Comment peut-on envisager de composer avec un outil tel que
MOSAIC? Il convient de tenir que cette question se pose, comme
elle se poserait d'ailleurs avec tout autre outil de synthèse.
Je soutiendrai en effet la thèse suivante: "composer"
du son n'est pas Composer (au sens musical du terme) (1).
Je n'ignore pas prendre ainsi le contre-pieds de thèses
largement répandues, certaines soutenant même que
"composer" l'intérieur du son serait la dimension
moderne de l'acte de composition. Le lieu n'est pas, bien sûr,
d'engager un débat approfondi sur ces thèses contradictoires.
Par décision axiomatique, ou, plus succinctement, par hypothèse
pour cette séance, je me tiendrai à la première
d'entre elles.
En ce cas se pose la question: comment passer de la synthèse
sonore à la Composition musicale? Qu'il n'y ait là
nulle transitivité immédiatement donnée,
nulle expressivité plus ou moins naturelle, chacun voit
bien que ceci découle de l'axiome - ou de l'hypothèse
- liminaire. Plus précisément ma question sera alors:
comment envisager de Composer à partir d'un travail de
synthèse sonore engagé avec le logiciel MOSAIC?
Je proposerai en ce point quatre éléments de
réponse, bien sûr tous provisoires et soumis tant
à discussions qu'à recherches ultérieures
- l'objectif devenant ici la "production" d'oeuvres
et non plus seulement l'appropriation technique du logiciel -.
* Le premier concerne la nécessité, pour Composer,
de ne pas seulement "composer" du son mais de
"composer" un puis des sons, de Composer
en fait plusieurs sons. C'est là le problème
de l'articulation.
* Le deuxième concerne le travail de la mémoire
conçu comme apte à constituer un temps musical.
* Le troisième touche à la capacité de mettre
en rapport musical des phénomènes sonores a priori
indépendants, d'instituer entre eux des rapports dynamiques.
Il s'agit là du problème du lien musical
à instaurer entre sonorités disjointes.
* Le quatrième touche à l'écriture
et à la manière dont le travail de synthèse
par ordinateur peut conduire à reconsidérer cette
très vieille pratique compositionnelle.
Quatre points qui indiquent, a minima, que Composer, c'est
articuler des sons, c'est déployer une temporalité
habitée de souvenirs et d'échos en sorte que la
mémoire puisse y tracer un temps, c'est nouer entre eux
des phénomènes sonores a priori indépendants,
c'est écrire en sorte d'ouvrir à l'acte d'interprétation.
Il me semble que sur ces quatre points, MOSAIC offre des possibilités
significatives que je voudrais exposer à la connaissance
de chacun. Je renverrai en annexes les développements plus
techniques qui ne concernent pas directement le propos musical
de cette séance; je présenterai séance au
cours de la séance différents exemples sonores et
tâcherai à partir de là de suggérer
quelques développements physico-informatiques de MOSAIC.
I. L'articulation
Le problème m'apparait succinctement celui-ci: Composer
implique la capacité de distinguer ce qu'est un
son. Il ne suffit pas là d'opérer dans le
son, ou de synthétiser du son; il faut encore avoir
l'aptitude de "compter-pour-un" le son, de le découper
en sorte qu'il constitue une entité délimitée.
Si l'on se prive de cette possibilité, le son n'est plus
qu'une sorte de fluide incontinent, dépourvu de toute faculté
articulatoire; la conséquence sur le temps musical en est
alors drastique: dépourvu de hiérarchies et de contours,
le temps n'est plus feuilleté. Il s'écoule, sans
dynamisme.
Cette argumentation d'ordre esthétique peut être
facilement doublée d'une argumentation plus "objective"
ou "scientifique": on ne saurait produire de topologies
en se privant d'algèbre. La simple considération
d'un flux convoque en effet une présentation de ses éléments,
des parties qui les rassemblent, des fronts qui le délimitent
et la formalisation de tous ces points ne saurait se priver de
quelque algèbre (cf. la "topologie algébrique"
des mathématiciens). On m'objectera alors que toute synthèse
procède bien d'une algèbre mais que ses éléments
peuvent rester internes à l'ordinateur (que ce soient les
échantillons, les sinus, les modes, les grains, les ondelettes)
sans avoir pour autant besoin d'être présentés
à l'oreille. On dirait alors qu'algèbre il y a bien,
mais qu'elle est destinée à rester secrète
pour l'oreille laquelle accepterait de se mouvoir dans une pure
topologie. J'accorde sans doute qu'il y a bien une algèbre
secrète qui n'est pas nécessairement présentable
dans l'ordre sensible mais je tiens qu'on ne saurait Composer
sans disposer une algèbre audible. Ceci se dit classiquement,
dans le vocabulaire usuel des musiciens: on ne saurait Composer
sans articuler.
Articuler, c'est délimiter des ensembles sonores, c'est
les relier entre eux - ou les disjoindre -, c'est constituer différents
niveaux d'entités. Articuler se fait donc nécessairement
à différents niveaux; ou encore: articuler, c'est
hiérarchiser. Il faut a minima trois niveaux pour constituer
une hiérarchie (on retrouve cela je crois dans toute hiérarchie,
par exemple dans "le feuilleté du tempo") (2):
1. le niveau de l'atome de base, de l'ensemble élémentaire
(qui est celui de la note dans le cadre musical traditionnel,
celui de l'"impulsion" dans le tempo);
2. le niveau du premier regroupement (plusieurs notes formant
un mélisme, plusieurs "impulsions" formant une
"pulsation");
3. le niveau qui voit se succéder et éventuellement
se regrouper ensemble les différentes entités précédentes
(plusieurs mélismes ou phrases forment par exemple une
mélodie comme plusieurs "pulsations" forment
une mesure).
- Le premier niveau articule des multiples primordiaux, comptables
comme uns: soit A, B
- Le deuxième articule deux au moins de ces entités
disposées en groupes: soit A-A', B-B'-B", C-C'
- Le troisième est celui où s'enchaînent ces
groupes: (A-A')-(B-B'-B")-
Rien là que d'élémentaire dans l'abstraction
de la représentation mais qui s'avère cependant
complexe dans le concret de la présentation. En particulier
une articulation effective ne procède pas dans l'ordre
chronologique ainsi décrit - transitant de l'élémentaire
vers le plus vaste -; une articulation musicale opère simultanément
sur les différents niveaux. Dans l'exemple du tempo, ceci
donne que l'impulsion élémentaire procède
tout autant de la pulsation par division qu'à l'inverse
celle-ci procède de celle-là par multiplication.
Dans le cas des "notes", cela correspond au fait que
l'articulation de chaque note d'un mélisme est évidemment
fonction de son intégration dans ce mélisme et de
l'articulation générale de la phrase.
Dans l'exemple suivant (début du premier thème de
l'Art de la Fugue), il est clair que l'articulation intérieure
de chaque note (son type d'attaque, sa part résonante,
la manière dont elle s'éteint) est fonction de son
contexte extérieur: il y a donc interaction entre articulation
intérieure et articulation extérieure.
Dans le cadre de la synthèse sonore, le problème
se donne ainsi: comment articuler à la fois
* un son
* plusieurs sons en un groupe de sons
* plusieurs de ces groupes?
MOSAIC propose ici une solution: elle tient à la mise
en jeu des structures physiques et surtout des gestes. L'idée
est d'un coté que le geste physique découpe
car il instaure une connexion-déconnexion, d'un autre coté
que la structure physique porte continuité et emboîtement
des différents niveaux.
Prenons le cas suivant: soit une corde à nu (structure
physique élémentaire quoique déjà
assez complexe). Un geste sera par exemple de la pincer c'est-à-dire
de lui créer une connexion avec un plectre puis de l'interrompre.
Le simple fait d'instaurer ce contact puis de l'interrompre articule
alors une sonorité (en l'occurrence immédiatement
reconnaissable - tout un chacun peut nommer ce son en disant:
"c'est celui d'une corde pincée"; peu importe
ici le nom car ce qui compte est le "trait d'un" dont
on peut alors marquer ce son). Le geste physique est donc en ce
cas ce qui permet d'articuler un son. Si j'agis alors à
différentes reprises sur la même corde (je la frappe,
pince, frotte), la structure physique qu'elle est va porter trace
de toutes ses évolutions antérieures: si je la frotte
après l'avoir pincée, le transitoire d'attaque sera
bien spécifique Chacun des gestes - qui a puissance d'articuler
un son puis un autre - sera ainsi articulé aux autres par
la permanence de cette structure commune. Si je pince deux fois
(A-A'), frappe trois fois (B-B'-B'') puis frotte une fois (C)
la même corde, j'ai ainsi articulé une hiérarchie
à trois niveaux qui me permet à la fois de "compter":
1) A, A', B, B', B'', C,
2) A-A', B-B'-B'',
3) [A-A']-[B-B'-B'']-[C]-
Notons que le geste donc il est alors question dans MOSAIC n'est
pas réductible au geste physique traditionnel de l'instrumentiste.
Le logiciel peut bien sûr réaliser des gestes inatteignables
par le corps humain (vitesses et distances extrêmes par
exemple) mais surtout la catégorie de geste est ici extensible
à d'autres pratiques: toute connexion-déconnexion
sera caractérisable comme geste, qu'il s'agisse du geste
pour connecter-déconnecter des "vibreurs" sur
une structure, pour connecter-déconnecter des structures
entre elles ou pour connecter-déconnecter de nouveaux objets
sur une structure existante Ceci, incidemment, conduirait à
définir le geste de manière générale
comme connexion-déconnexion instaurée entre corps
physiques; il y aurait, je crois, parti conceptuel à tirer
d'une telle conception du geste.
Cette possibilité d'articuler, fondée sur le double
"paradigme" - hérité du cadre traditionnel
de la musique - du geste et de la structure physiques, est une
première possibilité offerte à la composition.
Elle autorise à penser musicalement en termes de discours
hiérarchisé; en particulier elle ouvre me semble-t-il
à un traitement neuf de la question du tempo dans le cadre
de la synthèse sonore.
II. La mémoire
Le logiciel MOSAIC autorise les hybridations de structures,
y compris celles entre structures physiques aussi différentes
que cordes ou barres (structure à une dimension spatiale),
que plaques ou membranes (structure à deux dimensions spatiales)
et que tubes (structure à trois dimensions spatiales).
Traités modalement, les mouvements de ces structures ont,
il est vrai, des nombres de dimensions bien différents:
la corde en mouvement par exemple (3) a quatre dimensions modales:
deux longitudinales, une transversale et une en torsion. Il reste
que les mouvements d'une corde, d'une cymbale, d'un tube de clarinette
sont bien différents; cependant MOSAIC permet de les hybrider
entre eux.
Deux points sont ici remarquables:
* le premier tient au fait qu'on hybride les structures physiques
elles-mêmes et non pas les signaux ce qui permet de disposer
de nouveaux instruments sur lesquels on peut continuer d'agir
comme sur toute autre structure plus conventionnelle. Il ne s'agit
donc pas là de simples interpolations passives entre signaux
mais bien d'interpolations dynamiques entre structures qui restent
à tout moment accessibles à chaque forme de connexions,
d'interactions, de gestes J'ai déjà présenté
de tels exemples de cordes-plaques-tubes sur lesquels on frappe
ou que l'on pince continûment et ce n'est pas sur cet aspect
de l'hybridation que je voudrais insister aujourd'hui.
* Le second point me parait d'un plus grand intérêt
compositionnel quand le premier toucherait plutôt à
un intérêt instrumental (élargissement de
l'instrumentarium à la disposition du compositeur, ce qui
bien sûr est loin d'être négligeable). Il concerne
la distinction entre les deux formes d'hybridation implantées
dans MOSAIC.
Dans l'hybride "fondu" - paradoxalement nommé
"mix" par Joe Morrisson - le logiciel calcule les modes
de chaque structure proportionnellement à son degré
d'excitation. On a ici l'équivalent du "fondu-enchaîné"
du cinéma où une image se fond en une autre sans
pour autant interagir avec elle; chaque image garde sa propre
dynamique indépendante. Ceci aboutit au fait qui si j'hybride
A et B en pondérant d'abord sur A pendant 1 seconde, puis
en transitant vers B pendant une autre seconde pour ensuite m'installer
définitivement en B, toute l'action opérée
sur A pendant la première seconde disparaîtra avec
A lui-même: B ne porte aucunement trace de ce qui a agi
sur A, de ses mouvements
Dans l'hybride "glissé" - nommé "melt"
(!) par Joe - les choses deviennent beaucoup plus intéressantes:
le logiciel calcule la réaction des modes de chaque structure
même si l'une d'entre elles n'est pas directement excitée.
Dans l'exemple précédemment décrit, si je
frappe A au cours de la 1° seconde et que j'hybride ensuite
vers B sans agir sur ce second objet, le "fondu" ne
m'indiquera aucun mouvement de la structure B alors que l'hybride
"glissé" aboutira à un mouvement de B
(cf. graphiques 1 à 4 de l'annexe)!
Le principe de calcul des modes est le suivant:
Soit A une structure à 8 modes et 12 point d'accés
et soit B une structure à 10 modes et 10 points d'accés.
La matrice A étant de taille 8*12 quand B est de taille
10*10, l'hybride "fondu" est calculé selon
le principe schématique suivant:
On y utilise séparément l'une ou l'autre
matrice selon le point d'hybridation prescrit.
L'hybride "glissé" est calculé
par contre selon le principe suivant:
Cette fois chaque excitation sur l'une des matrices rétroagit
immédiatement sur l'autre même si l'effet n'en est
pris en compte qu'en fonction du degré d'hybridation retenu.
(cf. graphiques 1 et 3). C'est comme si une structure mutait directement
en une autre!
La conséquence sonore de cette distinction d'ordre technique
est la suivante: dans le cas de l'hybride "fondu", la
structure B vibre de manière immuable, qu'elle ait été
ou non hybridée, et qu'il se passe quelque chose ou non
sur l'autre structure. Par contre, dans le cas de l'hybride "glissé",
ses vibrations seront fonction de l'hybridation constituée
et, plus précisément, de ce qui s'est passé
sur l'autre structure; ainsi dans ce cas la structure B porte
trace de son existence antérieure sous forme d'une autre
structure A. On dispose ainsi d'une mémoire d'une sorte
de métempsycose: une "âme" circule ici
entre plusieurs "corps", gardant le souvenir de ses
existences antérieures sous d'autres formes et d'autres
espèces.
Musicalement, ceci ouvre à des possibilités compositionnelles
tout à fait significatives: si Composer, c'est disposer
des temporalités tressées de "souvenirs"
- de traces - en sorte que l'opération auditive de "mémoire"
puisse, parcourant ces réseaux de temporalités,
y produire un temps musical, alors la composition de souvenirs
entre structures, de traces réciproques est un atout notable
pour la Composition. On dispose ce faisant de la capacité
de "condenser", "réexposer", "varier",
"développer" des évolutions qui affectent
des êtres physiques de nature tout à fait dissemblables.
III. Le lien
L'idée est apparentée au "principe physique de réciprocité" (que je présente rapidement en annexe). Il s'agit là en effet, dans l'usage que j'en fais tout du moins, d'une déclinaison qu'on pourrait nommer "pseudo-réciprocité". La logique en est la suivante: on branche sur une structure physique donnée deux signaux E1 et E2, a priori forts dissemblables, en deux points différents de la structure. On capte ensuite les réponses de la structure en deux autres endroits S1 et S2. On dispose là d'un premier "noeud" qu'opère la structure entre les deux signaux initiaux. Le point déjà intéressant est que ce "noeud" est variable selon l'endroit où l'on capte les signaux de sortie. On dispose ainsi d'une forme dynamique de noeud - ou de lien - qui est relative au type de structure considérée - corde/barreau, plaque/membrane, tube -. On peut ensuite réinjecter les deux signaux de sortie S1 et S2 dans une autre structure, jumelle de la première, et capter alors aux points équivalents aux points d'entrée de la première structure deux nouveaux signaux de sortie S'1 et S'2. Le schéma est le suivant:
J'appelle cela pseudo-réciprocité quand la réciprocité est le fait d'égaler les entrées entre elles en sorte d'égaler les sorties:
(Cf graphiques 34 à 36 de l'annexe)
Ce qui devient musicalement intéressant est le fait de
pouvoir ainsi disposer de liens dynamiques entre signaux en sorte
qu'un couple E1/E2 se réfracte, via la structure dans laquelle
il est plongé, en un autre couple S1/S2 (qui pourrait bien
sûr être également un triplet ou un quadruplet
si l'on captait plus de deux sorties): la structure physique est
ici ce qui fait noeud, ce qui établit un croisement entre
deux signaux. Si l'on suit à nouveau la métaphore
de l'âme et du corps, c'est comme si le son n'était
pas un corps - cette place étant alors occupée par
la structure physique - mais plutôt l'équivalent
d'une âme - ou d'un esprit - qui se métamorphoserait
d'avoir habitée un corps.
Plus musicalement, cette capacité d'opérer des noeuds
entre sonorités peut être vue comme l'extension d'anciennes
pratiques de la composition; je songe ici à deux exemples
bien connus. Le premier est la pratique de la "crux"
dans les sonates de Scarlatti telle que Kirkpatrick l'a mise en
évidence, au point où évolutions tonales
et thématiques de la sonate se chevauchent, où forces
dynamiques de modulation harmonique et d'invention mélodique
culminent dans un entre-croisement (4). Le second est la matrice
inaugurale de Tristan et Isolde, là où les
leitmotiv de "l'Aveu" et du "Désir"
se rencontrent en un fameux accord lequel est tout aussi bien
engendré par leur occurrence simultanée qu'il ne
les dynamise en retour, conduisant par là à la non
moins célèbre résolution sur dominante (5).
C'est dire qu'avec cette possibilité de lier entre eux
des gestes ou des signaux, et surtout d'opérer des croisements
dynamiques - "crux" évolutives sur lesquelles
on peut continuer d'agir puisqu'elles se localisent en une structure
qui reste à tout moment accessible -, on dispose d'une
piste compositionnelle me semble-t-il significative (cf. graphiques
25 à 33 de l'annexe). Songeons ainsi aux possibilités
de faire interagir des signaux prélevés en temps
réel auprès de différents instrumentistes
en contrôlant dynamiquement les points de croisement selon
tel ou tel paramètre compositionnel.
IV. L'écriture
Une ressource singulière du logiciel est de réhabiliter
la notation par tablature. Ceci, d'un côté, peut
paraître un retour en arrière - quoique ce type de
notation ait perduré tout au long de l'histoire de la musique
(il n'est que de songer à l'histoire récente des
notations d'intensité et du débat, jamais tout à
fait clos, pour savoir si telle notation d'intensité désigne
plutôt le geste instrumental à effectuer ou plutôt
le résultat sonore à obtenir: ce problème,
dans l'écriture pour orchestre, reste ouvert!).
Je ne crois pas qu'il s'agisse là d'une arriération
et je pense au contraire que c'est la chance d'un mode moderne
de l'écriture. Disons simplement que le principe de la
tablature permet d'envisager la reconstitution d'une écriture
qui ne soit ni une quantification - s'il est vrai qu'écrire
n'est pas quantifier et que la lettre n'est pas un nombre, même
si elle est parfois un chiffre - ni non plus un dessin. Finalement
on voit que l'écriture implique l'interprétation
qui en est ainsi le corrélat naturel: l'abstraction de
la lettre musicale est une catégorie disposée pour
le geste instrumental de l'interprète.
Or une telle distinction est à l'oeuvre dans le travail
sur les modèles physiques. Je ne dis pas que ceci soit
actuellement abouti mais seulement qu'il y a là une piste
intéressante à suivre.
La conséquence m'en semble qu'il y aurait grand profit
à disposer d'un interface graphique. L'interface aurait
une fonction bien plus centrale que celle de simplement faciliter
l'approche du logiciel par des personnes peu familières
du langage informatique SCHEME. L'interface servirait plus essentiellement
à incorporer la réalité de gestes physiques.
Dans l'optique où le logiciel pourrait à relativement
brève échéance - un ou deux ans? - pouvoir
tourner en temps réel (si l'on continue d'y investir les
forces suffisantes!), l'interface graphique donnerait accès
à une "interprétation" du logiciel en
temps réel et permettrait corrélativement de concentrer
le travail de composition sur une nouvelle écriture, bien
éloignée du travail actuel de réalisation
des programmes informatiques.
Mes conclusions concernant le développement physico-informatique
s'imposent à partir de là. Sans reprendre l'ensemble
des pistes indiquées en Mars, je suggèrerai, d'un
point de vue compositionnel, les priorités suivantes:
* mise en place informatique d'hybrides d'hybrides. Ceci est capital
si l'on veut pouvoir travailler de manière fine les points
II et III avancés dans cette séance, et en particulier
réaliser les "glissés de glissés"
qui pourraient constituer, pour la mémoire, des champs
diversifiés de vecteurs.
* réalisation d'un interface graphique conçu pour
autoriser un contrôle et une réalisation directs
des gestes "physiques" inclus dans le logiciel (diverses
connexions-déconnexions, déplacement de structures
dans l'espace-temps).
* optimisation de l'implémentation informatique pour se
rapprocher autant que faire se peut du temps réel. On n'en
est plus aujourd'hui bien loin - dans certains cas tout du moins
- et cet objectif devrait donc être réaffirmé.
I) Rappels sur les Cordes
a. Corde pincée
Le parallélogramme de d'Alembert (Cf. "Les transitoires de cordes avec MOSAIC" Séance IRCAM du 5 Mars 1991) entraîne logiquement une force qui évolue ainsi:
soit une force telle que les fréquences qui sont un
multiple de a/L s'annulent:
On voit clairement que le point de pincement influe ici sur le
spectre. Par exemple un pincement en milieu de corde ne conservera
que les fréquences d'ordre impair.
(Cf. graphiques 5 à 7 de l'annexe)
Convention générale:
On a ici X(t), Y(t), a(t) et b(x,t).
(où T est la période).
Un point d'abcisse x de la corde se déplace en y [cf. b(x,t)]
selon 2 vitesses indépendantes
du temps:
(Dv indépendant et du temps et du point x sur la corde).
Au point A de frottement:
La vitesse angulaire de déplacement du point anguleux est
constante dans le cas du mouvement d'Helmholtz:
et, si Da (Delta alpha) est l'angle maximum, on a :
soit une force maximale en y fonction de la force en z (pression
de l'archet), de la masse volumique r, de la longueur L, de la
position a de l'archet et de la vitesse horizontale de l'archet:
On retrouve facilement que le point anguleux décrit
une parabole car la vitesse de déplacement vertical d'un
point x de la corde
est une fonction linéaire (en x) de la vitesse de déplacement
horizontal du point anguleux
soit:
ce qui rejoint des propriétés classiques de la parabole.
Dans le mouvement d'Helmholtz on a en fait:
où c est la célérité longitudinale
de la corde.
Donc
ce que l'on a déjà constaté. pour v+ et v-
La constance de la vitesse angulaire entraine que la force, qui est proportionnelle à l'angle a de la corde, est une fonction linéaire du temps:
d'où un spectre théoriquement indépendant
du point a de frottement de l'archet, l'amplitude de chaque
harmonique étant inversement proportionnelle à son
rang:
Ceci présuppose qu'on ne frotte pas l'archet à un
noeud; comme dans la corde pincée, les harmoniques disposant
d'un noeud au point de contact sont absents du spectre (cf. graphiques
11 et 31 de l'annexe).
On a montré expérimentalement que le mouvement d'Helmholtz ne s'installe que si l'on frotte l'archet entre 1/15 et 1/7 de la corde (Cf. Cremer p.53)
Dans MOSAIC on simule une réversibilité slide 3(/6)<->slide 2(/5)<->slide 1(/4)<->stick sans simuler l'hystérésis (effet de "bémolisation") d'un relâchement brutal abaissant la vitesse relative en-dessous du seuil de capture.
* Voir les nombreux autres mouvements possibles d'une corde
frottée (dans O.Krigar-Menzel et A.Raps: cf. annexe graphique)
et également "la note du loup" (cf. références
bibliographiques dans la partie suivante).
* Fonctionnements "chaotiques": voir partie suivante
et annexe graphique (graphiques 18 à 20 en particulier).
Références bibliographiques
* "The physics of the violin" Lothar Cremer:
* "Über Saitenschwingungen" O.Krigar-Menzel und
A.Raps
* "Elementary stability considerations for bowed-string motion"
G.Weinreich et R.Caussé; J.Acoust.Soc.Am. 89(2) Février
1991
"L'art devrait introduire le chaos dans l'ordre plutôt que l'inverse. Le moment chaotique [indique] le refus de la platitude des représentations bien ouvragées de l'existence. Quand on regarde de très près, les oeuvres d'art se métamorphosent en chaos."
Adorno
On peut aborder me semble-t-il le comportement chaotique des
cordes de trois manières bien différentes:
- La première tente d'isoler des comportements "naturellement"
chaotiques c'est-à-dire qui interviennent dans les conditions
usuelles d'emploi des cordes. Ceci est illustré par les
études de J.Puaud et R.Caussé sur la "note
de loup" et celle de C.Maganza sur la clarinette (voir références
bibliographiques).
- Une deuxième manière, entièrement artificielle,
impose à une corde (ou à tout autre structure physique)
de vibrer selon une logique chaotique en lui attachant un vibreur
commandé par quelques équations appropriées.
Je donnerai en séance quelques exemples sonores d'un tel
traitement et je propose, dans les annexes graphiques (graphiques
18 et suivants), différentes illustrations de cette manipulation.
La réalisation par MOSAIC de tels vibreurs chaotiques facilite
ce qui serait sans doute un peu plus délicat - mais non
impossible - à réaliser dans le cadre d'un dispositif
expérimental traditionnel (avec corde et vibreur réellement
existants).
- Une troisième méthode, plus sophistiquée
et mettant plus directement en jeu les ressources des modèles
physiques, consiste à simuler un montage physique qui génère
"par lui-même" des comportements chaotiques. J'en
donnerai en séance différents exemples sonores réalisés
à partir de trois cordes couplées selon les équations
différentielles suivantes (Lorenz):
Le dispositif expérimental est alors schématiquement celui-ci:
On vérifie dans chacun de ces deux derniers cas que le mouvement obtenu dans l'espace des phases décrit bien un attracteur étrange (cf. graphique n° 24 de l'annexe).
* Une corde paramétrique est une corde dont un
des paramètres varie avec le temps.
D'où que l'équation y''+gy'+w2y=0 se transforme
alors en y''+g(t)y'+w2y=0, équation non-intégrable
pour une loi g(t) quelconque.
* Fonction périodique
Son spectre est harmonique. Sa trajectoire de phase est un cercle.
Sa section de Poincaré est un point.
Fonction quasi-périodique
C'est une fonction périodique dont toutes les variables
sont proportionnelles au temps. Réalisable par deux oscillations
indépendantes, cette fonction a plusieurs fréquences
de base: F=a/2p et G=b/2p. Son spectre de Fourier est mF+nG (inharmonique);
il comporte des pics, isolés et indépendants entre
eux.
Sa trajectoire de phase est un tore. Le tore sera recouvert de
manière dense si les deux fréquences sont incommensurables
(dans un rapport irrationnel entre elles). Sa section de Poincaré
est un cercle (si F/G est irrationnel; s'il est rationnel, c'est
un ensemble discret de points).
Fonction apériodique
Son spectre est continu (il y existe, du moins, une bande continue).
Il peut-être apparemment peu différent d'un spectre
quasi-périodique à nombre de fréquences très
élevé.
Il y a alors deux cas différents: chaos ou non-chaos (qui
rejoint pour partie la différence bruit coloré ou
bruit blanc). S'il s'agit du chaos, le spectre comporte souvent
des pics émergeant d'une bande continue (illustrants la
présence des points d'accumulation théorisée
dans "R.L.Devaney" - voir bibliographie): cf. graphiques
22, 23 et 27 de l'annexe.
Si le nombre de degrés de liberté du signal est
très grand (ex. mouvement brownien) - il est en fait potentiellement
infini, sans se réduire d'ailleurs au dénombrable
- on peut avoir des turbulences.
Si le nombre de degrés de liberté du signal est
petit (à partir de 3) on peut avoir du chaos. Trois
fréquences incommensurables peuvent suffire pour engendrer
du chaos. Mais la transformation de Fourier ne permet pas de faire
la différence. D'où nécessité, pour
caractériser l'existence ou non d'un chaos, d'employer
la méthode dite des sections de Poincaré.
* Le chaos, comme système déterministe,
s'oppose à l'aléatoire statistique:
1) Cas du signal chaotique: la trajectoire de phase est un attracteur
"étrange". On a un bruit coloré, différent
du bruit blanc. Il y a une corrélation entre les instants
(déterminisme) mais la ressemblance avec les instants initiaux
se perd (cf. perte de mémoire des conditions initiales).
Il n'y a pas de similitude interne du signal chaotique. Le signal
devient imprévisible. La dimension D de l'attracteur converge
pour N grand.
2) Cas du signal aléatoire; on aboutit à un bruit
blanc. Le signal est à chaque instant nouveau; il n'y a
pas de corrélation entre instants. La dimension D de l'attracteur
reste proportionnelle à N.
Donc un spectre dénombrable (fini/infini) correspond à
un signal périodique ou quasi-périodique, harmonique
ou in-harmonique.
Seul un spectre continu, qui correspond à un bruit
coloré ou à un bruit blanc, peut être corrélé
à un phénomène chaotique, comme il peut éventuellement
l'être d'ailleurs à de tout autres phénomènes.
* Le chaos s'obtient par répétitions d'étirement/repliement.
Cf. X(n+1)=2*X(n) [modulo 1]. La multiplication étire;
le modulo replie. D'où une amplification exponentielle
des incertitudes initiales.
Cf également X(n+1)=4lX(n)*[1-X(n)]
Pour avoir du chaos, il faut donc la conjonction d'une non-linéarité
(qui distend) et d'un amortissement linéaire.
* Le hasard n'est pas l'aléatoire; le "fortuit" (tel est le terme employé par Poincaré) n'est pas le "sans ordre" et le "sans loi". Le hasard touche à l'imprévisibilité plutôt qu'à l'indéterminé; ce n'est pas le "random" des programmes informatiques. Le chaos scinde l'idée de déterminisme dont on croyait qu'elle ne faisait qu'un avec l'idée de prévisibilité. L'idée qu'une théorie physique puisse se vérifier par sa puissance de prédiction est ainsi mise en péril.
* Le chaos est un ordre sans périodicité, un ordre qui s'avère connecté à une invariance d'échelle et par là communique avec le vieil idéal esthétique de Goethe ("Métamorphose des plantes")
* On peut simuler le chaos par deux sortes de dispositifs:
- des équations différentielles,
- des applications itérées (nommées applications
du premier retour, du second retour)
On peut d'ailleurs remplacer la dérivation par la méthode
des retards: X'->X(t+dt), X''->X(t+2dt)... et l'espace des
phases a alors pour coordonnées X(t), X(t+dt), X(t+2dt)
où dt doit être judicieusement choisi: ni
trop petit (les valeurs successives ne seraient pas indépendantes),
ni trop grand (les valeurs ne seraient plus corrélées
car rendues trop sensibles au bruit de la mesure); cf. dt
doit être de l'ordre de quelques 1/10° de la pseudo-période.
Par cette transformation, on trace un autre attracteur qui a les
mêmes propriétés topologiques que l'attracteur
dynamique. On appelle cela l'espace "image" des phases
par rapport à l'espace "vrai" des phases: xn(t)->x(t+ndt)
* Ne pas oublier que l'attracteur étrange - dans l'espace des phases - n'est pas un objet physique!
1. Exemples d'applications itérées
* premier retour:
* second retour:
(Henon)
[chaos pour a=1,4 (non-linéarité) et b=0,3 (dissipation => contraction)]
(Rayleigh-Benard)
("Standard mapping")
2. Exemples d'équations différentielles
(Lorenz)
(Rössler)
Bien sûr, toutes ces équations ne génèrent de processus chaotiques que pour certaines valeurs judicieusement choisies de leurs paramètres.
* "L'ordre dans le chaos" P.Bergé, Y.Pomeau,
Ch.Vidal (Herman 1984)
* "Traitement numérique des attracteurs étranges":
Actes du séminaire de Grenoble (Février 1985) Ed.
du CNRS (1987)
* "An introduction to Chaotic dynamical systems" Robert
L.Devaney (Addison-Wesley 1989)
* "La note de loup dans l'espace des phases" J.Puaud
* "Quasi-périodicité et bifurcations dans la
note de loup" J.Puaud, R.Caussé et V.Gibiat; J.Acoustique
4 (Avril 1991) p.253-259
* "Excitation non-linéaire d'un conduit acoustique
cylindrique" Thèse de Christian Maganza (Université
du Maine 1985)
Principe physique - avancé par Helmholtz (1860) et Rayleigh
(1873) - mais qui ne fut mathématiquement démontré
qu'en 1959 (Lyamshev).
Le principe, dans sa formulation la plus courante, est le suivant:
"La réponse ponctuelle d'un système linéaire
à une petite excitation appliquée par un agent extérieur
en un autre point est invariant par rapport à l'échange
entre le point d'excitation et le point de mesure." Ceci
vaut pour des systèmes non-conservatifs sous condition
de linéarité des phénomènes de dissipation.
La réciprocité vaut dans les quadripôles dés
que la matrice impédance présente une symétrie:
D'où trois cas:
- réciprocité:
- anti-réciprocité:
- non réciprocité:
La réciprocité acoustique est associée à
la réciprocité de la fonction de Green [G(r,r0)]
qui donne le champ produit en r par une source ponctuelle placée
en r0. Ainsi une source monopolaire de débit constant produira
la même pression en un point récepteur si l'on permute
les positions des points source et récepteur (attention:
il faut que le milieu soit alors au repos).
Cette fonction est en effet symétrique:
Ceci peut, sous conditions, s'étendre aux relations entre
une surface vibrante et un point de l'espace.
Au total le principe de réciprocité n'est pas général
et systématique (cf. graphique 34 de l'annexe). Dans les
milieux continus tridimensionnels, il ne s'applique qu'aux récepteurs
et émetteurs ponctuels et monopolaires.
* Cas d'un réseau linéaire à n pôles.
Soit deux états différents d'excitation du système:
état 1: Vn et Fn sont les vitesses (généralisées)
provenant des forces (généralisées) au point
n
état 2: V'n et F'n sont les vitesses (généralisées)
provenant des forces (généralisées) au point
n
Il faut que le système dynamique soit linéaire et
passif (sans source interne)
On a alors:
(où V et V' sont les vitesses aux points d'observation
et d'excitation provenant des forces F et F').
* Cas d'un réseau hétérogène
à deux pôles
A) Cas de transferts acoustiques (P et Q = pression et
débit volumiques)
[C'est la relation de réciprocité pour un quadripôle
; cf. Bruneau p.29]
Ceci donne, dans le cas des expérimentations directe (Q2=0
soit un blocage du second transducteur) et réciproque (Q'1=0
soit un blocage du premier transducteur):
Ainsi, si une source insérée d'un côté
Q1 produit une pression P2 de l'autre côté, une source
de même débit insérée de cet autre
côté (Q'2=Q1) produit la même pression (P'1=P2)
au niveau du premier côté cité.
B) Cas de transferts mécano-acoustiques (F = force et V = vitesse sur le pôle "mécanique" <=> P = pression acoustique et Q = débit volumique sur le pôle "acoustique")
Ceci donne, dans le cas des expérimentations directe (Q2=0)
et réciproque (F'1=0):
* "Le principe de réciprocité et ses applications
au domaine vibroacoustique" Frank Fahy
in "Application du principe de réciprocité
à différents domaines de l'acoustique"
Journée organisée par le CNAM (8 Novembre 1990)
Publication de la SFA-GAIE
* "Méthodes de réciprocité pour l'étude
des transducteurs" J.N.Durocher
in "Application du principe de réciprocité
à différents domaines de l'acoustique"
Journée organisée par le CNAM (8 Novembre 1990)
Publication de la SFA-GAIE
* "Introduction aux théories de l'acoustique"
Michel Bruneau Université du Maine - Le Mans pages 28,
253
Notes
(1) Par clarté d'écriture je distinguerai, chaque
fois que nécessaire, l'acte de Composition (au sens
musical du terme) en l'inaugurant d'une majuscule de l'acte de
"composition" sonore (tel qu'on le pratique dans
la synthèse) en l'encadrant de guillemets.
(2) Entretemps n°9 Décembre 1990
(3) Cf. "Les transitoires de cordes avec MOSAIC" Séance
IRCAM du 5 Mars 1991.
(4) Voir "Domenico Scarlatti" Ralph Kirkpatrick Chapitre
XI (J.C. Lattès 1982)
(5) Je me permets de renvoyer aux pages 24-25 de mon article:
"Cela s'appelle un thème»: Propositions pour
une histoire de la musique thématique de Bach à
Schoenberg". Analyse Musicale n°13 Octobre 1988 (p.7-29)