D’un quatrième moment mamuphi

 (Séminaire mamuphi, Ens, samedi 6 octobre 2007)

 

François Nicolas

 

 

On soutiendra qu’il y a eu quatre moments mamuphi :

1.     le moment Grec (VI° siècle av. J.-C.)

2.     le moment-Descartes ;

3.     le moment des Lumières ;

4.     le moment actuel ou moment-2000.

On écartera, ce faisant, d’autres moments qui ont également rapporté, chacun à leur manière propre (mais manière non mamuphi…), mathématiques, musique et philosophie :

·       un moment-quadrivium (ou moment scolastique du Moyen Âge),

·       un moment américain (dans l’après-guerre) qu’on qualifiera de moment réactif,

·       un moment-Xenakis qu’on qualifiera de moment obscur.

On dégagera quelques directives pour notre quatrième moment mamuphi en vue, en particulier, d’éclairer la confrontation entre théories mathématique et musicale de la musique…

 

 

 

De manière plus détaillée

 

On soutiendra que, depuis que mathématique et philosophie ont été inventées par les Grecs (VI° siècle av. J.-C.), il y a eu quatre (et quatre seulement) moments-mamuphi :

1.     le moment Grec ;

2.     le moment-Descartes ;

3.     le moment des Lumières ;

4.     le moment actuel qu’on nommera provisoirement moment-2000.

 

I. On exposera la singularité de ces quatre moments.

1.     Le moment Grec se constitue autour des noms de Parménide et Pythagore. Il relève d’un genre qu’on dirait phi-mu-ma puisque l’initiative y est à la philosophie et que les catégories musicales orchestrent sur cette base des raisonances vers la mathématique. Ce moment Grec se trouvera musicalement dénoué par Aristoxène de Tarente (III° siècle av. J.-C.).

2.     Le moment-Descartes (première partie du XVII°), qui relèverait d’un genre mu-phi-ma, se noue autour de l’effort de Descartes pour prendre philosophiquement mesure de ce qui s’est passé dans la musique (autonomisation de la logique musicale sous la double forme d’une torsion du vieil ordre pythagoricien – promotion musicale de la tierce et dégradation concomitante de la quarte, à rebours de l’ordre arithmétique – et de la constitution d’une écriture spécifiquement musicale – solfège -), effort qui le conduit à dégager philosophiquement un « sujet de la science ».

3.     Le moment des Lumières (au mitan du XVIII° siècle) se noue autour des trois noms propres Euler-Rameau-Rousseau/d’Alembert, qui rivalisent dans leurs théorisations (respectivement mathématique, musicale et philosophique) de la musique. Ce moment, de rivalité plutôt que de nouage (la correspondance Euler-Rameau comme les échanges Rameau-Rousseau/d’Alembert en témoignent), a pour singularité musicale de voir naître, avec Rameau, l’intellectualité musicale proprement dite.

4.     Le moment-2000, formellement ouvert par la rencontre (1999) initiée par la SME, est notre moment. Il se nourrit de la mathématique contemporaine (voir notre école) et de ces philosophies qui configurent aujourd’hui un au-delà du structuralisme, de la phénoménologie, de l’herméneutique et du néo-positivisme  analytique. Du point de la musique, ce moment est celui où converge la fin de trois séquences (l’une, courte : celle du sérialisme ; l’autre, centenaire : celle d’une conception soustractive du contemporain en musique – la musique atonale, athématique, amétrique… - ; la dernière, millénaire : celle d’une écriture musicale centrée sur la note).

 

II. On récusera d’autres moments, candidats à cette caractérisation mamuphi au titre de leur propre nouage mathématiques-musique-philosophie.

·       Un moment-quadrivium (ou moment scolastique du Moyen Âge) : l’hypothèse est ici que, si mathématiques, musique et philosophie s’y trouvaient bien rapportées, c’est en un autre sens que proprement mamuphi, a minima parce que la musique y occupait somme toute une place essentiellement subordonnée ;

·       Un moment-américain dans l’après-guerre : on caractérisera ce moment (qui, indéniablement conjoint à sa manière mathématiques, musique et philosophie) comme un moment « réactif » puisque qu’il témoigne d’une « réception » américaine de Schoenberg qui ne retient de sa singularité que de nouvelles techniques combinatoires, un peu comme la « réception » américaine de Freud a vu en la psychanalyse des techniques psychologiques de consolidation du Moi. Ce moment se déploie « contre » le sérialisme naissant au nom d’un dodécaphonisme systématisé selon l’association spécifique de nouveaux calculs algébriques (bientôt informatisés), d’une combinatoire musicale (portant de manière privilégiée sur les hauteurs) et d’une problématique des supposés « langages musicaux » adossée à un positivisme logique alors en pleine expansion.

·       Un moment-Xenakis : lui aussi conjoint indéniablement (dans ses écrits, bien sûr – la question des œuvres est orthogonale à toutes ces questions -) mathématiques, musique et philosophie (somme toute avec la même grossièreté de pensée que l’Hofsdadter de Gödel-Escher-Bach où le dessin remplace l’architecture…) selon une problématique qu’on dira cette fois « obscure » (pour ne pas dire obscurantiste : comme on sait, le véritable obscurantisme contemporaine n’est plus en Occident le fait des religions mais celui d’un positivisme des techniques…) puisque Xenakis entreprend, explicitement contre le sérialisme (1955 : « La crise de la musique sérielle »), de fusionner mathématiques et musique (le nom xénakien de cette confusion est « alliage », nommément son « alliage arts-sciences ») sous couvert d’une confusion philosophique entre Être et choses (le nom xénakien de cette confusion est l’épithète « pythago-parménidien » qui déblaie le terrain pour une vision techniciste de la musique – voir « Vers une philosophie de la musique », 1968…).

 

III. On terminera en tentant de dégager quelques lignes de force de notre quatrième moment – moment bien sûr lui aussi en cours -.

On suggèrera alors que son enjeu spécifique tient à des raisonances qui ne se limitent plus à celles entre théories de la musique de différentes natures (comme dans le moment qu’on a appelé des Lumières) mais s’élargissent aux raisonances entre intellectualités mathématique et musicale, à la lumière de la philosophie. Autrement dit, l’esprit-mamuphi serait aujourd’hui l’affaire des mathématicien et musicien pensifs et pas seulement des mathématicien et musicien théoriciens.

 

D’où quelques directives livrées à la discussion :

·       le musicien mamuphi se trouve aujourd’hui requis par la mathématique contemporaine qui ne parle pourtant pas de musique (voir notre école) tout autant (si ce n’est plus) que par celle, plus spécialisée, qui entreprend de théoriser mathématiquement la musique ;

·       le mathématicien mamuphi se trouve aujourd’hui requis par la musique contemporaine plutôt que par la musique tonale, thématique et métrique ;

·       les raisonances mamuphi entre intellectualités incluent désormais la prise en compte des points de vue respectifs en matière d’esthétique et de critique et plus seulement de théorie – voir, par exemple, l’intérêt des raisonances entre arts mathématique et musical des conjectures, entre visions mathématicienne et musicienne de ce qu’est « le beau », etc.  - ;

·       les raisonances proprement mamuphi ont la forme d’un chiasme (frottement entre deux démarches opérant en sens contraires - par exemple des mathématiques vers la musique et de la musique vers les mathématiques – constituant une zone de frottement aimantable par la troisième discipline – dans notre exemple, philosophiquement aimantable -) plutôt que d’une flèche unique (telle celle par exemple des théories mathématiques de la musique) : il y aurait logique mamuphi quand un tel type de théorie se confronte à une théorie d’un autre type, par exemple à une théorie musicale de la musique et, ce faisant, aimante à nouveaux frais des questions d’ordre philosophique.

·       en matière de philosophie, il s’agit de mettre à la question le positivisme logique et sa promotion du langage (philosophie privilégiée par les musiciens s’occupant de théorie), la phénoménologie et sa promotion de la perception (philosophie privilégiée par les musiciens s’occupant de critique et d’esthétique) et d’examiner les nouvelles capacités d’orientation résidant pour mamuphi dans les philosophies contemporaines récusant les deux problématiques précédentes.

 

*


Table

 

Hypothèses                                                                                                                            4

Hypothèse générale                                                                                                            4

Hypothèse spécifique                                                                                                          4

Objection                                                                                                                           4

Réflexion en cours…                                                                                                           4

Moments…                                                                                                                            4

Les différents moments                                                                                                        5

4 moments…                                                                                                                     5

et pas 3 autres…                                                                                                                 5

Détails                                                                                                                                5

Le moment Grec                                                                                                                5

Le moment Descartes                                                                                                          5

Le moment des Lumières                                                                                                     5

Le moment 2000                                                                                                                6

Autres détails                                                                                                                      6

Le moment quadrivium                                                                                                       6

Le moment américain                                                                                                         6

Un moment Xenakis ?                                                                                                         7

Limitation                                                                                                                    7

Pas de moment Boulez                                                                                                        8

Typologie                                                                                                                           8

Ce qu’est un moment mamuphi                                                                                             8

La structure d’un moment mamuphi                                                                                   8

L’hypothèse des chiasmes                                                                                                    9

… non des applications                                                                                                       9

Les constituants élémentaires d’un moment mamuphi                                                         9

Les dynamiques en jeu dans un moment mamuphi                                                              9

Théories mathématique et musicale de la musique                                                              10

Distinction                                                                                                                        10

1) « Musique »                                                                                                            10

2) « Théorie »                                                                                                             10

3) « de »                                                                                                                    10

Exemple Mazzola/Nicolas                                                                                              11

Dimension commune                                                                                                          11

Notre quatrième moment…                                                                                                   12

Ses constituants                                                                                                                  12

Mathématique                                                                                                                    12

Musique                                                                                                                           12

Philosophie                                                                                                                       12

Réédition du Concept de modèle (Badiou)                                                                        12

Sa structure de chiasme                                                                                                      13

Ma/mu…                                                                                                                          13

Mu/phi…                                                                                                                          13

Ma/phi…                                                                                                                          13

Confrontation mamuphi des théories…                                                                               13

De la philosophie…                                                                                                            13

Deux remarques supplémentaires                                                                                           15

Un moment Pierre Schaeffer ?                                                                                            15

MamuX ?                                                                                                                           15

 


Hypothèses

Hypothèse générale

« Mamuphi » désigne ici une certaine manière à préciser de faire raisonner musique, mathématiques et philosophie sans exactement les nouer (au sens où un nouage aurait – pourrait avoir - un caractère stable). Tout lien, tout rapport entre ces trois « disciplines » ne sera donc pas dit ipso facto de type mamuphi. Tout le point est de préciser ce type spécifique : ses enjeux, ses occurrences, son intérêt…

Hypothèse spécifique

« Mamuphi » ne nomme pas quelque fait de structure entre mathématiques, musique et philosophie (c’est aussi à ce titre qu’il n’y s’agit pas vraiment de « nouage ») mais quelques opérations singulières, matérialisées en des moments singuliers. Il ne s’agit donc pas de spécifier « mamuphi » selon quelque manière structurale de nouer les trois volets – par exemple de poser que « mamuphi » désignerait une manière stable (structurale) de nouer borroméennement mathématiques, musique et philosophie – mais bien selon une série chronologiquement  disjointe de singularités. reprenant un terme avancé par Charles Alunni, je dirai qu’il s’agit de caractériser un « spectre mamuphi » c’est-à-dire un ensemble de singularités, historiquement situées, venant rayées un continuum chronologique. Cet ensemble de singularités ne prétend nullement périodiser l’histoire des rapports mathématiques-musique-philosophie, découper des périodes homogènes… Encore une fois, les moments mamuphi dont il va être question constituent des points d’émergence d’une dynamique singulière sans qu’on se soucie ici de clarifier les répercussions de ces moments par-delà leur temps d’effectuation (par exemple, on ne discutera pas ici des conséquences à long terme du moment Grec ou du moment Descartes).

Bien sûr, j’admets parfaitement qu’on puisse entendre « mamuphi » autrement. Je ne fais ici qu’en proposer un usage restreint, et précis.

Par exemple « mamuphi » ne sera pas spécification à la philosophie d’un « mamuX » plus général (par un X = philosophie). Ou encore : si le rapport des trois se fait selon la logique d’un mamuX spécifié à la philosophie, alors il ne s’agira pas exactement d’un « mamuphi » (au sens ici proposé).

Objection

Me faudrait-il proposer un autre nom que « mamuphi » pour désigner cette logique si particulière, par exemple un « math-mus-philo » ? Je ne le pense pas : je pense plus productif de garder ce nom, issu somme toute de notre moment actuel, quitte à ce qu’il devienne ainsi l’enjeu d’une tension interne entre signification générale (nœud à 3) et signification plus restreinte et plus spécifique (celle que je propose ici), un peu, si l’on veut, comme le même mot « musique » désigne à la fois le monde-Musique (et donc la totalité des musiques possibles) et l’art musical (soit un type très particulier de musique, où l’acteur principal devient les œuvres…).

·       Par exemple, un article croisant déterminations mathématiques, musicales et philosophiques pourra être dit intéressant d’un point de vue mamuphi mais ne sera évalué d’intensité proprement mamuphi que si son parcours relève de la singularité ici dégagée.

·       Autre exemple : comme on le verra, je proposerai de distinguer moments mamuphi proprement dits et moments réactifs et obscurs qui relèvent certes d’un enjeu général mamuphi (ils seront déclarables réactifs et obscurs précisément au regard d’enjeux mamuphi) mais ne sont pas à proprement parler mamuphi en ce que ce nom suppose d’affirmation spécifique.

Réflexion en cours…

Ma réflexion sur ces questions est en cours. Et il s’agit aujourd’hui d’un court exposé visant à d’introduire une problématique musicale susceptible de se nouer aux deux autres – mathématique et philosophique – qui l’encadre.

Je présenterai donc ici de rapides hypothèses de travail plutôt que des conclusions déployées.

Moments…

Je travaillerai la chose à partir de l’hypothèse suivante : la singularité « mamuphi » émerge en certains moments et c’est donc d’eux qu’il faut repartir pour spécifier cette singularité.

Ma réflexion procède ainsi inductivement, non pas déductivement : je n’ai pas de théorie a priori sur « mamuphi » ; j’essaie simplement de serrer au plus près ce qui me semble constituer un foyer de pensée tout à fait singulier sans le laisser se dissoudre dans la marée informe des rapports bi et trilatéraux.

Les différents moments

4 moments…

C’est à ce titre que je proposerai de distinguer 4 (et 4 seulement : c’est surtout là que les choses se corsent) moments mamuphi dans une très longue histoire des rapports entre nos trois disciplines.

1.     le moment Grec ;

2.     le moment-Descartes ;

3.     le moment des Lumières ;

4.     le moment actuel qu’on nommera provisoirement moment-2000.

et pas 3 autres…

J’exclus ce faisant différents moments où, portant, la partie intellectuelle se joue clairement à trois, non à deux ; chronologiquement :

·       un moment quadrivium (autour de la scolastique du Moyen Âge) ;

·       un moment américain (dans l’après-guerre) ;

·       un moment Xenakis (lequel s’est en effet piqué non seulement de mathématiques mais également de philosophie : voir par exemple son article  de 1968 : « Vers une philosophie de la musique »…).

Détails

Quelques mots sur ces quatre moments mamuphi.

Le moment Grec

Le moment Grec se constitue autour des noms de Parménide et Pythagore. Il relève d’un genre qu’on dirait phi-mu-ma puisque l’initiative y est à la philosophie et que les catégories musicales orchestrent sur cette base des raisonances vers la mathématique [1]. Ce moment Grec se trouvera musicalement dénoué par Aristoxène de Tarente (III° siècle av. J.-C.) qui va, le premier, inventer une théorie proprement musicale de la musique et prendre pour cela ses distances subjectives avec les théorisations mathématiques de la musique telles qu’elles existaient alors (comme l’on sait, ceci se fera en s’autorisant d’Aristote, donc à l’ombre d’une certaine philosophie, non en rejetant cette discipline).

Je ne m’étends guère sur ce moment, pourtant à l’évidence crucial. Il a pour singularité irrépétable de voir la naissance de la philosophie (à distance du pur et simple poème) et celle de la mathématique (à distance du pur et simple calcul). Il est pour nous musiciens de première importance de relever que les catégories proprement musicales aient pu ici jouer un rôle central dans une raisonance décisive (et pas anecdotique) philosophie-mathématiques [2]

Le moment Descartes

Le moment-Descartes (première partie du XVII°), qui relèverait d’un genre mu-phi-ma, se noue autour de l’effort de Descartes pour prendre philosophiquement mesure de ce qui s’est passé dans la musique (autonomisation de la logique musicale sous la double forme d’une torsion du vieil ordre pythagoricien – promotion musicale de la tierce et dégradation concomitante de la quarte, à rebours de l’ordre arithmétique – et de la constitution d’une écriture spécifiquement musicale – solfège -) [3], effort qui le conduira à dégager philosophiquement un sujet de la science.

Rappelons que tout l’effort philosophique de Descartes est comme encadré par la musique : explicitement en son point de départ, implicitement en son dernier ouvrage consacré à la théorie des passions, comme le prescrivait précisément son Abrégé de musique initial…

Je rappelle également ici que la philosophie de Descartes a influencé la pensée musicienne bien au-delà du XVII° siècle puisque cette philosophie fut la condition explicite pour que la théorie ramiste de la musique se constitue.

Le moment des Lumières

Le moment des Lumières (au mitan du XVIII° siècle) se noue autour des trois noms propres Euler-Rameau-Rousseau/d’Alembert, qui rivalisent dans leurs théorisations (respectivement mathématique, musicale ou philosophique) de la musique. Ce moment, de rivalité plutôt que de nouage (la correspondance Euler-Rameau comme les échanges Rameau-Rousseau/d’Alembert en témoignent), a pour singularité musicale de voir naître, avec Rameau, l’intellectualité musicale proprement dite (intellectualité qui ne se réduit nullement à une théorie de la musique mais, à partir de la Querelle des Bouffons, aborde les rivages de la critique et de l’esthétique musicales).

Autant le moment-Descartes se nouait clairement en la figure d’un unique individu (René D.), autant ce moment des Lumières voit diverger les figures se mêlant de musique et même de théorie de la musique.

Il est frappant que les manières respectivement mathématique (Euler), musicale (Rameau) et philosophique (Rousseau/d’Alembert)  de théoriser la musique ne se croisent et ne se rencontrent pas : d’un côté elles rivalisent entre elles, d’un autre côté elles s’ignorent plutôt qu’elles n’entrent en dialogue. Si l’on choisit donc de nommer mamuphi un tel moment, on acceptera alors ipso facto que de tels moments puissent être structurés autour de chiasmes plutôt que de processus convergents ou du moins accouplés.

Ceci va être de quelque importance pour notre dernier moment, ou moment 2000…

Le moment 2000

Le moment 2000, formellement ouvert par la rencontre (1999) initiée par la SME [4], est notre moment. Il se nourrit de la mathématique contemporaine (voir notre école) et de ces philosophies qui configurent aujourd’hui un au-delà du structuralisme, de la phénoménologie, de l’herméneutique et du néo-positivisme  analytique. Du point de la musique, ce moment est celui où converge la fin de trois séquences (l’une, courte : celle du sérialisme ; l’autre, centenaire : celle d’une conception soustractive du contemporain en musique – la musique atonale, athématique, amétrique… - ; la dernière, millénaire : celle d’une écriture musicale centrée sur la note).

Pourquoi cette triple limitation : sur la mathématique contemporaine (plutôt que sur la vielle mathématique de nombres et des figures), sur les philosophies faisant brèche dans le double fond philosophique du XX° siècle (la phénoménologie d’un côté, la philosophie analytique de l’autre orchestrant le supposé « tournant linguistique » du siècle précédent), sur la pensée musicale prenant acte d’un « maintenant » saturé des anciennes préoccupations ?

Parce que – et en ce point intervient une décision de pensée essentielle en matière de mamuphi, autant dire ce qu’on pourrait appeler un axiome mamuphi – il n’y a de mamuphi qui vaille que dans la figure d’une brèche plutôt que dans celle d’une pure et simple continuation tendancielle.

Ou encore : il n’y a de mamuphi qui vaille que d’un nœud (ou de raisonances) qui pousse la pensée des musiciens à faire un pas de plus dans un contexte intellectuel tirant plutôt vers la stagnation et la répétition.

Il est ainsi clair que les échanges entre mathématiques, musique et philosophie n’ont cessé de croître depuis l’après-guerre mais ceci doit être discriminé, distribué si l’on ne veut pas – axiome mamuphi – faire de ce nom une sorte de nouvelle discipline universitaire, stable et inscrite durablement de manière positiviste dans le paysage contemporain (« discours universitaire », au sens de Lacan, où il y aurait du mamuphi un peu comme il y a aujourd’hui le multi-media et le socioculturel, le mixage des différences et l’hybridation des identités).

Autres détails

Parcourons de même rapidement les raisons d’éliminer certains moments où, pourtant, mathématiques, musique et philosophie se sont bien enchevêtrées.

Le moment quadrivium

Le moment quadrivium (autour de la scolastique du Moyen Âge). Je laisse ce point à un autre exposé. J’indique simplement que ma raison principale pour ne pas le qualifier de mamuphi est que la musique y est conçue assez largement comme subordonnée à l’arithmétique (voir par exemple l’éloge de cette subordination par Thomas d’Aquin en prélude à sa Somme théologique…).

Le moment américain

Le moment américain (dans l’après-guerre)

Ce qui s’est passé dans l’après-guerre aux États-Unis quant à une manière particulière de corréler mathématiques, musique et philosophie n’est évidemment pas nul et non avenu. Ce moment configurerait tout au contraire un tour proprement réactif (et à ce titre spécifique et original) des rapports entre nos trois disciplines en ce qu’il agit contre ce qui du sérialisme naissant entreprend d’établir une nouvelle manière de penser la musique, ce « contre » se configurant alors selon un paradigme structural (plutôt qu’événementiel), fonctionnel et scientiste (que l’on peut alors comparer à la manière dont « l’école de Chicago » a entrepris de configurer un après-Freud réactif, en tout point opposé à l’entreprise parallèle de Lacan).

Formulons la chose, en simplifiant : dans ce moment américain,

      la musique se réclame explicitement de l’évènement-Schoenberg mais selon une compréhension académique de la chose (selon la logique d’un simple dodécaphonisme conçu comme combinatoire de hauteurs…). J’ai essayé de montrer, dans La Singularité Schoenberg, en quoi cette orientation était à côté de ce qu’il y avait de musicalement vivifiant chez Schoenberg…

      la mathématique est saisie dans ses opérations algébriques rendues disponibles pour leurs applications à la musique, nullement dans sa nouvelle dynamique…

      la philosophie enfin est ordonnée à l’orientation, elle-même fortement réactive, du néo-positivisme logique…

Au total, le nouage est essentiellement thématisé comme application des mathématiques à la musique, application philosophiquement autorisée par son orientation langagière

J’appelle donc ici « réactif » ce qui interprète les raisonances mathématiques-musique en simples termes d’application et qui use de la philosophie pour conjoindre mathématiques & musique sous la double tutelle du langage et du sens.

Un moment Xenakis

« Voilà la fantastique perspective que l’art-science nous ouvre dans le champ pythago-parménidien. »

Conclusion de Vers une philosophie de la musique (1968)

Il semblerait qu’il puisse y avoir un moment Xenakis s’il est vrai que Xenakis s’est piqué non seulement de mathématiques mais également de philosophie (voir par exemple ses textes « Vers une philosophie de la musique » [5] et « Philosophie sous-tendue » [6]).

Limitation

Il va de soi que je ne prends ici en compte que les textes et écrits de Xenakis, la question proprement musicale de ses œuvres relevant d’un tout autre ordre : la question mamuphi ne concerne nullement les pièces et œuvres de musique, seulement les écrits des musiciens…. Si le compositeur Xenakis fut bien un inventeur de gestes sonores, ce qui confère souvent à sa musique le charme de l’inouï (la question de la composition, qui ne saurait se réduire à une telle gestuelle, restant par contre non traitée ou maltraitée), le penseur Xenakis (le théoricien, le critique et l’esthéticien) relève pour sa part d’une tout autre logique…

Xenakis a voulu, à sa manière, nouer musique, mathématiques et philosophie. Que ceci ait été soutenu dans le cadre d’une pensée pour le moins grossière (grossièreté qu’il partage somme toute avec l’Hofstadter de Gödel-Escher-Bach [7], livre où le dessin remplace l’architecture…) n’est que trop patent - j’en ai donné différents exemples dans mon ancien article La musique n’est pas l’art du pardon (Entretemps – n°6, février 1988) [8], je n’y reviendrai pas - mais il faut bien admettre qu’il est ici question d’un nouage mathématiques-musique-philosophie même s’il est pour nous pour le moins surprenant :

·       « Pour remettre les choses dans leur juste perspective historique, il est nécessaire de disposer d’autres outils plus puissants tels que les mathématiques et la logique et d’aller au fond des choses, des structures de la pensée musicale et de la composition. » (Musique architecture, Casterman, 1976 ; p. 82) « L’art avec la science annexée devra réaliser cette mutation. » (id., 118)

·       Et Xenakis de donner le mot de la fin, le chiffre de sa conception du mamuphi contemporain (il écrit cela en 1968 !) : « Voilà la fantastique perspective que l’art-science nous ouvre dans le champ pythago-parménidien. » (id., 119)

Si l’on devait alors qualifier un moment-Xenakis, il faudrait en parler comme d’un moment obscur (c’est évidemment sa passion anti-sérielle qui lui fait viser cet obscurcissement de la pensée) : proprement destiné, au nom déclaré d’un anti-sérialisme [9], à obscurcir la pensée en la rabattant sur des techniques opératoires parées des vertus du contrôle statistique [10] ; d’où ces raisonances mamuphi dégradées en « alliages arts/sciences » [11], en annexion de la science par l’art sous couvert d’une confusion philosophique entretenue entre l’Être parménidien et la numéricité technique des étants dont Pythagore serait responsable : obscurcissement de ce qu’est la mathématique et la science, obscurcissement de la question métaphysique et de son départ, obscurcissement des enjeux musicaux de la composition, obscurcissement des raisonances entre ces différentes pensées… Au total, obscurantisme de la technique qui fusionne musique et mathématiques (« alliage art-science ») au nom d’une fusion présocratique (« pythago-parménidienne »).

Le point cependant est que le moment Xenakis est d’autant plus faible et tendanciellement inconsistant qu’il n’a pas, à proprement parler, de moment mamuphi singulier auquel s’opposer pour entreprendre de l’obscurcir. Ceci touche à la thèse suivante : d’un point de vue mamuphi, il n’y a pas eu de moment sériel ou de moment Boulez.

Pas de moment Boulez

Cf. mon article sur l’intellectualité musicale de Boulez : Boulez n’a pas de véritable rapport à la philosophie et son rapport à la mathématique est d’extériorité (admirative). Son intellectualité musicale, en vérité plus critique que théorique, ne prend pas véritablement appui sur les mathématiques et ne se soucie guère de ses raisonances philosophiques.

Typologie

Au total, je proposerai une typologie distinguant d’abord des « moments », subjectivement constitués, de « séquences » plus structurales, prolongatrices, puis distinguant dans ces « moments » les moments proprement mamuphi de moments réactifs et obscurs.

J’emprunte bien sûr à Alain Badiou (Logiques des mondes) les dénominations de réactif et obscur qu’il introduit pour nommer la diversité des sujets et ne pas la limiter au seul sujet fidèle (équivalent, ici, de notre logique proprement mamuphi). [12]

Ce qu’est un moment mamuphi

Faute de temps, et pour me cantonner à formuler de simples hypothèses de travail – non pas dans résultats longuement mûris -, je poserai les points suivants :

La structure d’un moment mamuphi

Il ne s’agit pas, dans mamuphi, de mouvements simples : par exemple simplement de philosophie de la musique (ou de philosophie sur la musique, ou à propos de la musique) ou simplement de mathématisation de la musique (ou de théorie mathématique de la musique).

L’hypothèse des chiasmes

Pour qu’il y ait mamuphi, il faut un chiasme c’est-à-dire le frottement de deux démarches disjointes et de sens contraires : par exemple une théorie mathématique de la musique et une théorie musicale de la musique faisant appel pour ce faire aux mathématiques (cf. Euler/Rameau) ; ou une philosophie traitant d’une manière ou d’une autre de musique et une intellectualité musicale se réclamant d’une manière ou d’une autre d’une philosophie particulière (par exemple Rousseau face à Rameau disciple de Descartes).

Pourquoi « chiasme » ? Parce que les visées, les cibles de ces deux types de théories sont inverses : une théorie mathématique de la musique va, globalement, de la musique vers la mathématique alors qu’une théorie musicale (mathématisée) de la musique va à l’inverse de la mathématique vers la musique – je vais y revenir -.

… non des applications

Ceci a pour conséquence négative ce point élémentaire : une simple application des mathématiques vers la musique ne fait pas mamuphi. De même une allusion à la musique dans un écrit de mathématicien ne fait pas mamuphi.

Il y faut, encore une fois, un chiasme, c’est-à-dire non pas nécessairement une rencontre (Euler et Rameau se sont écrits mais leurs pensées ne se sont jamais vraiment rencontrées) mais à tout le moins le frottement de deux mouvements inverses, frottement susceptible alors d’être aimanté par le troisième larron, ce que je figurerai par les deux schémas ci-suit :

        

Peut-être y a-t-il également place pour une réflexion qui tente de dégager, dans des considérations mathématiques, des raisonances proprement philosophiques et ce grâce à certains exemples d’ordre musicaux ; soit cette fois un mamuphi décrit par le schème suivant :

Au total, on a l’idée suivante : dans mamuphi, il n’y a pas de symétrie entre les trois disciplines. Il ne s’agit donc pas à proprement parler de nœud borroméen. En vérité, il faut penser ces rapports non en termes de nouage mais en termes de raisonance , l’idée étant alors que les raisonances entre deux disciplines sont activées par la troisième ou l’activent…

Les constituants élémentaires d’un moment mamuphi

Les constituants élémentaires d’un moment mamuphi sont :

      la mathématique contemporaine, en tant qu’elle peut orienter ou éclairer les théories de la musique qu’elles soient d’un type mathématique ou d’un type musical ;

      la musique contemporaine, et ce à un double titre : celui des pratiques musicales contemporaines du moment (et pas seulement leurs figures historiquement sédimentées) et des intellectualité musicales contemporaines : la musique qui intervient dans mamuphi ne saurait se réduire à la musique du passé et la réflexivité musicienne ne saurait jouer un rôle mamuphi qu’à se vouloir inventive et novatrice quant à ses méthodes et pas seulement quant à ses « objets » ;

      la philosophie contemporaine, enfin, c’est-à-dire cette philosophie qui se tient sur la brèche du temps et non pas qui se délecte du commentaire historique des grands anciens.

Les dynamiques en jeu dans un moment mamuphi

Il faut deux dynamiques inverses qui en un point se frottent et puissent entrer en raisonance.

Prenons pour cela l’exemple des deux types de théorie de la musique : les théories mathématique et musicale (quoique, comme j’y reviendrai, les échanges mamuphi ne se limitent pas – plus – aux seuls échanges théoriques et incluent depuis le moment 2000 des échanges critiques et esthétiques).

Il y aura frottement entre une démarche de type « mathémusique » (au sens où Moreno Andreatta a spécifié ce nom : théorie mathématique de la musique aboutissant à de nouveaux résultats mathématiques) et une démarche de type intellectualité musicale…

Théories mathématique et musicale de la musique

Distinction

Théories mathématique et musicale de la musique se séparent sur trois grands points :

1) « Musique »

D’abord elles ne théorisent pas la même « chose » : « musique » ne désigne pas la même « chose » dans les deux expressions. « Musique » désigne

·       des partitions pour la théorie musicale, c’est-à-dire des formalisations proprement musicale de la musique,

·       des parties de théories musicales pour la théorie mathématique.

2) « Théorie »

Ensuite « théorie » ne désigne pas non plus la même logique dans les deux expressions : les conceptions de ce que théoriser veut dire sont différentes dans les deux cas. Pour simplifier

·       pour le musicien, théoriser c’est formuler (formuler dans sa langue de musicien la musique à l’œuvre) ;

·       pour le mathématicien, théoriser, c’est formaliser.

3) « de »

Enfin, ces deux types de théorie divergent par leurs buts, leurs dynamiques :

·       une théorie musicale de la musique (une formulation musicale de ce qui est musicalement formalisé dans les partitions) s’attache à interpréter en visant la musique :

    

On la schématisera ainsi :

 ou

·       une théorie mathématique de la musique (une formalisation mathématique de segments d’une théorie musicale existante) s’attache à formaliser en visant en fait la mathématique et nullement la musique – le cas Euler est ici exemplaire : sa cible est d’une part de dégager la puissance ontologique des mathématiques et d’autre part d’éclairer en quoi les mathématiques sont une par-delà la diversité de leurs domaines - :

        

On schématisera ainsi la mouvement « mathémusique » :

 ou

Exemple Mazzola/Nicolas

                      

Dimension commune

Ces deux types de théorie ont en commun un mouvement de théorisation qu’on caractérisera ainsi :

·       la constitution de deux domaines hétérogènes qu’on nommera respectivement « modèle » et « théorie » ;

·       des échanges en deux sens inverses entre objets appartenant aux deux domaines distingués, échanges qu’on nommera « mise en forme » (« formulation » ou « formalisations ») et « interprétation » ;

·       des relations entre objets, relations internes à chacun des deux domaines, et de deux natures différentes : simples « liaisons » dans le modèle, « déductions » dans la théorie ; l’intérêt spécifique d’une théorisation est précisément de constituer un nouveau champ (le champ de la théorie) où des déductions deviennent possibles là où elles n’existaient pas dans le champ du modèle (pour en donner un exemple : une partition ne connaît pas d’implications, d’inférences, de déductions ; elle ne connaît que des liaisons chronologiques ; une théorie musicale, harmonique par exemple, va par contre élaborer un espace de fonctions harmoniques tonales tel que l’on puisse y inférer que II-V « appelle » I…

Soit au total le schéma suivant de ce qu’on appelle ici « théorisation » :

Notre quatrième moment…

Comment maintenant caractériser notre quatrième moment mamuphi – l’actuel - puisque tel est le vrai enjeu de tout cela : il est clair qu’il ne s’agit pas ici de faire l’histoire systématique de 26 siècles de conjonctions/disjonctions mathématiques-musique-philosophie mais simplement de repérer des symptômes aptes à intensifier notre moment présent.

Ses constituants

Les constituants de notre moment mamuphi, à ce titre,  sont :

Mathématique

la mathématique contemporaine dont il est question dans notre école : Grothendieck and C°…

Musique

la musique contemporaine, essentiellement dans sa dynamique d’après le sérialisme – cf. mon hypothèse : notre moment mamuphi doit se nourrir musicalement d’autres œuvres et préoccupations que  celles de la musique tonale,  thématique et métrique, et si possible de la musique la plus contemporaine c’est-à-dire grosso modo d’après le sérialisme…

Philosophie

la philosophie contemporaine en tant qu’elle entreprend de surmonter les deux courants qui furent au XX° siècle prépondérants pour le musicien : je poserai volontiers que la philosophie spontanée du musicien théoricien est le positivisme logique et sa problématique du langage quand celle du musicien féru plutôt de critique et d’esthétique est la phénoménologie d’obédience husserlienne avec sa problématique de la perception.

À ce titre, il s’agirait d’ouvrir mamuphi

·       à une conception du travail théorique qui ne prenne plus appui sur sa conception néo-positiviste (je proposerai à ce titre de prendre aujourd’hui appui sur la réédition de l’ouvrage de Badiou Le concept de modèle qui a pour principal adversaire le positivisme logique)

·       et à une conception du travail critique et esthétique qui ne norme plus la musique sur une phénoménologie de la perception (je proposerai à ce titre de prendre aujourd’hui appui sur la parution du livre de François Wahl Le Perçu qui entreprend de déconstruire le concept phénoménologique de perception sous ses trois modalités : husserlienne, heideggerienne et merleau-pontienne).

Réédition du Concept de modèle (Badiou)

Intéressant pour nous ici.

Noter

1.     des images musicales dans ce livre de philosophie traitant de mathématiques, mais, comme déjà remarqué, ceci ne suffit pas à faire mamuphi… ;

2.     une référence au livre de Roger Martin auquel Boulez fait également dans Penser la musique aujourd’hui III…

3.     une référence, dès 1968, à la théorie des catégories complétant un dispositif basé sur la théorie des ensembles.

Sa structure de chiasme

Ma/mu…

Chiasme de flèches contemporaines mathématiques→musique et musique→mathématiques avec raisonances philosophiques ?

Voir, typiquement, le chiasme Mazzola/Nicolas, au principe de notre travail depuis 1999, chiasme ayant jusqu’à présent pris surtout la forme d’une confrontation entre théories (plutôt qu’entre points de vue critiques et/ou esthétiques) – voir plus loin -.

Mais il y a aussi des chiasmes qui ne se limitent pas aux théories ; exemple :

·       chiasmes d’esthétique entre conceptions musicale et mathématique du beau… [13]

·       chiasmes de critique (entendue comme rapport entre sujets d’un même type) entre logique conjecturale en mathématiques et en musique… [14]

Mu/phi…

Chiasme de flèches contemporaines philosophie→musique et musique→philosophie avec raisonances philosophiques ?

Cf. un certain chiasme Badiou/Nicolas (voir Logiques des mondes et ma lecture dans un séminaire mamuphi).

Ma/phi…

Cf. le rôle du travail d’Yves André (séminaire + école…).

Confrontation mamuphi des théories…

Il s’agit donc aujourd’hui de relancer la confrontation, le frottement du chiasme entre théories mathématique et musicale de la musique.

Cette question nous vient du moment précédent, celui des Lumières, et nommément d’Euler (première théorie mathématique de la musique ?) et de Rameau (non pas première théorie musicale de la musique – cela remonte à Aristoxène de Tarente, celui qui en un sens a clôturé le premier moment mamuphi – mais première théorie musicale de la musique à être incorporée dans une intellectualité musicale). Le chiasme fut alors raté : voir leur correspondance où l’on voit que Rameau n’a pas vraiment lu Euler…

Aujourd’hui, nouveauté car frottement, et ce frottement mobilise la philosophie, singulièrement au point très précis suivant : quand une théorie mathématique de la musique prétend interroger le musicien !

De la philosophie…

La philosophie peut nous éclairer aux points de raisonance délimités par les différents chiasmes – cf. ses fonctions d’orientation (géographie), de clarification des conditions de possibilité (géologie) et des courants de pensée (météorologie) -. Ainsi le Concept de modèle écrit en 1968 (face précisément à la poussée du positivisme logique) peut nous éclairer sur le chiasme spécifique des théories mathématique et musicale de la musique.

L’idée est la suivante :

·       Pour le positivisme logique, formaliser, c’est projeter le langage musical dans une langue mieux faite, dans un langage mieux construit. D’où une articulation plus transparente de la syntaxe et de la sémantique.

·       Contre cela, le principe est de concevoir la construction d’une théorie comme un moment d’expérimentation, interne au processus global de pensée : théoriser, c’est construire un protocole expérimental pour mettre des idées à l’épreuve de la formalisation.

Or une théorie mathématique de la musique expérimente sur la mathématique, non sur la musique (cf. Euler expérimentant sur le statut ontologique des mathématiques et sur leur unité).

D’où un problème quand cette théorie mathématique de la musique prétend expérimenter en fait sur la musique au nom, peu ou prou, d’un positivisme logique c’est-à-dire d’une clarté de la langue mathématique et d’une puissance propre de sa syntaxe.

Contre cela, il faut soutenir le principe du chiasme, qui revient aussi à dire : ces deux types de théories ne composent pas entre elles, ne sauraient composer entre elles mais tout au plus se frottent, et peuvent résonner…

On distingue ici une expérimentation musicale (formalisation de la réalité sonore par l’écriture musicale) qui est objectivement interne au monde-Musique d’une expérimentation musicienne (formulation dans la langue vernaculaire de la musique à l’œuvre) qui est subjectivement interne à ce même monde.

Deux remarques supplémentaires

Un moment Pierre Schaeffer ?

Cette manière de voir les choses mamuphi peut paraître parfaitement close. Tel n’est pas le cas.

J’en donne un seul exemple : y a-t-il eu - y a-t-il encore aujourd’hui - quelque chose comme un moment-Pierre Schaeffer, comme un moment acousmatique des sons fixés dont l’activation philosophique tienne à une réévaluation contemporaine de la phénoménologie husserlienne ?

Ce point me semblerait devoir être éclairé par la lecture du dernier livre de François Wahl : Le Perçu (Fayard) qui entreprend de déconstruire le concept philosophique de perception via l’examen de son économie discursive chez Husserl, Heidegger et Merleau-Ponty.

Certes la part proprement mathématique d’un tel moment acousmatique est plus maigre (dans le Traité des objets musicaux, Pythagore est l’emblème de l’acousmatique, non de la numéricité…) et il faudrait donc considérer que la science qui activerait ici les raisonances entre musique et philosophie serait la physique plutôt que la mathématique. D’où l’hypothèse d’un moment acousmatique qui serait phy-mu-phi plutôt que mamuphi proprement dit…

MamuX ?

Dernière remarque de ce bref exposé : j’ai voulu exhausser la singularité mamuphi. Celle-ci n’a pas à se méfier d’autres orientations de travail, pour une bonne part complémentaires, telle en particulier celle qui se déploie autour du nom propre mamuX. Cela va de soi – mais va encore mieux en le disant - : l’orientation mamuphi que j’ai tenté de cerner se nourrit volontiers d’autres manières de pratiquer les rapports entre mathématiques, musique et philosophie et ne vise à nulle exclusive. Le point – mon point – est simplement de discerner, dans ce vaste champ de pratiques et d’orientations, une intension singulière dont l’autonomie ne voudra nullement dire indépendance.

 

*



[1] Ma référence est ici Arpad Szabo…

[2] Sur tout ceci, voir Arpad Szabo : Le début des mathématiques grecques.

[3] Voir son Compendium Musicæ de 1618

[4] Forum Diderot

[5] Quelques extraits pour en indiquer la facture :

·       « Deux écoles présocratiques sont les sommets de cette période : le pythagorisme des nombres et la dialectique de Parménide, tous deux expressions de la même préoccupation. » (Musique architecture, Casterman, 1976 ; p. 72) : soit la préparation du terrain pour une fusion « pythago-parménidienne » ; puis (73) : « Parménide a eu le pouvoir d’aller au bout de la question du changement en le niant, à l’opposé d’Héraclite » ; soit : une dialectique - celle de Parménide (!) – qui nie le changement !!

·       « La pensée scientifique est devenue, après les échecs du XIX° siècle, plutôt sceptique et pragmatique. » (id., 75) lors même qu’il ne cesse, dans les mêmes pages, d’exalter le nouvel esprit axiomatique de la science ; l’axiomatisation : un scepticisme et un pragmatisme ?!

·       « La question de l’étant inaugurée il y a vingt-cinq siècles par Parménide » (id., 76) : confusion de l’être et de l’étant… La confusion n’est pas anodine : le but de tout cela est de légitimer pour ainsi dire ontologiquement une technique de combinatoire des nombres au nom d’un continuum Parménide-Pythagore…

·       « La définition mathématique de la probabilité : la probabilité est le rapport du nombre de cas favorables au nombre de cas possibles lorsque tous les cas sont regardés comme également probables » (id., 80) : les mathématiques sont donc bêtement tautologiques ?

·       « Quelle conséquence doit avoir pour la composition musicale la prise en conscience du champ pythago-parménidien ? » (80-81) Bigre : quel programme !

[6] publié dans arts/sciences alliages (Casterman, 1979)

[7] Voir sur ce médiocre ouvrage le point de vue vivifiant de Jean-Yves Girard (Le point aveugle) : « Gödel-Escher-Bach, ce chef d’œuvre de vulgarité »…

[8] www.entretemps.asso.fr/Nicolas/TextesNic/Xenakis.html

[9] Voir son texte de 1955 « La crise de la musique sérielle »

[10] On connaît la fascination de Xenakis pour le contrôle étatico-bureaucratique des masses, qu’elles soient sonores… ou humaines ; par exemple : « La répartition des collectivités devra constituer, au départ, un mélange statistiquement parfait. […] Le brassage devra être total et calculé stochastiquement par les bureaux spécialisés de la population » (La ville cosmique, 1965) – sans commentaire… -.

[11] Voir le livre homonyme de 1979 (Casterman)

[12] Je laisse ici à l’écart la question d’un éventuel quatrième type de moment : les moments de réactivation (ou moments-Parsifal…)

[13] Voir le prochain livre de Guerino Mazzola aux éditions Delatour

[14] Voir la conférence d’Yves André (mamuphi) sur l’art mathématique de la conjecture et sa raisonance en une logique musicale de la co-conjecture (Chronique pour la Gazette des mathématiciens)…