I. La synthèse sonore organise les sons à
partir de données élémentaires habituellement
inaperçues : par exemple à partir de sinus qui sont
souvent considérés comme leurs atomes constitutifs.
Pour ce travail l'ordinateur est devenu indispensable, seule sa
puissance de calcul permettant de traiter en très grande
quantité les nombres nécessaires à ce type
d'opérations.
La synthèse par modèles physiques est une forme
originale de synthèse sonore. Là où les méthodes
traditionnelles considèrent le son comme un "signal"
c'est-à-dire comme le mouvement d'un point idéal
sur un segment de droite, la synthèse par modèles
physiques conçoit la sonorité comme engendrée
par le rayonnement d'une structure élastique et vibrante
qui, dans la réalité musicale usuelle, sera matérialisée
par l'instrument. Cette forme de synthèse "dissèque"
moins le son qu'elle n'analyse les mouvements de la source physique
pour en simuler les vibrations et par là calculer les différents
signaux qu'elle produit. Selon le parti adopté à
l'IRCAM d'une formalisation par superposition modale, les constituants
dont "synthèse" est ainsi faite ne sont plus
les éléments (sinus) ou les parties (formants) du
son mais les "modes" du corps physique mis en mouvement
c'est-à-dire ses manières de vibrer, à certaines
fréquences et selon certains coefficients d'absorption.
Ce type de synthèse peut être alors conçu
comme formalisation générale de structures vibrantes
et rayonnantes qui interagissent entre elles sans que son potentiel
de simulation s'épuise alors dans l'imitation des instruments
musicaux traditionnels.
Cette synthèse, qui décrit plus complètement
les phénomènes sonores, peut être vue comme
un élargissement des techniques fondées sur le seul
traitement de signal puisqu'elle est à même d'engendrer,
comme cas particulier, ce que ces dernières produisaient
déjà. Elle offre en plus, au prix sans doute d'un
coût supplémentaire en temps de calcul, de nouvelles
possibilités significatives : le son n'étant plus
représenté par les oscillations d'un point (disposition
au regard de laquelle l'excitation restait arbitraire) mais étant
désormais conçu comme effet de la mise en vibration
de tout un corps physique, les trois dimensions spatiales redeviennent
prises en charge ce qui autorise la reproduction de phénomènes
sonores qui mettent nécessairement en jeu l'espace-temps,
en particulier le rayonnement et les transitoires.
* On peut ainsi calculer, au terme de la simulation, le signal
émis en différents points de l'instrument et par
là prendre en compte la façon dont un instrument,
émettant des vibrations sonores en différentes directions,
rayonne dans l'espace de la salle de concert ce qui devrait permettre
de rendre compte plus exactement de la sensation sonore ultime.
* La prise ou non en charge de l'espace-temps a une retombée
sur les moments du son que privilégie telle ou telle forme
de synthèse ; la synthèse traditionnelle tend à
faire prévaloir la partie résonante du son quand
la synthèse par modèles physiques restitue aux régimes
transitoires du son (régimes immédiatement engendrés
par la structure physique que simule l'ordinateur) toute leur
importance pour le discours musical, singulièrement pour
l'articulation et le phrasé.
II. Pour un compositeur cette technique de synthèse
n'apparaît pas neutre : elle permet d'aborder de manière
spécifique la dynamique du son, son mode propre d'évolution
et la manière dont il peut ainsi générer
une temporalité musicale. Ceci peut s'illustrer des modèles
instrumentaux que chaque type de synthèse tend à
privilégier parmi ses utilisateurs : là où
la synthèse traditionnelle manifeste une attirance toute
particulière pour les sonorités de cloche dont les
résonances (inharmoniques) sont pour elle une source constante
d'inspiration, la synthèse par modèles physiques
chercherait plutôt son modèle du coté du violon
et autres instruments à cordes frottées dont la
fragilité entretenue lui servirait plutôt de référence.
La conception même du son en est modifiée : là
où le son est tendanciellement pris par la synthèse
traditionnelle comme une "substance" malléable
sans cause ni origine, comme un "corps" doté
d'une épaisseur et d'une pérennité prolongeable
à merci, la synthèse par modèles physiques
aborde plutôt le son comme un effet, sa dimension "corporelle"
étant ici reléguée à la réalité
instrumentale ; le son serait ainsi traité comme cette
trace, éphémère et fragile, d'un geste toujours
sur le point de s'éteindre et presque déjà
passé en sorte que la temporalité musicale qu'il
suscite retrouve ici sa faculté expressive d'être
cette fine pellicule qui s'expose au bord du vide et décline
librement une existence fragile, susceptible à tout instant
de s'interrompre.
Le rapport à la notation musicale sur ordinateur en est
également affecté. La synthèse par modèles
physiques aborde plutôt l'écriture musicale sur ordinateur
sous l'ancienne modalité de la tablature, ce type de notation
où l'on inscrit le geste instrumental apte à engendrer
le son souhaité plutôt qu'on ne paramétrise
le résultat sonore - de la même manière que
les partitions pour luth indiquaient jadis la position des doigts
de l'instrumentiste plutôt que n'inscrivaient la "note"
à produire -. Si l'écriture musicale est bien un
levier décisif du travail compositionnel en ce qu'elle
impose à la pensée musicale de prendre ses distances
par rapport au phénomène sonore immédiat
pour mieux le tenir face à l'esprit, alors cet élargissement
de ce que l'ordinateur est en puissance d'écrire n'est
pas sans importance pour la pensée musicale de ce temps.
III. L'IRCAM dispose désormais d'un logiciel
de synthèse par modèles physiques - MOSAIC (Modal
Synthesis and Analysis with Interpretive Control) -, logiciel
construit selon les techniques de superposition modale et mis
au point par Jean-Marie Adrien et Joseph Morrison.
Les exemples sonores sont tous réalisés avec ce
logiciel.