire des éléments (des hauteurs : dodécaphonisme [17], des autres paramètres des notes : sérialisme généralisé, etc.) ou des parties (la valse aléatoire de Mozart [18], l’œuvre « ouverte » des années 60…).

• La théorie mathématique des groupes rendant compte du chromatisme musical [19]

I.2 Liens plus contestables

— Musique et mathématiques auraient « des destinées parallèles ». Je tiens cette thèse pour factuellement inexacte. À ma connaissance, c’est Xenakis qui le premier a lancé cette idée, mais son tableau de correspondance, repris dans Tangente [20], est plein d’approximations, d’incohérences, si ce n’est d’idioties (la fugue comme « automatisme » !)…

— S’il est vrai que mathématiques et musique ont « une origine commune », penser cette origine commune passe par la prise en compte d’un troisième terme — la philosophie — qui participe directement de cette origine commune [21]. Soit : on ne peut comprendre cette origine commune que si on n’oublie pas qu’il s’agit d’une triple fondation — celle des mathématiques [22], de la philosophie et de la théorie musicale [23] —, non d’une double.

II. Pourquoi ces liens ?

Le problème que nous allons réfléchir dans cette conférence qui conclut cette journée de découverte va donc tenir non à l’existence de tels liens, empiriquement validés, mais à leur qualification, à leur évaluation. Il s’agit de réfléchir moins le « comment faire jouer ces liens ? » — aspect examiné dans les ateliers de la journée — que le « pourquoi ces liens ? ». Il nous faut donc partir d’un étonnement face à l’existence de ces liens entre domaines si différents et se demander quelles en sont les raisons d’être. L’étonnement devant ce qu’il y a — non l’indifférence — constitue, vous le savez sans doute, ce qui déclenche la pensée.

II.1 Ces liens attestent-ils d’une connivence singulière ?

Pourquoi donc de tels « liens » entre mathématiques et musique ?

En particulier : qu’est-ce que ces liens ont de général (est-ce que l’on retrouve ces mêmes liens entre les mathématiques et d’autres domaines de pensée : l’architecture comme exemple d’un autre art, ou la physique, etc.) et qu’est-ce que ces liens ont de spécifique à la musique ? Soit la question : ces liens attestent-ils d’un rapport spécifique entre mathématiques et musique ? Finalement le rapport aux mathématiques est-il un trait particulier de la musique par rapport à d’autres arts, et à d’autres disciplines de pensée ?

II.2 Évaluation critique

Voilà ce qu’il s’agit ce soir d’évaluer. J’ai précisé dans le titre de ma conférence qu’il s’agit là d’une évaluation critique. Pourquoi ? Parce il s’agit pour moi de bâtir une réponse à cette question à partir d’une critique des opinions les plus communément avancées sur ce problème. Pour moi, l’objectif de cette conférence n’est pas de vous convaincre de la validité de ma réponse mais de vous stimuler dans votre propre réflexion sur ce thème. En matière de pensée, la maxime essentielle est toujours d’oser penser par soi-même.

Je vais donc vous présenter ce soir comment je pense par moi-même cette question, à charge ensuite, pour ceux qui le souhaiteraient, d’élaborer eux-mêmes leur propre parcours de pensée sur ces problèmes.

III. Que pense-t-on de la mathématique ?

Que dit-on communément des liens entre mathématiques et musique ?

Cela va dépendre bien sûr de ce que l’on entend d’un côté par « mathématiques », de l’autre par « musique ».

Pour ne pas inutilement alourdir cet exposé, je supposerai d’abord qu’on entendra par « musique » tout ce qui entreprend d’organiser des sons dans le but de produire un résultat considérable comme « beau ». Je ne pense pas que cette délimitation pose problème.

III.1 Un premier partage

Pour ce qui est des mathématiques, la chose est plus compliquée. Chacun bien sûr voit empiriquement de quoi il s’agit quand on parle de mathématiques mais on rencontre très vite différentes manières d’évaluer le travail mathématique et ces différentes manières vont directement influer sur l’évaluation du rapport des mathématiques à la musique.

Pour n’en donner qu’un exemple, l’enseignement secondaire des mathématiques tend aujourd’hui à réduire les mathématiques au calcul, en « oubliant » tout le volet des démonstrations qui constitue pourtant le cœur de la rationalité mathématique. D’où l’idée aujourd’hui répandue que faire des mathématiques, c’est calculer, et qu’à l’inverse, calculer, c’est faire des mathématiques. Et donc, dès qu’on se met aujourd’hui à calculer — combien j’ai d’instruments de musique, de notes, de croches, de temps dans cette mesure —, on tient qu’on fait ainsi des mathématiques. Ce n’est pas faux (si je calcule 2+2 = 4, je peux dire à juste titre que je fais des mathématiques) mais c’est vraiment la version bas de gamme de la chose, impuissante à mettre la musique en position d’exception : le commerçant calcule aussi ce qu’il a vendu dans sa journée. On n’en tire pas en général de conception exaltée du lien secret entre les mathématiques et le petit commerce !

Le cœur des mathématiques, c’est en fait la démonstration : c’est le chemin pour aboutir à un théorème, ou à une formule, car c’est ce chemin qui atteste qu’il s’agit bien là de mathématiques et pas de magie ! Là, les choses se corsent car en général seuls les mathématiciens examinent les démonstrations, et cela est bien dommage car c’est en examinant comment un théorème a été démontré, comment une formule a été déduite qu’on comprend vraiment ce que disent ce théorème et cette formule.

Donc on voit déjà là un premier partage : les mathématiques sont-elles simplement un dispositif de calcul ou, plus largement que ce calcul, sont-elles une raison bâtie à force de démonstrations ?

III.2 Un second partage

Deuxième partage à leur propos : de quoi exactement parlent-elles ?

III.2.a. La logique d’un langage formel ?

Une première réponse va consister à dire qu’elles ne parlent de rien puisqu’elles parlent de tout. Les mathématiques vont ici être présentées comme un pur et simple langage formel, une sorte de logique pure qui, en un certain sens, ne pense rien de particulier puisqu’elle ne s’intéresse qu’à la forme des raisonnements, non à leur contenu. C’est en gros la voie d’un Wittgenstein. Cela donne l’idée, toujours brossée à grands traits, que la mathématique formulerait seulement des tautologies, c’est-à-dire des raisonnements universellement valides parce qu’entièrement indépendants de ce qu’on met sous les mots ou les symboles employés. Par exemple, si vous dites : « Si A entraîne B et si A existe, alors B existe », vous posez que cette affirmation — cette déduction logique qu’on appelle techniquement un modus ponens — vaut indépendamment de ce que peuvent bien vouloir dire ici « A » et « B ». Par exemple cela voudra dire aussi bien ceci : « Si d’un côté l’existence des nombres réels entraîne l’existence de nombres transcendants et si d’un autre côté les nombres réels existent, alors des nombres transcendants existent également » que cela : « Si d’un côté l’existence d’êtres humains implique l’existence d’êtres mortels, et si d’un autre côté il existe bien des êtres humains, alors il existe bien également des êtres mortels ». Vous voyez que la logique fixe une forme au raisonnement entièrement indifférente à ce qu’on va mettre dedans et qui, par là, peut être universellement valide. Voilà ce qu’on appelle une tautologie.

Vous voyez l’avantage et l’inconvénient d’un tel raisonnement : il vaut pour n’importe quoi — c’est un avantage — mais le prix à payer, c’est qu’on ne sait pas exactement de quoi on parle là, ce qui se donne très concrètement dans le fait que dans chaque cas, on reste suspendu à un double « si », à une double hypothèse d’existence qui n’intéresse nullement la tautologie : est-il vrai que les nombres réels existent ? Est-il vrai qu’il y a des êtres humains ? On est bien sûr convaincu de ces deux existences mais la tautologie, elle, ne s’en soucie pas. À ce compte, on peut tout aussi bien poser que « S’il existe des fantômes, et si les fantômes hantent les châteaux, alors il existe des châteaux hantés », le raisonnement reste tout autant valide.

Il y a donc une première vision des mathématiques qui pose qu’elles sont essentiellement un langage logique, purement formel, et que ce langage vaut universellement, c’est-à-dire pour n’importe quelle existence concrète, a fortiori alors pour la musique : c’est finalement l’idée que si ça vaut pour les fantômes et les extra-terrestres, cela ne peut aussi que valoir pour la musique puisque les musiciens sont quand même plus concrets que les gnomes ou les martiens.

La question devient alors : les mathématiques se réduisent-elles à cette logique ou font-elles plus que produire de telles tautologies ?

III.2.b. Nombres et figures ?

Une seconde manière de caractériser les mathématiques va consister à les définir à partir d’objets qui leur seraient propres : en gros, la réponse la plus traditionnelle sera de tenir que les mathématiques, c’est la pensée des nombres et des figures. Le socle de la mathématique serait ainsi constitué non plus par la logique mais par le couple de l’arithmétique et de la géométrie.

Dans ce cas, les rapports à la musique dépendront bien sûr de la place qu’on accorde aux nombres et aux figures géométriques dans la musique.

Vous le savez peut-être : il y a des obsédés du nombre dans la musique, des fanatiques de la numérologie [24], des gens qui retrouvent dans une œuvre de Bach sa date de naissance, le nombre de lettres de son nom, son âge — bientôt on y trouvera aussi des détails plus scabreux concernant son activité amoureuse, etc. —. L’avantage des nombres, c’est bien sûr qu’ils sont nombreux (!) et la plasticité du numérique permet de les retrouver où l’on veut : pour certains, la Bible aurait ainsi prévu la mort de Kennedy et les malheurs de la Princesse Diana…

Les figures, c’est un peu la même chose : pour peu que vous acceptiez de dessiner un cercle comme une patate, et une droite comme étant un peu courbe ou sinusoïdale (en zigzag), vous allez retrouver cela partout. Et vous dessinerez sur la partition des droites quand la mélodie monte, et des cercles quand le développement tourne en rond, etc. Bref, vous pourrez ainsi faire un commentaire mathématique de ce qui se passe. Aurez-vous pour autant mis en évidence un rapport intrinsèque de la musique et des mathématiques, c’est moins sûr.

L’idée même de caractériser la pensée mathématique par les nombres et les figures géométriques qu’elle traite, plus généralement par les objets qu’elle manipule bute en fait sur de grandes difficultés : ces dits objets évoluent au fur et à mesure que la mathématique évolue et la mathématique tend à créer ces dits objets au fur et à mesure de son développement. Comment alors la mathématique pourrait-elle trouver une stabilité de pensée si elle se définissait par des objets qu’elle ne cesse elle-même de définir ? Le serpent se mord ici la queue, le cercle est vicieux — c’est le cas de le dire —. Il faut donc aborder autrement ce qui se passe en mathématiques que par ce jeu des nombres et des figures.

III.2.c. Ontologie !

D’où une troisième conception, que je crois plus féconde, qui tient que les mathématiques pensent l’être des choses dans son abstraction, indépendamment de toutes les caractéristiques concrètes de ces choses : la mathématique va penser par exemple ce que veut dire faire une collection d’objets, sans se soucier de savoir s’il s’agit là de jambons ou d’élèves. Elle va penser ce que veut dire qu’une partie est plus grande qu’une autre sans se soucier de savoir s’il s’agit là d’une partie d’un entrepôt ou d’une troupe militaire. Elle va étudier les propriétés de l’être des choses au seul titre du fait qu’elles sont, et non pas qu’elles sont ceci ou cela. On dira techniquement que les mathématiques, c’est ce qui se dit de l’être comme être, c’est l’ontologie.

La physique, par contre, c’est l’études des êtres naturels, c’est plus exactement l’étude de ce que le fait d’être naturel ajoute à l’être des choses naturelles. La biologie, c’est l’étude des êtres vivants : plus exactement l’étude de ce que le fait d’être vivant ajoute à l’être des choses vivantes. La mathématique, elle, c’est l’étude de l’être des choses, sans se soucier de rien d’autre que du seul fait qu’elles sont.

Alors bien sûr, si ces choses sont en plus naturelles, biologiques ou musicales, tout ce qui aura été pensé par les mathématiques restera valide puisque si une mélodie par exemple est une chose musicale, c’est déjà qu’elle est tout simplement une chose, donc qu’elle est.

Vous voyez l’idée : les raisonnements mathématiques portent sur la dimension abstraite de l’être des choses, cette dimension qui découle simplement du fait qu’elles sont, ou qu’elles ont un être et ceci entraîne forcément que tout ceci rend compte aussi bien de choses naturelles et physiques, que de choses biologiques ou de choses musicales et même des choses de la charcuterie. Vous comprenez bien que si vous pensez : « je peux ajouter deux choses à trois choses et j’aurais ainsi cinq choses, autant que si j’en ajoute trois à deux », ce raisonnement vaudra aussi bien pour toutes les choses existantes, qu’elles soient des notes de musique, des atomes, des cellules biologiques ou des têtes de veau.

Cette vision des mathématiques comme étant l’ontologie, c’est un philosophe français vivant qui la développe et qui s’appelle Alain Badiou — je vous livre son nom pour que, si vous le voyiez paraître, vous ayez peut-être envie d’aller y regarder d’un peu plus prêt —.

 

Si on adopte cette dernière vision des mathématiques, non pas comme une logique des tautologies ou langage formel ne disant rien de particulier et donc infiniment plastique, non pas essentiellement comme une arithmétique des nombres et une géométrie des figures mais comme capacité à raisonner et calculer sur l’être même des choses indépendamment de tout autre caractéristique que le fait qu’elles soient, alors on comprend bien — je pense — que les mathématiques s’appliquent a fortiori à tous les champs et en particulier au champ musical.

IV. Spécificité du lien mathématiques-musique ?

Le problème est que si on a ainsi expliqué pourquoi les mathématiques s’appliquent à toutes les choses particulières, et donc en particulier aux choses musicales, on n’a plus ici aucune raison de considérer que la musique aurait des rapports particuliers aux mathématiques : on a certes expliqué pourquoi elle a des rapports aux mathématiques, mais finalement ces rapports aux mathématiques, elle les a comme en a la physique, la biologie, l’architecture et toujours cette charcuterie qui me sert ce soir de Sganarelle, ce trublion dépourvu de toute noblesse et venant perturber le petit jeu réglé entre disciplines fières d’avoir rapport aux mathématiques un peu comme les nobles de la Cour étaient jadis fiers d’avoir attiré le regard du Roi !

IV.1 Des questions musicales posées aux mathématiques…

Les gens qui veulent défendre mordicus le privilège de la musique avancent alors un autre argument. Ils disent : bon d’accord les mathématiques s’appliquent en musique comme elles s’appliquent aux cochons mais les musiciens bien plus que les cochons ont l’oreille des mathématiciens ; la musique est en effet capable de poser aux mathématiques des problèmes que ne saurait poser la charcuterie. Et d’exhiber ainsi un certain nombre d’exemples bien réels où la mathématique s’efforce de rendre compte de tel problème musical : par exemple la combinatoire savante de tel canon, la géométrie de tel enchaînement d’accords, etc.

Les cas où la musique pose ainsi aux mathématiques des problèmes nouveaux existent bien en effet, et il y a tout lieu de se féliciter que les mathématiciens aujourd’hui aient l’oreille intéressée à écouter les questions que les musiciens leur posent.

Mais finalement cette démarche de se tourner vers les mathématiques pour comprendre comment résoudre concrètement tel problème, tout le monde l’a et les musiciens, s’ils ne sont pas en effet exclus du jeu, n’ont cependant aucun privilège : pour en donner un seul exemple vous connaissez sans doute le problème classique mais difficile dit du voyageur de commerce (comment circuler entre différentes villes qu’il faut toutes visiter selon le chemin le plus court possible). Et bien voilà un problème combinatoirement très complexe posé à la théorie mathématique des graphes qui vient de voyageurs de commerce et qui aurait pu être posé aux mathématiciens par notre sympathique charcutier.

IV.2 Des rapports singuliers ?

Bref, si on reprend à la lumière de ce que je viens de présenter tous les exemples initialement relevés de liens entre mathématiques et musique, on va voir qu’aucun n’assigne de privilège particulier à la musique.

IV.2.a. En matière de matériau sonore ?

Les mathématiques interviennent d’abord dans la fabrication des sons électroniques qu’utilise aujourd’hui la musique.

Oui, il est vrai, mais l’influence des mathématiques passe ici par la physique, l’acoustique en l’occurrence ; et la physique est en effet mathématisée puisqu’elle s’écrit, depuis Galilée, en lettres mathématiques. Le fait que le matériau sonore utilisé par la musique soit fabriqué au prix de calculs mathématiques sophistiqués ne fait ici que mettre la musique au niveau d’autres disciplines techniques. S’il faut alors s’étonner de quelque chose — et je vous ai indiqué que l’étonnement est fécond pour la pensée — ce n’est pas de ce que la musique aujourd’hui utilise un matériau calculé par les mathématiques, c’est surtout qu’elle ne l’ait pas fait plus tôt, et qu’elle ait pu s’en passer si longtemps !

IV.2.b. En matière de combinatoire musicale ?

Ensuite les mathématiques rendent compte de la combinatoire musicale (tant horizontale — les mélodies et les rythmes — que verticale — les harmonies ou les accords —).

Oui, il est vrai. On retrouve dans les structures ou systèmes musicaux des structures mathématiques, essentiellement des structures algébriques, par exemple des structures de groupes ou d’autres plus compliquées. Mais là aussi, c’est également le cas dans à peu près toutes les disciplines : par exemple la théorie des jeux — jeux d’échecs, de dames, de cartes, de hasard, etc. — explicite de même des structures mathématiques rendant compte de ce qui se déroule « spontanément » dans tel ou tel jeu. Il n’y a pas plus ici de mystère que précédemment : c’est seulement que les règles de combinaison imposées à ces choses particulières que sont les cartes d’un jeu, les pièces d’un jeu d’échecs ou les notes de musique adoptent (sans forcément le savoir) des règles logiques qui valent quelle que soit la nature particulière de la chose, règles qu’explore alors la combinatoire mathématique.

Sous cet angle de la combinatoire, la musique n’a pas de titre particulier à faire valoir pour revendiquer une connivence à la mathématique qui serait plus forte que celle du jeu d’échecs ou de notre vaillant représentant en jambons de Bayonne qui circule entre Paris, Carcassonne, Lille et Strasbourg en tentant d’économiser les kilomètres parcourus…

En fait si la musique se particularise ici, c’est plutôt au regard d’autres arts : il est vrai que la musique « utilise » plus que d’autres arts une combinatoire mathématisable, plus par exemple que la peinture ou que la sculpture, du moins avant le 20° siècle. Mais au regard des autres modes de pensée, y compris des jeux, c’est loin d’être le cas.

IV.2.c. En matière d’instrument musical ?

Les mathématiques interviennent enfin dans la fabrication des instruments de musique. L’ordinateur lui-même tend à devenir un nouvel instrument de musique.

Ceci est également vrai. Mais on voit bien que l’ordinateur et sa puissance de calcul s’introduisent désormais partout, en particulier dans tous les arts : dans le dessin, l’architecture, la danse même. Qu’il y ait désormais une MAO (musique assistée par ordinateur) ne fait qu’aligner la musique sur d’autres pratiques artistiques.

*

Vous me direz alors : mais s’il n’y a vraiment rien de particulier entre mathématiques et musique, alors qu’est-ce que vous êtes donc venu faire ce soir à Bobigny ? Pourquoi vouloir ainsi dissiper les illusions éventuelles des bobigniens et bobigniennes (est-ce bien cela le nom des habitants de votre ville ?) qui font déjà l’effort de venir entretenir leur curiosité et que vous venez perfidement décevoir en leur disant : le théâtre promis d’une alliance secrète mathématiques-musique n’était qu’un spectacle d’illusionniste ?

IV.2.d. Une singularité lisible chez les praticiens des deux disciplines !

C’est que je n’ai pas encore conclu et ai gardé pour la bonne bouche un autre argument avancé en début de conférence, curieusement l’argument le plus empirique, le moins théorique, apparemment l’argument le plus faible mais que je crois cependant le plus fort. Je vous le rappelle :

Les mathématiciens sont souvent des musiciens amateurs doués, qui sont particulièrement à l’aise avec la musique. Et à l’inverse, on constate que beaucoup de jeunes musiciens doués se retrouvent à l’aise avec le langage mathématique même si bien sûr, ils n’ont pas le loisir de poursuivre en parallèle études musicales professionnelles et études mathématiques (certains compositeurs, cependant, eux peuvent le faire car ils ne sont pas astreints à la même discipline instrumentale que le très jeune pianiste ou violoniste).

Pour ma part, je prends ce fait au sérieux.

Vous me direz : il y a aussi des musiciens qui ne comprennent rien aux mathématiques, et des mathématiciens qui ont horreur de la musique, et si l’on compte en plus tous les gens qui n’aiment ni la musique ni les mathématiques, pourquoi mettre en avant ces quelques bêtes de cirque qui aiment à la fois musique et mathématiques ?

IV.3 Un partage d’écritures !

Pourquoi ? Parce que cela à mon sens illustre le point essentiel que partagent mathématiques et musique : ces deux disciplines pensent leur activité au moyen d’un système d’écriture tout à fait original et qui leur est propre.

• Les mathématiques disposent du système d’écriture que tout le monde connaît — à ma connaissance il ne porte pas de nom, et c’est dommage… — et qui est fait de chiffres d’abord, de lettres de l’alphabet latin ou grec ensuite (x et y, aet ß…), enfin de toute cette batterie hétéroclite de signes constituant l’alphabet spécifiquement mathématique (", $, ò, Î, Ì, Æ, Þ, ±, £, […].

• La musique, elle, dispose d’un système d’écriture propre qui lui porte un nom et qui s’appelle le solfège. Ce système est fait de lettres spécifiquement musicales : les pauses et soupirs, les croches et noires, les lettres d’intensité (ƒ, p…), etc.

Mon hypothèse est que cette capacité de la musique comme de la mathématique à se doter d’un système propre d’écriture instaure une connivence particulière entre ces deux disciplines, connivence qu’on ne retrouve entre aucunes autres disciplines.

IV.3.a. L’écriture mathématique

D’abord il faut bien voir que, parmi les sciences, la mathématique est la seule à s’être dotée d’une telle écriture si bien qu’en vérité depuis Galilée, c’est-à-dire depuis l’ère moderne de la science, les sciences s’écrivent en langage mathématique. On peut même dire qu’il fait partie de la vision moderne de la science — par opposition à la vision grecque ou scolastique — qu’une discipline ne peut être une science que si elle est mathématisée. Par exemple la psychologie ou la cuisine ou la médecine ne sont pas des sciences au sens moderne du terme quoique ces disciplines convoquent de nombreux savoirs, fort utiles et bien organisés en système. Je pense que de même chacun conviendra facilement que la charcuterie n’est pas une science même si n’a pas le savoir du charcutier qui veut…

IV.3.b. Le solfège

Du côté de la musique, la singularité est identique : elle est le seul art à s’être doté de son propre système d’écriture, d’avoir pour cela inventé des lettres, des signes, des figures (la portée musicale, les courbes de liaisons…). Ni la peinture, ni la sculpture, ni l’architecture ne l’ont fait et la chorégraphie semble seulement aujourd’hui s’attaquer au problème de forger son propre système de notation. Quant à la poésie, elle ne fait qu’utiliser l’écriture de la langue qu’elle met à l’œuvre : la poésie russe s’écrit en caractères cyrilliques, et la poésie chinoise en idéogrammes…

Or l’existence d’un solfège musical reste malgré tout très étrange. Il convient donc de s’en étonner et ne manquent pas en effet de le faire tous ceux qui affrontent pour la première fois l’incongru d’une partition : peut-il y avoir écart plus grand entre les émotions qu’apporte la musique dans un temps volatile et éphémère et la sécheresse de l’espace d’une feuille de papier à musique striée de lignes implacables et barbouillée de petits signes à couleur de mort ? Bien sûr, pour qui pratique cela depuis longtemps, il n’y a plus lieu de s’en étonner et le lien entre musique échevelée et papier réglé ne fait plus question. Mais celui dont l’étonnement ici dit vrai, c’est bien le non-musicien qui se demande comment l’art le plus émouvant — la musique — peut ainsi s’inféoder à la loi figée d’une écriture, comment l’esprit musical peut se soumettre à la dictature de la lettre…

IV.3.c. Penser à la lettre

Finalement, le mathématicien capable de comprendre le sens véritable d’une formule mathématique (qui pour tout autre restera entièrement absconse) comme le musicien qui comprend que tel détail d’une partition va sonner comme un tonnerre ou comme une légère brise ont appris à penser au moyen d’un dispositif d’une grande abstraction, au filtre de lettres dépourvues de corps, d’émotion et même de sens puisque le sens d’une lettre lui vient toujours de son contexte plutôt que d’elle-même.

V. Quelles conséquences de cette connivence entre disciplines pensant à la lettre ?

Il s’agit là d’une partie moins descriptive d’un état des choses, et plus prospective.

V.1 Une inspiration

La principale conséquence me semble que musique et mathématiques sont ainsi susceptibles de mutuellement « s’inspirer ». Je veux dire par là se donner des idées non pas sous la forme d’application (voir ce qui se pratique déjà abondamment : le calcul permet d’appliquer les résultats mathématiques — essentiellement des formules, dont le plus simple paradigme est 2+2 = 4 — aux réalités musicales concrètes) mais plutôt sous la forme d’une fiction du type : si telle théorie mathématique parlait en fait de musique, qu’est-ce que cela donnerait ? [25], et, à l’inverse, si tel type de beauté musicale pouvait laisser son empreinte sur la mathématique, quel type de démonstration cela donnerait ?

Pourquoi ce type d’inspiration peut-il circuler de manière privilégiée entre mathématicien et musicien ? Précisément, me semble-t-il, parce que les deux ont appris à penser à la lettre c’est-à-dire en interprétant tout naturellement et sans plus y penser des lettres abstraites en des réalités concrètes. Opérer sur cette base un glissement sémantique — somme toute équivalent à ce qu’on appelle une métaphore : quand un mot vient à la place d’un autre par substitution « paradigmatique » disent les linguistes — est alors une pratique assez « naturelle » : mettre telle réalité musicale à la place de tel être mathématique, ou l’inverse.

V.2 Fiction et métaphore…

Ainsi penser à la lettre facilite un jeu métaphorique, un « transfert » entre ces deux disciplines, ce qui explique me semble-t-il que les mathématiciens cherchent de manière privilégiée du côté de la musique pour formuler la beauté qu’ils trouvent dans leur raisonnement et qu’à l’inverse, les musiciens cherchent de manière privilégiée du côté de la mathématique pour formuler la nécessité et la cohérence qu’ils trouvent dans la musique. Non seulement chacun des deux a une plus grande appétence pour la métaphore (du fait de ce mode de pensée que j’appelle « à la lettre »), mais chaque discipline sait trouver chez l’autre, qui pense « comme » elle, un matériau littéral apte à être interprété dans un autre domaine que celui pour lequel il a été construit.

V.3 Un reste philosophique

Vous voyez que je privilégie ainsi une connivence subjective entre musiciens et mathématiciens plutôt qu’à proprement parler une connivence objective entre musique et mathématiques. Peut-on passer d’une connivence des acteurs à une connivence des disciplines ? Leur partage d’écritures singulières permettrait-il de concevoir quelque autre parenté de pensée ? Je ne saurais répondre aujourd’hui, en particulier car ce serait là travail de philosophe plutôt que de musicien.

Formulons malgré tout ici une hypothèse proprement philosophique : si l’on tient philosophiquement que les mathématiques pensent l’être, et si l’on tient de même que la musique pense le temps, alors les rapports mathématiques-musique toucheraient aux rapports entre l’être et le temps (comme vous le savez peut-être, un livre de philosophie capital du XX° siècle porte précisément ce titre : L’Être et le temps [26]).

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Mais si l’on s’en tient ce soir à une problématique de musicien ami des mathématiques, il faut se contenter de prendre acte de cette connivence d’inspiration pour tenter de la déployer au maximum de sa puissance propre. Tel est le souhait en tous les cas que je puis formuler pour toux ceux qui, à un titre ou à un autre, aiment à la fois la musique et les mathématiques, en espérant surtout que cette journée puisse avoir donné envie à tous d’aller y voir et surtout y entendre d’un peu plus près.

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[1] Cf. Ansermet, Babbitt, Barbaud, Xenakis, Philippot…

[2] qu’on peut retrouver par exemple dans un récent hors-série de la sympathique revue Tangente

[3] De même l’architecture utilise aujourd’hui une mécanique mathématisée sans que ceci induise pour autant une mathématisation de l’architecture.

[4] c’est-à-dire l’organisation musicale des sons — tempéraments, gammes, rythmes… — et des discours — tonalités, contrepoint, fonctions harmoniques, développement thématique… — : la mathématisation est celle des systèmes musicaux abstraits plutôt que celles des œuvres musicales concrètes.

[5] Cette capacité a été relevée depuis Platon, et rehaussée depuis Galilée (c’est-à-dire depuis la mathématisation des autres sciences).

[6] Le diable socratique de la philosophie ?

[7] Remarquons : lorsque le nombre est brandi comme gage de cohérence pour les compositions musicales, il s’agit de fétichisme et de superstition numériques (portant d’ailleurs, le plus souvent, sur les nombres les plus élémentaires : petits nombres entiers) plutôt que de rationalité musicale.

[8] Il ne va pas de soi qu’une discipline de pensée se dote ipso facto de son propre système d’écriture : la physique, par exemple, s’écrit, depuis Galilée, avec des lettres mathématiques, non dans une écriture spécifiquement physicienne.

[9] Je m’appuie pour ce faire sur un récent numéro spécial de la revue Tangentes (Hors-série n° 11 – 2002), sympathique revue, qui restitue sur cette problématique mathématiques-musique les idées circulant communément sans toujours s’astreindre à établir vis-à-vis d’elles la juste distance critique.

[10] Cf. par exemple Tangente p. 44…

[11] Cf. Ansermet (voir Tangente p. 72), Babbitt, Barbaud, Xenakis (voir Tangente p. 34), Philippot…

[12] Cf. Tangente p. 38…

[13] Tangente p. 56

[14] Tangente p. 20…

[15] Tangente p. 22…

[16] Sa propriété intrinsèque est d’être inorientable. Sa propriété extrinsèque est d’être unilatère.

[17] Tangente p. 31

[18] Tangente p. 25

[19] Tangente p. 76

[20] p. 3

[21] Voir les livres d’Arpad Szabo, et tout particulièrement Les débuts des mathématiques grecques (Vrin, 1977)

[22] Le point ici essentiel est que la Grèce fonde les mathématiques comme science à mesure de l’invention de la démonstration mathématique et non de ses calculs. Le point crucial pour inventer la démonstration et sa nécessité proprement mathématique tient alors au raisonnement par l’absurde, lequel concentre le caractère de pari rationnel de la démonstration mathématique… Voir sur ce point les livres d’Arpad Szabo.

[23] Il convient de préciser : la Grèce fonde la théorie musicale plutôt qu’à proprement parler la musique comme art…

[24] Cf. cette évocation dans Tangente p. 50…

[25] Pour en donner un exemple concret, j’aime à déployer une « fiction de modèle » musical consistant à interpréter la théorie mathématique de l’intégration comme si elle formalisait l’audition musicale. Cette démarche permet de mettre en lumière d’importantes spécificités musicales.

[26] Cf. Martin Heidegger