Atelier-Erkennung

(ENS-Ulm, mardi 6 mai 2003)

 

 

 

François Nicolas

 

 

 


Composer aujourd’hui « pour » orgue ?

Partons de la difficulté de composer une œuvre contemporaine pour orgue. Il est en effet impossible d’être « indifférent » à l’instrument : on ne saurait neutraliser ses particularités, un peu comme le fait, finalement Jean-Sébastien Bach lorsqu’il transcrit pour orgue (en Ré) le prélude de sa troisième sonate pour violon seul (en Mi) !

Les particularités de l’instrument

Quelles sont ces particularités ?

Les expliciter implique de différencier les différentes familles d’orgues : il y a plus de différences entre orgues qu’il n’y en a par exemple entre violons ou entre flûtes. Il n’existe pas d’orgue générique comme il existe un violon, un piano et une flûte… On n’écrit pas pour un orgue mais pour un type d’orgue.

Ici, un Grand orgue symphonique

On va aujourd’hui même s’écarteler entre deux extrêmes en présentant cet atelier sur un petit orgue Gonzalez, d’esthétique dite néo-classique et en écoutant ce soir Erkennung sur un Cavaillé-Coll, grand orgue symphonique…

Erkennung a été en effet écrit pour un orgue de type Cavaillé-Coll, c’est-à-dire un orgue de la masse sonore plutôt que du contrepoint, de la puissance harmonique plutôt que du ciselage mélodique — j’indiquerai tout à l’heure de quelle manière… —.

Quatre manières de faire…

Face à l’orgue, plus intensément que face aux autres instruments, il y a quatre possibilités pour un compositeur d’aujourd’hui : faire sans, faire contre, faire avec, faire pour

Faire sans ?

Il s’agit dans ce cas de neutraliser les particularités de l’instrument. C’est en un sens la voie adoptée par Schoenberg dans la pièce que nous entendrons de lui ce soir : Variations sur un récitatif. Relevons au passage que neutraliser un instrument est une opération active, non pas une indifférence passive : cela requiert des opérations appropriées à cette tâche de neutralisation, donc une connaissance des particularités qu’il s’agit de neutraliser, une volonté de passer outre, une ligne de conduite pour le mener musicalement sans que la violence faite à l’instrument n’en devienne une brutalité (je ne suis pas sûr que Schoenberg ait ici toujours eu ce souci…).

Faire contre ?

Faire contre ? Il s’agit dans ce cas de lutter contre l’instrument, en travaillant à ses marges — par des modes de jeux spécifiques : un ami a ainsi écrit une œuvre pour orgue qui ne joue que de jeux à moitié tirés en sorte que la sonorité générale de l’instrument soit constamment rendue incertaine, vacillante, intérieurement fendue… —. Il s’agit ici de déconstruire l’orgue, de défaire la construction de cette vaste machine avec la conviction que cette construction, ayant été au service d’un certain type de musique, ne saurait plus servir telle quelle à un nouveau type de musique et qu’il faut donc démembrer l’assemblage pour en retrouver un usage musical possible (au moins partiellement).

Faire avec !

Mon parti est de faire avec : il ne m’intéresse guère musicalement de m’en prendre à l’instrument et si j’ai accepté l’amicale sollicitation de Jean-Pierre Leguay, compositeur et organiste, d’écrire quelque chose pour l’orgue de Notre-Dame, c'est parce que je pensais qu’il y avait encore parti musical à tirer d’un tel type d’instrument. S’il ne s’était agi pour moi que de le critiquer, de le défaire, d’en user systématiquement à contre-emploi, j’aurais préféré décliner l’invitation.

Faire pour ?

J’ai choisi de faire-avec en évitant, à proprement parler, de faire-pour, c’est-à-dire sans exactement écrire « pour » l’orgue — si l’on entend par écrire pour un instrument donné l’idée de composer en conformant son discours aux usages établis mettant en valeur l’instrument et son exécutant, somme toute en exhibant une virtuosité du corps à corps entre l’organiste et sa machine (pensons, par exemple, aux pièces écrites pour les concours d’instrumentistes).

Dans Erkennung, il y a alors des parties qu’on dira organistiques tandis que d’autres seront considérées — en particulier par son interprète… — comme anti- ou a-organistiques (je pense par exemple ici à ces figures en éventail du premier mouvement [1] qui instaurent une tension : soutenir un impossible legato sur ce type de figure violente quelque peu l’instrument-orgue — non sa mécanique, mais sa « nature »… —).

 

Les problèmes pour composer de la musique avec un tel instrument

Quels sont les problèmes que l’orgue pose au compositeur contemporain ?

L’harmonie diatonique

Il y a d’abord que l’instrument est organiquement orienté vers une harmonie diatonique : voir les mixtures, les doublures privilégiant les octaves d’abord (les jeux de 32, 16, 8, 4 et 2 pieds permettent de déployer simultanément 5 octaves), puis les quintes, puis les tierces, parfois enfin les septièmes (comme à Notre-Dame).

L’harmonisation

L’harmonisation elle-même tend également à ce diatonisme et l’harmonie contemporaine ne s’y trouve pas naturellement à l’aise.

De plus cette même harmonisation tend à favoriser la perception de la hauteur supérieure des accords (« harmonisation ascendante ») si bien qu’elle incite le compositeur, qui veut que ses harmonies sonnent bien à concevoir des mélodies accompagnées, ce qui n’est plus une manière bien vivante de composer aujourd’hui de la musique…

L’inertie sonore du grand orgue symphonique

L’orgue, surtout le grand orgue symphonique, est d’une sonorité particulièrement lourde, ce qui tient en bonne partie à la réverbération importante des espaces architecturaux dans lesquels il projette ses sonorités. D’où une assez grande inertie qui ne favorise pas un certain qui-vive propre à la musique contemporaine et encourage des discours au déroulement relativement inerte et donc aisément anticipable.

Un jeu instrumental sévèrement contraint

Le jeu instrumental est lui-même assez rigide en raison de la très vaste machinerie que constitue l’instrument. D’où des possibilités assez restreintes de moduler le corps à corps entre l’organiste et son instrument, de modifier ses modes de jeux, de faire ressentir la trace que le corps du musicien laisse sur le son projeté par la machine-orgue dans le vaste espace de la nef.

La tentation du pouvoir que connaît toute puissance

L’orgue, également, est un instrument qui n’admet guère de contestation possible de ses énoncés : sa puissance sonore est telle que ses affirmations prennent très vite un caractère éminemment péremptoire. C’est aussi pour cela qu’il devient facilement un instrument de pouvoir dont les adresses surplombent et écrasent l’assistance groupée passivement à ses pieds. Susciter sur cette base une écoute qui ne soit pas une obéissance apparaît ici comme un défi qu’il m’intéressait de relever.

Les partis pris d’Erkennung en matière d’orgue

Faire avec l’orgue, cela a consisté pour moi à faire avec ces caractéristiques qui accompagnaient la décision d’accepter l’idée de composer pour Grand Orgue. D’où quelques partis caractéristiques d’Erkennung que je présente ici rapidement pour y revenir plus en détail ensuite.

• L’importance accordée ici au travail harmonique,

• L’existence d’un jeu explicite du son projeté avec l’espace architectural,

• le choix de violenter parfois le corps-à-corps en lui imposant une tension à rebours de la nature organistique.

• mais aussi le parti pris de ne pas bouder mon plaisir à jouer d’une telle vaste et puissante machinerie : Erkennung n’est ni dans la déconstruction de la somptueuse machine-orgue, ni dans le complexe au regard de ce dont le Grand Orgue est capable. Il ne s’agit donc pas de s’installer — pendant une demi-heure ! — dans des pianissimos, des bruits plus ou moins parasites, des énoncés à moitié affirmés et retirés aussitôt que posés. Faire avec l’orgue, c’est aussi pour moi jouer des éclats de l’instrument, de son aptitude à broyer l’espace architectural, à plier la nef sous ses coups de butoir, à noyer le chœur dans une masse sonore en fusion, à mettre le feu à la voûte en la bombardant de chamades déchaînées, etc. Finalement, si l’on retient le Grand Orgue, ce ne saurait être pour rapetisser ce qui est grand : la grandeur est trop rare pour donner envie de la rabaisser…

Le programme du récital

Avant de revenir sur les partis pris compositionnels d’Erkennung, quelques mots rapides sur le programme du récital conçu avec Jean-Luc Étienne.

Le troisième choral de Franck

Le troisième choral de Franck dont le propos harmonique est brouillé par ces pédales mêmes qui devraient servir de repères est somme toute une sonate culminant en un grand déferlement fait de vagues amoncelées qu’on n’a pas vu jaillir et qui viennent nourrir le grand déluge tellurique de la fin.

Les variations de Schoenberg

Les variations sur un récitatif d’Arnold Schoenberg sont une œuvre qui me tient particulièrement à cœur en raison du compositeur qui l’a écrite — ce n’est clairement pas son chef-d’œuvre mais elle a une âpreté qui n’est pas sans séduction — au point que le quatrième mouvement d’Erkennung — un choral — cite le récitatif en question et le dispose selon l’ancienne logique du cantus firmus.

La pièce d’orgue de Bach

Il a enfin ce soir une pièce d’orgue de Jean-Sébastien Bach — le BWV 572 — qui n’est pas la moins surprenante des œuvres jouées lors de ce récital. C’est l’une des œuvres les plus sidérantes que Bach ait composées. Elle est en trois parties enchaînées sans aucune transition lors même que le contraste de leur écriture est extrême, entre l’horizontalité des première et troisième parties et la verticalité de la deuxième. Chaque partie de plus est, en elle-même, très étrange, ne renvoyant à aucun modèle ou forme connue : ni prélude, ni fugue, ni ricercare, elles poursuivent chacune leur principe propre sur une durée assez hallucinante, au-delà de ce que les bonnes conventions toléreraient. La partie centrale est d’une splendeur contrapuntique qui peut faire lever chez son auditeur quelque angoisse tant l’éclat polyphonique associé à l’absence de toute thématique perceptible prodigue une forme d’excès énigmatique au moment où l’on ne sait plus quand cela va s’arrêter et qu’on continue d’être embarqué dans d’incessants virages et tourbillons harmoniques…

Erkennung, dans cette assemblée…

J’aime qu’Erkennung puisse ce soir dialoguer avec cette Fantaisie de Bach comme, j’espère, elle saura également le faire avec les variations de Schoenberg et le choral de Franck : la pièce de Bach en tous les cas consonne avec de nombreuses caractéristiques de mon œuvre.

·       Les guirlandes des parties 1 et 3 de Bach ne sont pas sans écho dans les nombreuses guirlandes qui sillonnent les mouvements 1 et 3 d’Erkennung.

·       Le bouillonnement harmonique qui occupe une place très centrale dans Erkennung renvoie directement à la partie centrale de la Fantaisie de Bach.

·       Le jeu des contrastes rapproche également les deux œuvres.

·       L’idée même de soutenir une idée au-delà de sa durée raisonnable et convenue, de prolonger un trait pour tenter d’en épuiser la verve musicale leur est également commune.

·       Finalement l’esprit de fantaisie, cette manière apparemment capricieuse de jouer de structures très rigoureuses, est, je crois, un trait partagé par ces deux œuvres qui prédispose à ce qu’elles entrent ce soir en dialogue.

Les orientations musicales d’Erkennung

Venons-en maintenant aux idées générales qui ont orienté la composition d’Erkennung.

Orientations instrumentales

Il y a d’abord des orientations qu’on dira instrumentales qui se déclinent en différents traits :

Une attention toute particulière portée à l’harmonie

Il s’agissait d’abord de jouer d’harmonies qui soient aptes à « sonner à l’orgue », c’est-à-dire que l’orgue puisse s’approprier. Ceci indique un travail plus artisanal que proprement théorique : ayant mis en œuvre mes techniques harmoniques habituelles, j’ai accordé une grande attention à sélectionner dans mes champs harmoniques ce qui était susceptible de « sonner », à modeler mes structures pour les adapter à la sonorité du Grand Orgue.

Phrasé harmonique

Il s’agissait sur cette base de bâtir un phrasé harmonique qui tire parti de l’harmonisation ascendante mentionnée précédemment. Il s’agissait là pour moi d’utiliser cette caractéristique instrumentale en sorte d’établir des trajectoires harmoniques locales, de donner sens régional aux enchaînements d’accords, de modeler des sortes de fonctionnalités harmoniques transitoires.

Un bouillonnement harmonique

Il s’agissait ensuite de composer ce que j’appelle un bouillonnement harmonique, c’est-à-dire une masse sonore, plutôt épaisse et compacte mais qui reste intérieurement animée de mouvements, de poussées venant de temps à autre éclater en surface.

Tirer parti musical de la grande puissance pneumatique

Il s’agissait également de tirer parti musical de la grande machine pneumatique de l’orgue, de la puissance sans égale de son souffle.

— D’où par exemple le geste qui ouvre Erkennung et embrasse la tessiture pneumatique presque intégrale : d’un quadruple piano (pppp) dans l’ultra-grave au quadruple forte (ƒƒƒƒ) qui suit dans le médium et l’aigu.

— D’où également cette fermeture de la machinerie prévue à la fin du quatrième mouvement mais qu’on ne pourra réaliser sur l’orgue de Notre-Dame car l’informatisation de ce dernier empêche de tirer parti des transitoires d’extinction… [2]

Tirer parti musical du son projeté dans l’espace

Il s’agissait aussi de tirer parti de la projection du son dans l’espace architectural.

— D’où l’importance des figures rythmiques qui mobilisent la réverbération de la cathédrale :

·       soit par craquements de clusters,

·       soit par ces accords répétés (deux doubles, ou — parfois plus efficace encore — une double suivie d’une croche).

— D’où l’usage réjoui des somptueuses chamades dans le finale.

Embraser la nef

Il s’agissait également, et plus en vrac,

·       de mobiliser l’aptitude de l’orgue à dessiner sur de vastes tessitures des guirlandes qui fassent tournoyer l’espace,

·       de requérir sa capacité de générer des sonorités si graves qu’on peut presque en compter les battements constitutifs,

·       de mobiliser sa manière propre de nouer une trame harmonique en la figure du choral.

Comment l’instrument suscite une écriture spécifique

Il y a ensuite le parti de prendre modèle sur la réalité instrumentale spécifique de l’orgue pour en déduire des principes d’écriture qui soient ici singuliers.

Pour en donner deux exemples très simples :

L’écriture en « jeu creux »

Il y a l’écriture en jeu creux.

L’écriture « en formants »

Il y a également l’écriture de formants disjoints.

Dans ces deux cas, l’écriture (non la notation de combinaisons) prend directement en charge un principe sonore propre à l’orgue. Ce même type d’écriture pourrait, bien sûr, être utilisé pour d’autres instruments à clavier — pour le piano par exemple — ou pour l’orchestre (duo contrebasse-piccolo) mais la logique de brouillage de l’instrument n’en serait pas la même…

Orientations proprement compositionnelles

Il y a enfin des principes directement compositionnels.

Explicitons-en trois.

Donner Forme à l’informe

Il y a une même idée globale se déclinant de deux manières différentes :

— D’abord l’idée de partir, dans cette œuvre, du bruit, d’un souffle bruiteux pour en faire émerger le grand chant harmonique de l’orgue.

— De même, Erkennung part d’un certain chaos compositionnel — voir dans le premier mouvement la guirlande échevelée de gestes disparates (gestes au demeurant plus sonores que musicaux) qui se précipite, soit un tourbillon accéléré embrassant la diversité sonore de la grande machine — pour progressivement poser différents régimes musicaux de discours plus stables et soutenus, plus formés et conformés.

Dans les deux cas, le mouvement général est celui d’une Forme émergeant d’un certain chaos plutôt que celui d’une Forme initialement posée qui se déliterait progressivement : la Forme est ici conquise sur l’informe et il s’agit d’affirmer et soutenir qu’il est toujours possible de générer des formes musicales à partir d’un matériau sonore tel que celui fourni par le Grand orgue symphonique.

Le principe de variations-reconnaissance et non pas de variations-développement

Une logique de variations assez singulière et qui me tient particulièrement à cœur opère ici à grande échelle (30 minutes !). De quoi s’agit-il ?

Il s’agit que le variateur l’emporte sur le varié, ou encore il s’agit de produire une variation qui soit sans objet-origine (disons, pour simplifier, sans thème ou sans identité musicale perceptible préalablement disposée). Il n’y a pas ici d’identité originaire qui serait posée puis variée, c’est-à-dire altérée.

Variation se dit en allemand Veränderung, c’est-à-dire altération. Ceci indique, à mon sens mieux que le mot français, ce qui est en jeu dans la variation traditionnelle : un jeu de cette part d’autre qu’il y a dans le même.

La variation-développement

On peut formaliser la variation classique comme un passage par étapes de Ma à Am : l’objet initial est Ma (Même indexé d’altérité) et l’objet terminal est Am (Autre exposenté de même). La variation consiste à passer progressivement d’une identité à l’autre par une série d’étapes intermédiaires qu’on peut par exemple inscrire formellement ainsi :

Ma | MA | MA | MAM | AM | AM | Am

Il s’agit là de ce qu’on peut appeler des variations-développement réalisant une conversion dialectique de contraires.

Rappelons les deux modalités traditionnelles de présenter un tel développement (et je reprends ici une distinction intelligemment posée par Henri Pousseur [3]) :

— celle de Beethoven, par présentation successive des différentes identités (ou encore présentation des différents objets dans une même lumière),

— celle de Schubert, par éclairage varié de la même entité, par spectographie évolutive révélant ses différentes facettes, son potentiel de mutation. Disons ici que le contexte, ou le caractère non plus en-soi de l’objet mais pour-le-regard, est ce qui matérialise et met en évidence son altération.

La variation-reconnaissance

Je m’intéresse à un autre type de variation qu’on pourrait décrire comme une variation circulaire autour d’un centre absent. On en peut formaliser très simplement le parcours ainsi :

On a ici la présentation successive de différents objets s’avérant posséder un même air de famille sans qu’aucun père-géniteur soit jamais présenté : en quelque sorte une collection de frères sans père. Il s’agit là de transfigurer une collection d’altérités, d’extraire la part de même qu’il y a dans une série d’autres, ce qui renverse alors la dynamique de la variation-développement qui, elle, progressait du même vers les autres…

Bien sûr, pour que ce type de variation soit intéressant, il ne faut pas qu’il y ait un père caché, qui serait simplement absenté du régime de présentation. Il ne s’agit pas de découvrir ce qui aurait été dissimulé. Il faut qu’il n’existe tout simplement pas un tel objet-centre ou origine en sorte que le devenir de cette variation soit un devenir générique, un devenir quelconque, ou un devenir équivalent.

Chaque mouvement d’Erkennung porte ainsi un nom allemand, qui décline cette idée de variation-reconnaissance (par opposition à la variation-développement) : successivement

·       Irgendeinwerdung (un néologisme) : devenir quelconque [prélude]

·       Anklang : réminiscence [choral]

·       Veränderung : variation-altération [fantaisie]

·       Wiederholung : reprise [choral]

·       Vergleichgültigung (autre néologisme) : devenir équivalent [toccata]

Et le titre général de l’ensemble est Erkennung ce qui veut dire précisément reconnaissance.

Les variations-reconnaissance dans Erkennung

Ce principe de variation-reconnaissance va être composé par un réseau dense et irrégulier de petites variations dont voici une liste possible :

— Les gestes mis en guirlande dans le premier mouvement se retrouvent ensuite parsemés dans toute l’œuvre.

— Le premier mouvement lui-même présente sept fois de suite une même guirlande de 18 types d’écriture sans qu’il soit bien sûr ici question d’identifier et compter chaque apparition…

— Le cinquième mouvement démarre comme le tout début de l’œuvre.

— De même le premier mouvement termine comme terminera le cinquième mouvement, c’est-à-dire l’œuvre entière.

— Les deuxième et quatrième mouvements sont apparentés par une logique générale de choral.

— Le troisième mouvement est constitué d’un collier (cette fois non précipité) de cinq types de situation musicale, d’où à la fois un principe de répétition interne à ce mouvement et un apparentement aux reprises opérant au sein du premier mouvement.

— Les deuxième et troisième mouvements parcourent de vastes rétrogradations du matériau harmonico-rythmique générant un sentiment d’étrange familiarité (voir qui vous savez [4]…)

— Les cinq mouvements sont souterrainement unifiés

• par une même logique harmonique de vaste échelle :

Voir par exemple

les ∑12 en début de II

les accords a et bÉ

• par un fil rythmique intermittent qui tend à coudre les parties entre elles, grâce à de deux gestes-cellules [5] :

5-6-4-7-3-9-2-12 (dans une mesure à 8 temps)

2-3-4-1-9-5 (dans une mesure à 6 temps)

Composer un temps pour l’écoute

Après la Forme donnée à l’informel et la reconnaissance d’une généricité circulant souterrainement dans une pluralité, le troisième principe compositionnel ici à l’œuvre touche au temps musical : il s’agit de le déprendre d’une appréhension simplement chronologique.

L’idée directrice est que le temps musical qui est un temps subjectif, le temps de l’écoute, le vrai temps pour la musique, prend appui sur un temps objectif, non seulement chronologique mais plus encore chronométrique (celui qu’écrit la partition) ; il s’agit donc de composer un temps musical par déformation d’un temps ordonné et compté par l’écriture. Ou encore il s’agit de désordonner et déquantifier le temps écrit. Comment cela est-il possible ? Comment ceci est-il ici à l’œuvre (s’il est vrai que le souci de composer un temps musical bien sûr n’est pas le propre de cette œuvre mais seulement qu’Erkennung le met en œuvre d’une manière qui lui est propre) ?

Deux opérations

Le temps musical se tresse, se trame ou se tricote dans Erkennung avec deux opérations particulières :

A : une reprise sans prise (que j’appellerai ici surplis),

B : une reconnaissance sans connaissance (que j’appellerai ici dépli).

La reprise sans prise, ou surplis, est une seconde occurrence apparente qui s’avère être une première fois. La reconnaissance sans connaissance, ou dépli, est à l’inverse une première fois qui s’avère être une seconde fois. Détaillons cela.

Une reprise sans prise

La reprise sans prise, ou surplis, indexe le renouvellement d’une nouveauté : c’est une seconde fois qui porte sa nouveauté propre car ce qui est repris n’est pas exactement le même que ce qui avait déjà été pris : le fait même de le reprendre l’affecte, le modifie si bien que la reprise s’avère une nouvelle prise.

Une reconnaissance sans connaissance

Dans l’autre sens, la reconnaissance sans connaissance, ou dépli, est ce type de reconnaissance qui peut roder dans la rencontre d’un inconnu : le sentiment de déjà le connaître, de reconnaître en l’autre rencontré du même indistinct, indexe le dépli possible de ce qui se présente comme replié.

Ces deux opérations sont difficilement « objectivables » en exemples découpés et présentables de manière positiviste. Ces deux opérations constituent plutôt l’âme vivante de la composition. Elles pourraient s’expliciter dans les torsions opérées sur la forme — ou aspect — de l’œuvre. En effet, chaque mouvement a un aspect propre :

·       Le prélude (I) est un tourbillon précipité.

·       Le premier choral (II) est une crux de registres.

·       La fantaisie (III) est un collier de cinq types de situations musicales.

·       Le second choral (IV) est un choral sur cantus firmus.

·       Le final (V) est une toccata.

Mais la paramétrisation sonore de cet aspect — son parcours chronologique au fil d’un curseur tel que le réalise une exécution donnée — n’est pas exactement ce qui compose l’écoute de l’œuvre (ce que j’appelle son inspect) : la perception de l’aspect, grosso modo, relève de l’audition [6]. Or, l’objectif musical, c’est l’écoute. Composer Erkennung, c’est bien sûr la doter d’un aspect qui autorise son audition, mais c’est surtout composer les conditions pour qu’Erkennung puisse être écoutable, ce qui est une tout autre affaire et un enjeu plus crucial.

Or on ne compose pas vraiment une écoute mais seulement les conditions de possibilité d’une écoute, la réalisation de cette possibilité étant ensuite entre les mains de l’interprète, non plus du compositeur ni de la partition.

Qu’est-ce alors que composer des conditions de possibilité d’une écoute ? C’est trois choses.

Composer un aspect

C’est d’abord — n’oublions pas ce point — composer un aspect.

Composer un aspect, c’est à la fois le construire, le bâtir et l’ossaturer.

Construire un aspect

Construire un aspect de l’œuvre (l’aspect, c’est ici la structure audible de l’œuvre) relève d’une cuisine dont je vous dispense. Il y a près de 10 000 notes dans Erkennung ! Vous vous doutez bien qu’on ne manipule pas 10 000 notes en les ajoutant une à une, au fil de l’inspiration et au gré des humeurs. Il y faut de solides structures générales aptes à générer le matériau de construction.

Bâtir un aspect

Bâtir un aspect désigne le travail qui porte cette fois moins sur les notes elles-mêmes et leurs agrégats immédiats (les harmonies, les phrases ou gestes, les rythmes, etc.) que sur des parties déjà constituées. Cela désigne le travail par exemple de variation, de reprise, de rétrogradation, etc.

Ossaturer un aspect

Ossaturer l’aspect concerne la manière dont sont composées les incises, événements, moments remarquables qui vont scander, interrompre, ponctuer, suspendre le cours général de l’œuvre. C’est doter l’œuvre de points d’appui à grande échelle où l’oreille pourra se repérer. Il ne s’agit pas d’établir une sorte de signalisation d’un parcours déjà fléché mais d’inscrire des moments où ancrer l’écoute pour qu’elle puisse adhérer au mouvement immanent de l’œuvre, arrimer son attention au flux de l’œuvre.

Composer un double débordement de cet aspect

Cet aspect ainsi composé, il s’agit ensuite de composer un débordement de cet aspect : débordement qui peut alors se faire selon deux sens opposés : par excès ou par défaut.

Par excès

Par excès ? Il s’agit là pour moi de saturer les contraintes intervenant dans la composition de l’aspect, tendanciellement de rendre impossible une pure et simple audition, un peu comme Bach enivre son auditeur dans la polyphonie centrale de sa pièce pour orgue BWV 572.

Par défaut

Par manque ? Ceci désigne les opérations de retrait, d’effacement, de soustraction des contraintes. Un seul exemple dans Erkennung : la vaste rétrogradation opérée dans le troisième mouvement (la fantaisie) laisse de larges plages non rétropolées, court-circuitant donc certains enchaînements.

Composer une stratégie

Il s’agit enfin d’ordonner tout cela à une dynamique autre : une dynamique sonore (et non plus d’écriture), une dynamique irreprésentable (car uniquement présentable par l’œuvre comme présent sonore), une dynamique illogique (au sens où elle ne relève plus exactement d’une logique harmonique ou rythmique, ni non plus d’une dialectique du développement ou de la variation car il s’agit, plus proprement dit, de composer une stratégie à l’œuvre).

 

Il s’agit donc, au total, de composer une stratégie sonore irreprésentable.

 

Le produit de ces trois niveaux — composer une audition, la déborder par excès et défaut et y croiser une stratégie sonore irreprésentable —, voilà me semble-t-il ce qui crée les conditions de possibilité d’une écoute. Cette écoute, comme toute écoute, passe par l’incise d’un moment-faveur qui ouvre à l’existence d’une ligne d’écoute au fil du temps de l’œuvre [7].

Les moments-faveurs d’Erkennung ?

Ceci nous conduit à la délicate question des moments-faveurs dans Erkennung. Question délicate pour plusieurs raisons :

— D’abord parce que le compositeur n’est pas forcément le mieux placé pour les repérer.

— Ensuite parce que de tels moments dépendent fortement d’une interprétation donnée.

— Enfin parce qu’il faut avoir entendu l’œuvre pour pouvoir vraiment parler de tels moments. Or je ne l’ai pas encore fait : il s’agit, je le rappelle, ce soir d’une création, non d’une reprise…

Sans donc prétendre à fixer les éventuels moments-faveurs d’Erkennung, je me contenterai pour conclure cet atelier d’indiquer à tout le moins ce que j’appellerai des moments remarquables de l’œuvre, à charge pour chacun de tracer là-dedans son propre trajet, sa propre ligne d’écoute.

Allons-y, en vrac :

Les moments remarquables…

Premier mouvement

·     Le tout début de l’œuvre (pour partie repris au début du cinquième mouvement) par un sombre bruit de souffle, ou le Grand orgue comme souffle animal… Puis la disjonction des registres instaurant un vide comme espace à occuper suivie de craquements fortissimo de l’orgue (ces grands vecteurs sonores projetés au travers de la voûte pour en prendre mesure), puis ces gestes évoqués précédemment faits d’accords répétés (en doubles croches) qui vont également révéler l’espace en le parcourant d’un bout à l’autre de la nef…

·     La distension des registres parcourue avec effort — ce labeur du corps à corps pour soutenir une continuité contre la « nature » sonore de l’orgue —, les figures « en éventail » comme prise de possession d’un espace musical, l’ensemble générant une tension entre espace sonore architectural et espace proprement musical…

·     L’irruption soudaine au sein de la guirlande de chorals opérant comme sorte de nœuds harmoniques…

·     La disposition en trois plans-formants instaurant (en creux) des failles au cœur même d’une masse sonore…

·     La précipitation un peu folle de la guirlande délivrant un fil sonore rendu fragile…

·     Les massifs harmoniques épais et opaques et des lignes mélodiques distendues au-dessus du vide architectural…

·     L’alternance sans médiation (sans troisième terme) entre des projections puissantes au travers du vaisseau architectural (les répercussions sur les murs, les échos matérialisent une mise en ébullition sonore de toute la cathédrale) et des introjections : non pas des exposés méditatifs (ici, pas un seul moment, je crois, de jolie courbe mélodique sur un joli jeu solo) mais un retour sur soi de la puissance sonore, une réapplication sur soi de ce dont on est capable, non seulement une auto-limitation mais un retravail sur soi de l’idée produite, une remise au travail de l’idée dans l’aridité temporaire de sa mutation laborieuse, à l’écart de son exposition projective…

·     La fin du premier mouvement et surtout de toute l’œuvre par un retrait partiel, un effacement de l’apothéose, par un certain refus du cataclysme sonore. D’où un repli sur un fa grave mais à pleine puissance…

·     L’ouverture en éventail de la tessiture : la puissance de la machine-orgue s’aperçoit mieux au moment de son déploiement, ou de son retrait…

Deuxième mouvement

·     Le vide instauré au début du deuxième mouvement entre le cantus firmus en, double pédale grave sonnante et continue et l’ultra-aigu en « gouttes d’eau » (cf. déjà le dixième geste de la guirlande du premier mouvement)…

Troisième mouvement

·     Telle ou telle « bulle harmonique » venant éclater à la surface dans le troisième mouvement…

·     Tel ou tuilage dans ce même mouvement. D’où l’exposition de cette puissance par une capacité des vagues sonores à se renouveler, de se pousser les unes les autres à partir de la base…

·     La fragilité-instabilité des textures en trémolos dans ce même mouvement…

Quatrième mouvement

·     La distension-basculement du bâti dans le quatrième mouvement entre les parties qui sont successives (logique mélodique au pédalier : cf. le cantus firmus venu de Schoenberg) et les parties qui sont simultanées (la logique harmonique aux claviers)…

·     L’apparition dans le lointain (gambe de 8 solo au Récit) du choral luthérien en sa simplicité harmonique native…

·     Sa reprise-réinsertion aussitôt dans une masse plus riche, moins harmoniquement univoque…

Cinquième mouvement

·     La percée rythmique des chamades dans le cinquième mouvement…

·     L’auto-limitation et le retrait final de la puissance sur un fa grave (voir fin du premier mouvement)…

Et, en plus de cela, tout autre « moment » pouvant être révélé, relevé par une interprétation musicale particulière dans un espace architectural donné.

En conclusion

Ma conviction fondamentale de compositeur est que la musique forme un monde à part entière, un monde sensible, offert aux pensées et aux idées.

Pour s’affirmer comme tel, comme monde sensible donc, la musique a besoin d’occuper un espace architectural qui lui est donné, offert. Ce monde a ainsi besoin d’un berceau pour exister, et ce berceau lui est offert par l’architecture, comme espace concret, et lui aussi sensible.

L’autonomie du monde de la musique n’est donc pas — pas plus que toute autre autonomie — une autarcie, une isolation, une purification, une absolutisation.

D’où ce lien profond, et secret, dans mon Œuvre entre ces deux vastes opus consécutifs :

Erkennung (1999-2000 : 30 minutes)

et Duelle (2000-2001 : 45 minutes)

qui, tous deux, s’appuient explicitement sur cette dynamique musique-architecture que je résumerai ainsi d’une frappe, à rebours de la sentence d’Anfortas déclarant dans Parsifal « Ici le temps se transforme en espace » :

Maintenant, l’espace (architectural) devient berceau du temps (musical)…

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[1] mesures

[2] Ainsi la technique qui facilite ici la combinaison des jeux fait en contrepartie perdre quelques possibilités expressives.

[3] Cf. son article dans le numéro de L’Arc consacré à Beethoven en 1971.

[4] Freud, pour ne pas le nommer…

[5] Séries « carordinales » car elles inscrivent à la fois des durées (intervalles) différentes et des temps d’impulsion différents dans une mesure respectivement à 8 ou 6 temps…

[6] Techniquement dit, l’audition fait l’intégrale de l’aspect différencié selon le paramétrage chronologique.

[7] Techniquement dit, l’intégrale curviligne de cette ligne d’écoute intensive sera l’inspect de l’œuvre.