Ismaël
10’ -
pour percussions, piano et récitant (langue arabe)
Création
mardi 21 septembre 2010 (Festival Ébruitez-vous !,
Rennes)
François
Nicolas
Petit rappel sur le mythe des deux frères Ismaël et Isaac [1]
Ismaël
[« Dieu a entendu »] est le premier fils d’Abraham. Sa mère, Agar
[« l’émigrée »], seconde femme d’Abraham, était l’esclave égyptienne
de Sarah (la première épouse, stérile, d’Abraham) qui l’offrit à son mari. La
jalousie de Sarah, son dépit devant l’auto-émancipation d’Agar, la peur enfin
que son fils tardif (Isaac) ait à partager avec son frère aîné l’héritage
d’Abraham condamnèrent Agar et Ismaël à la relégation dans le désert. Ils y
furent sauvés de la mort par Dieu qui promit à Ismaël, devenu frère aîné
d’Isaac (et futur oncle de Jacob-Israël) que sa nombreuse descendance (marquée
d’une circoncision spécifique - à la puberté, non à la naissance) formerait un
grand peuple.
Ismaël, considéré par les Arabes comme leur ancêtre (sa mère est « la mère des Arabes »), est ici l’objet d’une méditation contemporaine, recomposée à partir du recueil homonyme d’Adonis (Ismaël, 1983) [2] : qu’en est-il du destin actuel des Arabes, en un moment qui, par bien des traits, semble prendre la forme d’un crépuscule ? Qu’en est-il en particulier de leur rapport contemporain à leur langue, singulièrement d’un rapport qui émancipe la langue arabe de la seule attestation rituelle d’une foi musulmane ? Qu’en est-il du bilan des tentatives arabes d’émancipation engagées tant en matière idéologico-politique (marxisme…) qu’en matière poétique (revue libanaise shi’r/Poésie…) au début des années 1960 puis dramatiquement ensablées à partir du tournant réactif mondial de la fin des années 1970 ?
Comment penser notre monde d’aujourd’hui dans cette langue splendide - si originale dans son rapport écriture/profération et par là si musicale -, et ce tout spécialement en France où elle constitue de facto la seconde langue parlée par le peuple ? Il en va ici d’enjeux considérables, s’il est vrai qu’une marque distinctive du colonialisme français, en sa version spécifiquement républicaine, est son mépris, maintenu jusqu’à nos jours, pour cette langue d’« indigènes ».
Plus spécialement pour nous musiciens, comment faire entrer la langue arabe dans la musique contemporaine ? Comment tirer musicalement parti de la visitation de notre monde-Musique par un tel hôte étranger ?
La musique contemporaine, saturée de contraintes et d’Histoire, tentée par le nihilisme mou et passif (« post-moderne ») du divertissement gastronomique ou le nihilisme dur et actif (« musique du son ») de la saturation sonore, a aujourd’hui tout à gagner à se confronter à de l’hétérogène (ce qui n’est aucunement dire à se « métisser »…) : pour paraphraser Adorno, « la musique a besoin de quelque chose d’hétérogène pour se maintenir comme art ». Encore faut-il pour cela qu’elle se confronte à des régimes autonomes de forte consistance. La langue arabe peut-elle offrir à la musique un tel régime de consistance ? Tel est l’enjeu.
Ismaël (10’ environ) engage ce travail en introduisant une parole arabe (tirée de la poésie contemporaine d’Adonis) dans une musique précédemment composée (Presto, pour percussions – 2002 ; 7’ ; éd. Jobert) et en y ajoutant le jeu d’un piano (à improvisation harmoniquement contrôlée).
Comment écouter à la fois la langue arabe (moins sa signification, incomprise sans doute ici par la plupart des auditeurs, que son intension propre) et la musique ? Comment ces deux « écoutes » simultanées peuvent-elles se composer en sorte à la fois de faire ressortir la noblesse incomparable de cette langue et de rehausser cette capacité, propre à la musique, d’irradier ce qu’elle embrasse ? Comment la musique, se laissant féconder par l’intrusion d’une langue (Wagner !), devient en retour capable d’étendre sa zone d’influence en rendant désormais possible qu’on écoute musicalement ce que cette langue a en propre ?
À tous ces titres, cette première expérience musicale se suspendra sur la déclaration suivante :
« Et nous
émancipons la langue ensevelie… » [wa
nu-Har-ri-ru_l-lu-Ra-ta_d-da-fîn]
« Vêtu de mon sang, je
marche. Des laves m’emportent et des ruines me guident. Hommes, vagues
déferlantes d’un déluge de langues. »
« Et moi, banni par toutes les
tribus, enlacé dans les blessures, j’enlace la terre assassinée et je dresse ma
tente dans mon sang. Je guette l’étincelle qui guide. »
« Désert des livres qui s’effritent
- désert, collier de sables dont la caravane est le fil. »
« Mes ruines m’apostrophent et mon
discours me nie. »
« J’ai dit adieu, et le déclin s’est
imprimé sur mon front. Je me souviens d’une nation obsédée jusqu’au délire par
ses ultimes vestiges, fauve sans tête qui se couronnait maître. »
« Nation fière d’un trône d’os, cité
des langues coupées et piétinées, va, erre ! Demande au corbeau de
l’alphabet le corps d’Ismaël ! Ismaël est l’atlas des temps. »
Un feu lui vient d’une terre en suspens
endormie sous un oreiller.
Les rêves d’Ismaël sont prosternés, et son
front est de poussière.
Ismaël n’est qu’une voix sans espace, une
voix où tout s’étrangle.
Son ombre est une terre ouvrant ses champs
comme des lits, une terre offerte. Et pour son ombre, il y a des patrouilles de
nuit.
Mais Ismaël est blessure.
Le poumon des temps s’est déchiré. La terre
est loque de tisserand.
Un poète hurle : « Mon peuple
est horizon de sang, et l’horizon pour l’horizon se fait énigme. »
Qui es-tu, Ismaël ?
Tes pas sont une hémorragie de livres. En
chaque lettre, un gouffre ; en chaque virgule, un mirage, un verbiage et
une vaticination.
Tu m’as scindé en deux. De moi, tu as séparé
mon sang.
On a dit que pour toi le soleil est une outre
et la terre une assiette.
« Je t’invite, Ismaël. Le vin de
notre pacte est tiré, et la table du crépuscule baigne dans son extase.
J’inaugure la fin : je ne suis pas de ta lignée - je m’en arrache. J’achève
ce que tu as commencé et je dresse banquet au portique des temps. »
« Je m’arrache de toi, et, créateur,
je prélude au commencement. Je crée le jeu, tel le visage de Dieu nageant dans
les eaux de l’alphabet. »
« À nouveau, j’apprends les mots et
maîtrise leurs secrets. Et je dis : mes racines sont jeu, errance en
liesse, révélation transfigurant toute lumière en passion et sillonnant la
terre à la façon des sources. »
« Et je dis : mes ancêtres sont
passion d’espace, de cette passion qui a tissé son voile avec le corps de l’air
pour que m’habille l’aube. »
« Mon désespoir est un masque. Ma
colère, une gazelle farouche gardée par un enfant. »
« Pour pouvoir écouter le murmure de
gorge du crépuscule, j’ai offert mes encriers aux feuilles des saisons. En ce
corps-là que j’ai nommé Patrie et qui a vécu sans patrie, je me suis drapé de
ma poésie comme d’un suaire. J’ai offert aux tuiles enneigées mes poèmes pour
les réchauffer. Aux cils du vent, j’ai offert mes fenêtres. Et j’ai offert le
plus beau de mon enfance à Ismaël. »
Ainsi parla le crépuscule.
Ismaël entre en crépuscule.
Dictée d’un désert dont le rythme est tête
qui roule. Et la nature entre en extase de crépuscule. Mon sang est l’ode du
crépuscule.
Le voilà, je le salue, le créateur aux doigts
gelés.
Le voilà, le crépuscule grandiose. Je vais
dessiner sur ma main son étoile.
Le voilà, le crépuscule qui guide. L’épaule
du jour est blessée, la nuit boite.
Ce qui fut a été. Citadins et bédouins,
dictionnaire d’un mythe.
Assis sur la pierre de l’oracle, un singe
m’observe : lui dirai-je qu’Ismaël est mon feu, que Ajar est mon foyer et
Abraham un glacis ? Et je dis que Ajar n’est pas émigrée.
J’ai offert mon siècle à la poussière, tel un
spectre installé dans le sein de l’éclipse pour une histoire qui va venir et
dont j’entends presque les pas.
Du corps des lieux ne reste que
poussière ; je l’ai enlacée, acte et argile de créateur.
Crépuscule, le ciel heurte nos pas. Et nous avons
peur rien qu’à toucher le pain.
Nous allons déclamer le verset des
entrailles, la tentation du premier chaos.
Dans la forêt des choses, nous déchiffrons un
roc ambigu. Nous écoutons le murmure d’un jasmin, tout ce qui vibre au cœur des
champs. L’univers est d’encre et la poésie prélude à la lucidité.
Et
nous émancipons la langue ensevelie. [3]
–––––
[1] Genèse (chapitres 16, 21 et 25) et Coran (sourates 2 et 37)
[2] Traduction –révisée - de C. Abdelamir et S. Sautreau (De nulle part, 1984)
[3] En cette unique occasion, je me suis permis une
modification du verbe arabe (fak-ka-ka = déconstruire, démanteler) retenu par Adonis (pour le verbe Har-ra-ra = libérer, émanciper).