Notes de programme

Livret

L’œuvre s’attache à un seul moment de l’amour mythique entre Didon et Énée : celui de leur séparation, lorsque Énée quitte furtivement Carthage pour reprendre sa quête d’un site où refonder Troie.

Cette scène se concentre sur la scène faite par Didon à son amant préparant sa fuite. Elle confronte une femme disposant l’amour en foyer central de l’existence et un jeune homme enquêtant sur une justice qu’il sait devoir rétablir quelque part sans bien savoir en quoi exactement elle consiste.

Entre amour féminin et justice masculine, pas de synthèse ici mais la dure vérité d’une disjonction.

Le premier mot du livret est « Écoutons », le dernier est « écartèlement » : somme toute, il s’agit donc d’écouter l’écartèlement entre Didon et Énée, mais également entre l’hétérophonie linguale des voix (mobilisant simultanément trois langues différentes) et l’hétérophonie musicale des instruments.

Voix

Trois voix ? Trois rôles, trois langues, trois tempi, trois manières de prosodier et rythmer la langue, trois modes de vocalisation. Au total, trois dialectiques au musical.

- Didon parle latin. Son texte est librement emprunté à Virgile (quatrième livre de L’Énéide) et prosodié sans tenir compte du mètre poétique originel (l’hexamètre dactylique). Didon recourt essentiellement au parlé-chanté (SprechGesang) et son rythme est fondé sur la distinction, propre à la langue latine, des syllabes brèves et longues. Son tempo est celui de la noire à 120. Par son parlé-chanté, Didon campe à la frontière du musical et du lingual.

- Énée parle anglais, chantant cette langue d’un bout à l’autre. Son rythme est fondé sur l’accentuation propre à l’anglais (les syllabes s’agglutinant autour du point d’appui spécifique d’un mot ou d’un syntagme). Son tempo est celui de la noire à 100. Énée, par le chant, est incorporé à la musique, mais, par son tempo propre, en écart intérieur.

- Enfin le Chœur parle français en le récitant. Son rythme est fluide : conformément à la prosodie du français, la phrase est lancée d’un trait, la syllabisation jouant de faibles écarts de durées et d’accents. Son tempo est celui de la noire à 80. Le Chœur se tient en retrait interne à la musique ce qui s’accorde à la nature commentatrice de son propos.

En un bref moment, Didon et Énée se retrouvent autour de la langue française pour se remémorer leur étreinte amoureuse. De même le chœur fait de brèves incursions (cantillées recto tono) tant dans le latin de Didon que dans l’anglais d’Énée.

Au total, les trois voix se superposent (selon trois tempi différents) plutôt qu’elles ne dialoguent, composant ainsi une tresse (plutôt qu’un contrepoint) qui, même musicalement notée, reste d’essence linguale.

Instruments

Les deux pupitres (piano et percussions) alternent les rôles musicaux en une série de blocs juxtaposés plutôt qu’en développement continu d’un bout à l’autre de l’œuvre. La logique musicale d’ensemble relève ce faisant d’une sorte de « montage » musical, composant un kaléidoscope de propositions que les trois voix viennent traverser, sillonner, retourner. Au total, l’hétérophonie instrumentale se densifie progressivement au cours de l’œuvre, circulant de propositions très aérées vers une prolifération échevelée.

Étude chorale

Au total, l’œuvre est composite : elle se déploie selon deux faces simultanées, l’une musicale, l’autre linguale. Ce faisant, il ne s’agit ni de « mettre en musique » un texte (en l’assimilant dans la musique, comme dans le lied ou l’opéra) ni de l’« accompagner musicalement » (en disposant la musique en fond et décor, comme dans le mélodrame) mais d’entrelacer deux faces hétérogènes coexistant de manière relativement autonome. Disons : une hétérophonie entre deux types d’hétérophonie : l’un lingual, l’autre musical.

Cette œuvre est ainsi l’étude (au sens musical du terme) de rapports d’un type nouveau entre une musique instrumentale et un parler choral qu’on dira babélien.

Ce faisant, s’agirait-il d’une histoire d’amour entre un texte et une musique, d’une histoire de justice entre eux (la musique s’attachant à rendre justice d’un texte), d’un partage entre ces deux rapports possibles ?

À tout le moins, il s’agit d’une étude chorale, expérimentant un rapport paroles/musique qui fasse résonner le rapport amour/justice écartelant « Didon & Énée ».

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