Composer avec l'ordinateur?

Interview de François Nicolas, réalisée par Jean-Marc Fraïssé, le 21 août 2001


François Nicolas a étudié l'écriture avec Michel Philippot. Il a participé, en 1981 et 1983, aux stages dirigés par Maurizio Kagel et Luciano Berio à Aix-en-Provence, et a suivi les cours d'été de Darmstadt en 1982 et 1984. Après avoir été enseignant à l'École Normale Supérieure de Musique de Paris, il a notamment travaillé, en tant que compositeur-consultant à l'Ircam, sur la technique de synthèse sonore "par modèle physique" puis sur une source multi-hauts-parleurs (la Timée). Co-fondateur de la revue Entretemps et membre du comité de rédaction de la Revue de musicologie, il a fondé, en 1993, l'ensemble Entretemps, consacré à la musique du XXe siècle.

 

À quel moment avez-vous "rencontré" l'ordinateur, et quelles réflexions cette rencontre vous a-t-elle suggérées ?

J'ai ressenti la nécessité de l'ordinateur vers la fin des années quatre-vingt ; j'avais déjà eu l'occasion de pratiquer l'ordinateur pour des raisons extra-musicales, et j'avais été immédiatement fasciné par la puissance de calcul que cela offrait. C'est à partir de là ­ comme j'étais moi-même pris dans des calculs qui m'étaient propres pour la composition, des calculs harmoniques notamment ­ que je me suis rendu compte qu'il serait absurde de se passer de ces possibilités et de continuer de faire à la main des choses qui pouvaient être effectuées beaucoup plus rapidement par l'ordinateur. Je me suis donc immédiatement intéressé à ce qui se faisait à l'Ircam, puisque c'était l'un des lieux privilégiés où ces pratiques étaient développées.
Deux remarques préalables :
1. Je pense qu'il est nécessaire de toujours avoir à l'esprit la différence entre ordinateur et informatique : l'ordinateur est une machine, qui en elle-même ne donne pas beaucoup à réfléchir, là où l'informatique est disons la pensée qu'il y a derrière. L'ordinateur est un pur et simple outil technique qui, en soi, ne pense rien là où l'informatique, discipline nourrie de mathématiques, est en soi-même une pensée. S'il y a lieu de réfléchir, c'est donc plutôt à propos de l'informatique que de l'ordinateur stricto sensu.
2. L'informatique autorise, au niveau musical, un certain nombre de choses tout à fait différentes : la composition assistée par ordinateur (CAO) ­ qui vise à faciliter tous les calculs que peut avoir à pratiquer un compositeur ­ , la synthèse sonore, et l'édition musicale. Ces trois aspects sont très différents, et ils ne posent pas les mêmes problèmes.
À la fin des années quatre-vingt, c'est plutôt par la puissance de calcul, par la CAO, que j'ai rencontré l'informatique. L'intérêt représenté par les logiciels d'écriture ou plutôt de notation musicale m'a bien sûr également retenu. J'en profite pour souligner que la question de ces logiciels d'édition de partitions n'est pas aussi anodine qu'il y paraît. À l'époque où j'ai commencé de les utiliser, certains logiciels prenaient en charge le protocole MIDI (Finale par exemple), et d'autres pas (Note writer à l'époque) : il y avait donc des programmes qui avaient dès le départ pris le parti de permettre une réalisation MIDI et d'autres qui au contraire restaient purement graphiques, ce qui induit une différence de taille. Lorsque vous n'avez pas les contraintes MIDI, vous êtes libre de noter des choses très diverses puisque le logiciel les saisit de manière purement visuelle ­ privilégiant ainsi, dans un certain sens, la notation à une écriture stricto sensu ­ alors que vous subissez une contrainte beaucoup plus forte au niveau de l'écriture musicale lors de l'utilisation d'un logiciel MIDI ; cette différence amène à réfléchir sur ce que le compositeur privilégie : l'écriture ou les notations graphiques.
Ce n'est que plus tard, après l'utilisation de la puissance de calcul et des possibilités d'édition musicale, que je me suis intéressé à la dimension de la synthèse sonore numérique ; les intérêts ne progressent pas forcément au même rythme...

Dans quel état d'esprit étiez-vous lorsque vous avez-vous abordé ces technologies de synthèse ?

Il me faut d'abord préciser que faire de la musique mixte n'est pas pour moi une nécessité permanente ; mes idées musicales se satisfont très bien de la musique purement instrumentale. J'avais néanmoins la conviction qu'à partir d'un certain déploiement de ma pensée compositionnelle, il me fallait essayer d'y inclure le matériau électro-acoustique. C'est en fait une question de puissance de pensée, de puissance compositionnelle : si, à un moment donné, vous ne vous colletinez pas la question du matériau électro-acoustique, vous restreignez votre champ de déploiement.
La synthèse n'était donc pas pour moi une nécessité intrinsèque ­ au sens où ayant développé un certain type de matériau, j'en serais arrivé à devoir y inclure un matériau électro-acoustique etc. ; non, je voyais plutôt le risque d'une restriction de ma pensée compositionnelle si elle n'était pas à même d'examiner le parti à tirer de ce matériau. Ce qui fait d'ailleurs que dans ma pratique de compositeur, je compose une uvre mixte tous les sept ou huit ans, et qu'entre temps, je m'en passe très bien
J'ai donc été amené à clarifier tout cela, à le catégoriser un peu, en formulant en particulier que ce qui sort des haut-parleurs, ce n'est pas à proprement parler de le musique mais des images musicales . La musique qui n'est pas une image, c'est la musique instrumentale traditionnelle, alors que la musique qui sort des haut-parleurs est une composition d'images de musique : or, il me semble qu'il est de temps à autre requis d'être capable de bâtir un monde musical qui inclut ses propres images. Par ailleurs, je n'ai jamais eu l'idée ni l'envie de faire une musique qui soit uniquement électroacoustique, qui soit uniquement une image de musique.

Vous envisagez donc différemment le matériau électro-acoustique du matériau issu du monde instrumental.

En partie, et cela tient à l'opposition instrument/haut-parleur ; la musique traitée par l'ordinateur passe forcément par un haut-parleur, et je soutiens qu'un haut-parleur n'est pas un instrument de musique. Le son musical est pour moi la trace d'un corps à corps, du corps à corps entre le musicien et son instrument. En revanche, un haut-parleur n'est pas un instrument de musique, c'est une membrane qui n'a pas les propriétés d'un corps rayonnant dans l'espace.
Par ailleurs, je réfute la conception que l'on retrouve chez un certain nombre de compositeurs, et que j'appelle " la théorie des deux mondes ". Cette vision des choses distingue le monde de la musique instrumentale et celui de la musique électroacoustique pour se proposer, ensuite, de les faire dialoguer. À cela, j'oppose le fait qu'il n'y a qu'un seul monde ­ le monde de la musique ­ et qu'éventuellement il peut être partagé entre des sons musicaux et des images musicales de ces sons ce qui conduit à envisager tout autrement la composition d'uvres mixtes.

Comment intégrez-vous alors la dimension de synthèse sonore de l'informatique dans votre travail compositionnel ?

J'ai à ce jour fait deux uvres mixtes : Dans la distance (1993-94), pour douze instruments et des voix, et plus récemment Duelle (2000-2001), pour deux instruments et une voix. Dans la première, j'ai essentiellement utilisé la synthèse granulaire : vous partez de courts échantillons que vous empilez. Dans un certain sens, vous traitez tous ces sons un petit peu comme vous le feriez à l'orgue en tirant plusieurs jeux à la fois Les sons dont je suis parti sont des échantillons instrumentaux ­ de violons, de clarinettes etc. ­ , et leur empilement vous donne des sonorités qui peuvent être très proches de celles que produisent d'autres techniques de synthèse, mais elles peuvent également approcher celles d'un orchestre ou d'un ensemble instrumental ; tout dépend de votre façon de l'utiliser.
Je me suis donc servi de la synthèse granulaire de manière à avoir des sons qui rappellent leur origine instrumentale, et à pouvoir les écrire : sur la partition, j'ai en fait écrit une partie disons de grand orgue, réalisée par synthèse granulaire. Je gardais donc le modèle instrumental de façon très précise, il s'agissait de réaliser une partition écrite au sens traditionnel ­ avec des hauteurs, des durées etc. D'autre part, on notait l'« architecture » ­ pourrait-on dire ­ de chacune des notes (l'ossature de son « orchestration »), étant donné que la réalisation se faisait en temps réel ; on est dans ce cas très proche d'une double écriture, une couche d'écriture traditionnelle et une couche d'écriture informatique. La projection sonore passait par une ceinture de haut-parleurs, ce qui m'a par contre laissé assez insatisfait : il y avait au bout du compte une sorte de tyrannie des haut-parleurs sur les instruments, à cause de la nécessité d'amplifier les instruments live.
Duelle est une uvre tout à fait différente, puisque liée à un dispositif original de diffusion développé à l'Ircam, une "boule" de haut-parleurs appelée la Timée, qui cherche cette fois à mettre le haut-parleur sous la loi de l'instrument, et pas l'inverse, et à mettre au cur de la question électroacoustique la projection plutôt que le matériau. J'ai d'ailleurs été amené à modifier mon matériau ­ que je voulais aussi former par synthèse granulaire ­ qui, en passant par la Timée, s'est révélé trop pauvre par rapport au matériau instrumental ce qui m'a conduit dans Duelle à ne diffuser que des sons instrumentaux non transformés.

La synthèse granulaire, que vous avez utilisé pour Dans la distance, pose la question de la composition du son ; est-ce que vous pensez que l'on puisse parler de composition du son, et qu'elle relève véritablement de la composition musicale ?

A priori, non, la « composition » du son relève de l'interprète ; je ne pense pas que l'on compose exactement le son. On peut voir la synthèse granulaire comme une sorte de grand orchestre, dont le nombre de pupitres correspond aux nombre d'échantillons que vous pouvez empiler. La manière de mettre en forme une sonorité passe toujours par l'écriture, mais le but ultime n'est pas de composer un son.
Pour moi, l'on peut composer une structure musicale, qui va être "mise en sons" par les instrumentistes, ou une image de musique, qui passera par des haut-parleurs ; mais composer le son est une métaphore qui ne désigne pas exactement le travail en jeu

Quel est votre point de vue sur les possibilités de l'informatique sur le plan problématique de la forme ­ et notamment celles des systèmes à propagation de contraintes ?

Je pense qu'il n'y a rien à attendre de l'informatique au niveau de la forme musicale. Si on laisse à l'informatique une part de « décision » sur la forme, c'est qu'il n'y a plus de pensée compositionnelle.
Le travail par contraintes est en réalité fondamentalement statistique ; le résultat, au niveau harmonique par exemple, me semble insatisfaisant, parce que ces contraintes se font en moyenne. Je me suis pas mal intéressé à un langage de programmation par contrainte, Prolog, parce que ce type de langage donne à réfléchir ; mais ce type d'outils ne peut que vous donner une sorte de pré-matériau que vous allez ensuite complètement transformer, ce qui à mon avis enlève beaucoup d'intérêt à l'opération. Ce qui est sûr, ce que ces applications permettent, de manière très immédiate, de produire de la musique à bon compte.
L'aspect le plus souvent continu de la synthèse sonore relève pour moi du même principe, et y participe : vous pouvez très facilement avec les outils informatiques générer une nappe sonore qui petit à petit va s'étendre sur un temps très long ; vous allez ainsi immerger votre auditeur dans un bain sonore qui va le conduire à s'enfoncer dans son fauteuil pour se laisser "planer" un bon moment Cette perspective, je trouve, n'est pas très motivante pour un compositeur. Ne soyons pas cependant trop sévère sur la période actuelle : cette manière de générer à bon compte de la musique grâce à l'ordinateur avait son équivalent à l'époque du système tonal qui permettait tout autant de produire une symphonie à bon compte (voir les improvisations débitées au kilomètre des organistes médiocres). À toutes les époques se laissent ainsi prendre à ce type de poudre aux yeux ceux qui veulent bien s'y laisser prendre !
L'ordinateur se montre aujourd'hui particulièrement performant pour produire en masse du matériau permettant " d'occuper le terrain " sans trop de difficultés.

Comme vous venez de l'évoquer, l'informatique présente néanmoins un avantage de taille : celui de susciter un questionnement d'une particulière acuité sur des problématiques de fond telles que celle du matériau ou de la forme.

Tout dépend de la manière dont on la prend, c'est toujours pareil. N'oublions pas que l'ordinateur reste fondamentalement une technique, et que la technique, contrairement à la science, ne pense pas. L'ordinateur,c'est comme un téléphone ou une machine à écrire : il n'y a pas vraiment lieu de se demander si ceci ouvre de nouvelles pistes pour la pensée musicale, moins encore si cela donne à espérer quelque chose en musique ! L'informatique, à condition de la traiter avec sérieux, non comme un ensemble de techniques mais comme une pensée, c'est déjà tout autre chose.
Il est vrai que s'y vous êtes exigeant ­ et là encore, la technique aura peu de chances de vous rendre exigeant -il est intéressant de se confronter à ses outils. Je prend un exemple personnel dans la CAO : j'ai une technique harmonique un peu particulière, avec ce que j'appelle des ensembles "arc-en-ciel" qui sont très difficiles à trouver à la main, à tel point que lorsque vous en avez trouvé un, vous exploitez jusqu'au dernier filon les moindres de ses ressources. Un accord arc-en ciel, c'est un accord dont toutes les hauteurs sont différentes (il n'y a donc pas de doublures) mais dont les intervalles sont aussi différents (il n'y a pas, par exemple, 2 quartes ou 2 tierces majeures). Le maximum que vous pouvez atteindre est alors celui d'accords arc-en-ciel à 12 hauteurs. L'ordinateur vous donne la possibilité de trouver tous ces ensembles alors que ce serait impossible de le faire à la main. C'est à la fois fascinant, mais aussi un peu angoissant car cela soulève d'un seul coup de nouvelles questions : alors que votre matériau était rare, il devient d'un coup abondant, et il vous faut opérer un tri dans cette abondance : vous avez alors à clarifier des points que vous n'aviez pas l'occasion jusque là de penser puisque votre matériau restait rare.
Vous êtes ainsi amené à allez plus loin dans vos propres orientations : cela m'a permis de clarifier ma pensée harmonique, d'avancer des propositions qui, auparavant, me seraient restées d'une certaine manière inabordables. C'est très stimulant pour la composition, ou disons pour la précomposition : outre l'aspect de facilitation, l'informatique fonctionne, si l'on n'est pas "paresseux" bien évidemment, comme un aiguillon pour la pensée musicale.

Qu'attendez-vous, en termes de composition, des voies de prospection offertes par l'informatique ?

Si l'on considère les trois dimensions que j'évoquais ­ l'édition musicale, la synthèse sonore et la CAO ­ , j'aurais plusieurs souhaits.
Pour l'édition, l'intérêt du MIDI est très grand, mais je pense que la possibilité d'inclure dans les logiciels actuels un rapport plus souple entre écriture et notations serait intéressant. Il y aurait également toute une série de développements à faire quant à l'écriture elle-même, de manière par exemple à faciliter le recours à plusieurs systèmes d'écriture simultanés ­ à plusieurs tempi simultanés par exemple, etc. Il y a encore un grand nombre de choses à faire (inclure dans les logiciels d'écriture des outils de CAO en sorte de ne pas avoir à jongler entre les environnements de travail) qu'il serait trop long d'énumérer, mais qui peuvent aboutir à moyen terme, disons dans les cinq ou dix ans à venir.
Pour ce qui est de la synthèse sonore, je me satisfais en fait de peu : j'aime bien, d'une manière générale, faire avec ce qui est à ma disposition sans râler contre l'état insuffisant du matériau sonore. Le point qui aujourd'hui m'intéresse véritablement tient à la projection sonore ­ c'est ce qui motive mes recherches sur la Timée notamment. Ce qui est important à mes yeux est moins le raffinement de la synthèse sonore que l'invention de nouveaux dispositifs de diffusion qui permettent de rapprocher la musique électroacoustique du modèle instrumental ­ qui reste pour moi le modèle musical par excellence. La musique est pour moi ce qui vient d'un instrument de musique, et l'ordinateur couplé à des haut-parleurs n'est pas ­ à mon sens ­ un instrument de musique. Pour déployer une uvre mixte qui soit un seul monde de musique, il faut donc travailler sur une manière de projeter dans l'espace les sonorités électroacoustiques.
Sur le troisième point - la CAO -, je suis là aussi plutôt satisfait de ce qui existe déjà ­ hormis les questions de puissance et de temps de calcul. C'est pour moi en tous les cas une disponibilité devenue indispensable. Ce que je pourrais souhaiter pour l'avenir se rapporterait bien sûr à une meilleure ergonomie dans l'utilisation conjointe de différents logiciels, mais ceci reste affaire de détails. Du point de vue des « contenus » informatiques, la CAO pourrait considérablement s'améliorer sur le plan du rapport entre algèbre et topologie : tout ce qui est algèbre ­ la manipulation d'ensembles d'éléments ­ est bien pris en compte par l'informatique actuelle, là où la topologie ­ la gestion de familles de parties ­ n'est pas ou peu prise en compte. Il serait très appréciable que l'on devienne capable d'informatiser des topologies musicales et pas seulement des algèbres ­ ce qui n'est pas simple et ne procède pas par prolongation du travail antérieur : il y a là un changement d'ordre à opérer ­ en sorte de restituer cette dialectique entre algèbre topologique (ce qui correspond à l'établissement de continuités sur des éléments discrets) et topologie algébrique (qui consiste à l'inverse à partir d'une topologie continue pour la discrétiser, en en faisant émerger les éléments clés, les articulations essentielles pour ensuite mouvoir la continuité à partir de ces éléments-pivots). Cette perspective pour la CAO a beaucoup de sens en matière de composition et je pense que, sur le long terme cette fois, c'est elle qui est la plus prometteuse.

(Entretien réalisé le 21 août 2001)