À quel moment avez-vous "rencontré" l'ordinateur, et quelles réflexions cette rencontre vous a-t-elle suggérées ?
J'ai ressenti la nécessité de l'ordinateur vers
la fin des années quatre-vingt ; j'avais déjà
eu l'occasion de pratiquer l'ordinateur pour des raisons extra-musicales,
et j'avais été immédiatement fasciné
par la puissance de calcul que cela offrait. C'est à partir
de là comme j'étais moi-même pris dans
des calculs qui m'étaient propres pour la composition,
des calculs harmoniques notamment que je me suis rendu compte
qu'il serait absurde de se passer de ces possibilités et
de continuer de faire à la main des choses qui pouvaient
être effectuées beaucoup plus rapidement par l'ordinateur.
Je me suis donc immédiatement intéressé à
ce qui se faisait à l'Ircam, puisque c'était l'un
des lieux privilégiés où ces pratiques étaient
développées.
Deux remarques préalables :
1. Je pense qu'il est nécessaire de toujours avoir à
l'esprit la différence entre ordinateur et informatique
: l'ordinateur est une machine, qui en elle-même ne donne
pas beaucoup à réfléchir, là où
l'informatique est disons la pensée qu'il y a derrière.
L'ordinateur est un pur et simple outil technique qui, en soi,
ne pense rien là où l'informatique, discipline nourrie
de mathématiques, est en soi-même une pensée.
S'il y a lieu de réfléchir, c'est donc plutôt
à propos de l'informatique que de l'ordinateur stricto
sensu.
2. L'informatique autorise, au niveau musical, un certain nombre
de choses tout à fait différentes : la composition
assistée par ordinateur (CAO) qui vise à faciliter
tous les calculs que peut avoir à pratiquer un compositeur
, la synthèse sonore, et l'édition musicale.
Ces trois aspects sont très différents, et ils ne
posent pas les mêmes problèmes.
À la fin des années quatre-vingt, c'est plutôt
par la puissance de calcul, par la CAO, que j'ai rencontré
l'informatique. L'intérêt représenté
par les logiciels d'écriture ou plutôt de notation
musicale m'a bien sûr également retenu. J'en profite
pour souligner que la question de ces logiciels d'édition
de partitions n'est pas aussi anodine qu'il y paraît. À
l'époque où j'ai commencé de les utiliser,
certains logiciels prenaient en charge le protocole MIDI (Finale
par exemple), et d'autres pas (Note writer à l'époque)
: il y avait donc des programmes qui avaient dès le départ
pris le parti de permettre une réalisation MIDI et d'autres
qui au contraire restaient purement graphiques, ce qui induit
une différence de taille. Lorsque vous n'avez pas les contraintes
MIDI, vous êtes libre de noter des choses très diverses
puisque le logiciel les saisit de manière purement visuelle
privilégiant ainsi, dans un certain sens, la notation
à une écriture stricto sensu alors
que vous subissez une contrainte beaucoup plus forte au niveau
de l'écriture musicale lors de l'utilisation d'un logiciel
MIDI ; cette différence amène à réfléchir
sur ce que le compositeur privilégie : l'écriture
ou les notations graphiques.
Ce n'est que plus tard, après l'utilisation de la puissance
de calcul et des possibilités d'édition musicale,
que je me suis intéressé à la dimension de
la synthèse sonore numérique ; les intérêts
ne progressent pas forcément au même rythme...
Dans quel état d'esprit étiez-vous lorsque vous avez-vous abordé ces technologies de synthèse ?
Il me faut d'abord préciser que faire de la musique
mixte n'est pas pour moi une nécessité permanente
; mes idées musicales se satisfont très bien de
la musique purement instrumentale. J'avais néanmoins la
conviction qu'à partir d'un certain déploiement
de ma pensée compositionnelle, il me fallait essayer d'y
inclure le matériau électro-acoustique. C'est en
fait une question de puissance de pensée, de puissance
compositionnelle : si, à un moment donné, vous ne
vous colletinez pas la question du matériau électro-acoustique,
vous restreignez votre champ de déploiement.
La synthèse n'était donc pas pour moi une nécessité
intrinsèque au sens où ayant développé
un certain type de matériau, j'en serais arrivé
à devoir y inclure un matériau électro-acoustique
etc. ; non, je voyais plutôt le risque d'une restriction
de ma pensée compositionnelle si elle n'était pas
à même d'examiner le parti à tirer de ce matériau.
Ce qui fait d'ailleurs que dans ma pratique de compositeur, je
compose une uvre mixte tous les sept ou huit ans, et qu'entre
temps, je m'en passe très bien
J'ai donc été amené à clarifier tout
cela, à le catégoriser un peu, en formulant en particulier
que ce qui sort des haut-parleurs, ce n'est pas à proprement
parler de le musique mais des images musicales . La musique
qui n'est pas une image, c'est la musique instrumentale traditionnelle,
alors que la musique qui sort des haut-parleurs est une composition
d'images de musique : or, il me semble qu'il est de temps à
autre requis d'être capable de bâtir un monde musical
qui inclut ses propres images. Par ailleurs, je n'ai jamais eu
l'idée ni l'envie de faire une musique qui soit uniquement
électroacoustique, qui soit uniquement une image de musique.
Vous envisagez donc différemment le matériau électro-acoustique du matériau issu du monde instrumental.
En partie, et cela tient à l'opposition instrument/haut-parleur
; la musique traitée par l'ordinateur passe forcément
par un haut-parleur, et je soutiens qu'un haut-parleur n'est pas
un instrument de musique. Le son musical est pour moi la trace
d'un corps à corps, du corps à corps entre le
musicien et son instrument. En revanche, un haut-parleur n'est
pas un instrument de musique, c'est une membrane qui n'a pas les
propriétés d'un corps rayonnant dans l'espace.
Par ailleurs, je réfute la conception que l'on retrouve
chez un certain nombre de compositeurs, et que j'appelle "
la théorie des deux mondes ". Cette vision
des choses distingue le monde de la musique instrumentale et celui
de la musique électroacoustique pour se proposer, ensuite,
de les faire dialoguer. À cela, j'oppose le fait qu'il
n'y a qu'un seul monde le monde de la musique et qu'éventuellement
il peut être partagé entre des sons musicaux et des
images musicales de ces sons ce qui conduit à envisager
tout autrement la composition d'uvres mixtes.
Comment intégrez-vous alors la dimension de synthèse sonore de l'informatique dans votre travail compositionnel ?
J'ai à ce jour fait deux uvres mixtes : Dans la distance
(1993-94), pour douze instruments et des voix, et plus récemment
Duelle (2000-2001), pour deux instruments et une voix.
Dans la première, j'ai essentiellement utilisé la
synthèse granulaire : vous partez de courts échantillons
que vous empilez. Dans un certain sens, vous traitez tous ces
sons un petit peu comme vous le feriez à l'orgue en tirant
plusieurs jeux à la fois Les sons dont je suis parti sont
des échantillons instrumentaux de violons, de clarinettes
etc. , et leur empilement vous donne des sonorités
qui peuvent être très proches de celles que produisent
d'autres techniques de synthèse, mais elles peuvent également
approcher celles d'un orchestre ou d'un ensemble instrumental
; tout dépend de votre façon de l'utiliser.
Je me suis donc servi de la synthèse granulaire de manière
à avoir des sons qui rappellent leur origine instrumentale,
et à pouvoir les écrire : sur la partition, j'ai
en fait écrit une partie disons de grand orgue, réalisée
par synthèse granulaire. Je gardais donc le modèle
instrumental de façon très précise, il s'agissait
de réaliser une partition écrite au sens traditionnel
avec des hauteurs, des durées etc. D'autre
part, on notait l'« architecture » pourrait-on
dire de chacune des notes (l'ossature de son « orchestration
»), étant donné que la réalisation
se faisait en temps réel ; on est dans ce cas très
proche d'une double écriture, une couche d'écriture
traditionnelle et une couche d'écriture informatique. La
projection sonore passait par une ceinture de haut-parleurs, ce
qui m'a par contre laissé assez insatisfait : il y avait
au bout du compte une sorte de tyrannie des haut-parleurs sur
les instruments, à cause de la nécessité
d'amplifier les instruments live.
Duelle est une uvre tout à fait différente,
puisque liée à un dispositif original de diffusion
développé à l'Ircam, une "boule"
de haut-parleurs appelée la Timée, qui cherche
cette fois à mettre le haut-parleur sous la loi de l'instrument,
et pas l'inverse, et à mettre au cur de la question électroacoustique
la projection plutôt que le matériau. J'ai
d'ailleurs été amené à modifier mon
matériau que je voulais aussi former par synthèse
granulaire qui, en passant par la Timée, s'est révélé
trop pauvre par rapport au matériau instrumental ce qui
m'a conduit dans Duelle à ne diffuser que des sons
instrumentaux non transformés.
La synthèse granulaire, que vous avez utilisé pour Dans la distance, pose la question de la composition du son ; est-ce que vous pensez que l'on puisse parler de composition du son, et qu'elle relève véritablement de la composition musicale ?
A priori, non, la « composition » du son
relève de l'interprète ; je ne pense pas que l'on
compose exactement le son. On peut voir la synthèse granulaire
comme une sorte de grand orchestre, dont le nombre de pupitres
correspond aux nombre d'échantillons que vous pouvez empiler.
La manière de mettre en forme une sonorité passe
toujours par l'écriture, mais le but ultime n'est pas de
composer un son.
Pour moi, l'on peut composer une structure musicale, qui
va être "mise en sons" par les instrumentistes,
ou une image de musique, qui passera par des haut-parleurs ; mais
composer le son est une métaphore qui ne désigne
pas exactement le travail en jeu
Quel est votre point de vue sur les possibilités de l'informatique sur le plan problématique de la forme et notamment celles des systèmes à propagation de contraintes ?
Je pense qu'il n'y a rien à attendre de l'informatique
au niveau de la forme musicale. Si on laisse à l'informatique
une part de « décision » sur la forme, c'est
qu'il n'y a plus de pensée compositionnelle.
Le travail par contraintes est en réalité fondamentalement
statistique ; le résultat, au niveau harmonique par exemple,
me semble insatisfaisant, parce que ces contraintes se font en
moyenne. Je me suis pas mal intéressé à
un langage de programmation par contrainte, Prolog, parce
que ce type de langage donne à réfléchir
; mais ce type d'outils ne peut que vous donner une sorte de pré-matériau
que vous allez ensuite complètement transformer, ce qui
à mon avis enlève beaucoup d'intérêt
à l'opération. Ce qui est sûr, ce que ces
applications permettent, de manière très immédiate,
de produire de la musique à bon compte.
L'aspect le plus souvent continu de la synthèse
sonore relève pour moi du même principe, et y participe
: vous pouvez très facilement avec les outils informatiques
générer une nappe sonore qui petit à petit
va s'étendre sur un temps très long ; vous allez
ainsi immerger votre auditeur dans un bain sonore qui va le conduire
à s'enfoncer dans son fauteuil pour se laisser "planer"
un bon moment Cette perspective, je trouve, n'est pas très
motivante pour un compositeur. Ne soyons pas cependant trop sévère
sur la période actuelle : cette manière de générer
à bon compte de la musique grâce à l'ordinateur
avait son équivalent à l'époque du système
tonal qui permettait tout autant de produire une symphonie à
bon compte (voir les improvisations débitées au
kilomètre des organistes médiocres). À toutes
les époques se laissent ainsi prendre à ce type
de poudre aux yeux ceux qui veulent bien s'y laisser prendre !
L'ordinateur se montre aujourd'hui particulièrement performant
pour produire en masse du matériau permettant " d'occuper
le terrain " sans trop de difficultés.
Comme vous venez de l'évoquer, l'informatique présente néanmoins un avantage de taille : celui de susciter un questionnement d'une particulière acuité sur des problématiques de fond telles que celle du matériau ou de la forme.
Tout dépend de la manière dont on la prend, c'est
toujours pareil. N'oublions pas que l'ordinateur reste fondamentalement
une technique, et que la technique, contrairement à la
science, ne pense pas. L'ordinateur,c'est comme un téléphone
ou une machine à écrire : il n'y a pas vraiment
lieu de se demander si ceci ouvre de nouvelles pistes pour la
pensée musicale, moins encore si cela donne à espérer
quelque chose en musique ! L'informatique, à condition
de la traiter avec sérieux, non comme un ensemble de techniques
mais comme une pensée, c'est déjà tout autre
chose.
Il est vrai que s'y vous êtes exigeant et là
encore, la technique aura peu de chances de vous rendre exigeant
-il est intéressant de se confronter à ses outils.
Je prend un exemple personnel dans la CAO : j'ai une technique
harmonique un peu particulière, avec ce que j'appelle des
ensembles "arc-en-ciel" qui sont très difficiles
à trouver à la main, à tel point que lorsque
vous en avez trouvé un, vous exploitez jusqu'au dernier
filon les moindres de ses ressources. Un accord arc-en ciel, c'est
un accord dont toutes les hauteurs sont différentes (il
n'y a donc pas de doublures) mais dont les intervalles sont aussi
différents (il n'y a pas, par exemple, 2 quartes ou 2 tierces
majeures). Le maximum que vous pouvez atteindre est alors celui
d'accords arc-en-ciel à 12 hauteurs. L'ordinateur vous
donne la possibilité de trouver tous ces ensembles alors
que ce serait impossible de le faire à la main. C'est à
la fois fascinant, mais aussi un peu angoissant car cela soulève
d'un seul coup de nouvelles questions : alors que votre matériau
était rare, il devient d'un coup abondant, et il vous faut
opérer un tri dans cette abondance : vous avez alors à
clarifier des points que vous n'aviez pas l'occasion jusque là
de penser puisque votre matériau restait rare.
Vous êtes ainsi amené à allez plus loin dans
vos propres orientations : cela m'a permis de clarifier ma pensée
harmonique, d'avancer des propositions qui, auparavant, me seraient
restées d'une certaine manière inabordables. C'est
très stimulant pour la composition, ou disons pour la précomposition
: outre l'aspect de facilitation, l'informatique fonctionne, si
l'on n'est pas "paresseux" bien évidemment,
comme un aiguillon pour la pensée musicale.
Qu'attendez-vous, en termes de composition, des voies de prospection offertes par l'informatique ?
Si l'on considère les trois dimensions que j'évoquais
l'édition musicale, la synthèse sonore et
la CAO , j'aurais plusieurs souhaits.
Pour l'édition, l'intérêt du MIDI est très
grand, mais je pense que la possibilité d'inclure dans
les logiciels actuels un rapport plus souple entre écriture
et notations serait intéressant. Il y aurait également
toute une série de développements à faire
quant à l'écriture elle-même, de manière
par exemple à faciliter le recours à plusieurs systèmes
d'écriture simultanés à plusieurs tempi
simultanés par exemple, etc. Il y a encore un grand
nombre de choses à faire (inclure dans les logiciels d'écriture
des outils de CAO en sorte de ne pas avoir à jongler entre
les environnements de travail) qu'il serait trop long d'énumérer,
mais qui peuvent aboutir à moyen terme, disons dans les
cinq ou dix ans à venir.
Pour ce qui est de la synthèse sonore, je me satisfais
en fait de peu : j'aime bien, d'une manière générale,
faire avec ce qui est à ma disposition sans râler
contre l'état insuffisant du matériau sonore. Le
point qui aujourd'hui m'intéresse véritablement
tient à la projection sonore c'est ce qui motive
mes recherches sur la Timée notamment. Ce qui est important
à mes yeux est moins le raffinement de la synthèse
sonore que l'invention de nouveaux dispositifs de diffusion qui
permettent de rapprocher la musique électroacoustique du
modèle instrumental qui reste pour moi le
modèle musical par excellence. La musique est pour moi
ce qui vient d'un instrument de musique, et l'ordinateur couplé
à des haut-parleurs n'est pas à mon sens
un instrument de musique. Pour déployer une uvre mixte
qui soit un seul monde de musique, il faut donc travailler sur
une manière de projeter dans l'espace les sonorités
électroacoustiques.
Sur le troisième point - la CAO -, je suis là aussi
plutôt satisfait de ce qui existe déjà
hormis les questions de puissance et de temps de calcul.
C'est pour moi en tous les cas une disponibilité devenue
indispensable. Ce que je pourrais souhaiter pour l'avenir se rapporterait
bien sûr à une meilleure ergonomie dans l'utilisation
conjointe de différents logiciels, mais ceci reste affaire
de détails. Du point de vue des « contenus »
informatiques, la CAO pourrait considérablement s'améliorer
sur le plan du rapport entre algèbre et topologie : tout
ce qui est algèbre la manipulation d'ensembles d'éléments
est bien pris en compte par l'informatique actuelle, là
où la topologie la gestion de familles de parties
n'est pas ou peu prise en compte. Il serait très
appréciable que l'on devienne capable d'informatiser des
topologies musicales et pas seulement des algèbres
ce qui n'est pas simple et ne procède pas par prolongation
du travail antérieur : il y a là un changement d'ordre
à opérer en sorte de restituer cette dialectique
entre algèbre topologique (ce qui correspond à
l'établissement de continuités sur des éléments
discrets) et topologie algébrique (qui consiste
à l'inverse à partir d'une topologie continue pour
la discrétiser, en en faisant émerger les éléments
clés, les articulations essentielles pour ensuite mouvoir
la continuité à partir de ces éléments-pivots).
Cette perspective pour la CAO a beaucoup de sens en matière
de composition et je pense que, sur le long terme cette fois,
c'est elle qui est la plus prometteuse.
(Entretien réalisé le 21 août 2001)