Quel parti les musiciens tirent-ils de ce qui se présente à eux comme hasard ?

(The Concept of Randomness, Ens, 29 mars 2006)

 

 

François Nicolas

 

Introduction

Trois questions

Exemple élémentaire

T. Monk / M. Davis

Deux sortes de hasard

John Cage

Parti nihiliste

Le hasard musical n’est pas de genèse

Le hasard comme générateur d’aura

C. Mingus / E. Dolphy

Stockhausen : Klavierstück XI (1957)

Synthèse

Deux figures ontiques

Hasard-ignorance

Hasard-contingence

Ferneyhough / Feldman

Morton Feldman

Brian Ferneyhough

Piccolo solo

Flûte seule

Quatuor à cordes

Formation de chambre

Xenakis : Herma (1961)

Premier tableau synthétique

Deux problématiques

Partis musiciens

Hasard-ignorance

La répétition

L’improvisation-composition instantanée

Ensemble Ars Nova (1969)

La cadence d’un concerto

Christian Wolff

Second tableau synthétique

Localisations du hasard musical

Hasard-contingence

Messiaen : Chronochromie (1959-1960)

Boucourechliev : Ombres (1970)

Boulez : Éclat (1965)

Conclusion

Bon/mauvais hasard

Troisième tableau synthétique

Deux types de hasard musical

Réponse

 

Introduction

·       Je parlerai ici en musicien, non en musicologue (ce que je ne suis pas). Cela me conduira à traiter d’enjeux musicaux et esthétiques, sur lesquels je développerai en toute clarté ma propre position.

·       Le thème du hasard, ou de l’aléatoire a constitué en musique un thème à la mode dans les années 50-60. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. Traiter désormais de ce thème, comme me l’a aimablement demandé Marie Farge, passe donc par une investigation musicale et une évaluation esthétique des œuvres de cette époque concernées par cette problématique. Ceci dit, je montrerai en quoi ce thème ne se limite nullement en musique à l’usage que ces deux décennies ont pu en faire.

*

Pour introduire à ma question - Quel parti les musiciens tirent-ils de ce qui se présente à eux comme hasard ? -, il me faut d’abord préciser en quelle acception je vais parler de hasard, ou d’aléatoire (je ne ferai guère de distinction entre les deux termes).

Trois questions

Je voudrais pour cela distinguer trois questions :

1) Qu’est-ce que le hasard en musique ?

2) Qu’est-ce qui apparaît comme hasard en musique ?

3) Que font les musiciens de ce qui leur apparaît en musique comme hasard ?

·       La première question est d’ordre « ontologique » ou « ontique » : elle porte sur l’être du hasard : y a-t-il bien un être du hasard ou le hasard relève-t-il plutôt de l’ordre du simple phénomène, de l’apparaître ?

·       La seconde question est d’ordre plus « phénoménologique » : qu’est-ce qui apparaît en musique comme hasard, même si son essence véritable n’en relève pas forcément ? Soit : qu’est-ce qui en musique prend figure de hasard ?

·       La troisième question est d’ordre plus « subjectif » : quel rapport les musiciens ont-il à ce hasard qui intervient en musique ? Quelle pratique musicale les musiciens ont-ils du hasard ? Quel rapport musical entretiennent-ils à ce qui pour eux prend la forme du hasard ?

Exemple élémentaire

Prenons un exemple élémentaire : en plein milieu d’un concert classique, une corde d’un violon casse. Est-ce un hasard ? D’un point de vue purement mécanique et organologique, sans doute pas… Du point de vue de la musique, cela apparaît en tous les cas comme tel.

Que peut faire le musicien d’un tel hasard d’ordre mécanique ? Il peut continuer de jouer « comme si de rien n’était » si la corde qui a cédé est la plus aiguë – la corde de mi : j’ai personnellement assisté à une telle prouesse d’Irvine Arditti – mais il devra par contre s’interrompre s’il s’agit de la corde de sol, la plus grave, car il ne disposera plus alors de doigté de substitution pour les notes les plus graves. En gros, ce hasard pour le musicien reste de nature exogène, non musical : ce hasard lui vient non de la musique mais de la mécanique ; et le musicien n’aura guère de conséquences proprement musicales à en tirer ; il ne sera confronté qu’au dilemme : continuer ou s’interrompre.

T. Monk / M. Davis

Prenons un autre exemple : pendant une improvisation, un musicien s’interrompt et fait silence sous l’effet d’une décision opaque pour ses partenaires. Ce silence se présente pour eux comme un aléa immanent au propos soutenu. Que vont-ils faire de ce silence ? Sauront-ils en tirer parti musical, le traiter musicalement comme une chance (chance par exemple de faire bifurquer un discours devenant trop convenu) ou le recevront-ils comme une malchance ?

La situation ainsi décrite correspond très précisément à une mythique session de jazz : l’enregistrement de The Man I love par le couple tout à fait improbable de Miles Davis et Thelonius Monk. Cela se passait le 24 décembre 1954 à New York : je vous en fais entendre un extrait, lorsque Monk attaquant son chorus après Milt Jackson raréfie progressivement son discours jusqu’à le suspendre sur la seule section rythmique [1] ; d’où l’intensité d’une attente au-dessus du vide que Miles Davis ne supporte pas et qu’il interrompt d’un sec rappel à l’ordre faisant immédiatement sortir Monk de sa retraite.

Exemple musical (à 4’30 : solo de Monk vers 4’55, silence vers 5’26, rappel à l’ordre à 5’40)

Deux sortes de hasard

On voit donc apparaître pour le musicien deux sortes de hasard : un hasard de nature exogène, qui n’appelle guère de conséquences proprement musicales ; et un hasard qui relève d’un ordre musical endogène, et convoque alors la décision du musicien face aux conséquences musicales à en tirer.

John Cage

Troisième exemple, prélevé cette fois dans les réserves tératologiques de la musique (le thème du hasard, comme on le verra, incite à aller chercher des exemples musicaux bizarres, par définition peu ordinaires, assez souvent de simples curiosités - il va de soi par exemple que l’enregistrement entendu de The Man I love n’a d’intérêt qu’anecdotique). Je vais le trouver chez un de ceux qui ont fait beaucoup de tort à la musique contemporaine : j’ai nommé John Cage, qui a choisi dans nombre de ses pièces de s’en remettre au bon vieux tirage au sort pour composer son matériau, laissant à l’interprète le soin de remplir les blancs. Le résultat inscrit, c’est ce type de partition, où des notes sont hasardeusement réparties :

Music of changes (1961)

Le résultat sonore, c’est un ennui sans fond dont je ne vous infligerai que les premières secondes :

Exemple musical

Ici, le hasard signifie une indifférence radicale aux caractéristiques proprement musicales du matériau aléatoirement généré.

Cet exemple a pour intérêt de nous présenter une situation où le hasard relève exclusivement de l’engendrement de la partition : l’aléa n’y est pas ce qui arrive au musicien en train de jouer ; il est ce qui est intervenu en amont, dans la genèse de la partition.

En un sens on pourrait dire qu’ici le hasard n’est plus vraiment musical puisqu’il ne se donne plus sous la forme d’un imprévu arrivant au musicien, mais seulement comme générateur aléatoire pour une partition qui se trouve ensuite définitivement fixée.

Parti nihiliste

Il est je crois assez clair qu’on est ici dans le degré epsilon (si ce n’est zéro) de la composition, soit assez exactement dans une figure musicienne du nihilisme, ce nihilisme ainsi thématisé par Nietzsche [2] : « l’homme aime mieux vouloir le rien que ne rien vouloir… » [Lieber will noch der Mensch das Nichts wollen, als nicht wollen…]. Tirer un tel parti nihiliste du hasard a été précisément le projet explicite d’un certain nombre de musiciens : « vouloir le n’importe quoi plutôt que ne rien vouloir, composer n’importe quoi plutôt que ne rien composer ! ». L’enjeu de mon intervention est précisément de dégager, contre cet usage nihiliste du hasard, l’existence d’un usage musical affirmatif et créateur.

Le hasard musical n’est pas de genèse

L’exemple négatif de Cage incite à préciser ce qu’on entendra ici par hasard en musique : je propose de ne pas considérer comme hasard musical celui qui peut intervenir dans la genèse d’une partition ensuite figée et de ne considérer comme hasard musical que celui qui intervient dans l’exécution musicale. L’idée est donc de localiser le hasard musical dans le jeu instrumental, non dans l’origine des signes écrits.

Le hasard comme générateur d’aura

À partir de là, une manière de tirer parti du hasard musical sera de le concevoir comme apte à générer de l’unique, à marquer chaque exécution, interprétation ou improvisation du sceau de l’évènement singulier, de l’unique apparition.

Nous connaissons tous la définition que Benjamin propose de ce qu’il appelle l’aura : « l’unique apparition d’un lointain ». Je poserai à ce titre que pour certains musiciens, le hasard est essentiellement un générateur d’aura : ce qui profile chaque concert comme l’unique apparition, dans une situation donnée, d’une figure lointaine de la musique.

C. Mingus / E. Dolphy

Donnons pour cela un quatrième exemple, qui rendra cette fois pleinement justice au hasard des rencontres musicales : écoutons ce moment tout à fait singulier du duo Charlie Mingus / Eric Dolphy, un soir d’avril 1964 à Berlin :

Exemple musical : Fables of Faubus

Ici le contrepoint de leurs voix prend un tour inattendu, vers ce qu’on pourrait appeler une musique en prose – il faudrait vous faire entendre tout le morceau (mais il dure près de 40 minutes !) pour saisir comment se dessine, de manière tout à fait imprévue, cette orientation vers la prose, au gré des aléas dans les échanges entre ces deux grands musiciens -.

 

Ce qui m’intéresse ici est que le hasard y prenne la forme singulière d’un dialogue, d’une série de petits aléas ressaisis par les musiciens pour leur donner sens musical, en l’occurrence pour les orienter vers la production instantanée d’une nouvelle modalité de dialogue, prenant modèle sur le dialogue parlé.

Stockhausen : Klavierstück XI (1957)

Donnons un cinquième exemple musical pour diversifier notre corpus de phénomènes musicaux « aléatoires » avant d’ordonner les  questions qu’il nous pose.

Stockhausen, dans une fameuse pièce pour piano – le Klavierstück XI de 1957 – compose une des premières œuvres qu’on dira (improprement à mon sens, mais ce n’est pas ici le point) « ouvertes » : cela consiste à offrir au musicien une partition composée de 19 moments séparés, à charge pour le pianiste de les jouer dans l’ordre qu’il veut, en se laissant pour ce faire guider par le seul « hasard » des yeux. L’objection, bien sûr, jaillit aussitôt : mais l’interprète saurait-il ainsi se transformer en générateur de hasard du seul fait que le compositeur le lui demande ? Comment un musicien saurait-il ainsi perdre le contrôle de son regard en pleine exécution en sorte que ce regard puisse être conçu comme se posant hasardeusement sur telle ou telle région de sa partition ? D’ailleurs si ce regard était vraiment devenu hasardeux, s’il savait sélectionner « en un clin d’œil », comme le lui demande Stockhausen, ne tomberait-il pas plus souvent hors de la partition que sur telle ou telle de ses régions ? Comment envisager qu’un musicien, ayant répété tant et tant de fois chacun des 19 groupes, puisse ainsi engendrer et contrôler un tel hasard ? N’est-il pas plus raisonnable d’imaginer que le musicien, juste avant d’attaquer la pièce, tire au sort, non par le regard mais par quelque dispositif plus fiable, le plan de ce qu’il va jouer ?

Toujours est-il que l’œuvre en question atteint ce faisant une mobilité clairement manifestée par le début des 5 interprétations que j’ai rassemblées pour vous :  la première est d’Aloys Kontarsky (1963), les quatre autres de David Tudor (1957) :

Exemple musical : Klavierstücke XI

La mobilité gagnée est évidente, même s’il y a tout lieu de mettre ici en doute le qualificatif d’aléatoire puisqu’à proprement parler, rien ne semble ici véritablement contingent : si le musicien tire au sort la partition qu’il va jouer, le hasard susceptible d’opérer comme générateur d’aura ne tient pas à la genèse aléatoire de la partition jouée mais bien plutôt à la découverte instantanée faite par l’interprète de cette nouvelle partition, découverte qui peut alors en effet colorer son jeu d’une tension et d’une fragilité singulière.

Synthèse

Il est temps de ressaisir mon propos de manière plus synthétique pour avancer une petite typologie des phénomènes de hasard en musique.

Deux figures ontiques

Repartons d’abord de l’être du hasard.

Je propose de distinguer deux figures ontologiques du hasard.

Hasard-ignorance

La première disposition consiste à tenir qu’il n’y a pas véritablement de hasard mais qu’il existe seulement de l’ignorance.

Cavaillès pose ainsi dans son dernier article (écrit en 1939 et publié en 1940) “Du collectif au pari” [3] :

« Il n’y a pas de définition mathématique du hasard. […] Le dernier sens du hasard, c’est ignorance. Dire qu’une suite est due au hasard, c’est affirmer qu’on ne pourra trouver de loi mathématique pour la succession de ses termes. »

J’associerai à cette conception l’idée suivante : le hasard est ici le nom donné au résultat d’une projection de l’infini dans le fini (c’est parce que notre savoir est d’ordre résolument fini qu’il est une ignorance nécessaire de la précision infinie des phénomènes).

La contrepartie de cette thèse est alors que, si on le souhaite, tout hasard est réductible, par un savoir mieux ajusté à l’infini qui se trouve en jeu. On reconnaîtra là le jeu de ce que les musiciens appellent « répétitions » : il y s’agit en effet de réduire autant qu’il est possible la part musicale du hasard intervenant dans toute exécution d’une partition.

Hasard-contingence

A contrario, une autre approche philosophique posera qu’il existe un hasard irréductible dont la contingence est en quelque sorte nécessaire, un hasard qui prend cette figure canonique de « la rencontre non nécessaire de deux nécessités ».

·       Exemple minima : il est parfaitement nécessaire que je joue telle note après telle note ; il est de même parfaitement nécessaire que Mme Michou qui est enrhumée tousse au moment où sa gorge s’obstrue, mais il n’est pas nécessaire que sa toux tombe précisément sur cette note plutôt que sur une autre.

·       Autre exemple, qui fera je l’espère plaisir à un ami mathématicien : il est nécessaire que pour aller voir sa mère, le fils de Mme Michou passe par tel carrefour ; il est de même nécessaire qu’à ce carrefour, le feu change de couleurs toutes les minutes. Mais la couleur du feu lors du passage de la voiture reste pour autant contingente…

Un tout récent livre de philosophie – Après la finitude de Quentin Meillassoux [4] - s’attache précisément à conceptualiser ce qu’il appelle « la nécessité de la contingence ».

J’appellerai donc cette seconde conception du hasard le hasard-contingence nécessaire, par opposition au hasard-ignorance privilégié par Cavaillès [5].

La contrepartie de cette vision du hasard comme contingence nécessaire est alors celle-ci : il est bien vrai qu’il nous arrive des choses, et non pas seulement au titre des limites indépassables de notre finitude essentielle mais parce qu’il arrive des choses au sein même de l’infini – des infinis faudrait-il plutôt dire -. Ici le hasard existera donc bien essentiellement et non pas comme simple phénomène relevant d’une projection de l’infini dans le fini.

Il me semble que la mécanique quantique, et sa métaphore d’une nature jouant aux dés, est en phase avec cette conception radicale du hasard-contingence nécessaire. Le hasard sera ici attaché à la figure d’un quanta d’évènement c’est-à-dire d’une figure essentiellement quantique de ce qui arrive, de ce qui prend forme de contingence nécessaire, grain par grain.

Pour le musicien, cette figure radicale du hasard l’incitera non plus à réduire son effet (au moyen de répétitions de plus en plus nombreuses) mais plutôt à lui faire confiance, à jouer de lui, et même (dans un certain nombre de ces cas qui vont nous intéresser maintenant) à miser sur lui en prenant le parti d’« hasarder » son activité c’est-à-dire de créer les conditions pour que cette activité soit striée de contingences nécessaires.

Ferneyhough / Feldman

Donnons-en un nouvel exemple en comparant les partitions de Brian Ferneyhough à celles de Morton Feldman.

Morton Feldman

Autant ces dernières sont sous-déterminées (les durées ici ne sont pas fixées, les hauteurs restent maigres en sorte que leurs résonances, autant dire leur topologie sonore, priment sur leur ponctualité algébrique),

Last pieces (1959)

Brian Ferneyhough

autant les partitions de Brian Ferneyhough sont sur-déterminées, saturées d’indications.Voici des partitions successivement pour piccolo solo, pour flûte seule, pour quatuor, et pour quintette :

                          Piccolo solo

Superscriptio (1981)

Exemple musical

                          Flûte seule

Carceri d’Invenzione IIb (1984)

                          Quatuor à cordes

Second quatuor à cordes (1980)

                          Formation de chambre

Études transcendantales (1985)

(Mezzo, flûte, hautbois, violoncelle, clavecin)

L’idée directrice de Brian Ferneyhough est de forcer ainsi un hasard de l’interprétation, non point pour obtenir une série de résultats tous différents (comme dans l’exemple du Klavierstücke de Stockhausen) mais pour générer une tension subjective dans le jeu de l’interprète, tension qui puisse muter en intensité auditive : l’idée est ici d’enfermer l’interprète dans un état de tension tel que cette tension puisse transiter en intensité d’interprétation.

Xenakis : Herma (1961)

J’attire votre attention sur la différence entre cette sur-détermination par l’écriture et l’inanité d’une partition de Xenakis comme celle d’Herma où la tension reste mécaniquement conçue comme une accélération physiologiquement impossible (20 impulsions à la seconde, soit une impulsion tous les 5/100° de seconde ! [6]).

Cf. coda d’Herma

Premier tableau synthétique

En résumé, j’opposerai donc le hasard-ignorance-asymptotiquement-réductible (celui de Cavaillès, mais aussi bien, à ce niveau, celui de Laplace) au hasard-contingence-nécessaire (celui de Meillassoux, mais également à ce niveau celui de Plekhanov, l’auteur de la maxime « la rencontre nécessaire de deux nécessités ») et je rassemblerai les traits distinctifs de ces deux figures « ontologiques » dans le tableau suivant :

Deux problématiques

Types

de hasard

Être (du hasard)

Raison de son apparaître

Enjeu

Le calcul sert à

Partis tirés par les musiciens

Hasard-ignorance (contingent et réductible)

il n’y en a pas

l’ignorance

Le rapport infini / fini

éliminer ou réduire le hasard

La répétition

L’improvisation-composition instantanée

Hasard-contingence (nécessaire et irréductible)

il y en a une nécessité

Il est nécessaire qu’il arrive du contingent

Le quanta du « ce qui arrive »

contrôler le hasard (en sorte qu’il soit une chance, non une malchance)

L’œuvre « ouverte » ou mobile

L’improvisation-moment inouï

J’ai indiqué dans la dernière colonne les partis que les musiciens peuvent tirer de ces deux conceptions du hasard. Détaillons-les.

Partis musiciens

Hasard-ignorance

La répétition

Le hasard-ignorance-asymptotiquement-réductible conduit, je l’ai dit, le musicien à répéter pour réduire un hasard musicalement stérile.

L’improvisation-composition instantanée

Mais le musicien peut tenter de tirer parti d’un tel type de hasard tout autrement : via cette longue pratique musicale de l’improvisation comme composition instantanée. Cette pratique à mes yeux est essentiellement académique : elle est d’ailleurs l’enjeu explicite de classes dans les académies de musique (les conservatoires) et l’on sait qu’elle constitue une grande part du métier de l’organiste qui doit pouvoir répondre aux besoins immédiats d’un officiant lui demandant de débiter une tranche de durée hasardeuse de musique méditative pour la communion par exemple (le hasard prenant ici la forme imprévisible du nombre des personnes décidant à ce moment et en ce lieu d’aller communier…). On sait combien les organistes savent se tirer avec brio de cette empoignade avec l’aléa d’une cérémonie !

Mais ils ne sont pas les seuls : il y a toute une tradition de l’improvisation qui adopte ce modèle de la composition instantanée, mettant ainsi l’improvisation sous le paradigme de la composition, d’une composition ici instantanément calculée.

                          Ensemble Ars Nova (1969)

Voici par exemple ce que l’ensemble Ars Nova pouvait produire comme improvisation collective dirigée par Marius Constant en 1969. Les diagrammes présentés relèvent d’analyses après-coup [7].

La 4° improvisation (FK4) enregistrée en studio

Exemple musical

FK4

Je reste pour ma part très réservé sur l’intérêt musical de l’improvisation ainsi conçue, ne voyant guère l’intérêt qu’il y aurait à écouter des compositions instantanées qui ne peuvent que démériter face aux compositions écrites longuement mûries. Une composition instantanée est, a priori, une composition pauvre, à l’audition de laquelle on ne peut donc s’attacher que pour d’autres raisons que latérales : par exemple pour le plaisir divertissant d’assister à une confrontation remplie de risques.

Je tiens que l’improvisation n’a de réel intérêt que si elle s’écarte radicalement de la composition, si elle ne se conçoit plus comme composition instantanée mais comme création des conditions pour qu’il se passe lors du concert un moment inattendu, si possible inouï, laissant ensuite à la charge du musicien le soin d’en tirer parti ailleurs, un peu comme l’on peut attendre de cette journée que les échanges entre problématiques différentes produisent quelques éclairs inattendus livrés ensuite à notre attention persévérante.

                          La cadence d’un concerto

Donnons un autre exemple d’improvisation dirigée, cette fois individuelle, et prélevé dans une plus ancienne indétermination musicale.

Cadence du K503 (25° concerto en Do, 1° mouvement)

Exemple musical : Alfred Brendel (12’20 – 14’10)

Pour passer de la quarte et sixte à la dominante (une blanche !), Brendel met près de 2 minutes sur un total de 15 minutes (il « improvise » donc au total pendant près de 15% du mouvement !)

                          Christian Wolff

Autre cas : le jeu instrumental est dirigé par une partition se réduisant à des directives vernaculaires.

Voici ce que cela donne quand Christian Wolff est aux commandes et David Tudor et John Cage à l’exécution :

Exemple musical : Duo for pianists (Tudor & Cage, 1957)

Second tableau synthétique

On a vu que le musicien peut tenter d’organiser les conditions du hasard soit en l’inscrivant directement dans la partition (Ferneyhough ou Stockhausen), soit en profilant un certain type de jeu musical (improvisation).

Je voudrais préciser ce qu’il en est du côté de la partition en différenciant ce qui y relève de l’écriture proprement dite (du solfège, des notes ou lettres spécifiquement musicales) de ce qui y relève de simples notations (l’inscription n’est plus alors algébrique et élémentaire mais topologique et graphique – les liaisons et articulations par exemple - ; en général, le langage ordinaire reprend ici ses droits – par exemple en matière d’agogique, notée par des mots comme « andante » ou « avec brio », etc. -).

Pour faire court, je rassemblerai les trois figures ainsi distinguées dans le petit tableau suivant :

Localisations du hasard musical

Créer les conditions d’un hasard musical chanceux par

la partition

le jeu instrumental

l’écriture

la notation

Exemples

Ferneyhough

Messiaen

Stockhausen

Boucourechliev

L’improvisation

La « partition » purement graphique ou verbale

L’écriture musicale est alors

surdéterminée

sousdéterminée

indéterminée

Hasard-contingence

Voici maintenant deux exemples de hasard contrôlé par l’écriture.

Messiaen : Chronochromie (1959-1960)

Il s’agit d’abord de l’Épode de Chronochromie : la détermination est ici précise mais elle tolère, dans son principe, une mobilité locale : d’un côté tout est ordinairement écrit, pour des cordes divisées en 18 parties réelles, en une hétérophonie (plutôt qu’une polyphonie) où chaque pupitre suit le chant d’un oiseau différent et le répète selon une périodicité particulière mais, d’un autre côté, le résultat global (l’hétérophonie dure 4’30) n’est nullement assuré d’être en synchronicité parfaite si bien qu’une part inéluctable de hasard vient se glisser dans l’hétérophonie, hasard au demeurant qui ne corrode guère la musique puisqu’il s’agit somme toute d’un chœur-volière, d’« une jungle inextricable » [8] où les petits décalages verticaux ne sont guère discriminants (il n’y a pas localement de signification harmonique ou rythmique des simultanéités : il y s’agit plutôt de rencontres en partie « aléatoires »)

Petit souvenir personnel : j’ai suivi une fois l’audition de ce passage à côté de Messiaen lui-même et qu’elle ne fut pas ma surprise de constater que le compositeur, tournant consciencieusement les pages au fur et à mesure du déroulement en contrôlant l’avancée du discours, en était encore à la page 202 quand a surgi le silence clôturant deux pages plus loin (page 204) l’épode : lui-même était donc perdu…

Chronochromie : Épode (p. 184)

Boucourechliev : Ombres (1970)

Prenons maintenant Ombres de Boucourechliev qui offre un des exemples à mon sens les plus réussis d’œuvre ouverte. Cette œuvre fut écrite en 1971 en « hommage à Beethoven ». L’aléatoire prend ici la forme de deux moments, précisément calculés au sein d’une œuvre par ailleurs entièrement écrite, moments particulièrement bien intégrés à l’ensemble à la fois dans sa composition interne (grâce à une note-pivôt – un - donnant structure de faisceau convergent à l’ensemble mobile des fragments beethoveniens rassemblés) et dans leur recollement à ce qui les précède et les suit.

Dans cet exemple, l’écriture est sous-déterminée (puisque les entrées et les durées ne sont pas vraiment écrites, la notation – voir le texte inscrit en haut de page – compensant ce défaut par des instructions vernaculaires).

Ombres, « Hommage à Beethoven » : 1° moment « ouvert » (commencer à 8’10”).

La durée est indiquée « libre, entre 1 et 3 minutes ».

Exemple musical : Louis Auriacombe et l’Orchestre de  chambre du Capitole

On saisit l’intérêt musical d’un tel moment aléatoire, niché au cœur du développement musical : instaurer un effet de suspens, en un murmure mêlant indécision, attente, et souvenirs imprécis. Si tout ceci était déterminé par l’écriture, le murmure obtenu serait sans doute plus précis mais moins porteur de tension nostalgique…

Boulez : Éclat (1965)

Pour faire plaisir à mon ami Thierry Paul, je mentionnerai également Éclat de Pierre Boulez puisqu’en différents moments (« enclaves »), le compositeur compose les conditions d’une tension musicale singulière en laissant indéterminé l’ordre dans lequel une série d’évènements précis va s’enchaîner, le chef n’indiquant qu’au dernier moment aux instrumentistes quel geste immédiatement réaliser.

Dans cet exemple, peu importe en vérité que le chef sélectionne son ordre aléatoirement, le plus important étant que les musiciens de l’orchestre ne découvrent ce choix qu’au dernier moment, qu’il leur apparaisse donc « comme un hasard ».

Conclusion

Tout ceci nous ramène à notre problématique de départ : ce qui importe pour le musicien est moins ce qui est ou n’est pas hasard que ce qui se présente à lui comme tel.

Bon/mauvais hasard

De même que Hegel distingue philosophiquement un « bon » d’un « mauvais » infini, mon exposé suggère qu’il conviendrait de distinguer musicalement un « bon » d’un « mauvais » hasard : distinguer donc un hasard qui fait musicalement sens (en affirmant une possibilité musicale difficile à obtenir par d’autres moyens, un hasard qui prend un risque et parie sur l’émergence d’une qualité musicale singulière) d’un hasard paresseux, ou sophistique, un hasard que je propose de nommer « nihiliste ».

Troisième tableau synthétique

Je disposerai les exemples aujourd’hui proposés selon cette distinction dans le tableau suivant :


Deux types de hasard musical

Écriture

hasard affirmatif

hasard nihiliste

(hasard non musical

qui parie sur

 

impraticable

 

 

Xenakis

Cage

surdéterminée

une tension globale

Ferneyhough

 

déterminée avec des marges

une souplesse locale

Messiaen

 

sousdéterminée

une mobilité générale

Boucourechliev, Boulez, Stockhausen

La cadence

L’improvisation-composition instantanée

Feldman

indéterminée

l’advenue d’un moment inouï

L’improvisation-pari

 

Réponse

Finalement, à ma question « Quel parti le musicien tire-t-il de ce qui se présente à lui comme hasard ? », je répondrai synthétiquement ceci :

·       Ce qui se présente au musicien comme un hasard d’ordre spécifiquement musical se joue au niveau du jeu instrumental, en s’arrimant à différentes modalités (indéterminée, sous déterminée, surdéterminée) de la partition.

·       Les partis que les musiciens tirent de ce hasard musical se partagent en une voie nihiliste (quand le hasard sert à promouvoir un n’importe quoi [9]) et une voie affirmative où le hasard sert à conférer à chaque exécution « l’aura » d’une chance unique.

 

–––––––



[1] composée de Percy Heath et Kenny Clarke

[2] à la fin de la Généalogie de la morale

[3] “Œuvres complètes de philosophie des sciences”, p.631…. Hermann (1994)

[4] Il enseigne d’ailleurs la philosophie ici même, à l’Ens…

[5] Je ferai cependant remarquer que si lorsque l’ignorance s’attache au rapport du fini à l’infini, il y a bien une nécessité intrinsèque de cette ignorance, non une contingence…

[6] Remarquons au passage que cette fréquence est précisément celle que Stockhausen retient, dans son article Wie die Zeit vergeht…, comme constituant l’entrée dans le phénomène des hauteurs : les intervalles de temps plus petits qu’un 1/16° de seconde ne sauraient plus se présenter phénoménalement comme durée pour la perception ;  il va encore plus de soi qu’ils ne sauraient être exécutés par un corps humain…

[7] Voir François Madurell, L’ensemble Ars Nova, L’Harmattan, 2003

[8] Harry Halbreich

[9] qu’il convient de distinguer précisément d’un « générique » : une partie générique d’une situation ne se compose pas par simple tirage au sort de ses éléments, par « représentation » aléatoire…