Comment peut-on envisager de composer avec MOSAIC-MODALYS ?
(Conférence IRCAM du 24 Juillet 1991)

François NICOLAS

 

 

Comment peut-on envisager de composer avec un outil tel que MOSAIC? Il convient de tenir que cette question se pose, comme elle se poserait d'ailleurs avec tout autre outil de synthèse. Je soutiendrai en effet la thèse suivante: "composer" du son n'est pas Composer (au sens musical du terme) (1).
Je n'ignore pas prendre ainsi le contre-pieds de thèses largement répandues, certaines soutenant même que "composer" l'intérieur du son serait la dimension moderne de l'acte de composition. Le lieu n'est pas, bien sûr, d'engager un débat approfondi sur ces thèses contradictoires. Par décision axiomatique, ou, plus succinctement, par hypothèse pour cette séance, je me tiendrai à la première d'entre elles.
En ce cas se pose la question: comment passer de la synthèse sonore à la Composition musicale? Qu'il n'y ait là nulle transitivité immédiatement donnée, nulle expressivité plus ou moins naturelle, chacun voit bien que ceci découle de l'axiome - ou de l'hypothèse - liminaire. Plus précisément ma question sera alors: comment envisager de Composer à partir d'un travail de synthèse sonore engagé avec le logiciel MOSAIC?

Je proposerai en ce point quatre éléments de réponse, bien sûr tous provisoires et soumis tant à discussions qu'à recherches ultérieures - l'objectif devenant ici la "production" d'oeuvres et non plus seulement l'appropriation technique du logiciel -.
* Le premier concerne la nécessité, pour Composer, de ne pas seulement "composer" du son mais de "composer" un puis des sons, de Composer en fait plusieurs sons. C'est là le problème de l'articulation.
* Le deuxième concerne le travail de la mémoire conçu comme apte à constituer un temps musical.
* Le troisième touche à la capacité de mettre en rapport musical des phénomènes sonores a priori indépendants, d'instituer entre eux des rapports dynamiques. Il s'agit là du problème du lien musical à instaurer entre sonorités disjointes.
* Le quatrième touche à l'écriture et à la manière dont le travail de synthèse par ordinateur peut conduire à reconsidérer cette très vieille pratique compositionnelle.

Quatre points qui indiquent, a minima, que Composer, c'est articuler des sons, c'est déployer une temporalité habitée de souvenirs et d'échos en sorte que la mémoire puisse y tracer un temps, c'est nouer entre eux des phénomènes sonores a priori indépendants, c'est écrire en sorte d'ouvrir à l'acte d'interprétation.
Il me semble que sur ces quatre points, MOSAIC offre des possibilités significatives que je voudrais exposer à la connaissance de chacun. Je renverrai en annexes les développements plus techniques qui ne concernent pas directement le propos musical de cette séance; je présenterai séance au cours de la séance différents exemples sonores et tâcherai à partir de là de suggérer quelques développements physico-informatiques de MOSAIC.


I. L'articulation

Le problème m'apparait succinctement celui-ci: Composer implique la capacité de distinguer ce qu'est un son. Il ne suffit pas là d'opérer dans le son, ou de synthétiser du son; il faut encore avoir l'aptitude de "compter-pour-un" le son, de le découper en sorte qu'il constitue une entité délimitée. Si l'on se prive de cette possibilité, le son n'est plus qu'une sorte de fluide incontinent, dépourvu de toute faculté articulatoire; la conséquence sur le temps musical en est alors drastique: dépourvu de hiérarchies et de contours, le temps n'est plus feuilleté. Il s'écoule, sans dynamisme.
Cette argumentation d'ordre esthétique peut être facilement doublée d'une argumentation plus "objective" ou "scientifique": on ne saurait produire de topologies en se privant d'algèbre. La simple considération d'un flux convoque en effet une présentation de ses éléments, des parties qui les rassemblent, des fronts qui le délimitent et la formalisation de tous ces points ne saurait se priver de quelque algèbre (cf. la "topologie algébrique" des mathématiciens). On m'objectera alors que toute synthèse procède bien d'une algèbre mais que ses éléments peuvent rester internes à l'ordinateur (que ce soient les échantillons, les sinus, les modes, les grains, les ondelettes) sans avoir pour autant besoin d'être présentés à l'oreille. On dirait alors qu'algèbre il y a bien, mais qu'elle est destinée à rester secrète pour l'oreille laquelle accepterait de se mouvoir dans une pure topologie. J'accorde sans doute qu'il y a bien une algèbre secrète qui n'est pas nécessairement présentable dans l'ordre sensible mais je tiens qu'on ne saurait Composer sans disposer une algèbre audible. Ceci se dit classiquement, dans le vocabulaire usuel des musiciens: on ne saurait Composer sans articuler.

Articuler, c'est délimiter des ensembles sonores, c'est les relier entre eux - ou les disjoindre -, c'est constituer différents niveaux d'entités. Articuler se fait donc nécessairement à différents niveaux; ou encore: articuler, c'est hiérarchiser. Il faut a minima trois niveaux pour constituer une hiérarchie (on retrouve cela je crois dans toute hiérarchie, par exemple dans "le feuilleté du tempo") (2):
1. le niveau de l'atome de base, de l'ensemble élémentaire (qui est celui de la note dans le cadre musical traditionnel, celui de l'"impulsion" dans le tempo);
2. le niveau du premier regroupement (plusieurs notes formant un mélisme, plusieurs "impulsions" formant une "pulsation");
3. le niveau qui voit se succéder et éventuellement se regrouper ensemble les différentes entités précédentes (plusieurs mélismes ou phrases forment par exemple une mélodie comme plusieurs "pulsations" forment une mesure).
- Le premier niveau articule des multiples primordiaux, comptables comme uns: soit A, B
- Le deuxième articule deux au moins de ces entités disposées en groupes: soit A-A', B-B'-B", C-C'
- Le troisième est celui où s'enchaînent ces groupes: (A-A')-(B-B'-B")-

Rien là que d'élémentaire dans l'abstraction de la représentation mais qui s'avère cependant complexe dans le concret de la présentation. En particulier une articulation effective ne procède pas dans l'ordre chronologique ainsi décrit - transitant de l'élémentaire vers le plus vaste -; une articulation musicale opère simultanément sur les différents niveaux. Dans l'exemple du tempo, ceci donne que l'impulsion élémentaire procède tout autant de la pulsation par division qu'à l'inverse celle-ci procède de celle-là par multiplication. Dans le cas des "notes", cela correspond au fait que l'articulation de chaque note d'un mélisme est évidemment fonction de son intégration dans ce mélisme et de l'articulation générale de la phrase.
Dans l'exemple suivant (début du premier thème de l'Art de la Fugue), il est clair que l'articulation intérieure de chaque note (son type d'attaque, sa part résonante, la manière dont elle s'éteint) est fonction de son contexte extérieur: il y a donc interaction entre articulation intérieure et articulation extérieure.


Dans le cadre de la synthèse sonore, le problème se donne ainsi: comment articuler à la fois
* un son
* plusieurs sons en un groupe de sons
* plusieurs de ces groupes?

MOSAIC propose ici une solution: elle tient à la mise en jeu des structures physiques et surtout des gestes. L'idée est d'un coté que le geste physique découpe car il instaure une connexion-déconnexion, d'un autre coté que la structure physique porte continuité et emboîtement des différents niveaux.
Prenons le cas suivant: soit une corde à nu (structure physique élémentaire quoique déjà assez complexe). Un geste sera par exemple de la pincer c'est-à-dire de lui créer une connexion avec un plectre puis de l'interrompre. Le simple fait d'instaurer ce contact puis de l'interrompre articule alors une sonorité (en l'occurrence immédiatement reconnaissable - tout un chacun peut nommer ce son en disant: "c'est celui d'une corde pincée"; peu importe ici le nom car ce qui compte est le "trait d'un" dont on peut alors marquer ce son). Le geste physique est donc en ce cas ce qui permet d'articuler un son. Si j'agis alors à différentes reprises sur la même corde (je la frappe, pince, frotte), la structure physique qu'elle est va porter trace de toutes ses évolutions antérieures: si je la frotte après l'avoir pincée, le transitoire d'attaque sera bien spécifique Chacun des gestes - qui a puissance d'articuler un son puis un autre - sera ainsi articulé aux autres par la permanence de cette structure commune. Si je pince deux fois (A-A'), frappe trois fois (B-B'-B'') puis frotte une fois (C) la même corde, j'ai ainsi articulé une hiérarchie à trois niveaux qui me permet à la fois de "compter":
1) A, A', B, B', B'', C,
2) A-A', B-B'-B'',
3) [A-A']-[B-B'-B'']-[C]-
Notons que le geste donc il est alors question dans MOSAIC n'est pas réductible au geste physique traditionnel de l'instrumentiste. Le logiciel peut bien sûr réaliser des gestes inatteignables par le corps humain (vitesses et distances extrêmes par exemple) mais surtout la catégorie de geste est ici extensible à d'autres pratiques: toute connexion-déconnexion sera caractérisable comme geste, qu'il s'agisse du geste pour connecter-déconnecter des "vibreurs" sur une structure, pour connecter-déconnecter des structures entre elles ou pour connecter-déconnecter de nouveaux objets sur une structure existante Ceci, incidemment, conduirait à définir le geste de manière générale comme connexion-déconnexion instaurée entre corps physiques; il y aurait, je crois, parti conceptuel à tirer d'une telle conception du geste.
Cette possibilité d'articuler, fondée sur le double "paradigme" - hérité du cadre traditionnel de la musique - du geste et de la structure physiques, est une première possibilité offerte à la composition. Elle autorise à penser musicalement en termes de discours hiérarchisé; en particulier elle ouvre me semble-t-il à un traitement neuf de la question du tempo dans le cadre de la synthèse sonore.

 


II. La mémoire

Le logiciel MOSAIC autorise les hybridations de structures, y compris celles entre structures physiques aussi différentes que cordes ou barres (structure à une dimension spatiale), que plaques ou membranes (structure à deux dimensions spatiales) et que tubes (structure à trois dimensions spatiales). Traités modalement, les mouvements de ces structures ont, il est vrai, des nombres de dimensions bien différents: la corde en mouvement par exemple (3) a quatre dimensions modales: deux longitudinales, une transversale et une en torsion. Il reste que les mouvements d'une corde, d'une cymbale, d'un tube de clarinette sont bien différents; cependant MOSAIC permet de les hybrider entre eux.
Deux points sont ici remarquables:
* le premier tient au fait qu'on hybride les structures physiques elles-mêmes et non pas les signaux ce qui permet de disposer de nouveaux instruments sur lesquels on peut continuer d'agir comme sur toute autre structure plus conventionnelle. Il ne s'agit donc pas là de simples interpolations passives entre signaux mais bien d'interpolations dynamiques entre structures qui restent à tout moment accessibles à chaque forme de connexions, d'interactions, de gestes J'ai déjà présenté de tels exemples de cordes-plaques-tubes sur lesquels on frappe ou que l'on pince continûment et ce n'est pas sur cet aspect de l'hybridation que je voudrais insister aujourd'hui.
* Le second point me parait d'un plus grand intérêt compositionnel quand le premier toucherait plutôt à un intérêt instrumental (élargissement de l'instrumentarium à la disposition du compositeur, ce qui bien sûr est loin d'être négligeable). Il concerne la distinction entre les deux formes d'hybridation implantées dans MOSAIC.
Dans l'hybride "fondu" - paradoxalement nommé "mix" par Joe Morrisson - le logiciel calcule les modes de chaque structure proportionnellement à son degré d'excitation. On a ici l'équivalent du "fondu-enchaîné" du cinéma où une image se fond en une autre sans pour autant interagir avec elle; chaque image garde sa propre dynamique indépendante. Ceci aboutit au fait qui si j'hybride A et B en pondérant d'abord sur A pendant 1 seconde, puis en transitant vers B pendant une autre seconde pour ensuite m'installer définitivement en B, toute l'action opérée sur A pendant la première seconde disparaîtra avec A lui-même: B ne porte aucunement trace de ce qui a agi sur A, de ses mouvements
Dans l'hybride "glissé" - nommé "melt" (!) par Joe - les choses deviennent beaucoup plus intéressantes: le logiciel calcule la réaction des modes de chaque structure même si l'une d'entre elles n'est pas directement excitée. Dans l'exemple précédemment décrit, si je frappe A au cours de la 1° seconde et que j'hybride ensuite vers B sans agir sur ce second objet, le "fondu" ne m'indiquera aucun mouvement de la structure B alors que l'hybride "glissé" aboutira à un mouvement de B (cf. graphiques 1 à 4 de l'annexe)!
Le principe de calcul des modes est le suivant:
Soit A une structure à 8 modes et 12 point d'accés et soit B une structure à 10 modes et 10 points d'accés. La matrice A étant de taille 8*12 quand B est de taille 10*10, l'hybride "fondu" est calculé selon le principe schématique suivant:

On y utilise séparément l'une ou l'autre matrice selon le point d'hybridation prescrit.
L'hybride "glissé" est calculé par contre selon le principe suivant:

Cette fois chaque excitation sur l'une des matrices rétroagit immédiatement sur l'autre même si l'effet n'en est pris en compte qu'en fonction du degré d'hybridation retenu. (cf. graphiques 1 et 3). C'est comme si une structure mutait directement en une autre!
La conséquence sonore de cette distinction d'ordre technique est la suivante: dans le cas de l'hybride "fondu", la structure B vibre de manière immuable, qu'elle ait été ou non hybridée, et qu'il se passe quelque chose ou non sur l'autre structure. Par contre, dans le cas de l'hybride "glissé", ses vibrations seront fonction de l'hybridation constituée et, plus précisément, de ce qui s'est passé sur l'autre structure; ainsi dans ce cas la structure B porte trace de son existence antérieure sous forme d'une autre structure A. On dispose ainsi d'une mémoire d'une sorte de métempsycose: une "âme" circule ici entre plusieurs "corps", gardant le souvenir de ses existences antérieures sous d'autres formes et d'autres espèces.
Musicalement, ceci ouvre à des possibilités compositionnelles tout à fait significatives: si Composer, c'est disposer des temporalités tressées de "souvenirs" - de traces - en sorte que l'opération auditive de "mémoire" puisse, parcourant ces réseaux de temporalités, y produire un temps musical, alors la composition de souvenirs entre structures, de traces réciproques est un atout notable pour la Composition. On dispose ce faisant de la capacité de "condenser", "réexposer", "varier", "développer" des évolutions qui affectent des êtres physiques de nature tout à fait dissemblables.

 


III. Le lien

L'idée est apparentée au "principe physique de réciprocité" (que je présente rapidement en annexe). Il s'agit là en effet, dans l'usage que j'en fais tout du moins, d'une déclinaison qu'on pourrait nommer "pseudo-réciprocité". La logique en est la suivante: on branche sur une structure physique donnée deux signaux E1 et E2, a priori forts dissemblables, en deux points différents de la structure. On capte ensuite les réponses de la structure en deux autres endroits S1 et S2. On dispose là d'un premier "noeud" qu'opère la structure entre les deux signaux initiaux. Le point déjà intéressant est que ce "noeud" est variable selon l'endroit où l'on capte les signaux de sortie. On dispose ainsi d'une forme dynamique de noeud - ou de lien - qui est relative au type de structure considérée - corde/barreau, plaque/membrane, tube -. On peut ensuite réinjecter les deux signaux de sortie S1 et S2 dans une autre structure, jumelle de la première, et capter alors aux points équivalents aux points d'entrée de la première structure deux nouveaux signaux de sortie S'1 et S'2. Le schéma est le suivant:



J'appelle cela pseudo-réciprocité quand la réciprocité est le fait d'égaler les entrées entre elles en sorte d'égaler les sorties:



(Cf graphiques 34 à 36 de l'annexe)
Ce qui devient musicalement intéressant est le fait de pouvoir ainsi disposer de liens dynamiques entre signaux en sorte qu'un couple E1/E2 se réfracte, via la structure dans laquelle il est plongé, en un autre couple S1/S2 (qui pourrait bien sûr être également un triplet ou un quadruplet si l'on captait plus de deux sorties): la structure physique est ici ce qui fait noeud, ce qui établit un croisement entre deux signaux. Si l'on suit à nouveau la métaphore de l'âme et du corps, c'est comme si le son n'était pas un corps - cette place étant alors occupée par la structure physique - mais plutôt l'équivalent d'une âme - ou d'un esprit - qui se métamorphoserait d'avoir habitée un corps.
Plus musicalement, cette capacité d'opérer des noeuds entre sonorités peut être vue comme l'extension d'anciennes pratiques de la composition; je songe ici à deux exemples bien connus. Le premier est la pratique de la "crux" dans les sonates de Scarlatti telle que Kirkpatrick l'a mise en évidence, au point où évolutions tonales et thématiques de la sonate se chevauchent, où forces dynamiques de modulation harmonique et d'invention mélodique culminent dans un entre-croisement (4). Le second est la matrice inaugurale de Tristan et Isolde, là où les leitmotiv de "l'Aveu" et du "Désir" se rencontrent en un fameux accord lequel est tout aussi bien engendré par leur occurrence simultanée qu'il ne les dynamise en retour, conduisant par là à la non moins célèbre résolution sur dominante (5).
C'est dire qu'avec cette possibilité de lier entre eux des gestes ou des signaux, et surtout d'opérer des croisements dynamiques - "crux" évolutives sur lesquelles on peut continuer d'agir puisqu'elles se localisent en une structure qui reste à tout moment accessible -, on dispose d'une piste compositionnelle me semble-t-il significative (cf. graphiques 25 à 33 de l'annexe). Songeons ainsi aux possibilités de faire interagir des signaux prélevés en temps réel auprès de différents instrumentistes en contrôlant dynamiquement les points de croisement selon tel ou tel paramètre compositionnel.

 

IV. L'écriture

Une ressource singulière du logiciel est de réhabiliter la notation par tablature. Ceci, d'un côté, peut paraître un retour en arrière - quoique ce type de notation ait perduré tout au long de l'histoire de la musique (il n'est que de songer à l'histoire récente des notations d'intensité et du débat, jamais tout à fait clos, pour savoir si telle notation d'intensité désigne plutôt le geste instrumental à effectuer ou plutôt le résultat sonore à obtenir: ce problème, dans l'écriture pour orchestre, reste ouvert!).
Je ne crois pas qu'il s'agisse là d'une arriération et je pense au contraire que c'est la chance d'un mode moderne de l'écriture. Disons simplement que le principe de la tablature permet d'envisager la reconstitution d'une écriture qui ne soit ni une quantification - s'il est vrai qu'écrire n'est pas quantifier et que la lettre n'est pas un nombre, même si elle est parfois un chiffre - ni non plus un dessin. Finalement on voit que l'écriture implique l'interprétation qui en est ainsi le corrélat naturel: l'abstraction de la lettre musicale est une catégorie disposée pour le geste instrumental de l'interprète.
Or une telle distinction est à l'oeuvre dans le travail sur les modèles physiques. Je ne dis pas que ceci soit actuellement abouti mais seulement qu'il y a là une piste intéressante à suivre.
La conséquence m'en semble qu'il y aurait grand profit à disposer d'un interface graphique. L'interface aurait une fonction bien plus centrale que celle de simplement faciliter l'approche du logiciel par des personnes peu familières du langage informatique SCHEME. L'interface servirait plus essentiellement à incorporer la réalité de gestes physiques. Dans l'optique où le logiciel pourrait à relativement brève échéance - un ou deux ans? - pouvoir tourner en temps réel (si l'on continue d'y investir les forces suffisantes!), l'interface graphique donnerait accès à une "interprétation" du logiciel en temps réel et permettrait corrélativement de concentrer le travail de composition sur une nouvelle écriture, bien éloignée du travail actuel de réalisation des programmes informatiques.

*

Mes conclusions concernant le développement physico-informatique s'imposent à partir de là. Sans reprendre l'ensemble des pistes indiquées en Mars, je suggèrerai, d'un point de vue compositionnel, les priorités suivantes:
* mise en place informatique d'hybrides d'hybrides. Ceci est capital si l'on veut pouvoir travailler de manière fine les points II et III avancés dans cette séance, et en particulier réaliser les "glissés de glissés" qui pourraient constituer, pour la mémoire, des champs diversifiés de vecteurs.
* réalisation d'un interface graphique conçu pour autoriser un contrôle et une réalisation directs des gestes "physiques" inclus dans le logiciel (diverses connexions-déconnexions, déplacement de structures dans l'espace-temps).
* optimisation de l'implémentation informatique pour se rapprocher autant que faire se peut du temps réel. On n'en est plus aujourd'hui bien loin - dans certains cas tout du moins - et cet objectif devrait donc être réaffirmé.

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ANNEXE TECHNIQUE
(Séance du 24 Juillet 1991) @ IRCAM

 

I) Rappels sur les Cordes
a. Corde pincée

 



Le parallélogramme de d'Alembert (Cf. "Les transitoires de cordes avec MOSAIC" Séance IRCAM du 5 Mars 1991) entraîne logiquement une force qui évolue ainsi:



soit une force telle que les fréquences qui sont un multiple de a/L s'annulent:

On voit clairement que le point de pincement influe ici sur le spectre. Par exemple un pincement en milieu de corde ne conservera que les fréquences d'ordre impair.
(Cf. graphiques 5 à 7 de l'annexe)

 

b. Corde frottée

Mouvement d'Helmholtz

 

Convention générale:



 

On a ici X(t), Y(t), a(t) et b(x,t).

(où T est la période).
Un point d'abcisse x de la corde se déplace en y [cf. b(x,t)] selon 2 vitesses indépendantes du temps:


(Dv indépendant et du temps et du point x sur la corde).


Au point A de frottement:



La vitesse angulaire de déplacement du point anguleux est constante dans le cas du mouvement d'Helmholtz:

et, si Da (Delta alpha) est l'angle maximum, on a :

soit une force maximale en y fonction de la force en z (pression de l'archet), de la masse volumique r, de la longueur L, de la position a de l'archet et de la vitesse horizontale de l'archet:

On retrouve facilement que le point anguleux décrit une parabole car la vitesse de déplacement vertical d'un point x de la corde

est une fonction linéaire (en x) de la vitesse de déplacement horizontal du point anguleux

soit:

ce qui rejoint des propriétés classiques de la parabole.
Dans le mouvement d'Helmholtz on a en fait:

où c est la célérité longitudinale de la corde.
Donc

ce que l'on a déjà constaté. pour v+ et v-

 



La constance de la vitesse angulaire entraine que la force, qui est proportionnelle à l'angle a de la corde, est une fonction linéaire du temps:



d'où un spectre théoriquement indépendant du point a de frottement de l'archet, l'amplitude de chaque harmonique étant inversement proportionnelle à son rang:

Ceci présuppose qu'on ne frotte pas l'archet à un noeud; comme dans la corde pincée, les harmoniques disposant d'un noeud au point de contact sont absents du spectre (cf. graphiques 11 et 31 de l'annexe).

On a montré expérimentalement que le mouvement d'Helmholtz ne s'installe que si l'on frotte l'archet entre 1/15 et 1/7 de la corde (Cf. Cremer p.53)

Dans MOSAIC on simule une réversibilité slide 3(/6)<->slide 2(/5)<->slide 1(/4)<->stick sans simuler l'hystérésis (effet de "bémolisation") d'un relâchement brutal abaissant la vitesse relative en-dessous du seuil de capture.



(Cf. graphiques 8 à 14 et 15 à 17 de l'annexe)

 

Autres mouvements de la corde

* Voir les nombreux autres mouvements possibles d'une corde frottée (dans O.Krigar-Menzel et A.Raps: cf. annexe graphique) et également "la note du loup" (cf. références bibliographiques dans la partie suivante).
* Fonctionnements "chaotiques": voir partie suivante et annexe graphique (graphiques 18 à 20 en particulier).

Références bibliographiques

* "The physics of the violin" Lothar Cremer:
* "Über Saitenschwingungen" O.Krigar-Menzel und A.Raps
* "Elementary stability considerations for bowed-string motion" G.Weinreich et R.Caussé; J.Acoust.Soc.Am. 89(2) Février 1991


***


II) Quelques notes sur le chaos

"L'art devrait introduire le chaos dans l'ordre plutôt que l'inverse. Le moment chaotique [indique] le refus de la platitude des représentations bien ouvragées de l'existence. Quand on regarde de très près, les oeuvres d'art se métamorphosent en chaos."
Adorno

On peut aborder me semble-t-il le comportement chaotique des cordes de trois manières bien différentes:
- La première tente d'isoler des comportements "naturellement" chaotiques c'est-à-dire qui interviennent dans les conditions usuelles d'emploi des cordes. Ceci est illustré par les études de J.Puaud et R.Caussé sur la "note de loup" et celle de C.Maganza sur la clarinette (voir références bibliographiques).
- Une deuxième manière, entièrement artificielle, impose à une corde (ou à tout autre structure physique) de vibrer selon une logique chaotique en lui attachant un vibreur commandé par quelques équations appropriées. Je donnerai en séance quelques exemples sonores d'un tel traitement et je propose, dans les annexes graphiques (graphiques 18 et suivants), différentes illustrations de cette manipulation. La réalisation par MOSAIC de tels vibreurs chaotiques facilite ce qui serait sans doute un peu plus délicat - mais non impossible - à réaliser dans le cadre d'un dispositif expérimental traditionnel (avec corde et vibreur réellement existants).
- Une troisième méthode, plus sophistiquée et mettant plus directement en jeu les ressources des modèles physiques, consiste à simuler un montage physique qui génère "par lui-même" des comportements chaotiques. J'en donnerai en séance différents exemples sonores réalisés à partir de trois cordes couplées selon les équations différentielles suivantes (Lorenz):

x'=a(y-x)
y'=bx-y-xz
z'=xy-gz

Le dispositif expérimental est alors schématiquement celui-ci:



On vérifie dans chacun de ces deux derniers cas que le mouvement obtenu dans l'espace des phases décrit bien un attracteur étrange (cf. graphique n° 24 de l'annexe).

 

Quelques rappels

* Une corde paramétrique est une corde dont un des paramètres varie avec le temps.
D'où que l'équation y''+gy'+w2y=0 se transforme alors en y''+g(t)y'+w2y=0, équation non-intégrable pour une loi g(t) quelconque.

* Fonction périodique
Son spectre est harmonique. Sa trajectoire de phase est un cercle. Sa section de Poincaré est un point.
Fonction quasi-périodique
C'est une fonction périodique dont toutes les variables sont proportionnelles au temps. Réalisable par deux oscillations indépendantes, cette fonction a plusieurs fréquences de base: F=a/2p et G=b/2p. Son spectre de Fourier est mF+nG (inharmonique); il comporte des pics, isolés et indépendants entre eux.
Sa trajectoire de phase est un tore. Le tore sera recouvert de manière dense si les deux fréquences sont incommensurables (dans un rapport irrationnel entre elles). Sa section de Poincaré est un cercle (si F/G est irrationnel; s'il est rationnel, c'est un ensemble discret de points).
Fonction apériodique
Son spectre est continu (il y existe, du moins, une bande continue). Il peut-être apparemment peu différent d'un spectre quasi-périodique à nombre de fréquences très élevé.
Il y a alors deux cas différents: chaos ou non-chaos (qui rejoint pour partie la différence bruit coloré ou bruit blanc). S'il s'agit du chaos, le spectre comporte souvent des pics émergeant d'une bande continue (illustrants la présence des points d'accumulation théorisée dans "R.L.Devaney" - voir bibliographie): cf. graphiques 22, 23 et 27 de l'annexe.
Si le nombre de degrés de liberté du signal est très grand (ex. mouvement brownien) - il est en fait potentiellement infini, sans se réduire d'ailleurs au dénombrable - on peut avoir des turbulences.
Si le nombre de degrés de liberté du signal est petit (à partir de 3) on peut avoir du chaos. Trois fréquences incommensurables peuvent suffire pour engendrer du chaos. Mais la transformation de Fourier ne permet pas de faire la différence. D'où nécessité, pour caractériser l'existence ou non d'un chaos, d'employer la méthode dite des sections de Poincaré.

* Le chaos, comme système déterministe, s'oppose à l'aléatoire statistique:
1) Cas du signal chaotique: la trajectoire de phase est un attracteur "étrange". On a un bruit coloré, différent du bruit blanc. Il y a une corrélation entre les instants (déterminisme) mais la ressemblance avec les instants initiaux se perd (cf. perte de mémoire des conditions initiales). Il n'y a pas de similitude interne du signal chaotique. Le signal devient imprévisible. La dimension D de l'attracteur converge pour N grand.
2) Cas du signal aléatoire; on aboutit à un bruit blanc. Le signal est à chaque instant nouveau; il n'y a pas de corrélation entre instants. La dimension D de l'attracteur reste proportionnelle à N.
Donc un spectre dénombrable (fini/infini) correspond à un signal périodique ou quasi-périodique, harmonique ou in-harmonique.
Seul un spectre continu, qui correspond à un bruit coloré ou à un bruit blanc, peut être corrélé à un phénomène chaotique, comme il peut éventuellement l'être d'ailleurs à de tout autres phénomènes.

* Le chaos s'obtient par répétitions d'étirement/repliement. Cf. X(n+1)=2*X(n) [modulo 1]. La multiplication étire; le modulo replie. D'où une amplification exponentielle des incertitudes initiales.
Cf également X(n+1)=4lX(n)*[1-X(n)]
Pour avoir du chaos, il faut donc la conjonction d'une non-linéarité (qui distend) et d'un amortissement linéaire.

* Le hasard n'est pas l'aléatoire; le "fortuit" (tel est le terme employé par Poincaré) n'est pas le "sans ordre" et le "sans loi". Le hasard touche à l'imprévisibilité plutôt qu'à l'indéterminé; ce n'est pas le "random" des programmes informatiques. Le chaos scinde l'idée de déterminisme dont on croyait qu'elle ne faisait qu'un avec l'idée de prévisibilité. L'idée qu'une théorie physique puisse se vérifier par sa puissance de prédiction est ainsi mise en péril.

* Le chaos est un ordre sans périodicité, un ordre qui s'avère connecté à une invariance d'échelle et par là communique avec le vieil idéal esthétique de Goethe ("Métamorphose des plantes")

* On peut simuler le chaos par deux sortes de dispositifs:
- des équations différentielles,
- des applications itérées (nommées applications du premier retour, du second retour)
On peut d'ailleurs remplacer la dérivation par la méthode des retards: X'->X(t+dt), X''->X(t+2dt)... et l'espace des phases a alors pour coordonnées X(t), X(t+dt), X(t+2dt) où dt doit être judicieusement choisi: ni trop petit (les valeurs successives ne seraient pas indépendantes), ni trop grand (les valeurs ne seraient plus corrélées car rendues trop sensibles au bruit de la mesure); cf. dt doit être de l'ordre de quelques 1/10° de la pseudo-période.
Par cette transformation, on trace un autre attracteur qui a les mêmes propriétés topologiques que l'attracteur dynamique. On appelle cela l'espace "image" des phases par rapport à l'espace "vrai" des phases: xn(t)->x(t+ndt)

* Ne pas oublier que l'attracteur étrange - dans l'espace des phases - n'est pas un objet physique!

1. Exemples d'applications itérées
* premier retour:



* second retour:
(Henon)


[chaos pour a=1,4 (non-linéarité) et b=0,3 (dissipation => contraction)]

(Rayleigh-Benard)

 

("Standard mapping")

2. Exemples d'équations différentielles
(Lorenz)


(Rössler)


Bien sûr, toutes ces équations ne génèrent de processus chaotiques que pour certaines valeurs judicieusement choisies de leurs paramètres.

*

Références bibliographiques

* "L'ordre dans le chaos" P.Bergé, Y.Pomeau, Ch.Vidal (Herman 1984)
* "Traitement numérique des attracteurs étranges": Actes du séminaire de Grenoble (Février 1985) Ed. du CNRS (1987)
* "An introduction to Chaotic dynamical systems" Robert L.Devaney (Addison-Wesley 1989)

* "La note de loup dans l'espace des phases" J.Puaud
* "Quasi-périodicité et bifurcations dans la note de loup" J.Puaud, R.Caussé et V.Gibiat; J.Acoustique 4 (Avril 1991) p.253-259
* "Excitation non-linéaire d'un conduit acoustique cylindrique" Thèse de Christian Maganza (Université du Maine 1985)


***

 

III) «PRINCIPE DE RECIPROCITE»

 

Principe physique - avancé par Helmholtz (1860) et Rayleigh (1873) - mais qui ne fut mathématiquement démontré qu'en 1959 (Lyamshev).
Le principe, dans sa formulation la plus courante, est le suivant: "La réponse ponctuelle d'un système linéaire à une petite excitation appliquée par un agent extérieur en un autre point est invariant par rapport à l'échange entre le point d'excitation et le point de mesure." Ceci vaut pour des systèmes non-conservatifs sous condition de linéarité des phénomènes de dissipation.
La réciprocité vaut dans les quadripôles dés que la matrice impédance présente une symétrie:




D'où trois cas:
- réciprocité:
- anti-réciprocité:
- non réciprocité:
La réciprocité acoustique est associée à la réciprocité de la fonction de Green [G(r,r0)] qui donne le champ produit en r par une source ponctuelle placée en r0. Ainsi une source monopolaire de débit constant produira la même pression en un point récepteur si l'on permute les positions des points source et récepteur (attention: il faut que le milieu soit alors au repos).

Cette fonction est en effet symétrique:
Ceci peut, sous conditions, s'étendre aux relations entre une surface vibrante et un point de l'espace.
Au total le principe de réciprocité n'est pas général et systématique (cf. graphique 34 de l'annexe). Dans les milieux continus tridimensionnels, il ne s'applique qu'aux récepteurs et émetteurs ponctuels et monopolaires.


* Cas d'un réseau linéaire à n pôles.



Soit deux états différents d'excitation du système:
état 1: Vn et Fn sont les vitesses (généralisées) provenant des forces (généralisées) au point n
état 2: V'n et F'n sont les vitesses (généralisées) provenant des forces (généralisées) au point n
Il faut que le système dynamique soit linéaire et passif (sans source interne)
On a alors:

(où V et V' sont les vitesses aux points d'observation et d'excitation provenant des forces F et F').

* Cas d'un réseau hétérogène à deux pôles
A) Cas de transferts acoustiques (P et Q = pression et débit volumiques)



[C'est la relation de réciprocité pour un quadripôle ; cf. Bruneau p.29]
Ceci donne, dans le cas des expérimentations directe (Q2=0 soit un blocage du second transducteur) et réciproque (Q'1=0 soit un blocage du premier transducteur):



Ainsi, si une source insérée d'un côté Q1 produit une pression P2 de l'autre côté, une source de même débit insérée de cet autre côté (Q'2=Q1) produit la même pression (P'1=P2) au niveau du premier côté cité.

B) Cas de transferts mécano-acoustiques (F = force et V = vitesse sur le pôle "mécanique" <=> P = pression acoustique et Q = débit volumique sur le pôle "acoustique")



Ceci donne, dans le cas des expérimentations directe (Q2=0) et réciproque (F'1=0):



*

Références bibliographiques

* "Le principe de réciprocité et ses applications au domaine vibroacoustique" Frank Fahy
in "Application du principe de réciprocité à différents domaines de l'acoustique"
Journée organisée par le CNAM (8 Novembre 1990)
Publication de la SFA-GAIE
* "Méthodes de réciprocité pour l'étude des transducteurs" J.N.Durocher
in "Application du principe de réciprocité à différents domaines de l'acoustique"
Journée organisée par le CNAM (8 Novembre 1990)
Publication de la SFA-GAIE
* "Introduction aux théories de l'acoustique" Michel Bruneau Université du Maine - Le Mans pages 28, 253


Notes
(1) Par clarté d'écriture je distinguerai, chaque fois que nécessaire, l'acte de Composition (au sens musical du terme) en l'inaugurant d'une majuscule de l'acte de "composition" sonore (tel qu'on le pratique dans la synthèse) en l'encadrant de guillemets.
(2) Entretemps n°9 Décembre 1990
(3) Cf. "Les transitoires de cordes avec MOSAIC" Séance IRCAM du 5 Mars 1991.
(4) Voir "Domenico Scarlatti" Ralph Kirkpatrick Chapitre XI (J.C. Lattès 1982)
(5) Je me permets de renvoyer aux pages 24-25 de mon article: "Cela s'appelle un thème»: Propositions pour une histoire de la musique thématique de Bach à Schoenberg". Analyse Musicale n°13 Octobre 1988 (p.7-29)