Comment Boulez et Pousseur se rapportent à
Rameau
(Ens, 14 décembre 2004)
Résumé
Rameau…
On achèvera d’abord notre examen de l’œuvre théorique de
Rameau en étudiant deux moments singuliers de ses écrits : sa
« génération » du mode mineur (Génération…, 1737 – Démonstration…, 1750) et son analyse du monologue d’Armide de
Lully (Observations…, 1754).
On relèvera le souci de Rameau d’articuler réciproquement
(et non pas unilatéralement) musique et nature : en naturalisant certes la
musique (grâce à son principe) mais également
en musicalisant la nature (voir le rôle joué ici par le mode mineur). On y discernera une nouvelle manière de rapporter
la musique à ses conditions de possibilité extramusicales.
On rehaussera ce faisant la constitution d’un nouveau
rapport musicien à la théorie musicale (qu’on nommera intellectualité
musicale) : une vision désormais
stratégique, prescriptive et subjectivante du théorique (plutôt que savante, descriptive
et objectivante), une dynamisation des connaissances (plutôt qu’une récollection
des savoirs), une volonté de comprendre (plutôt que la communication
d’explications), le projet d’une éducation musicale (plutôt que d’une instruction).
On examinera alors comment les préoccupations de cette
intellectualité musicale se nouent autour d’un triplet {musicien-œuvre-monde} que les théories musiciennes savantes ne prennent
pas en charge. On explicitera le chiffre général de l’intellectualité musicale
que donne Rameau en nouant, pour son propre compte (Observations…, 1754), une théorie prescriptive (de la musique), une analyse partisane (des œuvres) et une propagande militante (vers les non-musiciens).
On se demandera ensuite pour quelles raisons essentielles
(et non pas contingentes) Rameau a eu besoin pour ce faire de s’adosser à la
philosophie de Descartes.
On soutiendra qu’en sus des trois raisons apparues dès
Aristoxène (le musicien cherche auprès du philosophe une figure du temps
présent qui contemporanéise pensée musicale et autres formes de pensée ;
une caractérisation ravivée de ce que penser, dire et théoriser veut dire ; enfin un renouvellement conceptuel
qui stimule le travail musicien de nomination), l’intellectualité musicale
ramiste se tourne vers la philosophie pour comprendre les nouvelles figures de consistance et par là la nouvelle capacité musicale de faire
monde (voir les catégories ramistes de principe et d’harmonie…).
On terminera ce parcours en examinant la manière dont Rameau
a basculé, autour de la querelle des Bouffons, d’une autolimitation de son intellectualité musicale (avant 1752) à ce
qu’on proposera d’appeler une archimusique (figure proprement musicienne de l’antiphilosophie). On tentera d’en
tirer quelque conséquence quant à la discipline interne dont une
intellectualité musicale doit se doter.
On achèvera en soulevant l’hypothèse d’un Rameau instituant
un « sujet de la musique » comme Descartes, selon Lacan, a pu, un
siècle plus tôt, instituer un « sujet de la science »…
… et ses suites
Ceci fait, on examinera comment la question-Rameau a repris
quelque acuité musicale et compositionnelle au tournant des années 1960, sur un
terrain heureusement renouvelé par rapport à la référence (franchouillarde) de
Debussy à Rameau.
On restituera l’opposition entre Boulez énonçant « L’ère
de Rameau et de ses principes “naturels” est définitivement abolie » (1961) et Pousseur prônant une « apothéose
de Rameau » (1968) par réactivation de
fonctions harmoniques ancrées dans la physique.
On y lira un partage sur les rapports de la composition à
l’acoustique plutôt qu’une opposition sur cette position d’intellectualité
musicale inaugurée par Rameau et assumée de
fait par nos deux protagonistes.
–––
Plan
I Intellectualité
musicale de Rameau 4
I.1 Rappel 4
I.1.a Référence................................................................................ 4
I.1.b Chronologie............................................................................ 4
¨ Quelques
traits 4
1750 : le grand basculement de la musique 4
Style / Esthétique............................................................................................................ 4
Chez Rameau, la théorie a précédé l’œuvre 4
Deux périodisations… 4
1733 (Œuvre)................................................................................................................... 4
1752 (Théorie)................................................................................................................. 4
¨ Querelle
des Bouffons 4
I.1.c Les thèmes de la
théorie ramiste................................................ 5
¨ Rapport
à la théorie 5
¨ Anti-empirisme 5
Principe et règles 5
Sensible et intelligible 5
¨ Nomination 5
¨ Science :
savoirs/connaissance… 5
¨ Visée
musicienne 6
¨ Logique
de la preuve 6
¨ Une
archi-musique… 6
¨ Rapport
aux autres disciplines 6
I.1.d Spécificités
de l’intellectualité musicale ?.................................... 6
I.2 Deux moments 7
I.2.a La génération du
mineur......................................................... 7
¨ Les
textes 7
Génération… (1737) 7
Chapitre II......................................................................................................................... 7
Chapitre IV........................................................................................................................ 7
Chapitre XII...................................................................................................................... 7
Démonstration… (1750) 7
Du mode mineur.............................................................................................................. 7
Observations… (1754) 8
¨ Leçons 8
Rapport musique/nature 8
I.2.b L’analyse
d’une œuvre par un compositeur............................... 9
¨ Contexte 9
¨ Texte 9
¨ Type
nouveau d’analyse 9
Importance des œuvres comme telles 9
Analyse « de compositeur » 9
Analyse prescriptive 10
Analyse en forçage du texte 10
¨ Thèse :
le nœud de trois positions 10
Question 10
Remarque 10
Hypothèse complémentaire 10
Trois temps 10
I.3 Deux figures
musiciennes du théorique 10
I.3.a Hypothèse sur la
musicologie.................................................. 10
I.3.b L’intellectualité
musicale comme nouvelle figure du théorique.... 10
¨ Rappel 10
Aristoxène 10
Zarlino 11
I.3.c La matière propre de
l’intellectualité musicale........................... 11
I.4 Triple matière 11
I.5 Trois types de
théories musicales… 12
I.6 Autolimitation 12
I.7 La question de
l’archimusique 13
I.7.a Autolimitation avant.............................................................. 13
I.7.b Archimusique
ensuite............................................................. 13
I.7.c Logique du basculement......................................................... 14
II Rapport à Descartes 14
II.1 Rappels 14
II.1.a Références explicites............................................................... 14
¨ Traité (1723) 14
¨ Génération
(1737) 14
¨ Démonstration
(1750) 14
II.1.b Thèmes repris........................................................................ 14
¨ Doute,
risque de se tromper 14
¨ Commencer
par le plus simple 14
¨ L’éloge
du distinct et du clair 15
¨ Besoin
du philosophe pour les rapports entre sentiments 15
¨ Il
faut s’accorder entre disciplines 15
II.1.c Trois raisons depuis
Aristoxène.............................................. 15
¨ Ce
que penser, dire, théoriser veut dire à un moment donné 15
¨ Contemporanéité,
ou logique d’un moment (Zeitgeist) 15
¨ Nomination,
catégorisation 15
II.2 Une
nouvelle et quatrième détermination 15
II.2.a Questions.............................................................................. 15
II.2.b Réponse................................................................................ 15
II.2.c Tentation antiphilosophique.................................................. 15
II.3 Au
total quatre raisons essentielles 16
II.3.a Thèse.................................................................................... 16
II.3.b Rappel.................................................................................. 16
II.3.c Une 4° et nouvelle raison........................................................ 16
II.4 « Un
sujet de la musique » ? 16
II.4.a « Sujet de la science »............................................................. 16
II.4.b Sujet de la musique ?............................................................. 17
III De l’intellectualité musicale (résumé) 17
III.1 Deux sens imbriqués du même mot musique 17
III.2 Une intension 17
III.3 Trois dimensions prescriptives du mi-dire
la musique 17
III.4 Quatre raisons de se rapporter à
la philosophie 17
III.5 Cinq autolimitations de
l’intellectualité musicale 17
IV Suites… 17
IV.1 Deuxième partie du XVIII° 17
IV.2 XIX° 17
IV.3 XX° 18
IV.3.a Debussy................................................................................ 18
¨ Textes 18
¨ Enjeux ? 18
IV.3.b Schoenberg........................................................................... 19
IV.3.c Boulez & Pousseur................................................................. 19
¨ Stockhausen
& Barraqué ? 19
¨ Boulez 19
¨ Pousseur 19
Argumentation 19
L’apothéose de Rameau.............................................................................................. 19
Musique, sémantique, société................................................................................... 20
Remarque 20
Quinte, quartes….......................................................................................................... 20
…et tierces...................................................................................................................... 20
¨ Questions
en jeu 20
V Annexe : Jean-Philippe
Rameau 21
Repasser du temps sur Rameau car une thèse centrale de ce
cours, thèse d’ordre historial, est que l’intellectualité musicale a un début
identifiable, non pas une fondation (il y a des intellectualités musicales et
l’intellectualité musicale n’est pas une nouvelle discipline – mieux, elle ne
doit pas l’être car elle est la pensée du musicien, intriquée à son faire) mais
une première apparition, circonstanciée et fortement contrainte par son temps,
et que ce début, c’est Rameau.
Creuser donc les conditions et contenus de cette première
intellectualité musicale pour dégager les traits singuliers de ce
« mi-dire la musique ».
Travaux de Catherine Kintzler
Textes de Rameau
sur internet : http://www.music.indiana.edu/tfm/
(Voir annexe)
1750 : la
musique bascule. C’est la mort de Jean-Sébastien Bach. Rameau a achevé son
œuvre théorique (avec sa Démonstration…).
En terme de style musical, le
baroque s’achève. En terme d’esthétique, le
classicisme (et son triplet - voir Kintzler - vérité, fiction, plaisir)
aussi. Montée stylistique du bithématisme, de l’expressivité (école de Manheim),
de la mélodie accompagnée, du bel canto… Montée esthétique du
sentiment, de la subjectivité, de l’intériorité…
Situation
finalement fréquente ! Un musicien créateur, un compositeur n’éprouvera
guère le besoin de théoriser ce qu’il a déjà fait. Celui qui théorise une
pratique existante, c’est le musicologue.
Pour le compositeur
tel Rameau, l’œuvre qui vient ensuite n’est pas une mise en pratique de la théorie !
Elle en est la conséquence, ce qui est autre chose qu’une mise en
pratique. Et cela – voir plus loin – car la théorie en
question est théorie prescriptive d’un faire, et non pas descriptive d’une
pratique…
Pour l’œuvre
musicale de Rameau, la modification importante est grosso modo à partir de
1733 : composition d’opéras et plus simplement de pièces de clavecin.
Rappel : il ne
nous a laissé aucune pièce pour orgue.
Son travail
théorique est essentiellement achevé en 1737.
Trois étapes :
·
1722 : Traité. Basse fondamentale. Descartes
·
1726 : Système. Résonance
naturelle du corps sonore. Sauveur.
·
1737 : Génération. Le mineur…
Ensuite,
1750 : Démonstration = résumé
La transformation
significative dans ses écrits se fait autour de 1752 : elle est liée à la
querelle des Bouffons (1752) et donc à des enjeux « esthétiques ».
Août 1752 :
troupe italienne des Bouffons jouant à Paris un opéra bouffe italien. Conflit
des deux coins : les partisans de Rameau et de la musique française autour
de la loge du roi, ceux de la musique italienne autour de celle de la reine.
Pamphlets divers et variés…
Diderot propose en
février 1753 (Au petit prophète de Boehmischbroda –
c’est une réponse à Grimm) de comparer le monologue d’Armide (Lully, 1686) et
un morceau de Sésostris (opera seria italien de
1751). Rousseau s’exécute fin 1753 (Lettre sur la musique française) et Rameau
va lui répondre en 1754 (Observation…).
Tout ceci préfigure
un basculement considérable : hors du baroque vers le romantisme via le Sturm
und Drang puis le classicisme musical (complication de tout cela :
Rameau relève d’une esthétique classique mais d’un style
baroque ; cf. distinguer esthétique et style,
c’est-à-dire un concept tendanciellement philosophique et une catégorie
musicale).
Rappelons les thèmes inventoriés lors du cours précédant :
Rameau parle peu de théorie, et préfère le terme de « traité » ; il parle parfois de « musique théorique » et de « musique spéculative » (ce qui nomme finalement notre intellectualité musicale).
L’anti-empirisme de Rameau n’est pas une refus de toute expérience mais la récusation de sa prétention à fonder la pensée théorique dont le musicien a désormais besoin. Pour Rameau, c’est la raison qui commande l’expérience.
Cf. vision « moderne » (galiléenne…) de l’expérience : elle est construite, nullement un point de départ.
Rameau refuse les règles éparses que se donne le musicien artisan. La raison pose un principe et il s’agit ensuite de se tenir dans les conséquences de ce principe.
Rendre raison, pour Rameau, c’est rendre intelligible, c’est-à-dire donner une intelligence aux règles. Son projet peut être dit celui de rendre intelligible le sensible, de faire que raison et sentiments s’accordent :
« La raison et
l’oreille s’accordant tellement sur ce point » (Traité)
« Enfin, je
fais voir, que, faute d’avoir connu la basse fondamentale, la raison et
l’oreille n’ont encore pu s’accorder dans la musique. » (Nouveau
système)
« Le jugement
de l’oreille est toujours fondé, et tout obscur qu’il est sans le secours de la
raison, il ajoute cependant aux lumières de celle-ci, quand une fois elle nous
a développé les causes de ce jugement : c’est pour nous une double confirmation
de voir ainsi la raison et l’oreille s’accorder ensemble. »
(Génération)
« La science de
la musique demande plus de méditation qu’on ne se l’imagine, il ne suffit pas
d’être géomètre et physicien pour pouvoir l’approfondir, il faut, de plus avoir
des oreilles, et des oreilles très consommées dans l’art, de sorte qu’on ne
puisse y porter aucun jugement, sans que la raison et le sentiment ne s’y trouvent
absolument d’accord. » (Nouvelles réflexions)
« Dès que la raison et le sentiment seront d’accord, il n’y aura plus moyen d’en appeler. » (Observations)
Cf. conviction cartésienne. La psychanalyse, avec son inconscient, a singulièrement brouillé cette conviction.
L’importance de la nomination est explicite chez Rameau.
Rameau insiste sur le thème des connaissances, que je différencierai de celui des savoirs : la connaissance désigne un processus subjectif vivant, le savoir un état objectif mort (déposé) ; la connaissance est un moment d’une dynamique vers le vrai ; le savoir, lui, est le dépôt de ce parcours une fois ce moment passé, une fois l’étape franchie.
Par exemple :
« On n’a point
encore trouvé les principes de cet accompagnement ; (...) on ne les trouvera
jamais sans la connaissance de la basse fondamentale ; et (...) même
avec cette connaissance, il faut encore avoir celle du doigter,
proportionnellement à l’ordre et au progrès des accords. » (Nouveau
système)
Connaître la basse
fondamentale implique une pratique, c’est une connaissance vivante…
« Nous avons
tous nos modulations d’habitude, où nous tombons toujours, dès que nous
manquons des connaissances qui pourraient nous en distraire à
propos. » (Nouveau système)
« Si nous
savions cependant le tort que peut nous faire l’habitude en pareil cas, nous
nous tiendrions mieux sur nos gardes ; nous nous méfierions de notre expérience
même ; et cherchant toujours le vrai, à l’aide de nos connaissances,
nous le trouverions bientôt. » (Nouveau système)
La connaissance
participe de la recherche du vrai. Cela n’aurait pas de sens de le dire du
savoir…
« Il se formera
par ce moyen un plus grand nombre d’amateurs et de connaisseurs. »
(Nouveau système)
Le connaisseur
n’est pas le savant, et vice-versa…
« Cette erreur
est à la source du peu de progrès qu’on a fait jusqu’à présent dans la
connaissance de la musique. » (Génération)
La connaissance de la musique
n’est pas un ensemble de savoirs sur la musique…
« J’appelle
ignorance, toute connaissance qui ne vient pas d’une expérience
simplement formée par le sentiment ; cette connaissance n’en est pas une,
à proprement parler. » (Génération)
Une connaissance
procède de l’expérience (directe ou indirecte), d’une expérience identifiée. Un
savoir en est détaché.
« Il ne doit
pas être indifférent aux personnes qui cultivent les sciences et les arts de connaître
le principe d’un pareil instinct. » (Observations)
On connaît un principe plutôt qu’on ne le sait, car il s’agit de le mettre en œuvre, ce qui implique inventivité pour en tirer les conséquences selon les situations…
Il s’agit pour Rameau de guider l’imagination du musicien, du compositeur ou de l’accompagnateur : ici on n’est pas non plus dans la figure de la théorie savante mais à l’intérieur de la musique, pour guider le musicien et stimuler son imagination…
La question de la preuve est présente surtout dans le Traité de l’Harmonie. Une « preuve » de quelque chose revient chez Rameau à montrer que ce quelque chose est enchaîné dans une logique discursive.
Cela va conduire Rameau, après 1750, à la conception d’une véritable suture, comme enchaînement de l’intellectualité musicale aux autres disciplines de pensée, suture où la musique serait facteur dirigeant.
Cette archi-musique ne fait que s’approfondir dans le discours de Rameau : d’abord la musique va donner sa loi aux arts de goût, puis à tous les arts, et enfin à toutes les disciplines.
On peut suivre la dérive de Rameau à la lumière de sa position sur ce qu’est un principe : on passe d’une position où il faut des principes (pluralité) à une position où il n’en faut plus qu’un (unicité) pour terminer par une position où cet unique principe… vaut pour tout :
« ce principe est unique, et il vaut pour tout »
« le principe de tout est un ».
Le rapport de la musique aux autres disciplines selon Rameau se fait dans le vocabulaire suivant :
· « noble émulation » entre disciplines,
· « s’accorder » entre disciplines, entre raison et oreille, entre sensible et intelligible (cf. plus haut),
· « secours des mathématiques » (à distinguer d’une tutelle ; noter que Rameau critique une manière rebutante de saisir la musique par les mathématiciens…),
· « avoir égard aux autres disciplines » (tenir compte de ce que disent les physiciens – mais il peuvent être « mal informés des lois de la nature » -, les mathématiciens – mais le géomètre peut se perdre dans son calcul –, et également les musiciens artisans),
· « besoin de philosophes » (en particulier pour une théorie des rapports entre les sentiments et passions).
Au total, qu’est-ce
que ceci esquisserait quant aux traits particuliers de l’intellectualité musicale
face à la théorie musicienne ?
Rappelons les
traits listés la fois dernière avant d’y mettre un peu d’ordre et de clarté
( !) :
·
Cf. les formules « musique théorique » ou
« musique spéculative » : l’intellectualité musicale est interne
à la musique…
·
Elle s’adresse en premier lieu aux musiciens, mais elle
a aussi capacité à s’adresser aux non-musiciens qui « pensent » pour
faire propagande pour la musique.
·
Elle déploie un discours enchaîné par des
« preuves » mais ce n’est pas une théorie proprement savante :
elle porte une nouvelle conception du théorique.
·
Elle se distingue de la musicologie (qui n’existe pas à
l’époque de Rameau) car sa matière est les connaissances plutôt que les
savoirs.
·
Elle se soucie de s’accorder aux autres disciplines de
son temps, elle a égard pour elles.
·
Elle est prescriptive, et refuse l’empiricité
descriptive. Elle ne s’attache pas tant au « il y a » qu’elle ne vise
à transformer la musique.
·
Elle se tient à distance du simple musicien artisan
tout en incluant le compositeur (mais pas que lui) dans son orbite.
·
Elle vise à rendre le sensible intelligible, à nouer
sensible et intelligible sans pour autant s’enfermer dans un simple calcul du
sensible (cf. rapport aux mathématiques).
·
Elle se noue aux mathématiques et à la physique sans se
mettre sous leur tutelle ni rivaliser avec elles.
·
Elle accorde une importance particulière aux noms
donnés aux choses musicales.
·
Elle use de métaphores et fictions par prélèvement dans
d’autres domaines (nommément ici le discours). Elle n’a pas peur de
l’hétérogène à la différence d’une théorie savante.
Pour approfondir la
spécificité de cette nouvelle figure du théorique (adossée à Descartes),
nouvelle figure qu’on appellera précisément intellectualité musicale, examinons
deux moments cruciaux et symptomatiques du travail théorique de Rameau.
Proportions
harmonique et arithmétique :
« Cet objet mathématique, qui prend sa source dans la proportion harmonique, va devenir désormais notre seul et unique guide, sans y oublier sa reproduction dans 1 3 5 qui sont en proportion arithmétique. Ces deux proportions 1 1/3 1/5 et 1 3 5, qui sont renversées l’une de l’autre, naissent également de l’harmonie du corps sonore, en conséquence de l’action réciproque des vibrations plus lentes et plus promptes lunes sur les autres. » (31-2)
« L’harmonie [mineure] qui en résultera, quoique moins parfaite, moins naturelle que la première [majeure], ne laissera pas que de l’être encore pour nous, puisqu’elle existe dans l’air ; voyez sur ce sujet dans le chapitre précédent l’expérience II, qui répond à la proposition V. » (32)
Cf. expérience critiquée (à juste titre) par Rousseau…
Génération
symétrique du cycle des quintes :
« Oublions pour un moment tout ce que l’expérience peut suggérer en musique, nous verrons bientôt… » (38)
Pour obtenir le mineur, le déduire du principe, il faut raisonner (et calculer, comme on va le voir) à distance de l’empirie immédiate…
« Oublier l’expérience… », cette prescription ouvre à logique axiomatique ; ainsi Rousseau commence son Discours sur l’origine de l’inégalité par ces mots : « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. » [1] car l’égalité dont il se fait ici le héraut ne peut être qu’un principe [2].
« suite infaillible d’une aveugle expérience, qui trouve néanmoins encore ses sectateurs, et dont on peine à se départir. Cette erreur est à la source du peu de progrès qu’on a fait jusqu’à présent dans la connaissance de la musique ; le physicien mal informé des lois de la nature, s’y est précipité, comme le géomètre, dans des calculs où il s’est perdu. Revenons donc sur nos pas, examinons de plus près les conséquences que nous devons tirer de notre principe : c’est ici le grand noeud de la question, tout roule là-dessus, et l’on ne saurait y donner trop d’attention.” (39)
Cf. autonomie relative des lois musicales (générant le mineur) et c’est là « le grand nœud de la question »…
« De là suit un principe indispensable, qui consiste à ne se guider que sur la succession fondamentale ; de sorte que tous les termes de la proportion harmonique ou arithmétique ne doivent plus être considérés que comme représentant leur son fondamental. » (41-42)
Arrimage des sons graves à la fondamentale…
« Nous laissons ici l’arbitraire entre les multiples et sousmultiples de l’unité, parce que l’un revient à l’autre, selon l’explication que nous en donnerons dans un moment, l’un naît de la proportion arithmétique, l’autre de l’harmonique ; voyez la table suivante.
Table de la
progression triple et soustriple
solb |
réb |
lab |
mib |
sib |
fa |
do |
sol |
ré |
la |
mi |
si |
fa# |
729 |
243 |
81 |
27 |
9 |
3 |
1 |
1/3 |
1/9 |
1/27 |
1/81 |
1/243 |
1/729 |
Arithmétique |
☝ |
Harmonique |
(42-43)
Génération du
mineur et de son accord propre :
« Origine du mode mineur, où il est démontré qu’il n’y a que deux modes. La proportion arithmétique réduite à ses moindres degrés, et subordonnée à l'harmonique, donne le mode mineur. » (132)
« Le principe ut,
qui dans la pure et simple opération de la nature produit immédiatement
le mode majeur, indique en même temps à l’art le moyen d’en former un mineur.
Cette différence, du propre ouvrage de la nature à celui qu’elle se
contente d’indiquer, est bien marquée, en ce qu’il y a résonance du
genre majeur dans le corps sonore d’ut, au lieu qu’il n’y a qu’un simple frémissement
par effet de sa puissance sur des corps étrangers capables de donner le genre
mineur. » (88)
Différence majeur /
mineure = différence production / indication, résonance / frémissement…
« Mais cette
indication une fois donnée, la nature rentre dans ses droits ; elle
veut, et nous ne pouvons faire autrement, que l’art adopte, dans
le nouvel ouvrage qu’elle lui laisse à faire, tout ce qu’elle a déjà créé,
elle veut que le générateur, comme fondateur de toute harmonie et de toute
succession, donne également la loi dans ce nouvel ouvrage, que tout ce qu’il y
a produit puisse y entrer, et qu’il en soit fait usage de la même manière qu’il
en a d’abord ordonné. » (89)
Rameau soutient à
la fois qu’il faut naturaliser la musique (c’est-à-dire ordonner la musique à
la nature : moins une tutelle qu’une compatibilité – cf. plus loin) et
musicaliser la nature (c’est-à-dire que la musique adopte comme musique – ici comme
mode mineur - tout ce que la nature a créé comme sons ou bruits…)
En gros, la
scission du majeur et du mineur se projette ici, le majeur étant plutôt
naturalisation de la musique et le mineur musicalisation de la nature.
« La nature se
contente de donner à l’art de simples indications qui le mettent sur les
voies. Profitons-en donc, mais n’en abusons pas : n’allons pas
imaginer que ces multiples puissent donner la loi dans leur
totalité, contentons-nous des indications qu’on en peut tirer. »
(89-90)
Il dit clairement
que la nature indique sans dicter, que le musicien doit s’assurer de la
compatibilité de ses lois avec celles de la nature mais qu’il n’y pas
décalque : ce serait abuser de la nature que de lui demander de faire tout
le travail à la place des musiciens…
Ou encore (cf.
citation suivante) le musicien doit transformer le principe harmonique en loi
musicale.
« Ce que
prétend la nature ? Elle veut que le principe qu’elle a
une fois établi, donne partout la loi, que tout
s’y rapporte, tout lui soit soumis, tout lui soit subordonné, harmonie,
mélodie, ordre, mode, genre, effet, tout enfin. » (90)
Rameau indique bien
que le principe harmonique est pour lui le transcendantal du monde de la
musique car c’est à lui que toute la musique doit se mesurer.
Jusqu’à Zarlino
« la différence des tierces n’a jamais eu lieu ». (90)
Cf. la tierce est
ce qui différencie le majeur du mineur. La tierce est donc au cœur de la
scission majeur/mineur, et pas la quinte ou la quarte. C’est en ce sens aussi
qu’elle est pour Rameau prééminente.
« Quoique le
mode mineur, dans son origine, soit subordonné au majeur, cette
subordination est censée réciproque dans la pratique, de sorte que chacun y
étant traité comme premier dans son genre, tous les autres lui prêtent
mutuellement du secours, en y conservant leur droit de préférence, fondé sur
leur plus ou moins de rapport, sur leur plus ou moins de liaison. D’où suit une
loi pour la longueur des phrases de chaque mode ; car, moins ils ont de
rapport au premier donné, plus leurs phrases doivent être courtes. » (94)
Le phrasé est aussi
dicté par l’harmonie : cf. le principe est bien un transcendantal…
« Le mode
majeur, ce premier jet de la nature » (Le mineur, au contraire, existant
moins par la seule et simple nature, reçoit de l’art dont il est en partie
formé » (95)
Où l’on retrouve
que le mineur est plutôt du côté de la musicalisation de la nature c’est-à-dire
du côté de la transformation du sonore en musical…
« Exemple »
Proportion
harmonique |
|
Proportion
arithmétique |
||
1/5 |
1/3 |
1 |
3 |
5 |
tierce |
quinte |
Principe |
quinte |
tierce |
au-dessus |
|
au-dessous |
« Ce qui se reconnaît dans cet exemple est une suite des deux générations, où l’on voit encore qu’elles ne peuvent se communiquer sans l’entremise du principe qui s’y tient au centre. » (166)
La division majeur/mineur renvoie ici à la division harmonique/arithmétique. D’où ici le principe au centre…
« Ce nouveau
mode prend le titre du genre de la tierce mineure que le principe y forme. […]
Toute la différence entre le mode majeur, qu’il [le principe] a d’abord
engendré, et celui-ci [le mode mineur], ne consiste que dans la tierce. »
(167-8)
Cf. l’importance de
la tierce. Le partage tierce / quarte-quinte reste d’actualité. On verra qu’il
ressuscitera au cours du XX° siècle : Schoenberg ressuscitant la quarte et
Pousseur ressuscitant la tierce…
« De là suit une succession fondamentale par tierces. » (168)
« S’il s’agissait ici de comparaisons, n’attribuerait-on pas naturellement à la joie cette foule de descendants qu’offrent les sous-multiples, dont la résonance indique l’existence ? […} et, par une raison toute opposée, n’attribuerait-on pas aux regrets, aux pleurs, etc., ces multiples dont le morne silence n’est réveillé que par des divisions à l’unisson du corps qui les fait frémir ? » (168)
La tierce est musicalement d’autant plus importante que c’est par elle que se partagent joie/tristesse…
« On cite le dièse, ou le bécarre en signe de force, de joie, […], le bémol en signe de mollesse, de faiblesse » (168)
« Ces deux différents côtés » (169)
Souci de Rameau
d’articuler réciproquement (et non pas unilatéralement) musique et
nature : en naturalisant certes la musique (grâce à son principe) mais
également en musicalisant la nature (voir la part ici jouée par le mode mineur). Cf.
partage majeur/mineur, qui a une valeur analogue au partage joie/tristesse.
Noter qu’ici l’un
du principe devient l’un d’une dualité : il a deux faces renversées et
symétriques…
Cf. nouvelle
manière de rapporter la musique à ses conditions de possibilité extramusicales,
ici « naturelles » et donc physico-mathématiques puisque, depuis
Galilée, « la Nature s’écrit en lettres mathématiques »…
Proposition de Diderot (début 1753) — voir ses écrits sur la musique (Lattès, p. 99) :
« Voici deux grands morceaux. L’un est français, l’autre est italien. » (101)
« L’opéra d’Armide est le chef-d’œuvre de Lully, et le monologue d’Armide est le chef-d’œuvre de cet opéra » (102)
suivie par Rousseau (fin 1753) — voir sa Lettre sur la musique française (Stock, p. 312) se concluant par :
« D’où je
conclus que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir, ou que
si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. » (322)
Rameau répond à
Rousseau à la toute fin de ses Observations (début
1754).
« Nous avons
jeté les yeux sur une parenthèse de Lully, qui nous a conduit à des
observations dont les compositeurs même pourront tirer quelques
fruits. » (169)
Analyse orientée
vers la composition ! Analyse subjectivée donc…
« Dès qu’on veut éprouver l’effet d’un chant, il faut toujours le soutenir de toute l’harmonie dont il dérive ; c’est dans cette harmonie même que réside la cause de l’effet, nullement dans la mélodie, qui n’en est que le produit. » (170)
Ici Rameau « tord » Lully puisque celui-ci ne réalisait pas sa basse chiffrée, et qu’elle n’était même pas toujours chiffrée. Cf. analyse de compositeur, qui relève de l’intellectualité musicale : c’est peut-être la première de l’histoire !?
Cf. Malgoire
(p. 212) : Rameau rétablit un chiffrage omis par Lully au-dessous de Achevons…
je frémis. C’est avec Rameau d’ailleurs que l’habitude de
l’écriture complète s’installe (p. 213). Voir Rameau plus loin : 185
« Il faut se laisser entraîner par le sentiment qu’elle [la musique] inspire, cette musique, sans y penser, sans penser en un mot, et pour lors ce sentiment deviendra l’organe de notre jugement. » (171)
« La quinte est l’unique source du vrai naturel, du vrai beau. […] Nous en appelons, pour la preuve, aux opéras de Lully. » (172)
Cf. l’analyse a des enjeux musicaux pour le musicien : il ne s’agit pas de savoirs mais de connaissances dynamiques.
« Ne pas se laisser imposer par de grands mots qui ne signifient rien. Ne dit-on pas tous les jours, les uns pour blâmer, les autres pour louer : c’est une musique chromatique quoique souvent il n’y en soit du tout question. » (173)
Déjà ! Noter les prescriptions.
« Nous gagnerons peut-être plus par des exemples que par des raisons, et cela va justement nous fournir l’occasion de rendre à Lully la justice qui lui est due. » (174)
« Livrons-nous au pur sentiment, écoutons sans y penser » (177)
« Lully pensait en grand » (178)
« Il faut toujours chanter ce qui précède une mélodie dont on veut éprouver l’effet. » (178-179)
Prescription d’analyse…
« L’harmonie est le principal moteur de ce sentiment, et si la mélodie peut seule l’inspirer, c’est qu’elle fait sous-entendre, sans qu’on y pense, le fonds d’harmonie dont elle dépend. On ne peut décider que sur la musique : le chiffre de la basse à tout moment plein d’erreurs, par une faute de copie, d’impression, ou de l‘auteur même, qui aura passé légèrement sur cet article, ne doit y être d’aucun poids. » (185)
Toujours des prescriptions, nullement des évidences : « le chiffre de la basse ne doit être d’aucun poids » !
Liberté compositionnelle de jugement : on ne peut décider que sur la musique, non sur le texte…
Rameau écrit ceci précisément après son interprétation de l’harmonie sous « Achevons… je frémis ! » soit l’endroit où il prend, selon Malgoire, le plus de liberté par rapport au texte de Lully. Ainsi Rameau non seulement tord le texte, mais le dit et s’en justifie. Acte de naissance de la libre analyse connaisseuse plutôt que savante ! Cf. Boulez déclarant préférer les analyses fausses aux analyses stériles…
Nouvelle figure
moins d’une théorie de la musique que de l’analyse d’une œuvre.
Avant cela, dans
toute sa Démonstration, Rameau indique bien que désormais sa cible, ce sont
les œuvres musicales comme telles (cf. les nombreuses références à ces propres
œuvres dans ce texte).
La querelle des
Bouffons active tout cela : elle porte bien sur ce qu’il faut faire, sur
le devoir-faire aujourd’hui, sur l’avenir (du monde) de la musique, sur la
tâche des musiciens, sur les nouvelles œuvres qu’appellerait l’époque . Affaire
de stratégie donc.
Je discerne en plus
dans cette analyse un acte de naissance : il ne s’agit pas ici simplement
d’incorporer une analyse dans un traité musicien (à cela, il y a des
antécédents, au moins depuis le XVI° si ce n’est plus tôt – voir débats sur MusiSorbonne) mais on
trouve, sans doute pour la première fois (hypothèse qu’il faudrait mettre à
l’épreuve d’un travail musicologique plus précis – avis à de futurs thésards en
quête de sujet…) le parti pris explicite et assumé comme tel d’exposer une
analyse prescriptive et interprétative, une analyse « de
compositeur » c’est-à-dire de musicien créatif et inventif.
Cette analyse en
effet est à la fois prescriptive et en forçage assumé.
« Il
faut » partir de l’harmonie, il faut interpréter harmoniquement une
mélodie.
« Il
faut » pour cela remplir l’harmonie, avec une liberté de pensée musicale
par rapport au chiffre inscrit : l’intelligence musicale doit prévaloir
sur l’exactitude historienne.
« Il
faut » saisir musicalement une séquence à partir de ce qui la précède.
Pour cela,
l’analyse force explicitement le texte, elle tord le « fait » (au
sens positiviste du terme), elle fait parler le texte au nom d’une thèse
prescriptive sur l’harmonie, en autonomie de pensée par rapport au texte…
L’intellectualité
musicale assume explicitement qu’il s’agit de stratégie musicale là où la
théorie savante l’efface sous un visage « positiviste ».
Rameau pose le
geste de l’intellectualité musicale, geste différent de celui d’Aristoxène, en
associant une théorie stratégique à une analyse partisane. Ce nœud
musicien s’articule en fait à une troisième composante qui est ce que
j’appellerai une propagande pour (le monde de) la musique auprès de son temps,
en particulier des non-musiciens, ou encore une présentation militante du monde
de la musique aux non-musiciens.
D’où le nœud
suivant :
·
une théorie stratégique (de la musique)
·
une analyse partisane (des œuvres)
·
une propagande militante (faite par le musicien aux
non-musiciens).
Ce nœud est-il
borroméen ?
Ce nœud est
associable au triplet {musicien – œuvre – monde} qui
constitue la matière même de l’intellectualité musicale…
La vraie
constitution d’une théorie musicologique savante, distincte de
l’intellectualité musicale, se ferait alors plus tard (après Hegel ?). À
explorer historialement…
On aurait donc une
constitution en trois temps :
·
Aristoxène (théorie musicienne)
·
Rameau (intellectualité musicale) : affirmation
d’une nouvelle modalité théorique par scission des théories musiciennes.
·
Musicologie allemande ? (théorie savante) :
dépôt d’une part « complémentaire », en théorie musicienne purement
savante, en analyse descriptive…
Rameau,
inaugurateur de l’intellectualité musicale (pas fondateur, car il n’y a pas de
fondations des intellectualités musicales : « l’intellectualité
musicale » n’est pas une nouvelle « discipline », comme la musicologie).
Elle naîtra après
(en Allemagne après Hegel ?), comme un dépôt. Cf. logique générale :
une nouvelle discipline universitaire naît par déchet d’une pensée neuve. Où le
nouveau ne recouvre pas le neuf…
À faire : une
histoire comparée de la musicologie et des intellectualités musicales…
Pour Rameau,
l’ancêtre des théories musiciennes est bien Aristoxène :
« Si l’on s’en
rapporte aux écrits qui nous restent, ils ne nous ont donné que des
raisonnements et des calculs, qui, pour n’être pas fondés sur le véritable
principe, sont non seulement vagues et de peu d’utilité par rapport à l’objet,
mais souvent faux, quoiqu’ils trouvent encore des partisans. Quoiqu’Aristoxène
eût trouvé le véritable tempérament dans la proportion géométrique, il fut néanmoins
blâmé de tous ses contemporains, parce qu’effectivement il ne l’avait pas su
fonder. » (Génération)
« Ne
devons-nous pas être encore mieux informés, que nous ne le sommes, des droits
de l’harmonie sur l’oreille, en tâchant de découvrir si effectivement ce sens
peut se contenter de l’à-peu près en pareil cas ? Il ne suffit pas de trouver
un tempérament possible, il faut qu’il soit fondé ; sans cela nous ne serions
pas mieux écoutés qu’Aristoxène. » (Génération)
Mais le théoricien
moderne est Zarlino :
« Si les musiciens modernes (c’est-à-dire depuis Zarlino) s’étaient appliqués, comme on fait les Anciens, à rendre raison de ce qu’ils pratiquent » (Traité)
Zarlino ouvre bien, pour Rameau, l’ère moderne des théories.
Noter aussi que l’enjeu, pour Rameau, est bien de rendre raison de ce que pratiquent les musiciens.
« Zarlino, ce Prince des Musiciens » (Génération)
Zarlino est bien
tenu comme musicien. Cf. sa théorie est bien théorie musicienne de la musique…
« Quoiqu’Aristoxène
eût trouvé le véritable tempérament dans la proportion géométrique, il fut
néanmoins blâmé de tous ses contemporains, parce qu’effectivement il ne l’avait
pas su fonder ; Zarlino y a plus mal réussi encore en prenant une autre route ;
et l’usage, tout mauvais qu’il est, a toujours prévalu. On peut admirer un auteur
dans ce qu’il a d’admirable, mais là où le principe manque, tout manque. »
(Génération)
« Je veux bien
qu’à la faveur de son expérience cet auteur [Zarlino] nous en ait beaucoup plus
appris que les Grecs, surtout pour ce qui regarde l’harmonie ; mais la faire
dépendre de la mélodie, c’est absolument changer l’ordre de la nature, c’est en
ignorer les voies ; aussi tout est-il vague chez lui. » (Génération)
« Presque
toutes les règles de cet auteur [Zarlino] pèchent par le même endroit,
c'est-à-dire, par le défaut d’une juste définition ; » (Génération)
Rameau déclare
s’écarter de Zarlino non seulement par le contenu mais aussi par la méthode
(voir le principe et juste définition)
Le triplet
musicien/œuvre/monde…
Cf. plus haut le
nœud d’une théorie stratégique, d’une analyse partisane et d’une propagande
militante.
L’intellectualité
musicale veut comprendre et expliquer la musique. Cf. Barraqué déclarant
sa vocation de compositeur sous cette tonalité : composer pour comprendre
la musique…
En ce sens elle est
dans un lien indéfectible à un faire de la musique,
c’est-à-dire à l’acceptation d’un « être fait par la musique ».
Parlons peut-être d’un faire-musique pour saisir
à la fois ces deux aspects (actif et passif).
Ce n’est pas
exactement qu’elle théorise une pratique, qu’elle vise aux traités (pratiques)
mais que la source comme le terme reste (non la pratique mais) le faire de
la musique.
Une théorie prescriptive s’articule
à un faire quand la théorie savante s’articule
à une pratique…
L’intellectualité
musicale est encadrée par la pratique musicienne : le mi/mal-dire la
musique est encadré par le faire-musique.
Elle travaille sur
l’hypothèse qu’un faire éclairé (plutôt que simplement savant et instruit) est bénéfique.
Le musicien éclairé et éducateur / le
musicien instruit…
Elle porte
implicitement une figure du musicien (pensif) sans que ce soit là sa cible car
sa cible reste la musique : le musicien est un moyen pour la musique et le
musicien pensif un « meilleur » moyen.
Un des points
essentiels de l’intellectualité musicale est alors le monde de la musique comme
tel, sa consolidation, son historicité, etc.
Le musicien artisan
instruit y est purement et simplement intérieur et ne réfléchit guère sa
singularité : il met en œuvre cette singularité.
Le philosophe,
l’anthropologue, l’ethnologue, le sociologue, etc. peuvent traiter du monde de la
musique mais en extériorité.
La particularité de
l’intellectualité musicale est de traiter du monde de la musique en intériorité.
D’où une difficulté singulière, qui rejoint celle du mi-dire la musique :
on ne peut traiter d’un monde en y étant purement intérieur. Solution ? Le
musicien est en fait à cheval sur ce monde plutôt qu’entièrement immergé (comme
l’est par contre l’œuvre musicale). Ensuite « intériorité » veut dire
« intérieur » subjectivement et pas objectivement…
L’intellectualité
musicale serait aussi une théorie en intériorité de la musique comme monde…
L’intellectualité
musicale ouvre à un nouveau rapport à la théorie. Ce n’est donc pas qu’elle se
déploie en extériorité à la théorie musicienne de la musique, moins encore
« contre » mais plutôt qu’elle l’assume d’une nouvelle manière. Cf.
ma « théorie de l’écoute musicale ».
Elle s’écarte des
théories « savantes », c’est-à-dire de la simple logique des savoirs,
que cette logique soit encyclopédique (totalisation imaginaire) ou systématique
(« science »…). L’intellectualité musicale combat l’ignorance mais
diagonalise les savoirs plutôt qu’elle ne les totalise (encyclopédie) ou ne les
systématise (« science ») ou mêmes les approfondit (érudition)…
Ses théories sont
prescriptives et pas descriptives. Elles sont partisanes et pas objectives.
Elles sont subjectivantes (cf. l’objectif ramiste de « développer
l’imagination des musiciens ») et pas objectivantes. Elles sont partiales
et partielles (elles peuvent ceci dit être globales) et non pas totalisatrices…
L’intellectualité
musicale scinde la catégorie de théorie musicienne : théorie éducative du musicien
par dynamisation des connaissances / théorie instructive par systématisation
des savoirs
L’intellectualité
musicale éduque le musicien aux vérités musicales. La théorie
(musicologique ?) instruit le musicien des savoirs.
L’intellectualité
musicale prescrit, la théorie savante décrit
Ainsi
l’intellectualité musicale traiterait en intériorité de la triade {musicien,
œuvre, monde} ce que ne fait pas une théorie musicienne savante mais qu’une
théorie non musicienne par contre (philosophique, mathématique, physique, sociologique,
etc.) peut faire, mais en intériorité.
Théories de la musique
Théorie musicienne savante (en description objective) |
Théorie musicienne stratégique (en prescription subjective) ou intellectualité musicale |
Théories non musiciennes : philosophique, mathématique… |
En intériorité musicale |
En extériorité musicale |
|
La musique n’apparaît pas comme monde |
Thématisation de la musique comme
« monde » [3] |
Traiter de la
musique comme monde, c’est lui donner une unité et une consistance phénoménale
de monde. Pour Rameau, ceci passe par l’unification du propos musical autour de
l’harmonie via une principe unique, légitimé comme naturel (c’est-à-dire
articulé à l’extra-musical).
Il y a donc :
— unification
du propos musical autour de l’harmonie, qui rend compte de la mélodie, mais
aussi en un sens du rythme, du phrasé, etc. (voir son analyse du monologue) ;
l’harmonie pour Rameau permet de « compter » ce qui se passe,
« compter » se disant pour lui « rendre raison », et ceci
car l’harmonie découle d’un principe unique (sinon, nous aurions une dispersion
des règles harmoniques, comme dans les traités usuels)… Soit notre objet
central ou classifieur de sous-objets… D’où l’importance de déduire le mineur
comme renversement naturel du majeur…
— le principe
découle de la nature et met donc le monde de la musique en accord avec le
cosmos.
L’intellectualité
musicale se caractérise par des points négatifs, elle se délimite en
refusant :
— de définir
la musique,
— d’expliquer
le plaisir musical,
— d’aborder
l’esthétique.
Ce dernier point
est essentiel : l’intellectualité musicale assume une propagande pour la
musique en direction des non-musiciens mais elle ne prescrit pas les autres
pensées que musicale ; elle ne doit pas les prescrire. Elle doit donc
muter de mode quand elle s’adresse à l’extérieur du monde de la musique…
Auto-limitation de
l’intellectualité musicale : ne pas se laisser entraîner à produire une
esthétique c’est-à-dire un placement du monde de la musique dans le chaosmos, ou une
capacité de la musique à conditionner une autre pensée, à contemporanéiser la
pensée…
Appelons esthétique
musicale une prescription extra-musicale de la musique (fonction, utilité…)
Auto-limitation :
la cible de l’intellectualité musicale reste la musique, le musicien, les
œuvres musicales, le monde de la musique…
Cela apparaît chez
Rameau à un moment très précis.
Cf. en 1750 :
« La génération
de ces deux modes […] et le secours mutuel qu’ils se prêtent semblent présenter
certaines idées de comparaison dont on pourrait peut-être tirer quelques
inductions pour expliquer d’autres phénomènes de la nature. Quoi qu’il en
soit… » (Démonstration)
Rameau s’arrête là,
donc sans « tirer les inductions » évoquées…
« À voir la
musique donnée par la nature d’une manière aussi complète, d’un côté, ces
qualités, ces puissances que nous ne pouvons plus méconnaître dans les corps
sonores, d’un autre la conformation de nos organes disposés à recevoir les
effets de ces corps sonores, et à nous en faire jouir, ne pourrait-on pas
croire qu’un tel art, réduit en apparence au pur agrément, est destiné par
la nature à nous être d’une utilité mieux proportionné à ses intentions ?
Pardonnez, Messieurs, cette réflexion, que j’avoue être bien plus de votre
ressort que du mien, et dont vous seuls êtes capables de sentir toutes les
conséquences. » (Démonstration)
Autolimitation
explicite.
« La nature m’a si bien conduit que d’un simple musicien elle a fait enfin un géomètre, du moins dans son art. » (Lettre du 18 février 1750 à Bernouilli)
À nouveau, autolimitation…
Les choses changent
à partir de 1752 et des Nouvelles réflexions :
« Ne croyons
pas que la nature ait prétendu nous assigner de simples produits pour guides.
Et si les musiciens de tous les temps, ont donné dans un pareil écueil, du
moins les plus célèbres architectes ont-ils su s’en garantir, en considérant la
longueur du plan comme la base de toutes les parties de l’édifice : longueur
d’où, par la division qu’on en fait dans les mêmes proportions que celles de
la musique, se tirent toutes les beautés de l’élévation. »
Rameau fait du
Xenakis : c’est dire son errance…
Remarquer, au
demeurant, que le risque pour l’intellectualité musicale se devenir
archimusique en matière d’autres arts passe prioritairement soit la poésie,
soit l’architecture.
« Je tiens
cette dernière remarque de M. Briseux Architecte, qui doit donner incessamment,
sur ce sujet, un savant Traité, dans lequel il compte démontrer, entre autres
choses, que les beaux édifices des anciens Grecs et Romains, dont les précieux
restes sont encore admirés de toutes les nations, sont fondés sur toutes les proportions
tirées de la musique : ce qui justifie bien l’idée que j’ai depuis longtemps,
que dans la musique réside le plus certainement et le plus sensiblement le
principe de tous les arts de goût : en effet, dans quel autre art que
celui-ci cette base de l’architecte se trouve-t-elle mieux établie, puisque
c’est la nature qui seule y fait les premières opérations, j’entends les
divisions de la corde en parties régulières, d’où naissent les proportions,
chacune dans son ordre de prééminence, ou de subordination, et ensuite des
progressions que les hommes n’ont plus qu’à suivre : étant à remarquer que la
division précède ici la multiplication, ce qui peut conduire avec plus de
certitude qu’on en a eu jusqu’ici, à des conjectures raisonnables sur des
points d’une plus haute et plus sublime philosophie. »
« En examinant
la chose un peu de près, on verrait que ce n’est pas sans raison que la nature
a choisi, pour juger de ses règles les plus générales, le sens de l’ouïe préférablement
à tout autre, superbissumum auris judicium : n’y
appelle-t-elle pas, d’ailleurs, la vue et le tact pour témoins, et tous nos
sens ne sont-ils pas des modifications du tact ? Nous ne jugeons généralement
des effets, que par ces effets mêmes, au lieu que dans la musique on en juge
sur des causes évidentes et sensibles. »
« Le sentiment
si naturel du nombre pair en poésie, surtout pour les hémistiches, aussi bien
que pour la symétrie dans l'architecture, et autres arts de ce genre, pourrait
bien trouver sa source dans la musique »
« Peut-on se
refuser de regarder un phénomène aussi unique, aussi abondant, aussi raisonné,
si je puis me servir de ce terme, comme un principe commun à tous les arts en
général, au moins à tous les arts de goût. Si M. Newton, par exemple, eût connu
ce principe, aurait-il choisi un système diatonique, système de simples
produits, d’ailleurs plein d’erreurs, pour le comparer aux couleurs ?
N’aurait-il pas examiné auparavant si ces couleurs ne devaient pas être
considérées comme formant chacune une base, un générateur, et comme formant
entre elles des groupes, un assemblage agréable ? N’y aurait-il pas choisi
d’abord celles qui peuvent se comparer à des octaves, à des quintes : et après
avoir reconnu la supériorité de ces quintes dans l’harmonie, et dans sa
succession, sans doute qu’il se serait conduit en conséquence. Qu’on ne s’y
trompe point. Les arts, qu’on a nommés arts de goût, ont moins d’arbitraire que
ce titre ne leur en a fait supposer jusqu’ici : on ne peut se dispenser
aujourd’hui de reconnaître qu’ils sont fondés en principes : principes d’autant
plus certains, et d’autant plus immuables, qu’ils nous sont donnés par la
nature, principes dont la connaissance éclaire le talent et règle
l’imagination, et dont l’ignorance, au contraire, est une source d’absurdité
chez les artistes médiocres, et d’égarements chez les hommes de génie. Je
laisse aux personnes plus généralement versées que moi dans tous les différents
arts et sciences, à suivre ce parallèle : heureux si, en leur offrant le fruit
de soixante ans d’exercice et de méditation sur mon art en particulier, les
découvertes que j’y ai faites, peuvent les mettre sur les voies d’en généraliser
l’application avec certitude et utilité pour les autres sciences et arts :
n’imaginant pas qu’au principe que j’ai trouvé et reconnu pour la base de mon
art, on puisse en opposer aucun qui lui soit comparable par son évidence, par
sa richesse, et par sa supériorité qu’il tient de la nature même, comme je me
flatte de l’avoir démontré. »
Cela s’aggrave en
1754 (Observations) :
« Les personnes qui cultivent d’autres sciences devraient bien examiner aussi la conduite qu’elles y tiennent. »
« Toute hypothèse, tout système arbitraire doit disparaître auprès d’un pareil principe, on ne doit même pas se flatter d’en découvrir jamais un aussi lumineux : si l’on y trouve déjà le germe de tous les éléments de géométrie, de toutes les règles de la musique et de l'architecture, que n’en peut-on pas attendre en le fondant plus scrupuleusement encore qu’on ne l’a fait ? »
L’intellectualité
musicale se noue autour de la querelle des Bouffons : les débats ont des
enjeux extra-musicaux (« affaire d’État », dit-on…) car esthétiques.
Il s’agit donc ici de militer pour la musique, c’est-à-dire d’une musique
précise : continuer la musique implique ceci ou cela (mélodie ou harmonie,
musique italienne ou française…).
Le musicien
présente (le monde de) la musique pour les non-musiciens en thématisant le
rapport de la musique à l’extérieur. D’où ici le débat sur la nature, les sciences
et les arts…
Car il y a ce
point : si la musique forme bien un monde, alors son adresse déborde ce
monde et touche chacun. À ce titre, la question du public est une invite aux
musiciens qui sortent régulièrement de leur monde à le présenter aux
non-musiciens.
Pourquoi la philosophie de Descartes a été une condition de
possibilité explicite de cette inauguration ?
« Le son est au son comme la corde est à la corde »
Citation exacte du Compendium…
« Au reste, ces défauts sont pardonnables à un auteur qui n’a fait qu’effleurer la matière, et qui nous fait assez connaître d’ailleurs qu’il l’aurait poussée plus loin qu’un autre, s’il s’y fût attaché »
Il est en fait ici question de Descartes.
Descartes :
« Son objet est le son. Sa fin est de plaire et d’émouvoir en nous des passions variées. » (Compendium).
Rameau :
« La musique est une science physico-mathématique, le son en est l’objet physique, et les rapports trouvés entre les différents sons en font l’objet mathématique ; sa fin est de plaire, et d’exciter en nous diverses passions. »
« Éclairé par la Méthode
de Descartes que j’avais heureusement lue, et dont j’avais été frappé, je commençai
à descendre en moi-même… »
Cf. l’expérience de pensée cardinale dans la théorie de
Rameau…
« Si l’expérience peut nous prévenir sur les différentes
propriétés de la musique, elle n’est pas d’ailleurs seule capable de nous faire
découvrir le principe de ces propriétés avec toute la précision qui convient à
la raison : les conséquences qu’on en tire sont souvent fausses, ou du moins
nous laissent dans un certain doute, qu’il appartient à la raison de
dissiper. » (Traité)
« Le musicien voit au premier coup d’œil la facilité qu’il y a de le tromper. » (Génération)
« On peut aisément donner le change à l’oreille » (Génération)
« Il faut d’abord commencer par le plus simple, et insensiblement on parvient à ce qu’il y a de plus composé ». (Génération)
« Donner une intelligence raisonnée, précise, et distincte » (Traité)
« J’avoue que je cherche encore, j’entrevois l’objet de trop loin, je n’y puis atteindre sans le secours d’un habile philosophe qui me mettrait au fait de la juste différence entre les rapports des sentiments, sur laquelle différence je pourrais peut-être en découvrir quelques-unes d’analogues entre les modes, et entre les différentes manières de passer de l’une à l’autre. » (Génération)
« La science de la musique demande plus de méditation qu’on ne se l’imagine, il ne suffit pas d’être géomètre et physicien pour pouvoir l’approfondir, il faut, de plus avoir des oreilles, et des oreilles très consommées dans l’art, de sorte qu’on ne puisse y porter aucun jugement, sans que la raison et le sentiment ne s’y trouvent absolument d’accord : sinon le physicien donne souvent aux choses une interprétation toute opposée à celle qu’exige le sentiment ; et le simple musicien qui n’est sensible qu’aux effets, sans en connaître la cause, risque à tout moment de les attribuer à des principes qui leur sont étrangers : il serait à souhaiter, d’ailleurs, que le seul amour de la vérité fût l’unique motif des auteurs ; mais souvent l’amour propre y a beaucoup plus de part. » (Nouvelles réflexions)
Cf. importance constante pour Rameau de donner raison, de
« rendre raison » :
« Si les musiciens modernes (c’est-à-dire depuis
Zarlino) s’étaient appliqués, comme on fait les Anciens, à rendre raison de ce
qu’ils pratiquent » (Traité)
« La musique est la science des sons ; elle se distingue
en théorique et pratique. La musique théorique considère les différents rapports
des sons, en recherche le principe, et rend raison des règles nécessaires pour
la pratique. La musique pratique enseigne la composition et l’exécution. »
(Nouveau Système)
« S’il est possible de rendre raison de toutes ces
choses » (Génération)
« Rendre raison » (Démonstration)
Cf. le sous-titre même des Observations (1754) :
« Observations sur notre instinct sur la musique, et sur son principe ; ou les moyens de reconnaître l’un par l’autre, conduisent à pouvoir se rendre raison avec certitude des différents effets de cet art »
C’est central pour Rameau en ce qui concerne les rapports de
la théorie musicale aux mathématiques et à la physique.
Emprunts : méthode,
principe, clair, simple,
ordre, raison, sentiments…
Méthode et principe, par
exemple :
« Trouver une méthode
pour guider l’imagination, c’est déjà beaucoup ; mais en trouver une sur
laquelle les choses imaginées sont nécessairement établies, et par laquelle le
fond de toutes ces choses se rend de point en point dans l’ordre où elles ont
été dictées, je crois que c’est là le grand noeud : rappelez-vous
le principe de la liaison, la possibilité de faire marcher
diatoniquement tous les sons harmoniques, et la succession obligée des
dissonances, vous y reconnaîtrez bientôt le principe de la mécanique des
doigts dans l’accompagnement du clavecin. » (Génération)
« Éclairé par
la Méthode de Descartes que j’avais heureusement lue, et dont
j’avais été frappé, je commençai à descendre en moi-même. » (Génération)
Cf. consistance et faire monde. Il s’agit de caractériser la
capacité propre de la musique à faire consister ses choses en objets et, par
là, sa puissance propre de « faire monde » (cf. chez Rameau le principe et l’harmonie servent explicitement à cela…).
Chez Descartes
Tentation d’une archi-musique comme figure de
l’anti-philosophie : de prendre la place de la philosophie en donnant le
« la » de l’Esprit du temps à toutes les disciplines…
Cf. aujourd’hui ceux qui pensent que l’art serait le seul
espace de vérité, non corrompu par le nihilisme…
Il est d’essence pour l’intellectualité musicale de penser
le monde de la musique comme tel, donc en battement intérieur/extérieur, en
pulsation (cf. Tractatus), donc d’avoir
rapport aux pensées externes à la musique. La philosophie devient
incontournable si on sort de rapports bilatéraux, si on veut rapporter des
rapports : si on veut par exemple mettre en rapport d’une part le rapport
que la musique entretient avec la poésie et d’autre part le rapport qu’elle
entretient avec la physique.
Pour Rameau, les rapports qui comptent sont :
· rapport
à mathématique
· rapport
à physique
· rapport
à philosophie
· rapport
au discours
Il est d’essence de l’intellectualité musicale de se
rapporter à la philosophie, aussi bien positivement (comme rameau à Descartes)
que négativement (tentation antiphilosophique). Ce n’est pas seulement affaire
particulière.
Trois raisons apparues autour d’Aristoxène : le
musicien cherche auprès du philosophe
1.
une figure du temps présent qui contemporanéise pensée
musicale et autres formes de pensée ;
2.
une caractérisation renouvelée de ce que penser, dire
et théoriser veut dire ;
3.
enfin un renouvellement conceptuel qui stimule le travail
musicien de nomination.
En sus de ces trois raisons, toujours valables pour Rameau,
l’intellectualité musicale ramiste se tourne vers la philosophie pour
comprendre les nouvelles figures de consistance et par là la nouvelle capacité musicale de faire monde (voir les catégories ramistes de principe et d’harmonie…).
Rameau produirait-il un « sujet de la musique »
comme Descartes produit un « sujet de la science » (au sens
lacanien) ?
J’ouvre cette hypothèse, à dire vrai sans y croire, car elle
me semble à examiner. On ne le ferai pas ici en détail, mais problématisons la
un minimum.
La science et la vérité [4],
in Écrits :
« Cette mutation décisive qui par la voie de la physique
a fondé La science au sens
moderne. » (855)
« À tout cela nous paraît être radicale une modification
dans notre position de sujet. » (856)
« Un certain moment du sujet que je tiens pour être un
corrélat essentiel de la science : un moment […] qui s’appelle le cogito. Ce corrélat, comme moment, est le
défilé d’un rejet de tout savoir, mais pour autant prétend fonder pour le sujet
un certain amarrage dans l’être, dont nous tenons qu’il constitue le sujet
de la science. »
« Notre division expérimentée du sujet, comme division
entre le savoir et la vérité » « le sujet pris dans une division
constituante » (856)
La division savoir / vérité est constituante du sujet
de la science, nullement l’effet d’un sujet préconstitué face à un objet
lui-même « rencontré »…
« Il n’y a pas de science de l’homme, parce que l’homme
de la science n’existe pas, mais seulement son sujet. On sait ma répugnance de
toujours pour l’appellation de sciences humaines, qui me semble être l’appel
même de la servitude. » (859)
« Servitude » de la pensée : tel est bien le
risque en la matière…
Autre :
« Ce n’est que du jour où, d’un mouvement de
renonciation à ce savoir [théorique], si je puis dire, mal acquis, quelqu’un,
du rapport strict de S1
à S2, a
extrait pour la première fois comme telle la fonction du sujet, j’ai
nommé Descartes […], c’est de ce jour que la science est née. »
(Séminaire XVII, 10 décembre 1969)
Le sujet se constitue dans la division entre savoirs et
vérités, division au principe du Cogito (cf.
caractère évanouissant de la certitude qu’il établit) et constitutive de la
science « au sens moderne » (pour qui vérité ne veut plus dire
véridicité…).
Pour Lacan, le sujet du Cogito se scinde : « Là
où je suis, je ne pense pas, et là où je pense, je ne suis pas. » Cf. la scission du sujet de l’énoncé et du
sujet de l’énonciation…
Rameau : un « sujet de la musique », comme il
y a, selon Lacan, un « sujet de la science » depuis Descartes ?
Si on nomme « sujet de la musique » une dynamique
du triplet « musicien-œuvre-monde », alors oui, peut-être. Mais cela
conduirait l’intellectualité musicale au-delà de son champ propre. D’où
l’importance de s’autolimiter avant le philosophème.
Peut-être y revenir lors d’une séance spéciale, couplée avec
Wittgenstein…
Le même mot musique
désigne à la fois un monde (le monde de la musique) et ce qui de l’intérieur de ce monde en constitue
une pensée à l’œuvre (la musique comme art). D’où qu’il soit d’essence que musique soit à la fois singulière (la
musique comme un monde parmi d’autres, assurant sa consistance de manière
immanente et non pas par des « fonctions » ; la musique comme
art subjectivement unifié) et plurielle (les différentes musiques d’un même monde…).
L’impératif propre de l’intellectualité musicale est de
soutenir cette torsion de l’intérieur d’elle-même, sans entreprendre de la
défaire, en refusant par exemple de définir « la musique ».
La tension que génère cette auto-torsion du nom unique musique est l’intension propre de l’intellectualité musicale.
Le mi-dire la musique
(qui indexe l’intellectualité musicale – voir cours précédant) se déplie en
trois dimensions prescriptives :
1) une théorie stratégique de la musique,
2) une analyse partisane
de la pensée musicale à l’œuvre,
3) une présentation militante du monde de la musique en direction des non-musiciens.
Cette triple tâche met en jeu le triplet de
l’intellectualité musicale musicien-œuvre-musique.
Pour ce faire l’intellectualité musicale a besoin
intrinsèque de se rapporter à la philosophie pour :
1) réfléchir ce que théorie (& penser, & dire) veut dire aujourd’hui ;
2) réfléchir ce que monde veut dire aujourd’hui ;
3) accorder son mi-dire la musique au moment contemporain de l’esprit ;
4) nourrir sa catégorisation de la musique.
· Ne
pas définir la musique, ne pas défaire le nœud des deux sens du mot musique (monde & art)
· Ne
pas théoriser le musicien mais la musique, ne pas quitter le terrain d’un
musicien au service de la musique
· Ne
pas détacher ses connaissances du projet de « mi-dire la musique »,
ne pas se laisser entraîner sur la voie savante de l’érudition et de
l’encyclopédie)
· Ne
pas prôner une esthétique archimusicale (si l’on entend par là une prescription
musicale formulée par le musicien en vue de configurer d’autres mondes que
celui de la musique)
· Ne
pas transformer laisser ses catégories musicales se transformer en
philosophèmes
Rameau défait, Rousseau l’a emporté…
Silence ?
[1903 : Cf. Castor et
Pollux] « Nous avions pourtant une pure tradition française
dans l’œuvre de Rameau, faite de tendresse délicate et charmante, d’accents
justes, de déclamation rigoureuse dans le récit, sans cette affectation à la
profondeur allemande, ni au besoin de souligner à coups de poing, d’expliquer à
perdre haleine… […] cette clarté dans l’expression, ce précis et ce ramassé
dans la forme, qualités particulières et significatives du génie
français » (91) « Rameau semble un contemporain » (92) « Il
faut dire ce que cette musique conserve de fine élégance, sans jamais toucher
dans l’affèterie, ni dans les tortillements de grâce louche. » (93)
Rameau, français, contre Wagner, allemand…
[1903] « Rameau le double parfait de Watteau »
(195)
Cela efface au passage l’intellectualité musicale de Rameau
car Watteau ne relève pas d’une « intellectualité picturale » (comme
en relèvera, par exemple au XIX° siècle, un Delacroix, au passage ami de
Chopin, lequel relève plutôt d’une anti-intellectualité musicale)
[1904] « La musique française, c’est la clarté,
l’élégance, la déclamation simple et naturelle ; la musique française veut
avant tout faire plaisir. Couperin,
Rameau, voilà de vrais Français ! Cet animal de Gluck a tout gâté. »
[…] Berlioz « n’est pas du tout musicien. Il donne l’illusion de la
musique ». (278)
[1908 : Cf. Hippolyte et
Aricie] « L’expression est restée intacte, tout est juste. […]
Pourquoi n’avoir pas suivi les bons conseils qu’il nous donnait d’observer la
nature avant de nous essayer à la décrire ? » (204) « Rameau est
un musicien de la vieille France qui, s’il se prête obligeamment à l’agrément
du spectacle, prétend ne rien abdiquer de son droit à la faire de la
musique… » (204-5) « Cette musique qui s’interdit tout bruit
disgracieux, mais réserve l’accueil d’une politesse charmante à ceux qui savent
l’écouter » (205)
[1911] Projet (non réalisé) d’orchestrer le Pygmalion de Rameau (318) mais Debussy participa à l’édition
des Œuvres complètes de Rameau. (350)
[1912] « Il était né philosophe ». (210) « Le
besoin de comprendre – si rare chez les artistes – est inné chez Rameau.
N’est-ce pas pour y satisfaire qu’il écrivait un Traité
de l’harmonie, où il prétend restaurer les “droits de la raison” et veut
faire régner dans la musique l’ordre et la clarté de la géométrie. […] Il eut
peut-être tort d’écrire ses théories avant de composer ses opéras, car ses
contemporains y trouvèrent l’occasion de conclure à l’absence de toute émotion
dans sa musique. » (211) « Il faut l’aimer. » (212)
Aimer ? Cf. S’agit-il d’aimer la musique
contemporaine ? Aimer s’oppose à vouloir ; on aime
en musique ce qui est désactivé…
[1913] Rameau « est notre ancêtre par le sang ».
(224)
[1915] « Depuis Rameau, nous n’avons plus de tradition
nettement française. Sa mort a rompu le fil d’Ariane qui nous guidait au
labyrinthe du passé. » (266)
Généalogie Couperin-Rameau mais interrompue au mitan du
XVIII° siècle (cf. pas de musique française au XIX° : Berlioz « n’est
pas du tout musicien. Il donne l’illusion de la musique » - 278). Ainsi Debussy esquisse surtout une
généalogie négative, celle qui a suivi la coupure : Gluck-Meyerbeer-Wagner
(la faute à Rousseau et sa « naïve esthétique » - 246 - ?)
Pas besoin d’insister sur la franchouillardise de Claude D.,
au demeurant bien antérieure au climat de la guerre 14-18. Mais l’enjeu pour C.
Debussy en fait n’est pas là. Remarquer : pour Debussy, l’enjeu de la référence
à Rameau n’est guère à sa musique en soi mais toujours pour utiliser rameau
contre quelqu’un, en l’occurrence contre l’Allemand : successivement
Gluck, Meyerbeer et finalement Wagner. Cf. enjeux anti-wagnériens développés
sous une thématique chauvine.
Se rappeler (cf. le Debussy de Barraqué p. 74) qu’en 1889, à un questionnaire lui demandant
quels étaient ses compositeurs préférés, Debussy répondait :
« Palestrina, Bach, Wagner »…
Cf. le paradoxe de Debussy : il relève
l’intellectualité musicale de Rameau sans la critiquer, en regrettant seulement
qu’elle ait pris au début le pas sur la composition, en même temps qu’il
déploie lui-même une anti-intellectualité musicale, ici lisible dans la nature
de son argumentaire pro-Rameau et anti-Wagner…
Ce paradoxe s’explique simplement ainsi : Debussy
relève que Jean-Philippe R. est un intellectuel, un « philosophe »
comme on dit, mais c’est pour mieux marginaliser son intellectualité
musicale :
Rameau « prétend restaurer les “droits de la raison”
et veut faire régner dans la musique l’ordre et la clarté de la géométrie.
[…] Il eut peut-être tort d’écrire ses théories avant de composer ses opéras,
car ses contemporains y trouvèrent l’occasion de conclure à l’absence de toute
émotion dans sa musique. […] Il faut l’aimer. »
On devine que Debussy n’est guère un partisan d’une musique
soumise à l’ordre géométrique (je m’accorde avec lui sur ce point, sauf que
Rameau, ce n’est pas non plus exactement cela…). Et la chute, en 1912 :
« il faut l’aimer » indique bien à mes yeux qu’il ne s’agit pas
(plus ?) de le vouloir, bref qu’il est devenu inoffensif… Soit :
Debussy donne un coup de chapeau sans conséquences à l’intellectuel pour mieux
effacer l’intellectualité musicale proprement dite et son régime singulier de
conséquences.
À ma connaissance, pas de référence significative à Rameau.
En tous les cas, pas dans son propre Traité d’harmonie (1911).
Remarquer que ce traité remet en avant les quartes (voir son
avant-dernier chapitre : Accords de quartes) ce qui correspond au travail compositionnel de Schoenberg - voir le
fameux cycle de cinq quartes (ré-sol-do-fa-si bémol-mi bémol) ouvrant aux cors sa première Kammersymphonie opus 9 (1906). Remarquer aussi qu’à cette
occasion, Schoenberg prend soin de citer l’usage des quartes par Debussy et
Dukas : ce retour aux quartes est un trait d’époque…
Remarque. Schoenberg conclut ce chapitre par cette
affirmation – combien de « compositeurs » aujourd’hui la
partagerait ? - :
« Pour moi dans l’art la chose suprême - à côté de
l’expression – est la gratuité ».
Cf. quatre importantes intellectualités musicales dans
l’après-guerre : Stockhausen, Boulez, Barraqué, Pousseur.
• Rien semble-t-il chez Barraqué sur Rameau !
• Je n’ai pas fait de recherche chez Stockhausen.
« À ceux qui m’objecteront que, partant du phénomène
concret, ils obéissent à la nature, aux lois de la nature, je répondrai, toujours
selon Rougier, que : « nous donnons le nom de lois de la nature aux
formules qui symbolisent les routines que révèle l’expérience. » Il ajoute
d’ailleurs : « C’est un langage purement anthropomorphique, car la
régularité et la simplicité des lois ne sont vraies qu’en première approximation,
et il arrive souvent que les lois dégénèrent et s’évanouissent avec une
approximation plus poussée. » Léon Brillouin insiste et précise :
« C’est un abus de confiance de parler des lois de la nature comme si ces
lois existaient en l’absence de l’homme. La nature est bien trop complète pour
que notre esprit puisse l’embrasser. Nous isolons des fragments, nous les
observons et nous imaginons des modèles représentatifs (assez simples pour
l’emploi) » ; il rappelle « le rôle essentiel de l’imagination
humaine dans l’invention » - et non point la découverte – « et la
formulation » de ces fameuses lois. Autant dire, pour revenir à notre
domaine propre que l’ère de Rameau et de ses principes
« naturels » est définitivement abolie ; sans que nous devions,
pour cela, cesser de chercher et d’imaginer les modèles représentatifs dont
parle L. Brillouin. » (Penser la musique aujourd’hui, 30)
Avec l’Ircam, il visera cette fois à « cordonner »
musique et acoustique…
« Les systèmes se sont appliqués à définir avant tout
l’univers des hauteurs; quelquefois on y adjoint des considérations d’ordre
acoustique pour, à l’exemple de Rameau, donner une justification à la fois physique
et naturelle à son discours… » (Le système
et l’idée)
« constitution d'entités verticales se modelant sur des
rapports acoustiques extrêmes, prolongeant, en quelque sorte, les fondements de
Rameau et leur donnant une extension qui récuse le tempérament et établit dans
toute leur richesse des objets sonores justifiés par les lois naturelles. »
(Le concept d’écriture)
Le point de vue de Boulez est qu’on ne saurait (plus ?) « fonder » les structures musicales sur des structures acoustiques. OK ! Cela concorde, somme toute, avec le bilan de Schaeffer dans son Traité des objets musicaux… : on ne fonde pas le musical sur le sonore.
Il est vrai que Rameau pensait le contraire.
Il est vrai aussi que tout dépend de ce que l’on entend
exactement par « fonder »…
« Pourquoi “l’Apothéose de Rameau” ? Parce que vous, cher Pierre Boulez [à qui l’essai est dédié], avez un jour affirmé, à un journaliste vous interrogeant, que l’« ère de Rameau », par quoi vous entendiez, je pense, l’intention de fonder les structures musicales sur des données organiques préexistantes, était terminée. Je vous demande au contraire si pour éviter le danger d’hypnose en même temps que celui, tout aussi fatal, d’oublier un précieux enseignement, nous ne devrions pas plutôt, comme vous le proposiez voici déjà longtemps « quant à Webern », et comme je le propose ici « quant à Rameau », nous contenter d’ « écarteler son visage » ? (Rameau…, 172)
« Conséquences néfastes d’une réduction des variables musicales à quatre dimensions » (105)
« D’où un état particulièrement homogène de la matière fréquentielle. Cette homogénéité est le résultat de toute une série de mesures de précaution, destinées à empêcher que des propriétés harmoniques particulières n’apparaissent. » (106)
« La conséquence la plus frappante de cette paralysie est l’extraordinaire écart entre le niveau des intentions constructives et celui des résultats perceptifs. » (106)
Cf. écart écriture/perception…
Cf. retour à l’harmonie pour résoudre cette contradiction, ce divorce…
« Parmi les “paramètres” musicaux, il en est un particulièrement important, et dont il paraît le plus facile de considérer comme spécialement tournée dans cette direction [des contenus intrinsèques] : c’est le paramètre harmonique. » (16)
« Cette possibilité [harmonique] d’articulation, développée, semble donc avoir été jusqu’à présent, dans toutes les cultures humaines, réservée exclusivement à la musique, destinée en quelque sorte à la spécifier et à la distinguer de toute autre réalité, même sonore ; elle peut être considérée comme sa dimension la plus centrale. » (17)
Centrale ? Cf. pour Pousseur comme pour Rameau, le
monde de la musique est centré sur l’harmonie…
« L’espèce d’anticipation micro-sociale [qu’est la pratique musicale nouvelle qui permet d’entrevoir une future harmonie] » (25)
« Harmonie » nomme ici la capacité proprement musicale à faire une « bonne » société « harmonieuse ». Harmonie nomme ici la figure de monde de la musique et par là le modèle qu’elle peut constituer pour la société…
On assiste à une récurrence de la polarité conflictuelle
entre d’un côté les quintes et les quartes, et de l’autre les tierces !
Cf. Pousseur ressuscite les tierces, en un sens contre les quartes
schoenbergiennes (Cf. symphonie de chambre op. 9…).
On y est donc encore, quatre siècles après Descartes.
« Alors que la quinte est réputée pour sa polarité sans équivoque, la quarte témoigne au contraire d’une grande ambiguïté. Malgré sa simplicité proportionnelle (3 :4) on répugne à la ranger parmi les véritables consonances. […) Dans la quinte, il y a convergence de deux polarités distinctes : l’harmonique est la mélodique. Cette dernière, qui se porte naturellement vers la note la plus grave, coïncide ici avec la première. […] Il y a donc confirmation, affirmation renforcée de la polarité mélodico-harmonique, et seules des forces contextuelles encore plus puissantes pourront s’y opposer et la contrecarrer. Dans la quarte, au contraire, il y a divergence, infirmation d’une polarité par l’autre. La polarité mélodique affecte toujours et obligatoirement la note la plus grave, mais […] c’est sur la note supérieure que se porte le privilège harmonique. D’où la relative instabilité, en tout cas l’incertitude polaire de cet intervalle, qu’illustrent aussi bien les fonctions de « sixte et quarte » de la musique tonale que l’abondant usage de quartes que peut faire une harmonie de type wébernien. » (Rameau…, 114)
Assez juste, à la fois pour différencier quinte et quarte
que pour « expliquer » par là le retour à la quarte à partir de
Schoenberg (cf. aussi dans le jazz modal des années 60 : Coltrane, Mac Coy
Tyner…)
Noter qu’il ne fait que reprendre ce que Rameau avait posé, sans doute moins clairement, dans sa Démonstration…
« La tierce correspond de manière frappante à l’introduction de la « troisième dimension » dans l’art pictural. » (Musique, sémantique, société, 36)
Tierce musicale et perspective picturale ?!
Positivement : le rapport de la composition à
l’acoustique
L’intellectualité musicale ne fait pas problème mais Rameau
n’est pas pointé pour la part inaugurale qu’il y a prise.
Il faudrait « démontrer » (pour parler comme
Rameau) que Boulez et Pousseur relèvent bien d’une intellectualité musicale au
sens dégagé plus haut (le triplet musicien-œuvre-monde et le nœud théorie
stratégique / analyste partisane / propagande militante). Ce n’est bien sûr pas
le lieu de le faire.
Je le ferai, concernant Boulez, lors du colloque
international qui lui sera consacré en mars prochain dans ces mêmes lieux,
concernant Pousseur, lors d’un samedi d’Entretemps consacré à la publication de
ses écrits (8° saison : 2005-2006).
1683-1764
Œuvres |
Écrits |
(type) |
|
|
||
Clavecin (I) |
1706 |
|
|
|
|
|
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|
1722 [5] |
Traité de l’harmonie réduite à
ses principes naturels |
Théorie |
Concept de basse fondamentale Appui sur Descartes (Compendium
musicæ) Spéculation mathématique (pas encore physique) |
|
Clavecin (II) |
1724 |
|
|
|
|
|
|
|
1726 |
Nouveau système de musique théorique |
Théorie |
Première mention de Sauveur[6] La « résonance naturelle du corps
sonore » |
|
|
|
1732 |
Dissertation sur les
différentes méthodes d’accompagnement |
Technique |
|
|
Hippolyte et Aricie Les Indes galantes Castor et Pollux Dardanus Les Boréades |
1733 1735 1737 1739 1764 |
|||||
1737 |
Traité de la génération harmonique |
Théorie |
La musique comme science
« physico-mathématique » Expérience de la « résonance partielle des
cordes graves » D’où le mineur. Théorie du tempérament |
|
||
1750 [7] |
Démonstration du principe de
l’harmonie |
Théorie |
Synthèse. Expérience cartésienne |
|
||
1752 |
• Nouvelles réflexions sur la démonstration • Réflexion sur la
manière de former la voix |
• Archi-musique • Technique |
• « cette mère des sciences et des
arts », architecture… • |
|
||
1754 |
Observations sur notre instinct
pour la musique |
Polémique |
Analyse du monologue d’Armide (cf. Rousseau) |
|
||
1755 [8] |
Erreurs sur la musique dans
l’Encyclopédie |
Polémique |
Cf. Rousseau (et d’Alembert) |
|
||
1760 |
• Code de musique
pratique • Nouvelles
réflexions sur le principe sonore • Lettre à M. d’Alembert |
• Technique • Archi-musique • Polémique |
• • « le principe de tout est un »,
le compas… • |
|
||
1762 |
Origine des sciences |
Archi-musique |
« la musique seule a pu suffire pour arriver
à la géométrie » |
|
1751 : début de l’Encyclopédie
1752 : Querelle des Bouffons. Le devin du village de Rousseau
[1] Pléiade, p. 132
[2] Voir ce
point le très beau livre de Jacques Rancière : Le Maître ignorant
[3] Le sociologue Howard S. Becker, par exemple, parle lui aussi de mondes à propos de l’art. Certes le sens qu’il donne au terme monde lui est propre. Cependant monde il y a bien ici pour lui : « Un monde de l’art se compose de toutes les personnes dont les activités sont nécessaires à la production des œuvres bien particulières que ce monde-là (et d’autres éventuellement) définit comme de l’art. » (Les mondes de l’art — Art Worlds, Flammarion, 1988, p. 58). Ici le monde est défini par les individus qui le composent — on notera alors le cercle vicieux qu’il y a à vouloir définir le monde de l’art par les artistes, c’est-à-dire par ceux qui se réclament… de l’art…
[4] 1° décembre
1965, à l’Ens : il y a 39 ans, au même lieu… Publication en ouverture du
premier numéro de Cahiers pour l’analyse
(Cercle d’épistémologie de l’Ens)
[5] Premier
livre du Clavier bien tempéré
[6] 1653-1716. Sourd ! La fondation de l’acoustique par des expériences uniquement visuelles exhausse qu’intelligible et audible font deux…
[7] Mort de Jean-Sébastien Bach
[8] Premier quatuor à cordes de Haydn. Mozart naît l’année suivante, en 1756.