On
connat les mots orgueilleux par lesquels Rousseau ouvre ses Confessions :
Ç je forme une entreprise qui nĠeut jamais
dĠexemple, et dont lĠexcution nĠaura point dĠimitateurs. Je veux montrer mes
semblables un homme dans toute la vrit de sa nature. Et cet homme, ce sera
moi. È On a envie, aprs avoir lu lĠimmense fresque de Franois
Nicolas (quatre volumes remplis de science, de pense, et de perception vive)
de le ressaisir dans des termes voisins : Ç Je forme une entreprise qui nĠeut jamais dĠexemple, et dont lĠexcution
nĠaura point dĠimitateurs. Je veux montrer mes semblables un monde dans toute
sa vrit. Et ce monde, ce sera la musique. È
Le
projet de Franois Nicolas nĠentre en effet dans aucune des catgories reues
du rapport la musique. Ce nĠest pas un ouvrage historique et critique,
consacr tel ou tel grand musicien, ou telle ou telle squence de
lĠhistoire de la musique occidentale, bien que les rfrences historiques et
les citations dĠÏuvres y fourmillent. Ce nĠest pas un trait thorique, de
contrepoint, dĠharmonie, de srialisme, bien que lĠtude des structures
fondamentales de la musique, tonale, atonale, srielle, postsrielle, y soit conduite avec force et clart. Ce nĠest pas une Ïuvre
consacre au rapport de la musique son contexte culturel, bien que soient
trs frquemment convoqus les tmoins et les juges des moments-clefs de lĠhistoire
de la musique, du 16Ħ au 21Ħ sicle. Ce nĠest pas un trait dĠesthtique, au
sens philosophique du terme, bien que la philosophie, y compris la plus
rcente, soit trs prsente dĠun bout lĠautre du livre. Ce nĠest pas non plus
un livre consacr ce que son auteur appelle Ç lĠintellectualit
musicale È, et qui est la pense de la musique comme tant elle-mme une
pense en acte, bien que tous ceux qui cherchent le noyau rationnel de cette
intellectualit, de Rameau Boulez, soient minutieusement relus, prsents et
discuts. Ce nĠest pas non plus une description impressionniste du rapport
sensible de lĠauteur, en tant quĠauditeur, des Ç moments È musicaux
particuliers, bien que la catgorie de Ç moment-faveur È soit expressment
dfinie, travaille et exemplifie, dans des passages entiers de la somme. Il
nĠest pas non plus question de rduire le livre un formalisme plus ou moins
mathmatis, bien que la mathmatique soit trs prsente. Ce qui ne saurait
tonner de la part dĠun des fondateurs et animateurs du groupe, dont on
mesurera un jour lĠextrme importance dans la conjoncture intellectuelle des
vingt dernires annes, je veux parler du groupe nomm mamuphi, savoir : Ç mathmatiques, musique, philosophie È. Mais enfin, cela
mme ne peut servir unilatralement dfinir le livre dont nous parlons.
Ajoutons que le lien intime de la musique aux langues, leur multiplicit
comme leurs diffrences, est un souci permanent de Franois Nicolas, tant
comme musicien que comme penseur. Cependant, la somme nĠest pas non plus un
trait du rapport entre musique et langage.
Pour
comprendre cette entreprise, en effet Ç sans prcdent È, et dont
Ç lĠexcution È nĠest pas prs dĠavoir des Ç imitateurs È,
pour mesurer son originalit totale, il faut partir de la notion de
Ç monde È. Car ce quĠil sĠagit de visiter, de cartographier, de
penser dans sa structure comme dans ses dtails sensibles, cĠest le territoire
entier de la musique Ç occidentale È, depuis ses fondements les plus
techniques, les plus assurs, jusquĠ ses vibrations locales les plus
singulires. Il sĠagit en somme de suivre le guide Ç Franois Nicolas È
dans un parcours crit total de ce qui existe sous le nom et la ralit de
Ç musique È.
Franois
Nicolas, qui est Ç mamuphi È en personne (matheux, musicien, philosophe)
ne laisse jamais rien, dans ses crits, qui soit dpourvu de dfinition et
abandonn sans quĠen soient explores toutes les consquences.
Ç Monde È est un mot qui la fois rsume son entreprise et en fait
partie. Il emprunte pour ce faire la philosophie comme aux mathmatiques, il
en extrait des paramtres (transcendantal, objet, enveloppe, existence locale,
voisinages, pointsÉ) qui lui permettent de situer
chaque rfrence, chaque strate de son discours, dans une sorte de rfrence
mobile la notion de Ç monde È.
On
pourrait dire que, lorsquĠil cite une partition, lorsquĠil analyse un
moment-faveur, lorsquĠil discute les catgories dĠune intellectualit de la
musique, lorsquĠil cherche situer lĠapport le plus singulier dĠun
compositeur, lorsquĠil compare des structures musicales, lorsquĠil se soucie du
rapport entre criture-notation et excution-audition, questionnant ainsi la
notion de Ç concert È, Franois Nicolas est toujours en train de
situer une pense singulire, ou un objet perceptible, dans le monde auquel ils
appartiennent. Ce vaste difice est largement de nature topologique :
penser le monde-Musique et y
entraner ses lecteurs, cĠest relier chaque dveloppement particulier la
disposition dans le monde des objets qui le constituent.
Il
faut bien voir aussi que sont prises en comptes les capacits variables du
lecteur. Elles dfinissent des niveaux de lecture possibles, lesquels, leur
tour, vous guident dans la topologie du monde. CĠest que ce monde va des pures
diffrences sensibles aux distinctions conceptuelles et aux
Ç ides-musique È par la mdiation dĠinnombrables rfrences et
exemples. Disons quĠon ne peut gure phraser la diffrence exacte entre le
timbre du cor anglais et celui du basson, mais quĠon peut aider la faire
entendre. Et, lĠautre extrmit, que lĠon ne peut gure rendre immdiatement
sensible lĠide de musique athmatique, puisque le thme est le guide
traditionnel de lĠcoute des classiques, mais quĠon peut cependant
lĠexemplifier dans quelques squences crites.
Ainsi,
le parcours, tendu historiquement entre Josquin des
Prs et, disons, Brian Ferneyhough pour ce qui est
des Ïuvres proprement dites, entre disons Rameau et Nicolas lui-mme pour ce
qui est de lĠintellectualit, peut se lire diffrents niveaux, que la
distribution des chapitres, paragraphes et sous-paragraphes clarifie tout
instant, comme si elle tait la porte sur laquelle sĠcrit la partition du
voyage dans le monde-Musique.
On
aura compris que sĠembarquer pour ce voyage est sĠattendre constamment de
nouvelles questions, de nouveaux exemples, de nouvelles perspectives, et se
prendre volontairement dans une toile o partitions, calculs, structures,
jugements et plaisirs sĠenchevtrent sans que jamais disparaisse lĠhorizon dĠun
monde unique.
Dirais-je
enfin de quelle tension sĠanime, subjectivement, cette Odysse vritablement
unique, qui, traversant tous les ges, sĠacharne en direction du port
dĠattache, peut-tre introuvable, de la musique contemporaine ? Il me
semble que cĠest une explication avec Boulez, et ce aux deux niveaux essentiels :
celui de lĠintellectualit de la musique, laisse inacheve – dit Nicolas
– par le Matre, et au niveau de la composition, o des solutions
provisoires, des consolidations peut-tre plus apparentes que relles, ont,
elles aussi, du les promesses altires du commencement.
QuĠon
ne se mprenne pas : ce ne sont pas l des Ç critiques È
adresses un matre vieillissant. Ce sont des impratifs tirs de son
enseignement mme, tant thorique que pratique, afin de faire ce quĠil
fit : reculer les limites du monde-Musique,
afin dĠen sauver lĠexistence.
Et
peut-tre est-ce dans le multiple des langues quĠil faut puiser une des
ressources de ce dpassement, tant il est vrai quĠaujourdĠhui rien ne peut
valoir qui ne soit, pleinement, et affirmativement, transnational. Franois
Nicolas, comme compositeur et comme thoricien, nous dit aussi pourquoi et
comment le monde-Musique ne saurait
chapper cet impratif.
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