Les partis pris de
l’anthologie raisonnée Le sens de la musique (1750-1900) de Violaine Anger
(Samedi d’Entretemps,
Ircam, 13 octobre 2007)
François Nicolas
Il y a, je crois deux manières de discuter de cette
anthologie :
·
l’une, locale ou régionale, qui retient un moment d’un
débat général d’idées et le questionne ;
·
l’autre, globale, qui questionne cette fois la logique
générale de ce travail, sa raison en partie déclarée, en partie plus secrète.
J’adopterai ici cette seconde méthode et me proposerai pour
cela de dégager puis de discuter les partis pris spécifiques de cette anthologie.
Je commencerai pour cela par quelques citations, toutes de
l’auteur de cette anthologie.
« Notre fil conducteur est la notion d’expression
et les développements qu’elle connaît : parce qu’elle supporte
l’interrogation sur le sens de la musique. » (I.8)
« Les sons eux-mêmes sont le vecteur de quelque
chose de plus grand qu’eux. C’est là que la notion d’expression musicale
intervient : la musique exprime autre chose qu’elle-même, c’est-à-dire
quel est en lien direct avec cette chose, ce qui ne veut pas dire qu’elle
l’imite. » (I.18)
« Le problème des rapports entre les sons, le monde
et celui qui entend ou produit ces sons » (I.9)
« Où situer exactement l’intervention du sujet
compositeur, de l’auditeur ? Les réflexions sur la musique se révèlent
tributaires de l’évolution des conceptions psychologiques et
anthropologiques. » (I.201)
« la place du sujet qui perçoit la musique »
(I.205)
« L’enjeu reste la manière de penser le sens, au
sein d’une conception fluctuante de la subjectivité. » (II.227)
« Cette anthologie a une ambition : montrer
comment du milieu du XVIII° à la fin du XIX° siècle les musiciens – interprètes,
pédagogues ou compositeurs -, les théoriciens, les philosophes ont conçu le
sens de la musique. La lecture croisée de textes choisis pour leur hétérogénéité
de nature et de fonction… » (I.7)
« L’anthologie respecte la chronologie de parution des
textes, elle tient compte de la succession des générations » (I.9)
*
Je propose succinctement de dégager cinq partis pris,
spécifiques de cette anthologie raisonnée, partis pris constituant me
semble-t-il des a priori du travail plutôt que ses résultats.
Il s’agit d’abord de lier expression à sens
(plus encore que l’inverse puisqu’il s’agit ici de gager le sens sur
l’expression). L’expression musicale devient ainsi ce qui est susceptible de
donner du sens à la musique.
L’expression musicale est a priori ici conçue comme un
vecteur, comme une fonction faisant transiter, passer, transférer quelque chose
(un sens…) à travers la musique…
D’où l’expression musicale comme intelligible du point d’une
tripartition musicien-musique-auditeur (ou, de manière plus sociologique, comme
genèse-musique-réception…).
Ainsi le point implicitement récusé est que l’expression
puisse être endogène.
Il s’agit alors de lier l’expression à un sujet (un sujet de
l’expression, « celui qui exprime »), via le lien expression-sens
(c’est parce que l’expression est liée au sens qu’elle doit être liée à une
problématique du sujet).
Ceci débouche spontanément sur une conception individuelle
du sujet, sur une interprétation donc psycho-anthropologique du sujet comme
individu humain doté d’intentions expressives, etc.
La question tutélaire « Sonate, que me
veux-tu ? » est à ce titre exemplaire : elle postule un
« me » préexistant qui se trouve confronté à une musique qui surgit
face à lui… Cette question noue ainsi expression, sens et sujet.
Le parti pris de cette anthologie est également de faire du
mot « expression » une notion commune, très précisément une notion
circulant entre musiciens, théoriciens (disons musicologues) et philosophes
(sans compter les littéraires et les scientifiques).
Plus largement – voir « l’index des notions » — il
y a la thèse de l’existence de notions circulantes, constituant une sorte de
matière commune aux « intellectuels » d’un même temps.
D’où une problématique de « débats d’idées » et
une inscription dans la thématique de « l’histoire des idées ».
Ce travail présuppose de facto l’existence d’une
contemporanéité de pensée, qui se trouve alors périodisable en différentes
générations : « génération » nomme précisément cette
contemporanéité de pensée entre musiciens, musicologues, philosophes et alii… Ceci est basé sur le postulat d’une contemporanéité
de pensée entre intellectualité musicale, musicologie et philosophie (+ littérature
et science).
D’où une périodisation entre cinq séquences c’est-à-dire peu
ou prou en cinq générations intellectuelles. Noter que le feuilletage des
périodes à partir de 1850 pointe par lui-même la difficulté et suggère
l’existence peut-être de différentes histoires, plus superposées que
véritablement unifiées.
La chronologie est prise ici comme logique d’un temps empirique
partagé.
Or il n’est pas sûr qu’une telle contemporanéité ait bien
existé et existe bien : par exemple les philosophies se confrontent plutôt
entre elles, et les musiciens ne lisent pas vraiment les philosophes !
On fera remarquer qu’il est alors logique que de tels partis
pris débouchent sur la constitution de la question du langage en question-phare
du XX° siècle si l’on sait combien « le tournant langagier » du XX°
siècle fut corrélé à une prévalence donnée à la question du sens sur celle de
la vérité…
*
Pour rehausser la spécificité de ces partis pris, je
voudrais indiquer qu’on pourrait aborder la question de l’expression musicale
selon de tout autres partis pris. Les partis pris suivants me semblent au
demeurant mieux ajustés à une subjectivité de musicien, en particulier
« pensif ».
On peut concevoir l’expression musicale comme endogène et
radicalement séparée de toute question d’extériorité au monde de la musique.
L’expression musicale est alors la poussée immanente de l’énergie qui tend à
déborder la construction, un peu comme la poussée de la Nature est figurée dans
les miniatures persanes par cette végétation qui déborde d’un cadre
géométriquement tracé.
De manière plus prosaïque, pour le musicien, l’expressivité
désigne cette réalité très simple qui est le fait que le son pour être musical
et pas mécanique doit porter la trace du corps-accord qui l’a engendré. À ce
titre, il y a toujours eu expression musicale, le point étant simplement que
cette expression musicale ne se donne pas de la même manière pour la musique
baroque, classique, romantique… et même stravinskienne (qui n’est certainement
pas mécanisable !).
Penser, caractériser l’expression ne requiert en soi nul
sujet. Elle ne requiert en particulier pas de constituer en sujet musical le
corps-accord de l’instrumentiste et de son instrument. Si la question du sujet
se pose alors en musique, ce sera à un tout autre titre que celui de
l’expression musicale (ou de la construction, ou de la sensation…).
De même cette dimension de l’expression musicale n’a nul
rapport intrinsèque à la question d’un éventuel « sens de la
musique » si l’on entend par là a minima une relation de la musique (du
monde de la musique) à son extérieur : l’expression musicale n’est pas la
production d’un extra-musical mais un débordement intramusical de l’énergie
endogène sur la construction…
On peut soutenir que la question du sens de la musique est
peut-être une question pour le non-musicien mais n’en est guère une pour le
musicien. Ce qui, par exemple, se voit dans le fait que le musicien a une
réponse toute simple à la question (constitutive du « sens de la
musique ») : « Sonate, que me veux-tu ? » et qui est
celle-ci : « Sonate, tu veux simplement que je te joue, et bien si
possible ! », c’est-à-dire que je te fasse exister en te prêtant pour
cela mon corps le temps d’une exécution. Rien de plus, mais rien de moins non
plus !
Si « sens » voulait désigner cette fois
« sens du discours musical » — c’est-à-dire logique endogène des
enchaînements musicaux -, alors on aurait bien cette fois une problématique
immanente du sens musical mais ce sens ne serait plus ipso facto corrélé une
problématique de l’extra-musical, ce ne serait plus un sens entendu à la
manière du titre de ce livre c’est-à-dire comme lien entre le spécifiquement
musical et ce qui ne l’est pas.
Soit une problématique ni psychologisé ni anthropologisé du
sujet : en musique, le sujet véritable ne serait pas l’individu musicien
mais l’œuvre musicale.
Ce sujet, comme tout sujet, a bien un corps qui n’est
nullement musicalement intelligible comme le corps physiologique empiriquement
attribuable à l’individu musicien.
J’exhausserai plutôt pour ma part le parti pris de se méfier
des notions qu’on croit communes, des mots circulants entre discours de
consistances essentiellement hétérogènes. D’où également une méfiance pour la
problématique d’une histoire des idées, qui devient bien vite une histoire idéologiquement
constituée… des idéologies, incapable de faire le partage entre pensées
véritables et doxa…
Le matériau rassemblé dans cette anthologie relève
prioritairement me semble-t-il de différentes histoires, sans doute entrelacées
et raisonantes mais non pour autant
contemporaines :
·
histoire de l’intellectualité musicale (née précisément
vers 1750 avec Rameau, non cité au demeurant) ;
·
histoire de la musicologie (née au début du 19°) ;
·
histoire de la philosophie (née évidemment bien avant –
notons que curieusement Nietzsche n’apparaît pas ici).
À dire vrai, plutôt que de parler de différentes histoires,
il faudrait plutôt parler de différentes généalogies en ce que ce terme suggère de choix subjectifs
plutôt que d’objectivité chronologique.
Les périodisations des différentes généalogies quant au
maniement du même mot « expression » sont a priori bien différentes,
en particulier parce que leur notion d’expression l’est aussi :
·
c’est une simple notion empirique pour le musicien
(« expressivité ») ;
·
c’est éventuellement une catégorie pour une
intellectualité musicale donnée ;
·
cela peut être un concept dans telle ou telle
philosophie.
*
Tout ceci ne retire rien à l’intérêt propre des partis pris de Violaine Anger qui sont de mettre l’accent sur les raisonances, les rencontres, les frottements plutôt que sur les séparations et les hétérogénéités, de créer des étincelles par le rapprochement entre textes chronologiquement synchrones mais manifestement de préoccupations hétérogènes.
Ceci donnerait envie de reclasser autrement tout cela (et d’ailleurs beaucoup de commentaires de Violaine Anger en marge des textes convoqués, nous les présentant très clairement dans leurs enjeux immanents, le suggèrent déjà) en dégageant quelques grandes généalogies de pensée, transversales à la chronologie.
Ceci suggérerait également une autre manière d’éclairer ce genre de matériau anthologique, forcément disparate : non plus par périodes mais par grands moments. On retrouverait ici la manière qui me semble à privilégier en matière d’histoire : la monographie.
Cette anthologie suggérerait ainsi une succession de monographies : le moment 1750, un moment 1830 (?), le moment 1913 (déjà étudié par ailleurs…) – d’autres moments ? -.
Ce qu’on y perdrait en terme de séquences et de périodes (il va de soi qu’une période ne saurait être historiquement définie comme simple intervalle temporel entre deux moments de ce type) serait par contre gagné en termes de raisonances entre pensées aux logiques hétérogènes, ces échos qui me semblent constituer le sel propre de cette anthologie raisonnée.
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