De l’intellectualité musicale de Boulez
(1) :
ses références à la pensée scientifique
(8 février 2005)
François
Nicolas
Résumé
On
entamera cet examen de l’intellectualité musicale de Boulez par sa
caractérisation générale au regard des trois grandes dimensions de toute
intellectualité musicale :
— prépondérance
ici de la dimension critique (dès
les écrits de 1948, puis Probabilités critiques du compositeur en 1954, …) ;
— prise
en charge momentanée de la dimension théorique (début des années 60 : Penser la musique aujourd’hui…)
— débouché
ultérieur sur la dimension esthétique
(Nécessité d’une orientation esthétique en 1964 ; et surtout, à partir de 1976, les cours du Collège de
France).
On
situera ensuite le rapport de cette intellectualité musicale boulézienne aux
autres formes de pensée :
— inexistence
du rapport à la philosophie ;
— effacement
de tout rapport à une problématique (psychanalytique…) de la différence sexuelle ;
— désintérêt
manifeste pour toute politique comme pensée (la question du rapport de Boulez aux institutions et
à leurs pouvoirs relevant, bien sûr, d’une tout autre logique) ;
— maigreur
d’un rapport aux sciences —
singulièrement aux mathématiques —
qui prend chez Boulez la forme de quelques révérences polies et de références
distantes plutôt qu’il n’atteste d’un véritable compagnonnage de pensée ;
— primauté,
au final, du rapport de cette intellectualité musicale aux autres arts ; et, dans ce cadre, prépondérance des rapports
à la poésie et à la peinture.
À
partir de là,
• on
problématisera la généalogie de
cette intellectualité musicale : quels antécédents… ?
• puis
on caractérisera son archéologie,
s’entend les grandes questions musicales que cette intellectualité se propose
de prendre en charge.
On
esquissera sur ces bases le programme des exposés ultérieurs (5 et 15
mars) :
1) Rendre
compte du caractère concentré sur la période 1960-1963 de l’effort proprement théorique de Boulez. Quels rôles jouent en cette affaire
— d’une
part ses exigences de mettre le théorique à hauteur de ce que
« théorie » veut désormais dire en matière de formalisation
mathématique,
— d’autre
part le gouffre musical avéré entre ordre théorique et ordre compositionnel…
2) Dégager
les particularités de son esthétique
(entendue comme mode d’exposition de la musique à son extériorité
non-musicienne)
3) Thématiser
la tonalité singulière de sa critique
(comprise comme cette capacité particulière chez Boulez de projeter dans la
langue la pensée musicale à l’œuvre).
––––––
Plan
Caractérisations
générales 3
Trois dimensions 3
Critique 3
Théorique 3
Esthétique 4
Historicité 4
Philosophie 5
Psychanalyse 6
Politique 6
Arts 6
§ Poésie 6
§ Peinture 7
Rapport aux sciences 7
Une rumeur… 7
Rappel chronologique 7
Les références explicites 8
Quelques lectures de Boulez… 8
§ Léon Brillouin 8
Références 8
Portrait 8
Origine 9
Remarques 9
§ Louis Rougier 9
Références 9
Portrait 10
Origines 10
Une fausse origine.................................................................................................... 10
Scoop : un nouvel article !..................................................................................... 12
Remarques 12
§ Moritz Pasch 12
Références 12
Portrait 12
Remarques 13
§ Roger Martin 13
Références 13
Portrait 13
Remarques 13
Structuralisme ? 13
Au total 13
§ Vulgarisation ? 14
§ Pas de rapport direct aux
mathématiques 14
§ Un Zeitgeist 14
Enjeux pour la suite 14
Généalogie et dimension critique de l’intellectualité musicale
boulézienne 14
Archéologie et dimension esthétique de l’intellectualité
musicale boulézienne 15
Historicité et dimension théorique de l’intellectualité
musicale boulézienne 15
Annexe 1 : Principaux textes 16
Annexe 2 : Plan de Penser la musique aujourd’hui 16
Annexe 3 : Nrf (mai 1961) –Brillouin : Science et
imagination 17
Annexe 4 : Nrf (mai 1961) –Boucourechliev sur Pli
selon pli 18
Annexe 5 : Nrf (juin 1956) – Rougier : la
nouvelle théorie de la connaissance 18
Annexe 6 : Nrf (juin 1956) –Souvtchinsky sur Le
Marteau sans maître 20
Annexe 7 : Extraits de Penser la musique aujourd’hui 21
Il s’agit aujourd’hui de caractériser globalement
l’intellectualité musicale de Boulez, de formuler des hypothèses générales qui
nous guideront dans notre investigation ultérieure (le 5 mars – Colloque – et
le 15 mars – prochain cours).
J’examinerai aujourd’hui en détail les références aux
sciences dans le discours de Boulez avant de passer la parole à Lambert Dousson
pour qu’il nous expose sa propre vision du rapport de Boulez à la pensée scientifique.
J’ai proposé, à la suite de notre examen de
l’intellectualité musicale de Jean-Philippe Rameau, de distinguer trois composantes
dans les intellectualités musicales : la première, théorique, dans laquelle Rameau s’est particulièrement
imposé ; la seconde, critique,
qui désigne le travail sur les œuvres pour en projeter dans la langue du
musicien la pensée musicale, cette pensée qu’on peut légitimement dire à
l’œuvre ; la troisième, esthétique, au sens précis du discours qui tente de plaider la
cause musicale (pas musicienne !) auprès de l’extérieur du monde de la
musique.
Si, en première approche, on tente de situer
l’intellectualité musicale de Boulez par rapport à ces trois faces, on peut
poser ceci :
La dimension critique, à mon sens, est ce qui donne la
tonalité globale de l’intellectualité musicale chez Boulez. C’est là que son
génie propre s’exprime avec le plus d’acuité. Bien sûr il est connu d’un public
plus large par la face esthétique de son discours, ne serait-ce que parce que
ce discours, par définition, s’adresse au plus grand nombre et c’est donc celui
que rencontrent avant tout les gens connaissant Boulez par ses cassettes, ses
vidéos, ses interventions publiques.
Pour ma part, j’ai toujours été plutôt sceptique sur ce
volet esthétique du propos de Boulez, le trouvant orienté par une didactique
inappropriée à ce dont il devrait s’agir : éduquer l’auditeur à l’écoute
musicale, non à la perception. Boulez, en effet, aime à faire entendre plutôt
qu’à faire écouter. Il vise à diriger l’audition, à signaler ce qu’il faut
percevoir, à désigner ce qu’il faut comprendre, à relever le geste qu’il faut
identifier… Bref, il enseigne un constructivisme de l’oreille comme il pratique
un constructivisme de l’œil. Je ne suis pas convaincu par cette
pédagogie : elle a son effet, qui à mon sens est de tribune plutôt que
vraiment d’écoute.
Le génie propre de Boulez, concernant ses écrits, tient
plutôt à sa capacité de « critiquer » les œuvres musicales dont il
parle : de mettre en relief leur intension secrète, de révéler leur inspect derrière leur aspect, de faire jouer les résonances entre œuvres
fortement distantes chronologiquement, de souligner des thématiques enfouies,
etc. Sur ce plan, il me semble inégalable.
Cette dimension critique est d’ailleurs une constante dans
tout son parcours, qui couvre désormais 55 ans :
Voir l’annexe 1
sur ses principaux textes
— elle est là dès ses premiers articles (à partir de
1948) où le jeune Boulez examine les œuvres de Berg, Ravel, Stravinsky,
Schoenberg et Bach… ;
— cette dimension critique, présente dès l’origine, se
retrouvera à tous les moments de son travail et restera telle la basse
fondamentale de son intellectualité
musicale : même si les cours au Collège de France comporte de manière
essentielle une part esthétique –
lieu oblige -, la face critique
continue d’y être essentielle : c’est là que Boulez se ressource comme
compositeur, c’est en critiquant les œuvres que Boulez assure les bases même de
sa pensée musicienne.
Un article de 1954 : Probabilités critiques du
compositeur où Boulez, en quelque sorte,
fait la théorie de la critique, nous servira de point de repère pour la suite
de ce travail.
La dimension théorique de son intellectualité musicale est
souvent exhaussée, au titre essentiellement du seul livre consacré à la musique
que Boulez ait composé comme tel (Penser la musique aujourd’hui, 1963 – ses autres ouvrages consacrés à la musique
étant soit des recueils, soit des entretiens ; Boulez a par ailleurs
consacré un livre entier à la peinture de Paul Klee).
À bien y regarder, son travail théorique n’est nullement une
constante de son activité mais plutôt un moment de son histoire intellectuelle,
moment sans doute capital, mais moment cependant, culminant dans Penser la
musique aujourd’hui mais amorcé en vérité
par l’article Éventuellement de
1952 puis abordé en 1955 (« À la lumière du pays fertile »), 1957 (Aléa) pour prendre tournure plus systématique de 1960 à 1963 à l’occasion
des cours donnés à Darmstadt.
Voir l’annexe 2
consacrée au plan de Penser la
musique aujourd’hui
Comme l’on sait, cette entreprise théorique est restée
inachevée puisque le livre dont nous disposons ne devait représenter que
l’attaque de cette théorie. Ce livre se termine ainsi (Terme provisoire) :
« Nous arrivons au terme de notre investigation sur la
technique proprement dite, au seuil de la forme. […] Le travail de composition
proprement dit commence maintenant, là où l’on croit, en général, qu’il n’y a
plus que des applications à trouver ; à toutes ces méthodes, il faut
donner un sens. […] Avant d’aborder la
forme, nous avons tenté d’opérer une synthèse de la technique
actuelle. » [1]
Il état clair pour Boulez que ce livre n’était donc que le
premier chapitre d’un gros ouvrage qui ne verra jamais le jour, malgré les
tentatives ultérieures de le reconstituer vaille que vaille avec les bribes
dont dispose le musicologue.
La suspension de cette entreprise théorique n’est pas
anodine : elle est circonstanciellement motivée par le nouveau tour que
Boulez va donner à son activité musicale à partir de l’été 1963 [2].
Mais il va de soi que si Boulez va mettre désormais l’accent sur son activité
de chef, délaissant le projet théorique bien amorcé, et le délaissant
définitivement, si donc Boulez opère par rapport à son Penser la musique aujourd’hui comme Schoenberg a opéré par rapport à son Moïse
et Aron (lui aussi a suspendu, en 1933, la
composition musicale de son opéra au seuil de son troisième acte, sans jamais y
revenir : l’inachèvement de cet opéra répond donc à une tout autre logique
que celle de Lulu pour Berg [3]),
c’est pour des raisons de fond qu’il importe de comprendre pour dégager l’intension spécifique de son intellectualité musicale.
On dira donc, en l’état, qu’il y a un motif théorique posé sur une critique fondamentale.
Concernant cette fois l’esthétique — au sens
précédemment rappelé : il ne s’agit pas là de la discipline académique,
pseudo-philosophique, consistant à prendre l’art musical pour objet d’un
discours exogène en vue de rendre compte des goûts et des plaisirs… —, il
apparaît que cette détermination est la plus tardive dans l’intellectualité
musicale boulézienne : si elle pointe dès 1958 à l’occasion de son article
Son et verbe consacré aux rapports de la
musique et de la poésie, son émergence véritable s’opère à mon sens dans l’article
de 1963 Nécessité d’une orientation esthétique censé conclure ce Penser la musique aujourd’hui qui ne fut jamais conclus…
Cette dimension esthétique prendra ensuite quelque poids
lors de la période intermédiaire 1964-1976, lorsque le Boulez chef d’orchestre
va se compléter d’un Boulez pédagogue. Mais c’est avec son enseignement au
Collège de France que Boulez va donner un tour plus systématique à cette part
esthétique de son intellectualité musicale, sans bien sûr, en rabattre
concernant la dimension critique qui reste chez lui la base.
*
Au total, on dira donc que l’intellectualité musicale de
Boulez se caractérise par une basse fondamentale critique sur laquelle se déploie un motif théorique débouchant sur un geste esthétique.
Entreprenons un second tour d’horizon de l’intellectualité
musicale de Boulez en examinant la manière dont il se rapporte aux autres
formes de pensée, en étudiant donc ce que je propose d’appeler son historicité c’est-à-dire la manière dont cette intellectualité
musicale compose ce dont elle estime devoir être contemporaine.
Pour l’intellectualité musicale boulézien, de quoi est fait
son contemporain ?
Commençons par un extrait (1954) qui se trouve configurer ce
contemporain :
« Il est impossible de ne pas constater que les
exigences de la musique actuelle vont de pair avec certains courants de la
mathématique ou de la philosophie contemporaine. Non pas que nous voulions
faire coïncider toutes les activités humaines dans un même temps suivant un
parallélisme rigoureux ; les rapports les plus superficiels que l’on se
hâte de mettre en relief ne suffiraient point à justifier un tel parallélisme.
Il semble qu’on puisse, sans crainte de gratuité, songer à la théorie des
ensembles, à la relativité, à la théorie “quantique”, dès que l’on prend
contact avec un univers sonore défini par le principe sériel ; les
recours à la Gestalttheorie,
à la phénoménologie ne nous paraissent pas non plus dépourvus de sens, bien au contraire. Nous ne nous
faisons pas d’illusion sur la réalité des correspondances que l’on pourrait établir,
presque trop facilement, entre musique, mathématique et philosophie ;
nous sommes plutôt prêt à constater que ces trois activités observent une similitude
dans l’extension de leur domaine.
Quant au rapprochement entre les “arts”, autrement dit musique
et poésie, musique et peinture, la faillite de l’art total, du Gesammtkunstwerk,
avait rendu tout le monde très circonspect, et chacun paraissait vouloir œuvrer
dans son propre domaine sans s’occuper davantage d’une hypothétique solidarité.
Il semble que, sans en revenir aux rêves romantiques d’unité, la pensée
actuelle veuille marquer plus de confiance réciproque, en prenant
pour base le principe très général des structures : cette conception
possède au moins le mérite de n’aliéner aucune liberté, de n’instaurer aucun
contrainte. » (« … Auprès et au
loin. », 1954 [4])
Boulez d’abord révèle ici sa sensibilité propre : il y
a d’un côté les rapports de la musique aux mathématiques et à la philosophie,
d’un autre côté les rapports de la musique aux autres arts ce qui pour lui veut
dire à la poésie et à la peinture.
Les premiers rapports ne sont pas de coïncidence ou de
parallélisme mais de « similitude dans l’extension de leur domaine »,
s’entend d’analogie dans leur dynamique de pensée. Cette similitude s’enracine,
du côté de la musique dans « un univers sonore défini par le principe
sériel ».
Les rapports de la musique avec la poésie et la peinture
sont, pour leur part, des rapports de « confiance réciproque »,
autant dire des rapports symétriques d’égalité (qu’il n’y a pas forcément dans
les précédents) qui ont « pour base le principe très général des
structures » : la musique peut se confier à la poésie et à la
peinture pour autant qu’elle se confie, comme elles, à des structures
susceptibles d’assurer une gerbe de libertés.
*
S’il s’agit toujours, peu ou prou, dans une historicité
musicienne, de penser la musique avec
d’autres disciplines de pensée, on dira donc que Boulez déclare d’une part
penser (ou mieux devoir penser)
avec la mathématique et la philosophie, d’autre part avec la poésie et la
peinture.
Qu’en est-il effectivement ? Reprenons pour cela la
classification proposée par Alain Badiou de ce qu’il appelle les procédures de vérité (il en distingue
4 : l’art, la science, la politique et l’amour) aptes à conditionner la
philosophie (laquelle, pour lui, relève d’une autre logique, n’étant pas
elle-même productrice de vérités) et regardons successivement comment Boulez se
rapporte de fait à la philosophie, à la psychanalyse, aux sciences et aux
autres arts.
Concernant la philosophie, il faut bien reconnaître que,
par-delà la déclaration précédente, l’intellectualité musicale de Boulez n’a
aucun rapport véritable à la pensée philosophique comme telle : tout au
plus trouve-t-on des révérences polies et des références distantes à Descartes,
Rousseau, Nietzsche, Sartre, Deleuze. À s’y reporter, on ne trouve à chaque
fois que ce qu’il faut bien appeler la restitution de clichés :
· Descartes,
c’est pour Boulez le doute (PR 108, 124) au travail dans un atelier baroque (PR
490).
· Rousseau,
pour la part qui ne concerne pas directement le musicien, c’est le père qui
abandonne ses enfants (PR 123), une figure emblématique de l’Histoire et de la
Révolution françaises…
· Nietzsche,
c’est essentiellement l’interlocuteur de Wagner ; et pour le reste c’est
Zarathoustra (PR 125), l’apollinien et le dionysiaque, le jeu du Crucifié (PR
562) et bien sûr « Dieu est mort » (PR 480).
· Sartre,
c’est évidemment « l’enfer, c’est les autres » (PR 561)
· Deleuze,
enfin, c’est « différence et répétition » (Leçons de musique, 100)
La seule exception, semble-t-il, est Adorno à l’égard duquel
Boulez témoignera d’une inattendue intimidation [5],
ce qui indexe d’ailleurs une étrangeté de pensée plutôt qu’une familiarité.
Bref, rien d’autre que les motifs ordinaires de la
dissertation d’un bachelier…
Je n’insiste pas : mon propos n’est pas ici de dénigrer
l’intellectualité musicale de Boulez : simplement d’en évaluer les
véritables sources intellectuelles. La philosophie, manifestement, n’en fait
pas partie, par-delà encore une fois les révérences que peut lui adresser
Boulez et qui somme toute l’honorent…
Si l’on indexe la psychanalyse comme figure éminemment
contemporaine de la pensée sur
l’amour et la différence des
sexes, il faut bien reconnaître que Boulez, sur ce plan, est entièrement muet.
« Muet » est même trop dire : visiblement pour lui, il ne s’agit
pas ici de se taire mais tout simplement la question n’a aucun lieu d’être posée.
Pour l’intellectualité musicale boulézienne, la musique se
déploie en toute indifférence à la problématique de la différence sexuelle. Rien donc — à
ma connaissance… — dans ses
écrits qui évoquerait une lecture de Freud, un intérêt porté à Lacan.
Concernant maintenant la politique comme pensée — je ne
parle pas du jeu des institutions et de leurs pouvoirs qui renvoie à la
dimension gestionnaire de l’État et de ses appareils —, il faut là aussi
bien constater une indifférence quasi-complète de Boulez à la pensée politique
de son temps.
Quelques repères malgré tout :
D’abord il faut bien constater que Boulez a traversé
l’occupation nazie de la France sans y porter attention : il était pourtant
étudiant à Lyon (de 1941 à 1943), au moment même où son exact contemporain
Michel Philippot (18 ans alors, comme lui musicien entreprenant des études
scientifiques) se trouvait partie prenante de la Résistance locale. Puis Boulez
à Paris (à partir de l’automne 1943) continue d’étudier, cette fois au Conservatoire,
comme si de rien n’était : il avait pourtant 19 ans lors de la Libération
de Paris, un âge déjà bien avancé pour de nombreux Résistants… Bien sûr, là encore,
il n’y aurait aucun sens à engager contre lui un procès à ce titre : je ne
fais que relever un motif qui me semble chez Boulez originaire : il ne
s’intéresse nullement à la politique du monde ; sa médiation fondamentale
pour s’occuper des affaires publiques se cantonnera aux intérêts directs de la
musique…
Le seul moment où Boulez semble avoir dérogé à ce principe,
c’est la guerre d’Algérie puisqu’il sera un des signataires du manifeste des
121 en 1960. Face aux évènements de mai 68, il semble distant et partagé (voir
sa biographie par Dominique Jameux page 205).
On trouve certes quelques déclarations un peu tonitruantes
de Boulez à l’égard de la politique – comme il aime à en faire à d’autres
égards - : il se déclare « marxiste-léniniste » dans les années
60 puis, tout à fait récemment « anarchiste » ; avec Célestin
Deliège, il rappelle un éloge inattendu des Gardes Rouges en 1967 :
« Notre civilisation occidentale aurait besoin de gardes
rouges pour éliminer un bon nombre de statues ou même les
décapiter. » [6]
Il est clair qu’on n’a là que des motifs idéologiques, un
peu provocateurs, plutôt que l’exposé de convictions proprement politiques.
*
Si je résume, on a donc pour l’instant une intellectualité
musicale qui ne se sent guère tributaire ni de la philosophie, ni de la
psychanalyse, ni de la pensée politique.
Pour trouver les pensées dont cette intellectualité musicale
se constitue contemporaine, il nous faut donc aller voir du côté des sciences
et des autres arts. Je commencerai par ceux-ci, mon projet étant pour aujourd’hui
de détailler ensuite les références scientifiques de Boulez.
Boulez le déclare : pour lui penser avec d’autres arts,
c’est penser avec la poésie et la peinture. Pas de rapport à l’architecture, à
la chorégraphie, à la sculpture, au cinéma, et guère au théâtre.
Ses déclarations confirment ici ses pratiques.
Cf. Rimbaud, Mallarmé, Char, Cummings… et le reste de la
modernité littéraire : Kafka, Joyce…
Quel est exactement le degré de parenté profonde entre la
pensée de Boulez et celle d’un Mallarmé ? J’ai eu l’occasion, il y a près
de vingt ans, d’en débattre avec Célestin Deliège, mettant quelque peu en doute
son hypothèse d’une « conjonction » [7].
Mais ceci nécessiterait une évaluation spécifique dans laquelle je ne
m’engagerai pas aujourd’hui : le prochain Colloque consacré ici même à
Boulez (4 et 4 mars 2005, salle Dussane) devrait nous instruire sur ce plan.
À tout le moins, il est patent que l’intellectualité
musicale de Boulez se nourrit d’un compagnonnage intime avec ces œuvres
littéraires et poétiques.
De même pour les peintres qui comptent pour lui, au premier
plan desquels il faut bien sûr placer Klee à qui il a consacré un livre entier,
ce qui est tout à fait inhabituel de sa part puisque Boulez, somme toute, n’a
vraiment composé que deux livres : Penser la musique aujourd’hui et Le pays fertile – Paul Klee (Gallimard).
Venons-en aux sciences, puisque tel est le noyau principal
de notre séance.
Laissons ici de côté les références bouléziennes aux
supposées « sciences humaines et sociales » : à mon sens, elles
ne sont guère déterminantes dans son orientation de pensée.
Qu’il suffise pour en attester de remarquer par exemple que
Boulez citant Claude Lévi-Strauss dans Penser la musique aujourd’hui (31) le considère comme
« sociologue » ! Boulez ne répondra d’ailleurs jamais aux objections
que Claude Lévi-Strauss portera à la musique sérielle dans Le Cru et
le Cuit : ceci à tout le moins atteste
que pour Boulez l’interlocution pertinente ne se déploie pas de ce côté.
Autre exemple : Boulez cite dans Penser la musique
aujourd’hui le travail de Paul Guillaume
(note en bas de la page 31) :
« Une forme » ainsi que l’écrit Paul Guilleaume
(sic) « est autre chose ou quelque
chose de plus que la somme de ses
parties. »
Cette citation, apparemment extraite de La psychologie de
la Forme [8],
n’atteste guère d’un intérêt intrinsèque de Boulez pour la psychologie ou même
pour la Gestalttheorie, mais
seulement d’un topos de l’air du
temps qu’on retrouve au même moment sous la plume de bien d’autres
compositeurs…
*
Venons-en aux véritables sciences, celles qui depuis Galilée
méritent ce nom à mesure de ce qu’elles se déploient sous l’impératif d’une
mathématisation à la lettre.
Comment les sciences résonnent-elles dans l’intellectualité
musicale de Boulez ?
Il y a, à ce titre, une rumeur insistante qui circule,
depuis les années 50 jusqu’à aujourd’hui, suggérant que Boulez entretiendrait
un compagnonnage étroit avec la pensée scientifique, et singulièrement mathématique,
de son temps.
Ce motif s’est déployé principalement comme objection à la pensée
sérielle : il venait de cet obscurantisme bien français, ancré dans les
années 50 dans ces institutions qu’étaient le Conservatoire (la classe de
Messiaen n’était alors, faut-il le rappeler, qu’une enclave, nullement ce qui
donnait le ton à l’enseignement dispensé aux compositeurs – ne parlons pas de
ce qui était enseigné aux instrumentistes…) et la Radio, obscurantisme qui
semble aujourd’hui relever de la tête à l’ombre du nihilisme général qui
s’étend depuis les années 80.
Mais ce motif d’un Boulez scientifique, ou du moins pétri de
pensée scientifique, se trouve aussi sous la plume de bouléziens fervents qui
croient ainsi majorer la gloire d’un Maître qui pourtant ne demande rien.
Par exemple, un récent article consacré à Pli selon Pli évoque « l’appui que Boulez cherche dans les mathématiques »
et liste « les mathématiciens auxquels Boulez se réfère (Roger Martin,
Moritz Pasch et Louis Rougier » [9].
À examiner de très près ce qu’il en est ici, on va découvrir que des trois, un
seul est vraiment mathématicien (Pasch) et que c’est précisément celui que n’a
jamais lu Boulez. Quand aux autres, on va voir le type de lecture dont Boulez
fait état÷
Relisons donc attentivement les références que Boulez fait
aux sciences, singulièrement bien sûr dans sa période théorique c’est-à-dire
autour de Penser la musique aujourd’hui
(dans sa version « élargie » - voir annexe sur l’inachèvement de
cette théorie -).
Rappelons au préalable [10]
que Boulez n’a jamais entrepris de véritables études scientifiques. Après un
bac scientifique (été 1941 à Saint-Étienne), Boulez fait une hypotaupe à Lyon
(1941-1942) puis quitte les classes préparatoires (donc un an avant de se
présenter aux concours des grandes écoles scientifiques) pour se préparer au
Conservatoire. Après avoir été recalé au concours d’entrée du Conservatoire de
Lyon pour la classe de piano, Boulez passe une année (1942-1943) à Lyon,
inscrit pour la forme en faculté de mathématiques (contraintes du père
obligent !), travaillant en fait piano et harmonie avec des professeurs
privés. Suite à cela, Boulez entrera à l’automne 1943 au Cnsm de Paris (classe
préparatoire d’harmonie) ; et cela en sera définitivement fini de sa
tentative d’études scientifiques.
Commençons par les références explicites à des travaux
scientifiques, nominalement indexés. Quatre noms sont à ce titre convoqués par
Boulez : ceux de Léon Brillouin, de Louis Rougier, de Moritz Pasch et de
Roger Martin.
Examinons les un par un.
Boulez y fait explicitement référence dans Penser la
musique aujourd’hui :
Léon Brillouin insiste et
précise : « C’est un abus de confiance de parler des lois de la nature
comme si ces lois existaient en l’absence de l’homme. La nature est bien trop
complète pour que notre esprit puisse l’embrasser. Nous isolons des fragments,
nous les observons et nous imaginons des modèles représentatifs (assez simples
pour l’emploi) » [11] ;
il rappelle « le rôle essentiel de l’imagination humaine dans
l’invention » — et non point la découverte — « et la formulation » [12]
de ces fameuses lois. Autant dire, pour revenir à notre domaine propre que l’ère
de Rameau et de ses principes « naturels » est définitivement abolie ;
sans que nous devions, pour cela, cesser de chercher et d’imaginer les modèles
représentatifs dont parle L. Brillouin. Il était
utile, avant de commencer en détail l’étude de la pensée musicale actuelle, de
rappeler quels principes logiques on doit respecter.
Il y fera à nouveau référence dans L’esthétique et les
fétiches (1961) :
La théorie musicale varie directement en relation avec la
science acoustique, et les hypothèses, dans ce domaine, ont largement évolué
entre le XVIII° et le XX° siècle. Les savants reconnaissent volontiers cette
situation en ce qui concerne les lois scientifiques, et je m’abrite derrière
l’autorité de l’un d’eux, Léon Brillouin, pour l’affirmer. Celui-ci décrit,
en effet , de la manière suivante, les recherches du savant : « Quand
prétendons-nous connaître un phénomène physique ? Nous avons cette
plaisante impression lorsque nous avons pu imaginer un modèle qui, utilisant
des lois déjà éprouvées, nous fournira une “explication” des résultats observés
dans notre nouvelle série d’expériences. Comprendre, c’est ramener à du “déjà
vu”. Il ajoute : « Les lois imaginées par le savant donnent des
résultats corrects dans certaines
limites. Si nous tentons de les extrapoler trop loin, nous découvrons
des divergences : la loi doit être revue et corrigée, et cette révision s’accompagne
souvent d’un total changement de modèle. » [13]
Il insiste plus loin : « C’est un abus de confiance de parler des
lois de la Nature comme si ces lois existaient en l’absence de l’homme. La
Nature est bien trop complexe pour que notre esprit puisse l’embrasser. Nous
isolons des fragments, nous les observons, et nous imaginons des modèles
représentatifs (assez simples pour l’emploi). » Léon Brillouin met enfin
l’accent sur le « rôle essentiel de l’imagination humaine dans l’invention
(c’est à dessein que je ne dis pas : découverte) et la formulation des
lois scientifiques ». [14]
[…] L’imagination ne fera jamais défaut lorsqu’il s’agira de créer les
« modèles » dont parle L. Brillouin. [15]
Grand physicien français (1889-1969)
Voir sa biographie par Rémy
Mosseri : Léon Brillouin, à la croisée des ondes (Belin, 1999)
Ens (promotion 1908) ; professeur au Collège de France
(à partir de 1932) comme son père et son grand-père !, émigre aux
États-Unis (mai 1941) où il restera jusqu’à sa mort (nationalité américaine en
1949).
Épisode périlleux comme Directeur Général de la
Radiodiffusion française de juillet 1939 à janvier 1941, donc pendant la
Débâcle et surtout pendant les premiers mois de Vichy… Ceci lui vaudra une
épuration très provisoire (septembre 1945 – février 1946), apparemment
injustifiée.
Physique du solide et mécanique quantique :
· La
théorie des quanta et l'atome de Bohr,
Paris, P.U.F., 1923
· Les
statistiques quantiques et leurs applications,
Paris, P.U.F., 1930
· Cours
de Physique Théorique: les tenseurs en mécanique et en électricité, Paris, Masson, 1937
Se fera surtout connaître d’un plus large public par son
travail sur la théorie de l’information :
· Science
and Information Theory, New York, Academic
Press, 1956
· La
science et la théorie de l’information,
Paris, Masson & Cie, 1959
et par ses ouvrages de vulgarisation :
· Vie,
matière et observation, Paris, Albin Michel,
1959
L’origine de toutes ces citations s’avère provenir d’un
article de Brillouin Science et imagination publié dans le numéro de mai 1961 de la N.R.F. (pp. 835-847 ; ici
pages 839 et 840).
Voir documents
en annexe 3
• Boulez ne semble donc pas avoir lu les ouvrages de
référence de Brillouin, ni bien sûr ceux de physique théorique, ni même celui
sur la théorie de l’information (qu’un Michel Philippot par contre
connaissait).
Boulez s’est contenté d’un article de grande vulgarisation
dans la revue littéraire de référence.
• Remarquons d’ailleurs que dans ce même numéro de la
Nrf, un texte écrit par Boucourechliev était consacré à la musique de Boulez [16]
(voir annexe 4). De là à penser que son attention a été attirée sur l’article
de Brillouin par cette coïncidence, il n’y a qu’un pas, que l’on s’autorisera à
franchir quand on aura examiné ce qu’il en est des références à Louis Rougier…
• Cette référence à Brillouin n’indique donc nulle
familiarité avec les travaux scientifiques de Brillouin : il ne s’agit
pour Boulez que de relever une convergence de fait, une contemporanéité de
circonstance, une compatibilité utile sans qu’il éprouve pour autant le besoin
de remonter de ce carrefour jusqu’à ses sources, d’élucider ses raisons
profondes…
• Autre remarque, incidente : cet article date de
1961. On en trouve trace dans le livre publié en 1963 à partir des conférences
faites à Darmstadt en 1960. C’est donc bien, comme on le savait par ailleurs,
que Boulez a retravaillé ces premières conférences, soit pour les refaire (en
1961 à Darmstadt), soit pour les réécrire en vue de la publication.
Un autre indice d’ailleurs de la même réécriture est attesté
par le fait que dans Penser la musique aujourd’hui Boulez se gausse de « l’informel »
(« on peut déjà prévoir l’année de l’informel : le mot fera
fortune ! » [17]),
thème dont on sait qu’il vient d’Adorno dans sa célèbre conférence de l’été
1961 à Darmstadt. Là encore, Boulez a donc retravaillé son exposé de 1960 pour
sa publication de 1963…
Penser la musique aujourd’hui :
Ordonner (dans le double sens du mot) le déroulement d’un
certain ensemble de gestes n’est en rien leur donner la cohérence d’une forme.
Je ne pourrais mieux faire que citer à ce propos ces phrases de Louis Rougier sur la méthode axiomatique, elles
peuvent servir d’épigraphe à notre série d’études : « La méthode
axiomatique permet de construire des théories purement formelles qui
sont des réseaux de relations, des barèmes de déductions toutes faites. Dès
lors, une même forme peut s’appliquer à diverses matières, à des ensembles
d’objets de nature différente, à la seule condition que ces objets respectent
entre eux les mêmes relations que celles énoncées entre les symboles non
définis de la théorie. » [18]
Il me semble qu’un tel énoncé est fondamental pour la pensée musicale actuelle ;
notons particulièrement la première incidente.
Ainsi se trouve posée la question fondamentale : fonder
des systèmes musicaux sur des critères exclusivement musicaux — et non passer,
par exemple, de symboles numériques, graphiques ou psycho-physiologiques à une
codification musicale (sorte de transcription) sans qu’il y ait de l’une aux
autres la moindre notion commune. Le géomètre Pasch
écrit par exemple : « Si la géométrie veut devenir une science
déductive, il faut que ses procédés de raisonnement soient indépendants de la
signification des notions géométriques, comme ils sont indépendants des
figures ; seules les relations imposées à ces notions par les
postulats et les définitions doivent intervenir dans la déduction ». [19]
— Il importe de choisir un certain nombre de notions primitives en relation
directe avec le phénomène sonore — et avec lui seul —, d’énoncer ensuite,
des postulats « qui doivent apparaître comme de simples relations logiques
entre ces notions, et cela indépendamment de la signification qu’on leur attribue ».
— Ceci établi, on doit ajouter que cette condition de notions primitives n’est
pas restreignante, car, dit Rougier, « il
existe un nombre illimité de systèmes équivalents de notions et de propositions
que l’on peut choisir comme premières, sans qu’aucune s’impose par droit de
nature. » « Ainsi, poursuit-il, un raisonnement doit toujours être
indépendant des objets sur lesquels on raisonne ». [20]
Le péril est clairement énoncé, qui nous menace : en se fondant presque
uniquement sur le « sens concret, empirique ou intuitif des notions
choisies comme premières », on est entraîné à des erreurs de conception
fondamentales. Choisir les notions primitives en fonction de leurs spécificités
et de leurs relations logiques apparaît comme la première réforme à apporter
d’urgence dans le désordre actuel.
À ceux qui m’objecteront que, partant du phénomène concret,
ils obéissent à la nature, aux lois de la nature, je répondrai, toujours
selon Rougier, que : « nous donnons le
nom de lois de la nature aux formules qui symbolisent les routines que
révèle l’expérience. » [21]
Il ajoute d’ailleurs : « C’est un langage purement anthropomorphique,
car la régularité et la simplicité des lois ne sont vraies qu’en première
approximation, et il arrive souvent que les lois dégénèrent et s’évanouissent
avec une approximation plus poussée. » […]
Le mot-clé de structure nous invite à une conclusion —
toujours d’après Rougier — qui peut aussi bien
s’appliquer à la musique : « Ce que nous pouvons connaître du monde,
c’est sa structure, non son essence. Nous le pensons en termes de relations,
de fonctions, non de substances et d’accidents. » [22]
Ainsi devrions-nous faire : ne partons point des « substances et des
accidents » de la musique, mais pensons-la « en termes de
relations, de fonctions ». (27-31)
Philosophe français (1889-1982)
Parcours contrasté. Il publiera des livres d’épistémologie
sur la logique formelle (ce qui le conduira vers le néo-positivisme ou
empirisme logique du Cercle de Vienne) et des études sur le thomisme et la
scolastique, soit, pour les ouvrages qui nous intéressent plus
particulièrement :
Ses ouvrages fondamentaux autour de 1920 :
·
Les
paralogismes du rationalisme. Essai sur la théorie de la connaissance, Paris, Félix Alcan, 1920
·
La
philosophie géométrique de Henri Poincaré, Paris, Félix Alcan, 1920
·
La structure des
théories déductives. Théorie nouvelle de la déduction, Paris, Félix Alcan,
1921
puis ses ouvrages de vulgarisation des années 50 :
·
Traité de la
connaissance, Paris,
Gauthier-Villars, 1955
·
La métaphysique et le
langage, Paris, Flammarion, 1960
Politiquement, ses positions maurassiennes le conduiront
vers l’extrême-droite et Vichy. D’où sa mise à l’écart dans l’après-guerre puis
sa récente remise au goût du jour par la Nouvelle Droite (Alain de Benoist).
Les citations faites par Boulez de Rougier ne proviennent
pas des ouvrages fondamentaux publiés en 1920 (essentiellement La philosophie géométrique d’Henri Poincaré). On y trouve certes des considération
approchantes mais le rapprochement des textes ne colle pas, en particulier pour
la citation de Pasch faite par Rougier.
Voici en effet ce qu’on peut trouver dans les ouvrages
originaux de Rougier :
·
« Une théorie déductive a un caractère purement
formel, indépendant de la matière à laquelle on l’applique. C’est une sorte de
schème logique, un barème de déductions toutes faites qui peuvent s’appliquer
aux objets matériellement les plus divers, pourvu que ceux-là vérifient les
relations énoncées dans les propositions premières entre les symboles non
définis de la théorie. Il peut donc y avoir plusieurs interprétations,
matériellement différentes, d’une même théorie déductive. » (Poincaré, 16)
·
« C’est à Pasch que revient l’honneur d’avoir
requis le premier, en 1882, les deux conditions d’indétermination et de
suffisance : “Si la géométrie veut devenir
une science déductive, écrit-il, il faut
que ses procédés de raisonnement soient indépendants de la signification des
concepts géométriques, comme ils sont indépendants des figures ; seules
les relations imposées à ces concepts par les postulats et les définitions
doivent intervenir dans la déduction. Les conditions à imposer aux concepts
premiers et aux postulats sont les suivantes : 1° on énoncera
explicitement les concepts primitifs au moyen desquels on se propose de définir
logiquement tous les autres ; 2° on énoncera explicitement les
propositions fondamentales (postulats), grâce auxquelles on se propose de démontrer
logiquement les autres propositions (théorèmes). Ces propositions fondamentales
doivent apparaître comme de pures relations logiques entre les concepts
primitifs, et cela indépendamment de la signification que l’on donne à ces
concepts primitifs [23].” »
(Poincaré, 25-26)
·
« La géométrie métrique repose sur la congruence
des figures. » (Poincaré, 113)
·
« La géométrie n’est que l’étude des
déplacements. » (Poincaré, 161)
·
« En définitive, ces lois [de la géométrie] ne
sont pas imposées par la nature ; c’est nous qui les imposons à la nature ;
mais nous les lui imposons, parce qu’elle nous les suggère et qu’elle supporte,
sans trop de coups de pouce, que nous en usions ainsi. » (Poincaré, 164)
Remarquer ici que le point de vue de Rougier sur les
rapports entre lois scientifiques et nature est beaucoup plus nuancé que ce
qu’en retiendra Boulez :
« Autant dire, pour revenir à notre domaine propre que
l’ère de Rameau et de ses principes “naturels” est définitivement abolie » [24].
De même qu’à l’égard de Brillouin, Boulez simplifie
unilatéralement un discours scientifique qu’il ne cherche pas vraiment à pénétrer.
·
« Quelle est la nature des axiomes de la géométrie
ordinaire ? […] Ce sont de simples conventions. Ce sont des conventions facultatives,
mais ce ne sont pas des conventions arbitraires : ce sont des conventions
commodes, justifiées par l’expérience. » (Poincaré,
178)
·
« Je crois, au contraire, que le raisonnement, en
tant que tel, est toujours indépendant de la nature particulière des objets
auxquels on l’applique et que sa validité dépend, non de la matière dont on
parle, mais de la forme de ce que l’on dit. Lorsque je parle d’objets,
j’entends parler de symboles non-définis ou de combinaisons logiques de symboles,
traités comme de simples variations logiques et susceptibles d’interprétations
concrètes les plus diverses, dont je n’envisage que les propriétés formelles ».
(Déduction, XIV)
·
« Une théorie déductive est ainsi une théorie
purement formelle : c’est un schème logique, un barème de déductions
toutes faites, susceptibles de s’appliquer aux objets et aux relations
particulières les plus variées. le caractère formel de toute théorie déductive
est, avec la découverte du rôle des principes formateurs, la thèse capitale de
cet ouvrage. » (Déduction, XV)
·
« Une catégorie d’axiomes […] que Pasch énonça
pour la première fois, sous une forme définitive, en 1882 [25]. »
(Déduction, 121)
·
« Ce formalisme des démonstrations mathématiques,
plus généralement de toute démonstration en tant que telle, Auguste Comte
l’avait déjà envisagé, qui voyait dans les mathématiques pures une promotion de
la logique, étendue à certains ordres de déductions. C’est lui qui rend si
difficile la démarcation exacte entre la logique et la mathématique. Il semble,
en effet, qu’on ne puisse définir celle-ci par son objet, puisqu’elle fait précisément
abstraction de la nature intuitive et concrète des notions sur lesquelles elle
raisonne, les traitant comme des symboles non définis, susceptibles des interprétations
les plus diverses. Elle ne se distingue pas d’autre part, de la logique par sa
méthode. Aussi, certains penseurs sont-ils venus à confondre les deux disciplines.
C’est Pieri déclarant […] ; c’est encore Russell soutenant […]. Mais
quoiqu’il en soit… » (Déduction,
128-130)
Dans tout ceci la citation de Pasch qu’on trouve dans le
livre de Rougier (en 1920 [26])
ne colle pas avec celle que reprend Boulez :
Citation,
mentionnée par Boulez, de Pasch par Rougier (Penser la
musique aujourd’hui) |
Citation directe de
Pasch par Rougier (La philosophie géométrique d’Henri Poincaré) |
« Si la géométrie veut devenir une science déductive,
il faut que ses procédés de raisonnement soient indépendants de la
signification des notions géométriques, comme ils sont indépendants
des figures ; seules les relations imposées à ces notions par les
postulats et les définitions doivent intervenir dans la déduction ». — Il importe de choisir un certain nombre de
notions primitives en relation directe avec le phénomène sonore — et avec lui
seul —, d’énoncer ensuite, des postulats « qui doivent
apparaître comme de simples relations logiques entre ces notions,
et cela indépendamment de la signification qu’on leur attribue ». |
« Si la géométrie veut devenir une science déductive,
écrit-il, il faut que ses
procédés de raisonnement soient indépendants de la signification des concepts
géométriques, comme ils sont indépendants des figures ; seules les relations
imposées à ces concepts par les postulats et les définitions doivent
intervenir dans la déduction. […] Ces propositions fondamentales doivent apparaître comme
de pures relations logiques entre les concepts primitifs, et cela
indépendamment de la signification que l’on donne à ces concepts primitifs. » |
On trouve l’origine exacte des références de Boulez à
nouveau dans un article de la Nrf, datant cette fois de juin 1956 et intitulé La
nouvelle théorie de la connaissance (pp. 999-1015 ;
voir en particulier page 1001). Ici, la citation de Pasch est bien exactement
la même. L’origine de la référence est donc bien là.
Voir document
en annexe 5
Il m’a fallu longuement rechercher dans les sommaires des
revues pour retrouver ce texte si bien que cette information constitue un
(tout) petit scoop…
• Remarquons à nouveau une note consacrée à Boulez dans
ce numéro de la Nrf [27] :
il s’agit cette fois d’une présentation du Marteau sans maître par Pierre
Souvtchinsky (p. 1107-1109 ; voir annexe 6). Ceci suggère que Boulez
n’a découvert Rougier qu’à l’occasion d’une rencontre inattendue, nullement au
terme d’une recherche.
• Remarquons aussi que Boulez trouve dans cet article
de Rougier la définition de la congruence
dont il va faire abondamment usage dans Penser la musique
aujourd’hui : « Deux figures sont
dites congruentes lorsqu’elles sont superposables. » [28].
• Là encore, il nous faut prendre acte du fait que
Boulez n’avait aucune intériorité véritable au travail épistémologique de
Rougier (dont il n’a sans doute jamais lu les ouvrages fondamentaux :
Célestin Deliège me confiait récemment qu’il se souvenait avoir entendu Boulez
dire à Darmstadt qu’il avait tenté d’en lire un mais qu’il s’était arrêté à la
préface… [29]). Ainsi Boulez
n’a rapport à la pensée de Rougier que très occasionnellement et
extérieurement : l’enjeu de cette référence pour Boulez est clairement de
conforter sa propre entreprise intellectuelle en assurant sa contemporanéité avec les autres formes
de pensée qui comptent pour lui.
Qu’en est-il concernant cette fois le seul mathématicien
dont le nom apparaisse chez Boulez ? Il ressort clairement de tout ce qui
a déjà été dit que Boulez n’a aucunement pratiqué la pensée du géomètre Pasch
dont le nom d’ailleurs n’apparaît dans ses écrits que via une référence par Rougier.
On les trouve à l’intérieur des citations faites par Boulez
de Rougier (voir plus haut). Il ne s’agit donc jamais ici de références
directes :
Le géomètre Pasch écrit par exemple :
« Si la géométrie veut devenir une science déductive, il faut que ses procédés
de raisonnement soient indépendants de la signification des notions
géométriques, comme ils sont indépendants des figures ; seules les
relations imposées à ces notions par les postulats et les définitions
doivent intervenir dans la déduction ». — Il importe de choisir un certain
nombre de notions primitives en relation directe avec le phénomène sonore — et
avec lui seul —, d’énoncer ensuite, des postulats « qui doivent apparaître
comme de simples relations logiques entre ces notions, et cela
indépendamment de la signification qu’on leur attribue ».
Mathématicien géomètre allemand (1843-1930)
Célèbre pour ses travaux sur la fondation axiomatique de la
géométrie (à partir d’une réévaluation d’Euclide).
Voir son livre, non traduit en français, que cite Rougier : Vorlesungen über neuere Geometrie [« Conférences sur la nouvelle géométrie »], Leipzig, 1882 [30]
Il est patent que Boulez n’a aucun rapport direct aux
travaux mathématiques de Pasch, ne l’a pas lu (il ne prétend d’ailleurs
nullement l’avoir fait) et se contente de reprendre ce qu’en écrit Rougier.
Plus tard, dans ce qui devait constituer le chapitre IV de Penser
la musique aujourd’hui, Boulez évoque un
autre nom dans un contexte scientifique : celui de Roger Martin.
… d’où l’idée d’abandonner autant que possible toute
représentation intuitive des objets de la théorie, de désigner ces objets par
des symboles, et de définir les êtres étudiés uniquement par les relations
qu’ils soutiennent entre eux (Roger Martin). [31]
Épistémologue français (1920-1979), également ancien élève
de l’Ens, essentiellement connu par son ouvrage de vulgarisation : Logique
contemporaine et formalisation, Paris,
P.U.F, 1964
La référence à Roger Martin ne relève pas d’une citation
exacte (à la différence de celles portant sur Brillouin, Rougier et
indirectement – via Rougier - sur Pasch). À nouveau, il s’agit plutôt de
désigner une contemporanéité de pensées, une compatibilité entre sérialisme et
formalisme moderne.
On y retrouve alors cette constante : ce qui intéresse
Boulez ici comme ailleurs, c’est cette possibilité de remplacer un objet par
l’ensemble des relations qu’il soutient avec les autres objets. En quelque
sorte Boulez se soucie d’indiquer que cette possibilité est scientifiquement
légitimée.
Remarquons que cette possibilité est classiquement indexée
comme un trait singulier du structuralisme. Deleuze, par exemple, dans son
célèbre texte À quoi reconnaît-on le structuralisme ? [32],
l’indexe comme second critère (sur plus de six) : « les places dans
un espace purement structural sont premières par rapport aux choses et aux
êtres réels qui viennent les occuper », « les lieux l’emportant sur
ce qui les remplit », soit encore ce qu’Alain Badiou appellera, dans sa Théorie
du Sujet l’espace comme esplacement…
Il importe de remarquer que ce trait, à lui seul, ne saurait
suffire pour indexer le propos boulézien au structuralisme, lequel, comme le
rappelle Deleuze, ne tire sa véritable constance singulière que de l’articuler
à de nombreux autres traits (pour Deleuze, la promotion d’un ordre proprement
symbolique, la détermination différentielle, la puissance de différen[t/c]iation,
le caractère multi-sériel de la structure, le jeu d’une case vide…). Si Boulez
doit être dit structuraliste, ce serait donc à mesure de ce qu’une telle
articulation serait chez lui mise en valeur.
L’équivalence entre un objet et l’ensemble des relations
qu’il entretient dans un esplace donné
est mathématiquement attestée dans le cadre de la théorie des catégories (cf.
le lemme de Yoneda) et ceci ne saurait donc suffire à indexer une orientation
structuraliste…
On a donc quatre références : un mathématicien, un
physicien et deux épistémologues.
Le mathématicien (Pasch) n’est cité que via un épistémologue
(Rougier).
Le travail proprement scientifique du physicien (Brillouin)
n’est pas examiné, Boulez se contentant de prélever dans ses propos de vulgarisation
ce qui constitue une sorte d’esprit du temps en faveur de l’axiomatique et du
formalisme logique.
J’appelle ici vulgarisation mathématique tout propos marqué
de deux traits distinctifs :
1) un propos qui expose des « résultats » mathématiques
sans présenter leur démonstration (autant dire leur rationalité immanente) ;
2) un propos qui expose ces « résultats »
dans la langue ordinaire en faisant l’économie de son écriture mathématique
(autant dire de sa formalisation à la lettre).
C’est à ce titre que l’on peut aisément constater que Boulez
n’a rapport à la pensée mathématique que tout à fait marginalement et
épisodiquement et, dans ces rares cas, via une série de filtres vulgarisateurs.
Il ne semble avoir de rapport direct à des mathématiques,
sans passer par ce filtre, que pour mentionner… le pgcd et le ppcm :
« La conception du mètre régulier de base en tant que
pgcd du rythme doit laisser la place à cette notion féconde du ppcm, généralisation
rationnelle des découvertes de Stravinsky. » (Trajectoires : Ravel, Stravinsky, Schoenberg
256)
Il n’y a donc pas de sens à postuler une familiarité entre
intellectualité musicale de Boulez et pensée mathématique, à mettre en avant un
véritable compagnonnage de pensée avec les disciplines scientifiques.
*
Qu’on m’entende bien : tout ceci ne vaut pas critique
de l’intellectualité musicale boulézienne, qui n’est nullement requise de
« penser la musique avec les
mathématiques, la logique et/ou la physique de son temps ». Cet examen
n’est qu’une évaluation du véritable rapport aux sciences de Boulez, contre les
images d’Épinal et les rumeurs fantasmagoriques qui obscurcissent la pensée.
Remarquons d’ailleurs qu’en chaque circonstance, Boulez ne cherche pas à jeter
de la poudre aux yeux ou, comme le fait au même moment un Xenakis, de prendre
la pose et d’appâter le snob et le gogo par des références scientifiques
visiblement incomprises : Boulez ne cherche nullement à se parer d’une
aura scientiste — il n’en a d’ailleurs pas besoin pour assurer sa position
musicale — et s’il me faut aujourd’hui rétablir l’exactitude des choses,
c’est contre une rumeur répandue tant parmi ses épigones que parmi ses
adversaires, rumeur qui obscurcit la compréhension visée de son intellectualité
musicale propre.
Par contre, il reste essentiellement vrai que
l’intellectualité musicale de Boulez s’accorde avec quelques dimensions de la
pensée scientifique de son temps.
Finalement, le système des références examiné ci-dessus
indique que Boulez n’est pas dans le souci de penser la musique avec les sciences de son temps mais qu’il se soucie
plutôt de rendre son intellectualité musicale compatible avec un Zeitgeist axiomatisant dont il se contente de retenir quelques
principes très généraux.
Qu’il s’agisse au total pour Boulez de s’autoriser d’un
esprit du temps logiciste sera l’enjeu de mes prochaines interventions.
Je terminerai, avant d’écouter avec intérêt ce que Lambert
Dousson va nous exposer — je crois sa problématique suffisamment distante
de la mienne pour composer avec elle un heureux contrepoint — en indexant
les enjeux de la suite de ce travail.
Il nous faudra d’abord restituer les références cette fois
plus indirectes au travail mathématique et scientifique : non plus les
noms propres convoqués en guise d’autorité mais les catégories et concepts
attestant d’une raisonance dans
l’intellectualité musicale boulézienne.
Il y aura plus précisément une triple enjeu.
Il s’agira d’abord de thématiser la tonalité singulière de
sa critique (comprise comme cette
capacité particulière chez Boulez de projeter dans la langue la pensée musicale
à l’œuvre).
Soit de quelles généalogies musicales (entre œuvres) cette critique témoigne-t-elle ?
Mais aussi de quelles généalogies musiciennes (entre intellectualités musicales et positions
critiques) la critique boulézienne relève-t-elle ?
Notre enjeu sera donc de serrer d’aussi près que possible la
singularité de l’intellectualité musicale boulézienne en matière de critique,
sous l’hypothèse précédente que celle-ci constitue sa basse fondamentale.
On relira pour cela l’article de 1954 Probabilités
critiques du compositeur.
Il s’agira ensuite de dégager les particularités de son esthétique (entendue comme mode d’exposition de la musique à
son extériorité non-musicienne).
On relira à ce titre le texte de 1963 Nécessité d’une
orientation esthétique.
Ceci nous conduira à examiner les grandes questions
musicales dont Boulez tisse son intellectualité musicale (à ce tire l’archéologie de cette intellectualité musicale) sachant qu’il le
faisait en vue à la fois de les clarifier pour lui-même et de mieux les
présenter « au dehors », de mieux faire propagande pour le monde de
la musique auprès des non-musiciens, singulièrement ceux qui constituaient
l’assistance de ces cours au Collège de France.
Enfin, il s’agira d’abord de rendre compte du caractère
concentré sur la période 1960-1963 de l’effort proprement théorique de Boulez. Quels rôles jouent en cette affaire
— d’une part ses exigences de mettre le théorique à
hauteur de ce que « théorie » veut désormais dire en matière de
formalisation mathématique ?
La théorie musicale varie directement en relation avec la
science acoustique, et les hypothèses, dans ce domaine, ont largement évolué
entre le XVIII° et le XX° siècle. » L’esthétique et les fétiches (1961) [33]
— d’autre part le gouffre musical avéré entre ordre
théorique et ordre compositionnel… ?
Plus essentiellement, il s’agira de rendre justice à la
singularité de sa théorie musicale, en évaluant au plus près les parts qui
jouent trois dimensions qu’il ne faut pas confondre : la formalisation,
l’axiomatisation et la structuralisation de cette nouvelle théorie musicienne
de la musique.
––––
Date |
Titre |
Thématique
principale |
1948 |
Incidences actuelles de Berg |
Critique |
1948 |
Propositions |
Critique théorique |
1949 |
Trajectoires : Ravel, Stravinsky, Schoenberg |
Critique |
1951 |
Moment de Jean-Sébastien Bach |
Critique |
1951 |
Stravinsky demeure |
Critique |
1952 |
Éventuellement |
Théorie |
1952 |
Schoenberg est mort |
Critique |
1954 |
Probabilités critiques du compositeur |
Critique |
1954 |
« … Auprès et au loin » |
Théorie de la critique |
1955 |
« À la limite du pays fertile » |
(théorie) |
1956 |
La corruption dans les encensoirs |
Critique |
1957 |
Aléa |
(théorie) |
1957 |
Tendances de la musique récente |
Critique de la théorie |
1958 |
Son et verbe |
Esthétique |
1958 |
Rencontres avec
Pierre Boulez (Antoine
Goléa) |
|
1960-63 |
Penser la musique
aujourd’hui |
Théorie |
1963 |
Nécessité d’une
orientation esthétique |
Esthétique |
1975 |
Par volonté et
par hasard (Célestin Deliège) |
|
1978… |
Cours au Collège de
France |
Esthétique |
Cf. critique, puis théorie, puis esthétique…
Période théorique : 1960-1963 (cours à Darmstadt)
1963 : date charnière (cf. Points de repère I, p. 22…)
Ensuite : articles critiques ou portant sur
l’interprétation, jusqu’au Collège de France (1978…)
Grosso modo, quatre périodes, avec les dominantes
suivantes :
· 1948… :
Critique
· 1960-1963 :
Théorie
· 1964-1976 :
textes de circonstance (plutôt critique & esthétique)
· 1976-1995:
Esthétique (Collège de France)
Chapitre |
Date |
Publication |
Préface (Une écurie pour Jarry) |
|
1963 |
De moi à moi |
1960 |
1963 : Penser
la musique aujourd’hui |
I. Considérations générales |
||
II. Technique musicale |
||
III. Forme |
1960 |
1981 |
IV. Notation et interprétation Temps,
notation et code |
1960 |
1981 |
V. Esthétique et poétique L’Esthétique
et les fétiches Le
Goût et la Fonction Nécessité
d’une orientation esthétique |
1961 1961 1963 |
1962 1963 1964 |
VI. Synthèse et avenir Conclusion
partielle |
1960 |
1981 |
« Il faut chercher la discipline dans la
liberté » (Debussy) (8) J’affirme, en retour, qu’on ne peut trouver la
liberté que par la discipline. (9)
Un langage est un héritage collectif dont il s’agit de
prendre en charge l’évolution. (8)
Calcul et pensée ne se laissent pas réduire à une
même opération (13)
J’affirme que tous ces divers fétichismes proviennent d’un manque
profond d’intellectualisme. Cet énoncé paraîtra étrange, alors qu’en
général on juge la musique de nos jours hyper-intellectuelle ; je puis, au
contraire, constater, sous de nombreux aspects, une régression mentale
certaine : pour ma part, je ne suis pas près de l’admettre. (18)
Quand nous avons commencé de généraliser la série, nous nous
sommes jetés à corps perdu dans les chiffres ; la théorie des
permutations que la musique sérielle utilise n’est pas une matière scientifique
très complexe ; nos calculs et systèmes se résument à de bien modestes
spéculations — leur ambition est limitée à un objet précis. (22)
On se doit de reprendre fortement en main son dispositif
intellectuel. Il faut, à un amas de spéculations, opposer la spéculation. (24)
Les spéculations doivent s’intégrer dans un ensemble systématisé
pour tendre à la généralité, but essentiel de la spéculation. Ce système
cohérent, il est impérieux, maintenant, de le promouvoir. On n’est pas allé au
bout de la spéculation partielle, d’où certaines contradictions qu’il faut
maintenant surmonter pour valider totalement, sans faille, la réflexion
musicale contemporaine. (27)
Le mot « logique » […] m’invite à faire des
comparaisons. Lorsqu’on étudie, sur les nouvelles structures (de la pensée
logique, des mathématiques, de la théorie physique…) la pensée des
mathématiciens ou des physiciens de notre époque, on mesure, assurément, quel
immense chemin les musiciens doivent encore parcourir avant d’arriver à la
cohésion d’une synthèse générale. Nos méthodes empiriques ne favorisent
d’ailleurs point une voie collective menant à cette synthèse.
Il faut donc, en ce qui concerne le domaine musical, réviser
sévèrement certaines positions, et reprendre les problèmes à leur base pour en
déduire les conséquences nécessaires ; ne nous hypnotisons pas sur tel ou
tel cas particulier, telle anecdote, tel événement : nous courons le plus
grand risque d’aboutir à une hiérarchie renversée entre un système de base et
ses déductions, aboutissements et conséquences. Soit un exemple actuel
[…] : si l’on se fixe, au départ, sur la notion d’action immédiate, de
réaction instantanée […], on fausse totalement cette notation adoptée empiriquement ;
l’on se doit de trouver un « système » qui engendre nécessairement
ces « provocations », ces stimuli, et non point d’écrire
« provocations » et stimuli selon une certaine
« ordonnance » où une logique de façade ne saurait, en tout état de
cause, assumer des fonctions d’engendrement, donc organiser l’action. Ordonner
(dans le double sens du mot) le déroulement d’un certain ensemble de gestes
n’est en rien leur donner la cohérence d’une forme. Je ne pourrais mieux faire
que citer à ce propos ces phrases de Louis Rougier
sur la méthode axiomatique, elles peuvent servir d’épigraphe à notre
série d’études : « La méthode axiomatique permet de construire
des théories purement formelles qui sont des réseaux de relations, des barèmes
de déductions toutes faites. Dès lors, une même forme peut s’appliquer à
diverses matières, à des ensembles d’objets de nature différente, à la seule
condition que ces objets respectent entre eux les mêmes relations que celles
énoncées entre les symboles non définis de la théorie. » [34]
Il me semble qu’un tel énoncé est fondamental pour la pensée musicale
actuelle ; notons particulièrement la première incidente.
Ainsi se trouve posée la question fondamentale : fonder
des systèmes musicaux sur des critères exclusivement musicaux — et non passer,
par exemple, de symboles numériques, graphiques ou psycho-physiologiques à une
codification musicale (sorte de transcription) sans qu’il y ait de l’une aux
autres la moindre notion commune. Le géomètre Pasch
écrit par exemple : « Si la géométrie veut devenir une science
déductive, il faut que ses procédés de raisonnement soient indépendants de la signification
des notions géométriques, comme ils sont indépendants des figures ; seules
les relations imposées à ces notions par les postulats et les définitions
doivent intervenir dans la déduction ». — Il importe de choisir un certain
nombre de notions primitives en relation directe avec le phénomène sonore — et
avec lui seul —, d’énoncer ensuite, des postulats « qui doivent
apparaître comme de simples relations logiques entre ces notions, et cela
indépendamment de la signification qu’on leur attribue ». — Ceci établi,
on doit ajouter que cette condition de notions primitives n’est pas
restreignante, car, dit Rougier, « il
existe un nombre illimité de systèmes équivalents de notions et de propositions
que l’on peut choisir comme premières, sans qu’aucune s’impose par droit de
nature. » « Ainsi, poursuit-il, un raisonnement doit toujours être
indépendant des objets sur lesquels on raisonne ». Le péril est clairement
énoncé, qui nous menace : en se fondant presque uniquement sur le
« sens concret, empirique ou intuitif des notions choisies comme premières »,
on est entraîné à des erreurs de conception fondamentales. Choisir les notions
primitives en fonction de leurs spécificités et de leurs relations logiques
apparaît comme la première réforme à apporter d’urgence dans le désordre
actuel.
À ceux qui m’objecteront que, partant du phénomène concret,
ils obéissent à la nature, aux lois de la nature, je répondrai, toujours
selon Rougier, que : « nous donnons le
nom de lois de la nature aux formules qui symbolisent les routines que
révèle l’expérience. » Il ajoute d’ailleurs : « C’est un langage
purement anthropomorphique, car la régularité et la simplicité des lois ne sont
vraies qu’en première approximation, et il arrive souvent que les lois dégénèrent
et s’évanouissent avec une approximation plus poussée. » Léon Brillouin insiste et précise : « C’est
un abus de confiance de parler des lois de la nature comme si ces lois
existaient en l’absence de l’homme. La nature est bien trop complète pour que
notre esprit puisse l’embrasser. Nous isolons des fragments, nous les observons
et nous imaginons des modèles représentatifs (assez simples pour
l’emploi) » [35] ;
il rappelle « le rôle essentiel de l’imagination humaine dans
l’invention » — et non point la découverte — « et la
formulation » de ces fameuses lois. Autant dire, pour revenir à notre
domaine propre que l’ère de Rameau et de ses principes
« naturels » est définitivement abolie ; sans que nous devions,
pour cela, cesser de chercher et d’imaginer les modèles représentatifs dont
parle L. Brillouin.
Il était utile, avant de commencer en détail l’étude de la
pensée musicale actuelle, de rappeler quels principes logiques on doit
respecter. […]
Le mot-clé de structure nous invite à une conclusion
— toujours d’après Rougier — qui peut aussi bien
s’appliquer à la musique : « Ce que nous pouvons connaître du monde,
c’est sa structure, non son essence. Nous le pensons en termes de relations,
de fonctions, non de substances et d’accidents. » Ainsi devrions-nous
faire : ne partons point des « substances et des accidents » de
la musique, mais pensons-la « en termes de relations, de fonctions ».
(27-31)
Il me paraît primordial d’expliciter l’absolue nécessité
d’une conscience logiquement organisée. Je tâcherai de me placer sur le plan le
plus rigoureux qu’il me soit possible d’atteindre, effort qui permettra,
j’espère, de mieux « repérer » la pensée musicale actuelle.
(33)
Le travail de composition proprement dit commence là où l’on
croit en général qu’il n’y a plus que des applications à trouver; à toutes ces
méthodes il faut trouver un sens. (166)
J’ai tenté de construire un système cohérent; cette
recherche est indispensable pour fonder toute création. L’intelligence doit
participer à l’élaboration. « Il est impossible qu’un poète ne contienne
pas un critique » (Baudelaire). La technique n’est pas un poids mort. Elle
est un miroir exaltant que l’imagination se forge. Que notre imagination
aiguise notre intelligence et que notre intelligence assure notre imagination.
=> synthèse de la technique actuelle avant d’aborder la forme. Seule
l’imagination saura fondre art et science. (166-167)
–––––
[1] Penser la musique aujourd’hui, pp. 165-7
[2] Voir sur ce tournant Points de Repère I (J.-J. Nattiez, p. 22)
[3] J’ai tenté,
après bien d’autres, de donner ma propre interprétation de cette suspension de Moïse
et Aron dans mon livre La singularité
Schoenberg, en soutenant que cet opéra,
somme toute, s’achève bien, sur une parole sans musique…
[4] Relevés d’apprenti, p. 185-6
[5] Voir mon exposé à la troisième séance du séminaire Adorno consacré cette année à la Dialectique négative…
[6] Par volonté et par hasard (p. 40)
[7] Voir son
livre Invention musicale et idéologies
(Christian Bourgois, 1986) et mon compte rendu dans le numéro 2 (novembre 1986)
de la revue Entretemps.
[8] Flammarion (p. 18)
[9] Pascal
Decroupet : Comment Boulez pense sa musique au début des années
soixante, (Pli selon pli, de
Pierre Boulez, Contrechamps, 2003, p. 51)
[10] Voir sa biographie par D. Jameux (p. 20-21)
[11] Cf.
citation reprise dans Points de repère
p. 29.
[12] Voir page 840 de la Nrf de mai 1961
[13] Voir pages 839-840 du même numéro
[14] p. 840
[15] Points de repère (p.29-30)
[16] La note de Boucourechliev dans ce même numéro (pp. 916-922), est consacrée à Pli selon Pli.
Au sommaire de ce numéro, cinq textes principaux :
· L’art informel , par Jean Paulhan
· Ken Avo, par Georges Perros
· Science et imagination, par Léon Brillouin
· Notre-Dame des divorcés, par Jean Chalon
· Journaliers, par Marcel Jouhandeau
plus les chroniques, notes, etc., en plus petits caractères,
dont celle de Boucourechliev.
[17] Penser
la musique aujourd’hui, p. 17
Ceci était dit à Darmstadt l’été 1961 où Adorno venait précisément de prononcer sa conférence « Vers une musique informelle ». Boulez devait donc soit l’avoir entendu, soit en avoir entendu parler…
[18] Cette citation est reprise par Boulez p. 93… Comme on va le voir, elle est extraite de la Nrf (mai 1956), page 1002
[19] Voir p. 1001
[20] Voir toujours p. 1001
[21] Même article p. 1010
[22] id. p. 1014
[23] Vorlesungen über neuere Geometrie [« Conférences sur la nouvelle
géométrie »], Leipzig,
1882, p. 16 [note de Rougier]
[24] Penser la musique aujourd’hui, p. 30
[25] Vorlesungen über neuere Geometrie [« Conférences sur la
nouvelle géométrie »],
Leipzig, 1882, p. 16 [note de Rougier]
[26] Rougier mentionne à nouveau le nom de Pasch dans ses ouvrages ultérieurs mais cette fois sans le citer explicitement.
[27] Au sommaire
de ce numéro, des textes d’Albert Camus (L’esprit confus), de Marie Dormoy (Paul Léautaud et sa
mère), de Louis Rougier donc, d’Eugène Ionesco
(L’impromptu de l’Alma), de
William Goyen (Pauv’ Perrie) et
un poème d’Henri Thomas (Broutilles),
plus les chroniques, notes, etc.
[28] Note de Rougier page 1001 (article cité)
[29] Témoignage oral de Célestin Deliège (2 février 2005) en préparation du Colloque Boulez des 4 et 5 mars 2005
[30] Citation
reprise à l’origine par Louis
Rougier dans : La philosophie géométrique de Henri Poincaré (p. 25-26) – où il renvoie à Vorlesungen
über neuere Geometrie (Leipzig, 1882,
p. 16).
Louis Rougier fait également référence à ce même texte de 1882 dans La structure des théories déductives (p. 121) et dans Les paralogismes du rationalisme (p. 205).
[31] Temps, notation et code (Points de repère, 1981, p. 78).
L’article y est présenté ainsi : « Texte remanié en 1980 d’un cours de Darmstadt de 1963, devant servir de base au chapitre III de Penser la musique aujourd’hui, resté inédit. ».
Dans la version 1995 de Points de repère I.
Imaginer, la présentation devient
celle-ci : « Texte, remanié en 1980, rédigé pour une conférence donnée
à Darmstadt le 14 juillet 1960, sous le titre “Notation et interprétation” et
devant servir de base au chapitre V de Penser la musique aujourd’hui, resté inachevé. »
[32] in François Châtelet, éd., Histoire de la
philosophie, t. VIII : le XXème siècle (Hachette, 1972). Repris dans Gilles Deleuze, L’île déserte
et autres textes (Éd. de Minuit, 2002)
[33] Points de repère (p.29-30)
[34] Cette citation est reprise par Boulez p. 93…
[35] Cf.
citation reprise dans Points de repère
p. 29.