Célestin Deliège

Cinquante ans de modernité musicale : de Darmstadt à l’IRCAM.

Contribution historiographique à une musicologie critique.

Ed. Mardaga. 2003.

 

[p. 977]

L’entrée dans le XXI° siècle pourrait toutefois créer de nouvelles donnes : à l’Ircam, le compositeur François Nicolas introduit un travail en « espace réel », il en est question ci-dessous.

 

[pp. 981-982]

François Nicolas  La Timée

 

De la Timée au Timée, chercherons-nous plus qu’un rapport symbolique ? Sans nous aventurer jusqu’aux racines cosmogoniques du récit de l’ami de Socrate, nous en conserverons la clause naturaliste et la représentation d’une configuration quasi sphérique de l’espace en conformité aux données naturelles. La Timée est une réalisation d’Olivier Warusfel, Nicolas Misdariis et René Caussé qui a trouvé une première application dans Duelle, une œuvre de François Nicolas, créée en juin 2001 à l’IRCAM. La Timée serait apparemment le dispositif technique premier-né du siècle nouveau. Son but est d’enregistrer l’instrument dans son espace réel quant à ses registres, sa constitution polyphonique éventuelle et à la restitution des mouvements de l’instrumentiste. Les moyens mis en œuvre semblent orientés vers une stéréophonie généralisée.

Pour l’œuvre de Nicolas, assistée par Eric Daubresse et Philippe Dao, trois enceintes de HPs, sélectionnés en fonction des trois registres grave, moyen et aigu, devaient au moins chacune distribuer le son en quadraphome, sinon en multiphonie. De mon point de vue, l’intérêt majeur d’un tel dispositif, dans son développement futur, serait de projeter dans l’espace les sons d’un synthétiseur jusqu’à pouvoir restituer l’espace réel du nombre de voix d’une polyphonie dans une configuration scénique normale. Pour l’instant, ce ne peut être qu’une promesse, la condition première sera le perfectionnement du synthétiseur et du HP. Mais on peut déjà imaginer, là où manque par exemple un grand orgue, pouvoir en réaliser un modèle normalement spatialisé.

 

Ce type de recherche est fondé sur une forte connotation acousmatique, elle vise à donner un espace réel ou construit à la voix et à l’instrument absents. Ainsi, dans Duelle, la voix de la poétesse Geneviève Lloret, auteur du texte de base, est projetée dans un espace construit et divers instruments le sont selon leur espace propre sans qu’il y ait présence de l’interprète sur scène. Duelle (2001) doit son titre à la co-présence d’un effectif de scène et d’un effectif play-back. L’œuvre est duelle et non dualiste en ce que les deux effectifs sont de même origine, autrement dit ne font appel à aucun son de synthèse. Les interprètes de scène réunissent une mezzo, un violon et un piano; les autres timbres dont la méditation fragmentée de Creuse espérance, qui enveloppe l’ensemble, sont la projection de la Timée. La mezzo chante des poèmes de Nelly Sachs, Paul Celan, Anna Akhmatova et Emily Dickinson. Au passage des textes et selon la langue devraient se refléter en fond Debussy, Schoenberg, Moussorgsky et le jazz.

 

François Nicolas, rencontré ici à l’occasion d’une innovation technique de l’IRCAM comme compositeur, outre cette activité, exerce un rôle d’animateur actif dans le milieu de la musique contemporaine à Paris depuis les années 80. Après avoir organisé l’invitation de compositeurs en vue au Conservatoire, il a édité dix numéros de la revue Entretemps, dont les dossiers relatifs à ses invités et quelques autres restent des références aujourd’hui encore.

Parmi la douzaine d’oeuvres de son catalogue, je retiendrai plus particulièrement Deutschland (1989), une sorte de cantate pour mezzo-soprano et 13 instruments sur un poème de G.M. Hopkins évoquant le naufrage du célèbre paquebot, une création de L’Itinéraire; Dans la distance (1994) pour mezzo-soprano, baryton, 12 instrumentistes et dispositif électronique IRCAM, une composition de grande ampleur lyrique sur des poèmes de Valéry et d’Alain Badiou, l’une des références amies du compositeur, une création de l’EIC dirigé par James Wood; la pièce pour deux pianos Pourtant si proche (1994) d’une belle venue contrapuntique et, pour un seul piano, Des infinis subtils (1995) : la seconde pièce dériverait de la première, raison pour laquelle elles sont réunies par un sous-titre commun, La hantise des causes, entendons celles qui strictement structurales auraient, en cours de composition, poursuivi l’auteur. Ces mêmes causes transparaissent dans l’attachement à Schoenberg dont témoigne le Trio pour clarinette, violon et piano Transfiguration (1997), un sous-titre qu’il faut comprendre comme transformations de figures harmoniques et rythmiques. C’est à cette époque que Nicolas prononce à l’IRCAM trois conférences sous le titre La singularité Schoenberg (Nicolas, 1997a) ; plus qu’un hommage, c’est une intimité intellectuelle revendiquée, l’expression persuasive d’un vouloir heuristique qu’il s’imposerait de partager.

 

Volonté persuasive mais s’imposant sans appel, tel est bien le sens psychologique des conférences auxquelles Nicolas, périodiquement, convie un public qu’il suspend à ses lèvres, le soumettant à une tension extrême pendant deux heures, déversant un contenu philosophique de haut niveau, mais que l’on voudrait pouvoir discuter, interroger. Mais pas un instant, le regard de l’orateur ne quitte le texte, dur, précis, incisif... Par bonheur, il publie le propos, ce qui permet à l’auditeur de retrouver la parole.

 

Réfléchissons un instant, pour conclure, sur les thèmes de deux de ces conférences prononcées à Reims : 1. S’agit-il d’aimer la musique contemporaine ? (Nicolas, 1993); 2. Les moments favoris (Nicolas, 1997b). Il s’agit de thèmes d’écoute qui concernent l’auditeur autant que le compositeur, des thèmes fondamentaux de la pensée de l’auteur, qu’il place préférentiellement, dirait-on, sous le contrôle de l’écoute du compositeur.

 

 

Discussion

 

Aimer la musique contemporaine ?

Après un minutieux examen de la notion toujours controversée de «musique contemporaine» et d’«art contemporain», après une série d’auditions d’œuvres du répertoire classique et d’autres plus récentes, l’auteur conclut qu’il ne s’agit pas d’aimer la musique contemporaine mais qu’il faut la vouloir. On comprend qu’il s’agit du vouloir créateur, mais peut-il agir seul ? « Aimer la musique classique, vouloir une musique moderne » (1993 : 49).

La question qui vient immédiatement sur les lèvres est bien entendu : peut-on vouloir sans aimer ? À cela, la première réponse à donner est que le vouloir nécessaire n’interdit pas l’adhésion affective. Mais il convient d’aller plus loin : la musique moderne est l’objet d’un procès de faisabilité; elle est dans une situation de résistance qui exige une prise de position : ou bien on rejoint ses détracteurs qui pensent que plus rien n’est possible, ou bien on la défend, on appelle sa présence sans quoi, à moyen terme, la musique qui se laisse aimer disparaîtra elle aussi.

La musique moderne est inscrite en continuité dans la même histoire que le classicisme et le romantisme.

 

Le problème devient peut-être plus évident si on le lie au second thème, celui du « moment favori ». Ne nous arrêtons pas trop au simple fait que je ne me sens pas en plein accord avec cette terminologie pour désigner ces moments les plus consistants de l’oeuvre : ce qui me gêne, c’est la synonymie avec les « beaux passages » de l’amateur, sans compter que certains « classiques favoris » de mon enfance figeaient la diversité du répertoire en un petit nombre de pièces que l’on retrouvait partout, destinées à être livrées au massacre d’adolescents en mal de virtuosité. Ne nous arrêtons pas trop à ces souvenirs coupables ; quand nous aurons parlé de moments intenses, cruciaux, profonds, exaltants et que sais-je encore, nous n’aurons pas changé l’idée.

Il est bien vrai qu’au temps de la musique qui se laissait aimer sans arrière-pensée, des compositeurs ont introduit dans leurs œuvres des moments privilégiés. Mais si on devait les soumettre au suffrage d’une audience, on se trouverait probablement en face d’une intersubjectivité dispersée au point de n’être plus en mesure de les désigner. Nicolas découvre de tels moments dans le Schoenberg des environs de 1909 et il cite Farben op. 16/3 (Nicolas, 1997a : 71 sq.). Là, nous atteignons un niveau irréfutable d’objectivité que la description de l’auteur ne fait que souligner, mais à la condition pourtant, ajouterai-je, de ne pratiquer aucun découpage. Nicolas parle d’une « piqûre » dès que la pièce commence ; on en convient, c’est un instant de création intense qui, en 1909, sonne en musique pour la première fois, comme avait résonné la flûte du Faune de Debussy en 1894. Mais, dans un cas comme dans l’autre, c’est dans sa totalité que l’oeuvre devient le moment favori. Si nous atteignons ce niveau, plus aucun adjectif impliquant l’affectivité ne s’impose : l’affectivité devient affaire de goût dont on ne disputera pas. Mais, par son style, son intérêt esthétique, la pièce en soi se situe au niveau d’un moment unique, d’une écoute irremplaçable. À ce niveau seulement, j’atteins le vouloir, la revendication de l’objet. Entre mille exemples possibles, j’en choisirai un qui laisse à l’arbitraire de la subjectivité de l’auditeur son moment affectif s’il peut le découvrir dans une intense diversification, mais gouvernée par une puissante homogénéité stylistique, le Pierrot lunaire.

Subjectivement, peu d’auditeurs peut-être m’y signaleront des moments qui surprennent l’affectivité. Mais nous sommes sans doute nombreux à revendiquer cette œuvre comme un moment exceptionnel de l’histoire musicale. Faut-il commenter davantage cette relation entre l’affectif et l’intégration du vouloir ?

 

Ce livre s’achève ici. Il s’est efforcé d’affirmer son vouloir en cernant le document d’aussi près que possible. Il a tenté de ne pas manifester bruyamment ses affects; il n’a rien rejeté à l’exception de l’aléatoire du coup de dés, ne sollicitant a priori ni amour ni revendication. À l’égard de la citation systématique, il a fait preuve d’une grande inquiétude : le compositeur, lorsqu’il cite, injecte dans l’oeuvre ses moments favoris d’auditeur et annule du même coup toute potentialité créatrice au profit de techniques de montage. Mais aucune technique n’est sans danger : le sérialisme a congédié l’échelle chromatique, la remplaçant par un travail sur ses éléments relevant de la théorie mathématique des ensembles — une première dans l’histoire universelle de la musique; le spectralisme échoue devant le contrepoint et le tempo rapide. Face à une postmodernité ravageuse qui n’invente que ce qui fut, en le fragmentant, des œuvres auxquelles s’attache notre vouloir pour l’instant, résistent. Elles connaîtront un sort imprévisible. Le primat de l’économie de marché s’il se confirme, peut leur être préjudiciable. Toute prédiction serait aujourd’hui aventureuse. Plus que jamais il appartient au compositeur d’affirmer son action et de l’imposer par la lucidité d’un vouloir exigeant.

 

19 août 1988 - 6 mars 2002.

Célestin Deliège