Synthèse par modèles physiques et composition musicale

(Ircam : Journée "La recherche musicale à l'Ircam" -du13 mars 1991)

François NICOLAS

 

I. La synthèse sonore organise les sons à partir de données élémentaires habituellement inaperçues : par exemple à partir de sinus qui sont souvent considérés comme leurs atomes constitutifs. Pour ce travail l'ordinateur est devenu indispensable, seule sa puissance de calcul permettant de traiter en très grande quantité les nombres nécessaires à ce type d'opérations.
La synthèse par modèles physiques est une forme originale de synthèse sonore. Là où les méthodes traditionnelles considèrent le son comme un "signal" c'est-à-dire comme le mouvement d'un point idéal sur un segment de droite, la synthèse par modèles physiques conçoit la sonorité comme engendrée par le rayonnement d'une structure élastique et vibrante qui, dans la réalité musicale usuelle, sera matérialisée par l'instrument. Cette forme de synthèse "dissèque" moins le son qu'elle n'analyse les mouvements de la source physique pour en simuler les vibrations et par là calculer les différents signaux qu'elle produit. Selon le parti adopté à l'IRCAM d'une formalisation par superposition modale, les constituants dont "synthèse" est ainsi faite ne sont plus les éléments (sinus) ou les parties (formants) du son mais les "modes" du corps physique mis en mouvement c'est-à-dire ses manières de vibrer, à certaines fréquences et selon certains coefficients d'absorption. Ce type de synthèse peut être alors conçu comme formalisation générale de structures vibrantes et rayonnantes qui interagissent entre elles sans que son potentiel de simulation s'épuise alors dans l'imitation des instruments musicaux traditionnels.
Cette synthèse, qui décrit plus complètement les phénomènes sonores, peut être vue comme un élargissement des techniques fondées sur le seul traitement de signal puisqu'elle est à même d'engendrer, comme cas particulier, ce que ces dernières produisaient déjà. Elle offre en plus, au prix sans doute d'un coût supplémentaire en temps de calcul, de nouvelles possibilités significatives : le son n'étant plus représenté par les oscillations d'un point (disposition au regard de laquelle l'excitation restait arbitraire) mais étant désormais conçu comme effet de la mise en vibration de tout un corps physique, les trois dimensions spatiales redeviennent prises en charge ce qui autorise la reproduction de phénomènes sonores qui mettent nécessairement en jeu l'espace-temps, en particulier le rayonnement et les transitoires.
* On peut ainsi calculer, au terme de la simulation, le signal émis en différents points de l'instrument et par là prendre en compte la façon dont un instrument, émettant des vibrations sonores en différentes directions, rayonne dans l'espace de la salle de concert ce qui devrait permettre de rendre compte plus exactement de la sensation sonore ultime.
* La prise ou non en charge de l'espace-temps a une retombée sur les moments du son que privilégie telle ou telle forme de synthèse ; la synthèse traditionnelle tend à faire prévaloir la partie résonante du son quand la synthèse par modèles physiques restitue aux régimes transitoires du son (régimes immédiatement engendrés par la structure physique que simule l'ordinateur) toute leur importance pour le discours musical, singulièrement pour l'articulation et le phrasé.

II. Pour un compositeur cette technique de synthèse n'apparaît pas neutre : elle permet d'aborder de manière spécifique la dynamique du son, son mode propre d'évolution et la manière dont il peut ainsi générer une temporalité musicale. Ceci peut s'illustrer des modèles instrumentaux que chaque type de synthèse tend à privilégier parmi ses utilisateurs : là où la synthèse traditionnelle manifeste une attirance toute particulière pour les sonorités de cloche dont les résonances (inharmoniques) sont pour elle une source constante d'inspiration, la synthèse par modèles physiques chercherait plutôt son modèle du coté du violon et autres instruments à cordes frottées dont la fragilité entretenue lui servirait plutôt de référence.
La conception même du son en est modifiée : là où le son est tendanciellement pris par la synthèse traditionnelle comme une "substance" malléable sans cause ni origine, comme un "corps" doté d'une épaisseur et d'une pérennité prolongeable à merci, la synthèse par modèles physiques aborde plutôt le son comme un effet, sa dimension "corporelle" étant ici reléguée à la réalité instrumentale ; le son serait ainsi traité comme cette trace, éphémère et fragile, d'un geste toujours sur le point de s'éteindre et presque déjà passé en sorte que la temporalité musicale qu'il suscite retrouve ici sa faculté expressive d'être cette fine pellicule qui s'expose au bord du vide et décline librement une existence fragile, susceptible à tout instant de s'interrompre.
Le rapport à la notation musicale sur ordinateur en est également affecté. La synthèse par modèles physiques aborde plutôt l'écriture musicale sur ordinateur sous l'ancienne modalité de la tablature, ce type de notation où l'on inscrit le geste instrumental apte à engendrer le son souhaité plutôt qu'on ne paramétrise le résultat sonore - de la même manière que les partitions pour luth indiquaient jadis la position des doigts de l'instrumentiste plutôt que n'inscrivaient la "note" à produire -. Si l'écriture musicale est bien un levier décisif du travail compositionnel en ce qu'elle impose à la pensée musicale de prendre ses distances par rapport au phénomène sonore immédiat pour mieux le tenir face à l'esprit, alors cet élargissement de ce que l'ordinateur est en puissance d'écrire n'est pas sans importance pour la pensée musicale de ce temps.

III. L'IRCAM dispose désormais d'un logiciel de synthèse par modèles physiques - MOSAIC (Modal Synthesis and Analysis with Interpretive Control) -, logiciel construit selon les techniques de superposition modale et mis au point par Jean-Marie Adrien et Joseph Morrison.
Les exemples sonores sont tous réalisés avec ce logiciel.