La dŽcision du sujet musical.

 

Franois Wahl

 

La lettre Horlieu-(x), n¡14 & 15 (1999)

 

 

Franois Nicolas,

La singularitŽ : Schoenberg,

L'Harmattan / Ircam,

224 pages, Paris, 1997 [1].

 

 

Nous savons bien que tout effort pour penser une composition musicale - ce qui est aussi bien la reconna”tre comme pensŽe - passe, au moins, par l'ŽnoncŽ de concepts. Mais les concepts dont nous usons sont pauvres, ou vagues, ce qui revient au mme. Ce n'est pas dire qu'ils ne puissent tre prŽcis. Mais que de tel concept que nous croyons avoir produit, l'indŽtermination interdit de poursuivre plus loin l'analyse. Parce qu'il a ŽtŽ mathŽmaticien avant d'tre compositeur, et parce qu'il est thŽoricien en mme temps que compositeur, Franois Nicolas sait que, pour analyser le discours musical, un geste dŽcisif de la pensŽe est la reconnaissance du diffŽrent dans ce qui semblait confondu et du semblable dans ce qui semblait diffŽrent. Remarquons ds ˆ prŽsent que si c'est des mathŽmatiques qu'il infre la puissance de tels gestes - thŽormes d'Žquivalence et scissions de catŽgories -, il s'annonce, en en reconnaissant l'extension ˆ l'exercice entier de la pensŽe, platonicien.

Un exemple. Quand nous disons "la 7e symphonie", de quelle unitŽ s'agit-il ? Ou : de quelle indŽtermination du concept nous contentons-nous quand nous croyons tenir une pensŽe dans l'affirmation que si Ïuvre il y a, elle est "une" ? Sous la plume de Nicolas, au plus prs des problmes de la composition musicale, le concept va Žclater pour se voir remplacŽ par trois "rŽseaux conceptuels" distincts :

— un objet musical - un accord ou une phrase - a des propriŽtŽs de structure intrinsques et des propriŽtŽs de voisinage extrinsques : dire qu'il y a unitŽ est supposer une "solidaritŽ" serrŽe entre entitŽs et situations ;

— la composition peut se dŽployer de proche en proche ˆ partir d'un point de dŽpart local (ex : variations sur un thme) ou en descendant depuis une structure globale ; dans un cas comme dans l'autre, l'unitŽ requiert une "rŽflexion" entre propriŽtŽs locales (ou rŽgionales) et propriŽtŽs globales ;

— l'unitŽ de l'Ïuvre Žtant unitŽ d'Žcoute, on peut la prendre, na•vement, "au fil du temps", mais elle ne devient proprement musicale que par une Žvaluation ou "jauge" de tous les ŽvŽnements ˆ la lecture de la partition, et cette Žcoute en requiert ˆ son tour une troisime, qu'on dira "intŽgrante" ou "rŽflexive", qui ressaisit l'Ïuvre dans la pleine singularitŽ de ses ŽvŽnements, au fil propre de "son" temps : l'unitŽ est alors au risque d'une intŽgration d'Žcoute rŽussie.

 Ce ne sont pas lˆ seulement des distinctions formelles : elles entra”nent notamment une rŽflexion sur les raisons pour lesquelles la musique contemporaine ne peut aborder le problme de l'unitŽ de l'Ïuvre dans les mmes termes que la musique classique : tonalitŽ et thŽmatisme prescrivaient d'eux-mmes l'isomorphie de l'intrinsque et de l'extrinsque, l'atonalitŽ, le dŽveloppement de la combinatoire et plus encore le recours ˆ l'ordinateur "tendent ˆ dissoudre les possibilitŽs de solidaritŽ" ; ce qu'on a appelŽ "l'Ïuvre ouverte" laisse toute ultime globalisation en suspens ; de l'Žcoute troisime, celle qu'il vient de dŽfinir comme "intŽgrante", suspendue au "ce qui se passe" et au "Qui Vive !  qui aiguise l'attention ˆ l'instant prŽsent", Nicolas se demande si elle n'est pas plut™t "l'Žcoute moderne" de quelque Ïuvre que ce soit : ancienne comme inŽdite ; finalement, il faudrait se demander si une bonne part de la musique classique (et du nŽo-classicisme) ne se caractŽriserait pas par "l'union" de tous les niveaux d'unitŽ, tandis que le contemporain se reconna”trait ˆ ce "qu'il n'y aurait plus d'unitŽ entre les diffŽrentes unitŽs". Encore faut-il comprendre que, prenant acte de ces apories, Nicolas entend aussi y parer, et que son souci manifeste est de retrouver de nouvelles modalitŽs d'unitŽ : il maintient pour incontestable que le rŽquisit d'unitŽ fait norme, et le fonde sur ce qu'il n'y a pas Ïuvre si la pice n'est pas finie - dans tous les sens du mot, objectifs et subjectifs -, assumant "sa propre finitude pour la constituer en vŽritable enjeu".

Il est temps de dire que ce texte [2] que j'ai choisi comme exemple de la mŽthode de Franois Nicolas avant d'aborder La singularitŽ : Schoenberg, est sous-titrŽ : "Une lecture de l'Essai sur l'unitŽ des sciences mathŽmatiques d'Albert Lautmann" ; et que de toutes les catŽgories ou procs de pensŽe auxquels Nicolas fait dans l'analyse de l'unitŽ musicale appel, il repre l'usage en un point de la pensŽe mathŽmatique telle que l'avait ressaisie Lautmann. Non pas pour suggŽrer que la musique "est" de la mathŽmatique - ce simplisme analogiste n'est pas du tout, on le verra, le parti de Nicolas -, mais pour mettre en Žvidence l'unitŽ de la pensŽe elle-mme, de ses gestes et des rŽseaux catŽgoriels qu'ils commandent. Le lecteur qui s'y reportera trouvera autant d'intŽrt (et de plaisir) que dans l'analyse de "l'il y a de l'un d'une Ïuvre", ˆ suivre par quelles voies la pensŽe mathŽmatique a eu ˆ rŽsoudre les mmes problmes : comment s'impose la solidaritŽ entre les propriŽtŽs intrinsques d'un tre mathŽmatique, lesquelles conduisent ˆ une analytique leibnizienne (le contexte dans la monade), et ses propriŽtŽs extrinsques, qui conduisent ˆ une esthŽtique kantienne (incongruence des figures symŽtriques dans l'espace orientŽ), aucune des voies ne se laissant conduire jusqu'au bout ; comment la possibilitŽ d'une rŽflexion du global (fonction dŽfinie en chacun de ses points) dans le local (fonction dŽfinie au voisinage d'un point) requiert l'ench‰ssement de l'algŽbrique dans le topologique ; comment le progrs de la thŽorie des intŽgrales a nŽcessitŽ que lˆ o l'on confondait des grandeurs avec les nombres qui les mesuraient, on les en dissocie, puis qu'ˆ l'uniformitŽ des grandeurs on substitue la souplesse d'une "jauge" non uniforme, dŽpendant de la nature singulire de la fonction. Jeu d'Žchos qui aurait pu s'intituler : "De l'universel de la pensŽe", sauf ˆ dire que cet universel-lˆ est, d'un c™tŽ comme de l'autre, saisi et au plus spŽcifique et ˆ la pointe de la problŽmatique. Ce qui est proprement rafra”chissant.

 

Pourquoi la singularitŽ : Schoenberg ?

Schoenberg, parce que le problme est posŽ depuis cinquante ans de savoir si son Ïuvre "conserve une actualitŽ de pensŽe", si elle "garde autant de tranchant pour la pensŽe compositionnelle [3]. En posant ainsi la question, Franois Nicolas marque ˆ quel niveau il se situe : c'est l'acte de composition qui l'intŽresse, et cet acte - comme veulent le souligner mes italiques - est de pensŽe : il met en jeu "l'intellectualitŽ du musicien". Or la pensŽe musicale n'a plus trouvŽ sa ressource dans Schoenberg du jour o, sous la bannire de Webern et ˆ travers le "Schoenberg est mort" de Boulez, elle a fait systme du sŽrialisme, soit d'une logique enveloppant l'ensemble des ŽlŽments du langage musical. Pour Nicolas, il ne s'agit pas, lˆ-contre, d'une retrouvaille Žventuelle avec Schoenberg, mais de ce que serait "vouloir" Schoenberg comme "ce qui n'a pas encore le statut d'ŽternitŽ et qui pourtant doit l'acquŽrir[4]. Proposition, notons encore ce substrat platonicien, qui implique qu'il y a une vŽritŽ Schoenberg et que, de soi, toute vŽritŽ a statut d'ŽternitŽ.

La singularitŽ, parce que celle-ci s'oppose ˆ l'universel d'une tout autre faon que le particulier au gŽnŽral. "Lˆ o le gŽnŽral est ce qui vaut pour tous, pour toutes les Ïuvres, l'universel sera en revanche ce qui vaut pour toute Ïuvre" : le gŽnŽral s'entend extensivement et par induction, l'universel se dŽduit ici, "de la propriŽtŽ mme d'tre une Ïuvre[5]. En regard de quoi, il y a singularitŽ quand un sujet "supporte" un trait d'universalitŽ : "Le propre de la singularitŽ est d'tre en prise sur une dimension quelconque de l'tre concernŽ, d'tre une voie d'accs ˆ son tre quelconque". Ou encore : une particularitŽ est une somme de traits eux-mmes particuliers dont la totalisation fait "un cas" ; une singularitŽ est ce en quoi "se profile telle figure possible d'universalitŽ", "l'Žmergence d'une nouvelle puissance du quelconque[6]. Quand Nicolas dit "vouloir Schoenberg", c'est donc "espŽrer" que reste ou que peut devenir opŽrante une puissance d'universalitŽ inscrite dans l'Ïuvre Schoenberg, reconnue du mme trait comme touchant ˆ l'tre mme du musical.

Cette mise en place marque d'une nouvelle faon l'univers de pensŽe dans lequel se meut Nicolas. La musique n'est pas n'importe quoi, il y a un tre du musical et dont les propriŽtŽs peuvent se dŽduire - nous avons vu que l'unitŽ de l'Ïuvre est un de ces traits -. Mais une Ïuvre - y inclus l'ensemble que constitue la production d'un compositeur - ne donne pas cet tre par traits pertinents, comme ferait le particulier ; une singularitŽ est une approche ou une production de ce qu'il en est de l'tre musical - donc de sa vŽritŽ - en lui-mme. D'o un double emploi du mot "quelconque" : c'est par un - ou quelques uns - de ses abords "quelconque" que l'tre du musical a ŽtŽ touchŽ et c'est du mme coup que le pas accompli a puissance compositionnelle pour "quiconque". A l'Žvidence, cela ne s'entend que sous la double condition que la vŽritŽ ne soit pas le savoir, ou l'addition des savoirs particuliers, qu'elle fasse - selon le mot de Lacan - "trou" dans le savoir et touche ˆ ce qui ne se laisse, du point du savoir, pas discerner ; et que la traversŽe de l'indiscernable - par exemple, dans une nouvelle modalitŽ de la composition - n'en ait pas moins, en droit, de par ce qui s'y marque de vŽritŽ quant ˆ l'tre mme, une valeur universelle. Tous repres de pensŽe qui sont cette fois ceux d'un platonisme "moderne", pour lequel l'tre, dŽlivrŽ de l'option transcendante de l'Un, ne peut tre pensŽ que comme l'infinitude du Multiple, et o la vŽritŽ, saisie en un point de fuite chaque fois de l'indiscernable, ne peut dire que localement son universalitŽ.

La question : est-ce que "sous le signifiant Schoenberg se profile telle ou telle figure possible d'universalitŽ ?" ainsi posŽe, Nicolas s'arme pour la rŽsoudre d'une sŽrie d'hypothses sur ce qu'il en est de l'Ïuvre musicale.

La premire, celle qui donne toute son importance ˆ cet Žcrit, se dit : "en musique le sujet vŽritable, c'est l'Ïuvre et non le musicien [7]. Ou : ˆ c™tŽ du "musicien-sujet", il y a le "sujet musical". Proposition qui renvoie hors du dŽbat tout le matŽriel psycho-biographique ; Nicolas ira jusqu'ˆ Žcrire : "Le dŽchet de l'Ïuvre, c'est le musicien comme tel : le musicien est ce que l'Ïuvre ne prend pas en charge selon son mode propre de pensŽe[8]. Mais surtout, proposition dŽcisive sur l'essence de l'Ïuvre musicale comme entitŽ dont la prononciation est autosuffisante, qui a ˆ rŽpondre seule de soi et ne rŽpond que de soi. Proposition en laquelle je puis, quant ˆ moi, reconna”tre que je ne suis pas (tout ˆ fait) seul, pour m'tre prononcŽ dans les mmes termes sur le tableau. On est en droit de regretter que Franois Nicolas ne donne pas une dŽfinition du sujet : cela l'aurait inŽvitablement amenŽ ˆ dŽsigner dans la musique une instance du discours : car o y a-t-il sujet (a fortiori, sujet d'un texte, fžt-il sensible) sinon d'une instance de discours ? Un obstacle Žtait sans doute pour lui le sens restreint qu'a, dans le vocabulaire technique, "discours musical" ; et, plus profondŽment, sa rŽticence ˆ l'Žgard de la rŽfŽrence du sŽrialisme au langage ; mais des obstacles, il en avait franchi bien d'autres ; et la systŽmatique langagire n'est pas le logique du discursif, logique de l'idŽe, sans laquelle un sujet ne pourrait rŽpondre d'aucune consistance. Dans une phrase que cite Franois Nicolas, Schoenberg ne dit pas autre chose : "La base de ma musique est mon sens de la logique. Je ne peux m'empcher de penser logiquement[9].

Quoi qu'il en soit, Nicolas reconna”t ensuite dans la constitution de l'Ïuvre comme sujet musical l'articulation de trois "catŽgories" :

— la construction,

— la sensation : non pas celle de l'auditeur, mais "la manire dont l'Ïuvre se dŽploie en une matire sonore, existant ainsi indŽpendamment de tout auditeur concret",

— l'expression, qui ne sera pas davantage l'apport de l'interprte, mais "le mouvement mme de l'Ïuvre sous la poussŽe immanente de son propre excs intŽrieur[10].

Avec les deux dernires catŽgories aura ŽtŽ, je pense, levŽ le soupon, que je pressens chez plus d'un lecteur, qu'intellectualitŽ signifie pour Nicolas intellectualisme. Rien ne serait plus faux. On peut, cela dit, juger le terme "sensation" assez mal venu ; il s'agit en fait du sensible comme matire de l'Ïuvre, qui se meut entirement ˆ l'intŽrieur de cette matŽrialitŽ ; disons qu'est dŽsignŽe par lˆ l'immanence absolue de l'Ïuvre ˆ sa matire sensible. Dans la dŽfinition de l'expression, c'est le mot "poussŽe" qui, on le verra, importe. Des trois catŽgories, le trait commun est de ne renvoyer ni au compositeur, ni ˆ l'interprte, ni ˆ l'auditeur, de ne les convoquer les uns comme les autres que pour les inviter ˆ se dŽprendre d'eux-mmes, "pour s'ab”mer dans le mouvement interne de l'Ïuvre, pour se mettre au service de son dŽploiement immanent[11], autant dire pour atteindre ˆ sa singularitŽ propre.

 

Ce dont Franois Nicolas veut, sur toutes ces bases, faire la preuve, c'est qu'au rebours de tout systŽmatisme, il y a chez Schoenberg, et plus prŽcisŽment aprs 1909, des rŽponses trouvŽes presqu'ˆ l'aveugle, "dans l'inconscient", - par exemple, la "mŽlodie de timbres" - qui ont ŽtŽ autant de questions, en aprs-coup, pour lui, et le sont encore pour un compositeur d'aujourd'hui. D'o l'interrogation : "Que savons-nous dans l'Îuvre-Schoenberg que nous ne savons pas savoir ? Qu'y a-t-il lˆ comme prŽsence imprŽsentŽe susceptible de nous orienter dans la pensŽe musicale ?" [12] Une approche prŽalable de la rŽponse, dans le cas de la Klangfarbenmelodie, sera que le concept avancŽ - encore une fois, aprs-coup - par Schoenberg, d'une logique des successions de timbres analogue ˆ la logique de la mŽlodie, est intenable, parce qu'il n'y a tout simplement pas de "logique" de la mŽlodie elle-mme, et qu'il s'agit bien plut™t avec les timbres, comme l'Žcrit Dahlhaus, "d'une logique sensible dans les changements de couleur".

Le premier trait de l'analyse extraordinairement serrŽe que Franois Nicolas va faire de cette logique, est qu'elle le conduit ˆ proposer une nouvelle figure de la singularitŽ : chercher la vŽritŽ de toute une pŽriode - ici, celle de l'expressionnisme atonal - dans une seule Ïuvre - les Cinq pices pour orchestre, op. 16 -, puis, comme en "zoom", dans une seule d'entre elles - la troisime -, puis enfin dans un seul "moment" de cinq mesures, aux 2/3 du morceau. Faon de redire qu'il n'y a de pensŽe et de vŽritŽ que locales. Faon aussi de redire l'enjeu d'un tel moment, Žlu comme le lieu prŽcis d'un "procs de subjectivation", "d'un 'je cherche ce que j'ai trouvŽ' et d'un 'j'espre ce que j'ai dŽjˆ gagnŽ'" [13] o le Je est celui de l'Ïuvre mme.

Second trait : ce qui singularise ce moment, c'est une prŽcipitation de tous les ŽlŽments qui organisent l'ensemble de Farben III - canon, harmonie, rythme, dynamique, rŽpartition des pupitresÉ - pour aboutir ˆ un raccourci-rŽcapitulation non par totalisation mais en diagonale : Nicolas entend par lˆ le surgissement de quelque chose comme le clinamen [14], d'un excs, o, notamment, ˆ l'ordre des timbres instrumentaux se substitue un "orchestre gŽnŽrique". Autrement dit, la question ici posŽe n'est pas celle de la combinatoire, mais de son "ouverture", d'"une ligne de fuite au sein mme d'un champ ordonnŽ[15]. On peut entendre aussi dans le cas prŽsent : lieu o la formation de chambre est devenue "quelconque", "indiffŽrente", telle ou telle formation y Žtant tout ˆ coup "indiscernable". Ainsi, ce moment n'est-il pas celui de la construction seule, mais celui o elle s'ab”me, ˆ travers ce qui l'excde, dans un effet expressif o le r™le central est celui de la sensation dans la prŽcipitation - le "Bref", le "Tranchons !" - et la condensation du matŽriau sonore [16]. "Excs du dŽsir stratŽgique sur l'Žtat actuel de son travail injectŽ dans la matire de l'Ïuvre au nom du sujet qu'elle est".

Enfin, ce resserrement de l'analyse sur un moment n'est qu'un exemple parmi d'autres d'une proposition constante de Franois Nicolas : que les moments de vŽritŽ d'une partition sont prŽcisŽment des moments d'excs comme celui-ci. C'est ce qu'il appelle des "moments favoris [17] - encore une expression mal venue, pour ce qu'elle implique incongrument de subjectif chez l'auditeur - mieux vaudrait dire des moments de production-vŽritŽ : de partance (construction), de violence (expression), de faille (sensation). Morceau "choisi" par l'Ïuvre elle-mme, situŽ en une place cruciale de l'Ïuvre, traversŽ par un mouvement interne en dŽpit de sa brivetŽ, et qui ouvre l'Ïuvre ˆ ce qui serait son propre excs. Mais aussi bien opŽration du "prŽsenter selon la loi d'un moment spŽcifique, une prŽsence dispersŽe et erratique, rŽpartie sur toute l'Žtendue de l'Ïuvre[18]. ƒlargissant plus encore, Nicolas dira ailleurs qu'en ce point d'envol, de libŽration ou de vertige au bord du vide, "c'est l'Ïuvre qui Žcoute la musique[19].

 Dans ce mouvement de lecture et d'Žcoute, culminant avec les concepts de diagonal et de moment - je supprime ˆ partir d'ici l'Žpithte -, le lecteur pourra tre dŽconcertŽ par une exposition qui les juxtapose sans proprement les encha”ner. Franois Nicolas, apparemment, a voulu aborder son concept - en rŽalitŽ biface - des c™tŽs, distincts, de la composition - le diagonal - et de l'Žcoute - le moment -. Mais il en rŽsulte un bougŽ incommode, et un soupon d'incertitude, qui n'est pas dans la manire de l'auteur. Tranchons donc : l'advenue du diagonal est ce que le moment recueille.

Le souci que j'ai eu, depuis le dŽbut, de dŽgager - sans avoir aucunement ˆ les forcer - les assises philosophiques du discours thŽorique de Franois Nicolas, soit les catŽgories de pensŽe sur lesquelles, avec ˆ la fois assurance et modestie, sans forcer sur la systŽmaticitŽ, il s'appuie, qu'il met en Ïuvre, rŽpondait ˆ une double intention. D'abord, fixer sa place dans le dŽbat contemporain : les catŽgories mises ˆ l'Žpreuve ne sont pas puisŽes au hasard, ce sont ˆ l'Žvidence celles d'Alain Badiou. Le "moment" est, ˆ n'en pas douter, le site o peut se dŽcider la prŽsence de ce que Badiou entend comme un "ŽvŽnement" ; et le "diagonal", la prŽsentation de l'infini dans la saisie de quoi s'Žnonce la vŽritŽ errante de l'Ïuvre finie. On ne voit pas quel autre appareil Nicolas ežt pu rencontrer pour son mode de penser la pensŽe musicale : cette rencontre aura ŽtŽ sa chance, ce par quoi, lˆ aussi, quelque chose aura pu tre trouvŽ avant d'tre questionnŽ. Mais ces catŽgories, j'entendais tout autant marquer que son mode d'aborder la composition musicale les lui imposait, avec quelle Žvidence c'est le texte musical lui-mme qui les lui dicte. Elles viennent ici tout ˆ la fois comme prescrites par une lecture/Žcoute d'une extraordinaire pŽnŽtration - ou faut-il dire : d'une pŽnŽtration singulire ? -, et comme en rendant possible une formulation qui sait y rester rigoureusement immanente, Žpousant - on l'a vu - la texture mme du fait musical. En sorte que ce que la pensŽe musicale doit ˆ la philosophie, elle le lui rend bien, attestant [20] de ce que sa mise en Ïuvre est inscrite dans l'Ïuvre mme. La raretŽ de ce livre est de ne rien sacrifier, ni d'un c™tŽ ni de l'autre.

S'en suit un rŽseau si consistant que - comme nous l'avions dŽjˆ notŽ pour "quelconque" - les mmes termes s'y retrouvent ˆ plusieurs places : le "moment" fait, de par sa configuration interne, trou dans la substance de la composition musicale, mais il est lui-mme Žlu par une sorte de percŽe dans l'Žcoute rŽflexive ; il resserre et recle la singularitŽ de l'Ïuvre, mais il y est lui-mme une singularitŽ ; il ne peut porter ce par quoi l'Ïuvre advient ˆ l'universalitŽ du quelconque que parce que son advenue est - jusqu'ˆ un certain point - elle-mme quelconque. Bref, il y a homogŽnŽitŽ entre la nature d'une vŽritŽ musicale et ce qui dans le tissu de la musique la porte ou en fait foi : proposition qui para”trait ˆ bon droit tautologique si elle n'Žtait rendue nŽcessaire, d'tre fort rare dans le discours musicologique - qu'on pense aux rŽfŽrences impressionnistes ou trivialement expressionnistes, voire aux infŽrences narratives ŽchafaudŽes sur la thŽmatique [21].

L'ultime rŽquisit de la procŽdure, sur lequel il faut une dernire fois revenir, c'est Žvidemment qu'il y ait dans l'Ïuvre musicale "l'espŽrance", comme Žcrit Nicolas, d'une vŽritŽ sur l'tre du musical. La proposition Žtait en fait inscrite ds le dŽpart, ds l'affirmation que l'Ïuvre est le sujet musical ; car, dans le rŽseau conceptuel o Nicolas se dŽplace, il n'y a de sujet qu'autant qu'il y a production d'une vŽritŽ ; dont il rŽpond [22] ; ou,dans la retouche que j'en ai faite plus haut : il n'y a pas de sujet logique sinon d'un discours, mais il n'y a sujet comme vouloir-tre ou dŽsir d'tre que d'un discours o fait trou la production d'une vŽritŽ. Ë qui niera que ce qui s'Žnonce dans un "moment" soit ce qu'il est convenu d'entendre comme une vŽritŽ, il n'existe pas d'autre rŽponse possible que : qu'est-ce alors ? Ë qui niera qu'une Ïuvre soit la chance qu'advienne en elle sa vŽritŽ, il n'existe pas d'autre rŽponse possible que : ˆ quoi bon alors la musique ? Ë qui nierait qu'une telle organisation paradoxale de la vŽritŽ soit concevable hors de la musique contemporaine, Nicolas rŽpondrait que le repŽrage dans des "moments" est peut-tre - ou sans doute - moderne, mais que de tels moments il a ds longtemps donnŽ quantitŽ d'exemples, et mme une taxinomie, dans la musique classique [23]. Ë qui - chacun d'entre nous - manque le plus souvent de reconna”tre o une Ïuvre se dŽborde dans son excs ou son dŽfaillir, Nicolas rŽpondrait : c'est que nous n'avons pas ŽtŽ assez quiconque pour reconna”tre le quelconque.

Reste ˆ voir si ce qui s'est dit lˆ pour Farben peut tre "voulu" comme la vŽritŽ Schoenberg, et en quel sens cette vŽritŽ peut, par delˆ Schoenberg, traverser la musique.

 

La troisime partie du livre, o Nicolas se porte vers le Schoenberg dodŽcaphoniste, et Žlit comme exemple Mo•se et Aaron, est le lieu d'un double mouvement d'extension des concepts dŽsormais mis ˆ disposition.

En ce qui concerne Schoenberg, l'Žtude de la pensŽe au travail dans plusieurs fragments de l'opŽra conduit ˆ la dŽclaration que ce qui s'Žtait avŽrŽ dans le "moment" de Farben comme un style de pensŽe diagonal – redisons : ouvrant la place pour un excs possible dans un ensemble qu'on tenait pour entirement dŽnombrŽ - est en fait le trait mme, la spŽcificitŽ de la singularitŽ Schoenberg, partant la question posŽe ˆ quiconque prŽtend "vouloir" Schoenberg (Nicolas assumant qu'en ce point, c'est le compositeur. qui, directement, en lui s'engage). C'est dire qu'on ne pense pas avec Schoenberg quand on le rŽduit au systme sŽriel ; pas non plus quand on le ramne au choc du constructivisme et de l'expressionnisme ; et pas non plus quand on le tient tour ˆ tour pour un rŽvolutionnaire radical et pour un rŽformiste hŽsitant. Le geste singulier de Schoenberg, c'est "une manire de parcourir l'ensemble des possibles d'une situation pour en extraire, par le jeu mme de ce tracŽ, un nouveau point jusque lˆ inaperu, un point qui prend rŽtrospectivement la forme d'un trou dans un ordre prŽcŽdemment conu comme exhaustif". Ce qui dans ce trou s'inscrit, c'est "le temps subjectif d'une rŽcollection anticipante d'une infinitŽ non explicitement construite mais seulement prŽfigurŽe[24]. J'ajouterai pour ma part que cette analyse d'une rŽcollection-anticipation rend trs bien compte du double sentiment d'inou• et d'enfoncŽ dans la continuitŽ (de l'histoire de la musique) qu'on a sans cesse en Žcoutant Schoenberg, bien davantage qu'en Žcoutant ses successeurs.

La seconde extension qu'opre Franois Nicolas est celle de la pensŽe diagonale en style, un style qui vient lui-mme en excs ˆ deux autres : le style constructiviste et le style expressionniste. On l'aura compris : Nicolas refonde l'idŽe de style sur les trois catŽgories - construction, expression, sensation - qu'il avait, au dŽpart de son exposŽ, reconnues comme fondatrices de la pensŽe musicale. Il ne s'agit, bien entendu, chaque fois que de la prŽdominance d'une des catŽgories comme dŽterminant un style, de ce qu'elle y dŽtermine les deux autres catŽgories, qu'elle soumet. Mais lˆ, deux remarques s'imposent.

D'une part, le schme mme adoptŽ conduit ˆ rattacher le style diagonal ˆ la sensation. Ce qui Žtait assurŽment le cas pour le moment de Farben. Mais de la dŽfinition qui a ŽtŽ donnŽe du diagonal, je ne vois pas pourquoi il suivrait qu'il s'inscrit dans l'immanence du matŽriel sonore plus spŽcifiquement que dans une prŽcipitation de la construction ou une sur-saturation de l'expression. Et de fait, les analyses que donne Nicolas de Mo•se et Aaron, balayant toute l'Žtendue du musical, insistent, autant que sur la diagonalitŽ de la sensation, sur la diagonalitŽ de la construction - ainsi de ces mesures o ˆ des imitations dispersŽes ("non prŽsentŽes") se superposent des canons (o s'indique la prŽsence d'une loi sans qu'elle-mme soit prŽsentŽe), sur quoi se posent un choral faisant par sa verticalitŽ contraste avec l'horizontalitŽ du contexte (donc nettement prŽsentŽ) et un cantus firmus mŽlodique (voix principale, "reprŽsentŽe") [25] ; dans une telle Žlaboration, Nicolas propose de voir, au rebours d'une construction homogne et hiŽrarchisŽe, un "b‰ti" d'hŽtŽrognes, voire une "ossature" arrimŽe par des filins [26]. De mme, il dit les occurrences de la diagonalitŽ de l'expression - saturation par occupation de tout l'espace chromatique, ou par compression du matŽriau sonore, ou comme flux dont le retrait laisse entrevoir "un indiscernŽ antŽrieur comme le reflux d'une vague dŽpose sur le sable quelques paillettes du multiple infini de la vaste mer, miettes d'ailleurs bien vite rŽensevelies[27]. On aura remarquŽ ici le cheminement implacable de la pensŽe thŽoricienne de Nicolas : les trois catŽgories dŽterminent trois styles qui recolorent chacun les trois catŽgories, et le font pour chacune selon la mme triple rŽpartition. Pour ce qui est de la sensation, Nicolas, paradoxalement moins complet, y isole essentiellement, comme un opŽrateur privilŽgiŽ des opŽrations diagonalisantes - au moins chez Schoenberg - la logique de l'ombre : "faire vibrer sa propre lumire en sorte de 'causer' l'ombre", "rŽvŽler ce qui ne peut tre discernŽ qu'ˆ partir du gris", "napper d'insŽcuritŽ le bloc lumineux des certitudes Žtablies[28]. Il cite ainsi un passage o chacune des voix mŽlodiques est doublŽe par la flexibilitŽ d'un instrument, pendant qu'au premier plan des voix parlŽes chuchotent, de sorte qu'on a lˆ un effet d'ombre "apte ˆ tre zŽbrŽe par des lignes de fuite", et qu'un canon instrumental ˆ quatre voix trace dans le travers de ce "clinamen de l'ombre" son oblique. Il me semble logique de rattacher encore ˆ la diagonalisation de la sensation - quoique Nicolas ne soit pas lˆ - dessus explicite - "l'indiffŽrence instrumentale" qui, pour ne prendre qu'un exemple, fait soudain passer d'un instrument ˆ l'autre le doublement d'une voix chantŽe ("un en deux") ou au contraire ("deux en un") soutient d'un seul instrument deux voix sŽparŽes : c'est bien dans l'immanence du matŽriau sonore que dŽfaille ici encore le discernement. Tout cela, qui fait parfaitement comprendre ce que Franois Nicolas entend par style diagonal, et permet de saisir o, dans le vif de la musique, il le rencontre, atteste assez qu'il n'y a pas vocation plus particulire de la sensation ˆ le porter. Je souponne qu'outre le souci d'adosser l'une ˆ l'autre les deux tripartitions des catŽgories et des styles, l'option de Nicolas traduit plus profondŽment sa prŽfŽrence de compositeur, soit le sujet musical dont il est le musicien sujet. En tous cas, nul, aprs des analyses du style musical comme celles auxquelles j'ai fait - sans plus - allusion, ne saurait avancer que se tenir au plan de l'intellectualitŽ musicale soit manquer la musique dans sa plus concrte matŽrialitŽ.

La seconde remarque qu'appelle cette exposition des trois styles encha”ne directement sur les lignes prŽcŽdentes. C'est que, voulant Schoenberg, Nicolas tranche : il dit son opposition au style constructiviste qui est un style de ma”trise, o la composition (ex. l'Îuvre-Stravinsky) conduit exactement l'Žcoute o elle veut et ne se laisse pas elle-mme Žgarer par quelque advenue de l'excs. S'il reconna”t pour les vertus du constructivisme la prŽcision et la justesse, Nicolas un peu contradictoirement lui reproche ˆ la fois d'tre gouvernŽ, via le paradigme du langage, par le souci du sens et par une logique non musicale (soit la plus dŽpourvue de sens). Et encha”ne que, comme figure du sens et de la loi ( : la sŽrie) au prix de la vŽritŽ, soit comme figure de la religion, c'est Aaron qui dans l'opŽra reprŽsente le constructivisme - interprŽtation frappante, indŽpendamment de sa connotation polŽmique -. SymŽtriquement, l'expressionnisme, dont le cri offrirait le paradigme, serait de l'esclave qui se laisse dŽborder par un "dŽmon" ; ce dont il pourrait se rŽclamer serait l'Žnergie de sa poussŽe ; mais suspendue chaque fois ˆ l'irrŽpŽtable d'une exŽcution, et transmise comme l'obscur d'une inititiation. Sa part est ˆ l'Žvidence dans Mo•se et Aaron celle du peuple, sans toutefois qu'elle y aille jusqu'ˆ cette adresse sans contenu qui serait la figure extrme de l'expressionnisme, et o Nicolas propose de reconna”tre l'essence de la prire. Bref, lˆ o le sujet musical constructiviste Žtait obsessionnel, le sujet musical expressionniste s'avre hystŽrique. Ces prises de position ne surprennent pas vraiment connue la distance prise ds le dŽbut ˆ l'Žgard du sŽrialisme, entra”nant une discussion constante - dans la reconnaissance - avec Boulez ; et connue la place primordiale qui a ŽtŽ d'emblŽe reconnue ˆ l'intellectualitŽ du musical contre la possession expressive. Mais il importe de nouveau de dire que tenir que la vŽritŽ est la saisie de ce en quoi le RŽel dŽborde le savoir, et que, cela Žtant, elle tient ˆ une dŽcision sur l'indiscernable, ne saurait - et ne doit pas - refermer le champ des Ïuvres aptes ˆ une telle ouverture. J'y insiste, parce qu'il s'agit lˆ de dŽfendre contre ce qui serait une rŽduction - et une facilitŽ dans le choix des occurrences - un concept de la vŽritŽ que je partage. Si j'ai pu montrer, pour ma part, qu'il y a une butŽe du visible sur la dyade de la lumire et de la couleur, ˆ la fois irrŽductibles et indissociables, o se touche une des vŽritŽs du visible, j'ai pu le faire autant que sur Rothko, dont je veux bien qu'il appartienne au style diagonal, sur Bellini, qui n'y appartient Žvidemment pas. Et quand Nicolas cite Bach, entre autres, comme un "primitif" du style diagonal [29], on ne voit pas qu'il avance autre chose que les voies par lesquelles la construction,comme telle, par son procs soumettant et indiffŽrenciant toutes les autres dimensions de la pensŽe musicale, ouvre le fini de l'Ïuvre ˆ l'infini de l'tre musical. La proposition se rŽpterait, s'agissant de l'expression, pour Schumann. Entre la reconnaissance de ce que tout style peut s'ouvrir sur un moment diagonal et l'accent mis sur un Žventuel style spŽcifiquement diagonal, il y a un espace que Nicolas n'a pas clairement balisŽ.

On n'oubliera pas que cet exposŽ sur les styles avait pour but la dŽmonstration de ce que Mo•se et Aaron ne peut tre rŽduit ˆ ses deux dimensions constructiviste et expressionniste (rencontre qui, remarquons-le, quand elle est poussŽe ˆ ce point, est dŽjˆ, jusque dans le sens que Nicolas donne ˆ ce mot, singulire). Posant au cÏur de l'opŽra le style diagonal, Nicolas redŽfinit celui-ci comme le "traverser une situation de part en part, ˆ vive allure et avec la vigueur que procure seul un projet" ; ou "une manire de concevoir l'Ïuvre comme nomade de la musique[30]. Or de telles formulations rŽveillent une question plusieurs fois surgie en cours de lecture : j'ai dit quelle assise fournit ˆ Nicolas thŽoricien, outre sa ma”trise de la pensŽe mathŽmatique, l'assise qu'il trouve dans l'appareil conceptuel de Badiou ; mais il est clair que son concept du diagonal pourrait aussi appeler la rŽfŽrence ˆ Deleuze, qui y aurait reconnu le survol par la pensŽe d'un champ d'intensitŽs dans l'infinitude duquel toute finitude s'ab”me, o tout sens circule tendu entre ses extrŽmitŽs opposŽes, o toute diffŽrence se perd dans l'indiffŽrenciŽ, et o ce qui se signe ainsi comme "chaosmos" est au suspens d'un lancer de dŽ. On sait, au reste, que de la musique, Deleuze parlait merveilleusement. Pourtant, entre Deleuze (que Nicolas ne cite pas) et Nicolas, on est au point d'une dŽcision - d'une alternative - cruciale de la pensŽe contemporaine : lˆ o le diagonal serait pour Deleuze figure de la pensŽe dans son mouvement originaire, il en est pour Nicolas seulement le point d'excs ; lˆ o l'Žclair du "moment" serait pour Deleuze la saisie intuitive du vrai, purifiŽe de tout le "ralentissement" propre au Logos, il est pour Nicolas le tracŽ de fuite qui s'entr'ouvre sur le vide, au terme d'un travail contr™lŽ de l'intellectualitŽ musicale [31] ; lˆ o se dirait pour Deleuze une ontologie du chaos, se dit pour Nicolas que c'est par ce qui le soustrait ˆ la finitude de toute approche unifiante, que l'tre "Žternel" du musical peut tre dŽterminŽ par le quelconque ; lˆ o Deleuze conoit des "Žmissions de singularitŽs" prŽpersonnelles [32], Nicolas cherche les enjeux d'une singularitŽ džment localisŽe ; lˆ - lˆ surtout - o Deleuze ne reconna”trait que la circulation intŽrieure d'une Ïuvre et privilŽgierait ce que cette circulation a de "nomade", Nicolas nomme la consistance d'un sujet musical. Sympt™me : ce que Deleuze aime citer de MallarmŽ est le "point alŽatoire" [33] d'Igitur, Nicolas prŽlve [34] dans le mme texte "causer l'ombre en soufflant sur la lumire" ; soit deux conceptions irrŽductibles de l'ŽvŽnement. Toutes oppositions ramassŽes dans ces lignes : "il y a cela, au principe du style diagonal : la conviction de l'Ïuvre (la conviction du sujet musical, donc) qu'il s'agit pour elle de cheminer dans la musique, la conviction que la musique est plus grande que l'Ïuvre, que l'Ïuvre est un moment fini de la musique et que cette finitude de l'Ïuvre n'est pas sa mort (expressionnisme) ni sa complŽtude (constructivisme) mais sa conclusion, c'est-ˆ-dire sa propre dŽcision de sujet libre" [35].

 

Tendu entre deux concepts fondateurs pour tout discours sur la musique, ceux de pensŽe musicale et de sujet musical, et le vouloir de la singularitŽ diagonale, le livre de Franois Nicolas accomplit deux pas ˆ la fois. Il ordonne l'espace musical, et dans cet espace il dŽcide - il dŽcide en et comme compositeur - d'une voie. Ce terme de dŽcision est celui qui fait le pont entre les deux opŽrations. Car si l'Ïuvre, l'Ïuvre rŽellement constituŽe, est un sujet, c'est qu'en chacun de ses moments elle a tranchŽ de ce qu'elle voulait tre. Et si la dŽcision de Nicolas est, aprs celle de Schoenberg, l'enqute compositionnelle pour le style diagonal, c'est parce qu'au sujet musical n'est pas promise la possession - l'acquisition - d'une vŽritŽ close, mais l'ouverture, comme un vertige, sur ce que, reprenant le mot de Lacan, Nicolas appelle le RŽel du musical.

On ne peut manquer d'opposer la rigueur, la hauteur de pensŽe et la fŽconditŽ d'un tel travail, ˆ la fois thŽorique et engagŽ, ˆ la mollesse conceptuelle des propos, aujourd'hui le plus souvent tenus ˆ l'abri du positivisme analytique, sur l'apprŽciation subjective d'un objet "candidat" ˆ la reconnaissance comme Ïuvre d'art. On remarquera que ces propos-lˆ sont typiquement ceux de consommateurs ; il n'est pas secondaire de noter que la rŽflexion de Franois Nicolas tire aussi sa pertinence de ce qu'elle est, au plein sens du mot, celle d'un crŽateur.

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[1]. Initialement trois confŽrences donnŽes ˆ l'Ircam, novembre 1996 - janvier 1997.

[2]. Quelle unitŽ pour l'Ïuvre musicale ?, Horlieu, Lyon, 1996.

[3]. P.12.

[4]. P.14.

[5]. P.22-23.

[6]. P.24.

[7]. P.18.

[8]. P.57.

[9]. P.53.

[10]. P.19.

[11]. P.19.

[12]. P.70.

[13]. P.78.

[14]. Ou la "diagonale de Cantor", par quoi se dŽmontre que l'ensemble des nombres rŽels n'est pas dŽnombrable, p.97.

[15]. P.98.

[16]. P.101.

[17]. Cf. Les moments favoris, une problŽmatique de l'Žcoute musicale, Žd. Noria, Reims, 1997.

[18]. P.104.

[19]. Cf. la confŽrence de Reims ci-dessus citŽe..

[20]. Comme ce qu'en a fait Badiou lui-mme, notamment pour Beckett et MallarmŽ.

[21]. P.44-64, passim.

[22]. Cf. la confŽrence de Reims : "L'Ïuvre peut-elle tre sujet aussit™t qu'elle commence ? On ne le sait pas, on ne saurait le savoir. Le moment favori appara”t moins comme le moment o l'Ïuvre devient sujet musical que comme le moment o il s'avre qu'elle l'est".

[23]. Cf. la mme confŽrence.

[24]. P.129.

[25]. Toute cette analyse repose sur le constat que la plupart des relations musicales - notamment la sŽrie - donnent forme ˆ des objets dans lesquels, bien que prŽsentes, elles ne sont pas prŽsentŽes ˆ l'Žcoute ; et qu'il faut encore distinguer entre la prŽsentation et la reprŽsentation qui n'interviendrait que pour supplŽer une dŽfaillance de la prŽsentation. Ce qui est exposŽ lˆ (p.138-139) brivement devra sžrement faire l'objet d'une Žtude spŽcifique ; et ne s'entend bien que rŽfŽrŽ ˆ la distinction faite par Badiou entre la prŽsentation de l'tre multiple d'une situation qui le compte pour Un, et sa "rŽassurance" nŽcessaire par la reprŽsentation qui compte pour Un le compte lui-mme. Ce qui suppose - et l'on voit aisŽment ce que cela signifie en musique - le redoublement du compte des ŽlŽments par celui des parties.

[26]. P.142.

[27]. P.154.

[28]. P.146.

[29]. P.179.

[30]. P.175 - 176.

[31]. Nicolas et Deleuze se rencontrent souvent dans leurs rŽfŽrences mathŽmatiques : propriŽtŽs de situation qui ne sont dŽterminŽes que par des relations de voisinage, thŽorie des intŽgrales, opposition entre algŽbrique et topologiqueÉ On peut prŽvoir qu'ils n'en font pas la mme lecture.

[32]. Logique du sens, XV.

[33]. Logique du sens, p. 82.

[34]. P.146.

[35]. P.175-176. Ë propos de la conclusion, je me contente de renvoyer ici ˆ une discussion conduite tout au long du livre - notamment p.114 - sur ce que c'est que "finir" une Ïuvre ou refuser de l' "achever". Je n'aborderai pas, du mme coup, la lecture - impressionnante - proposŽe par Nicolas de l'inachvement de la partition de Mo•se et Aaron, lecture dont l'axe porte sur le sujet musicien, et nommŽment sur le manque du mot Juif.