Comment Rameau se rapporte à la philosophie de Descartes
(Ens, 30 novembre 2004)
Résumé
On prolongera dans un premier temps l’analyse de l’Abrégé de musique écrit par le jeune Descartes en rappelant le contexte musical dans lequel cet écrit intervenait, en particulier les grandes étapes ayant conduit à l’affirmation musicale de la tierce harmonique.
On ressaisira alors le geste philosophique visant à rendre raison de cette primauté musicale de la tierce sur la quarte en le caractérisant comme dualisation des manières de scinder l’espace : d’un côté un partage de la géométrie (acoustique) du monocorde et de l’autre une segmentation de la géométrie (musicale) du clavier, le couplage de cette dualité (partage/segmentation) à la métaphore du regard préfigurant la problématique cartésienne du doute.
Dans un second temps, on fera une première ponctuation générale en confrontant le principe de l’intellectualité musicale (elle vise à dire la musique) à la célèbre thèse concluant le Tractatus de Wittgenstein (« ce qu’on ne peut dire, il faut le taire ») : s’il est vrai que la musique ne peut être dite, l’intellectualité musicale serait-elle donc condamnée au silence ?
Soutenant, après bien d’autres, qu’a contrario l’intellectualité est précisément ce qui force un impossible à dire, on présentera l’intellectualité musicale comme forçant un dire la musique sous la double modalité d’un nommer et d’un phraser la pensée musicale à l’œuvre.
On thématisera sur cette base une première démarcation entre philosophie et intellectualité musicale au point même où ces deux figures de pensée se jouxtent au plus près.
Ceci nous introduira à la problématique singulière de Rameau. On fera à son sujet la double hypothèse suivante :
— Rameau est le fondateur proprement dit des intellectualités musicales, près de vingt siècles après qu’Aristoxène a été celui des théories proprement musiciennes de la musique ;
— l’appui que, pour ce faire, Rameau a dû prendre dans la philosophie de Descartes n’est pas de pure circonstance mais vaut principe plus général qu’on entreprendra de dégager.
Plan
Descartes
(2) 3
Contexte musical : l’histoire de la tierce
« harmonique » 3
Avant le XIème siècle............................................................ 3
XIe siècle............................................................................. 3
XIIe siècle........................................................................... 3
XIIIe siècle.......................................................................... 3
XIVe siècle.......................................................................... 4
XVe siècle............................................................................ 4
XVIe siècle.......................................................................... 4
Retour sur la géométrie cartésienne des intervalles 4
Rappels.............................................................................. 4
Ambivalence des mots 4
Trois logiques 5
Partage sonore du monocorde 5
Séparation acoustique des harmoniques 6
Segmentation musicienne du clavier 6
Scission par Descartes.......................................................... 6
Par le seul partage sonore ? 6
Par la seule séparation acoustique ? 7
La superposition hétérogène de deux modalités 7
Scission d’un partage et d’une segmentation 7
Un « clavier inversé »… 7
Au total…........................................................................... 8
Une torsion philosophique… 8
…et un nouveau rapport aux mathématiques 8
Des différents types de nombre… 8
Rameau va le reprendre de manière critique… 8
Hypothèses générales............................................................ 9
Dire la musique ? 9
Intellectualité :
ce qui, pour la pensée, fait impératif d’un impossible 9
Samuel Beckett : « Cap au pire » 9
Saint Augustin : Confessions, Livre premier, IV.4 9
Karl Rahner : Le courage du théologien 10
Guy Lardreau : Fictions philosophiques et science-fiction 10
Michel Deguy 10
Jean-Claude Milner : L’œuvre claire 10
Le musicien, celui qui a la musique pour inconscient 10
Pulser entre nommer et phraser 10
La théorisation propre d’une intellectualité musicale 11
Six manières de répondre à la maxime du Tractatus 11
Rameau (1) 11
Présentation générale 11
Quatre étapes..................................................................... 12
Contexte............................................................................ 12
Théorie musicienne 12
Théorie physique 12
Théorie philosophique 12
Visée générale de Rameau................................................... 12
Intellectualité musicale ? 13
Thèmes 13
Rapport à la théorie........................................................... 13
Anti-empirisme.................................................................. 13
Principe et règles 13
Sensible et intelligible 13
Nomination....................................................................... 13
Science : savoirs/connaissance….......................................... 13
Visée musicienne................................................................ 14
Logique de la preuve.......................................................... 14
Une archi-musique….......................................................... 14
Rapport aux autres disciplines............................................ 14
Spécificités de l’intellectualité musicale ? 14
Rapport à Descartes 15
Annexe : Extraits de Rameau 15
1722 : Traité de l’harmonie 15
1726 : Nouveau système 16
1732 : Dissertation… 19
1737 : Génération harmonique… 19
1750 : Démonstration… 19
1752 : Nouvelles réflexions… 19
1754 : Observations… 19
1760 : Code, ou méthodes… 19
1761… 19
Revenons sur deux points abordés trop rapidement dans le cours précédent :
· la prééminence de la tierce sur la quarte dans l’histoire musicale ;
· la scission de l’espace de la corde par Descartes.
Descartes découvre que la tierce intervient pour les musiciens « avant » la quarte alors qu’un certain type d’ordre hérité de l’arithmétique, dans la tradition pythagoricienne, donnerait l’inverse. Descartes considère cela comme un problème, bien qu’il n’en soit pas un pour le musicien : c’est de sa responsabilité de philosophe de considérer ce fait musical comme un problème (en vérité philosophique) et de vouloir donner raison (philosophique) à cette pratique musicale/musicienne.
Descartes ne découvre pas ce problème comme il découvre un problème mathématique, affiché sur les murs de Hollande : il constitue le fait musicien en problème philosophique.
Depuis quand la tierce a-t-elle pris le dessus sur la
quarte dans la pratique des musiciens ?
On examinera cela sous l’angle de la pratique musicienne, non pas des théories que peuvent en faire a posteriori les musiciens et d’autres…
Il s’agira ici de la tierce harmonique, c’est-à-dire de la tierce verticale ou encore de la tierce telle qu’elle intervient dans un accord, par opposition à la tierce mélodique.
Ouvrage de référence sur ce point : Serge Gut, La Tierce harmonique dans la musique occidentale (Heugel, 1969), livre assez besogneux : très documenté, recensant systématiquement toutes les tierces dans tous les manuscrits de toutes les écoles nationales mais ne cherchant guère à dépasser ce stade encyclopédique d’une récollection des savoirs.
Les grandes étapes de l’évolution peuvent se découper ainsi :
Avant le XIe siècle, on a une répartition très claire : d’une part l’unisson (l’intervalle à soi-même), l’octave, la quinte et la quarte constituent les intervalles consonants ; d’autre part, parmi les intervalles non consonants, on trouve en première place la tierce (surtout majeure).
Au XIe siècle, commence à apparaître la tierce harmonique (sous sa forme majeure et mineure, et parfois même sous forme de son renversement : en sixte), mais la quarte reste l’intervalle de référence.
Ce siècle voit donc les débuts de la tierce harmonique mais il est le siècle de la quarte.
Au XIIe siècle, la quarte est en perte de vitesse, mais ce déclin profite moins à la tierce qu’à la quinte qui va bien vite devenir la seule consonance de base avec l’octave (ou l’unisson). Il y a ainsi une sorte d’équilibre entre quarte et tierce en ce que la quarte s’efface mais au profit de la quinte et non pas de la tierce.
Au XIIIe siècle, le grand siècle du Moyen Âge, l’essor de la tierce va grandissant. Cela découle du fait que l’écriture à trois parties devient usuelle alors que jusque-là l’écriture à deux voix était de rigueur. La tierce commence à intervenir pour « remplir la quinte ».
Puis, dans la deuxième moitié du siècle, elle intervient dans un mouvement parallèle au sein d’un nouveau type d’œuvre : le gymel (anglicisation du Cantus gemellus). La part belle est ici faite aux tierces successives comme ailleurs au croisement des parties. Les tierces mineures alternent alors avec les tierces majeures :
Cependant, la fin des morceaux continue toujours de se faire sur une consonance parfaite.
Au XIVe siècle, siècle de l’Ars Nova, on assiste à une consolidation de la tierce harmonique ; le fait de commencer par la tierce ou l’accord parfait est désormais acquis. Dans l’ensemble, pas de changements décisifs dans ce siècle pour notre tierce harmonique.
Au XVe siècle, la tierce devient prépondérante. Elle est incorporée dans des accords à trois voix, faisant naître la notion d’accord, et on la trouve désormais presque partout, sauf à la fin du morceau (qui convoque encore la quinte pour l’accord final).
En atteste le faux-bourdon, composition à trois voix avec Cantus Firmus au soprano et strict parallélisme à la quarte des deux voix supérieures, les parties extrêmes étant en rapport d’octaves (sur point d’appui) et de sixtes (pour les successions). On y trouve encore des quartes, mais elles sont prises comme un renversement de l’accord parfait et ont de ce fait un statut subordonné :
Pour la conclusion, l’accord sans tierce conserve la faveur. Mais la tierce s’infiltre progressivement dans cette dernière place forte retranchée de la quinte.
Au XVIe siècle, l’apparition de la tierce en position finale est la dernière étape de la conquête de l’espace harmonique par la tierce.
On n’a fait ainsi que décrire l’usage pratique de la tierce dans la musique, lequel diffère donc selon que la tierce est au début ou à la fin du morceau, en milieu (en repos provisoire, en appui ou en simple transition). De même, la tierce ne sera pas traitée de la même manière selon qu’elle est seule ou qu’elle est incluse dans un accord parfait, etc.
*
Au XVIIe siècle donc, à l’époque du Compendium, la tierce ne fait plus problème pour les musiciens. Mais, si la chose est de ce point de vue acquise depuis longtemps, on n’en a pas pris la mesure d’un point de vue philosophique : c’est, dans cette scission entre existence pratique et reconnaissance théorique pour la philosophie, que Descartes intervient.
Commençons par quelques rappels acoustiques avant d’en revenir à la manière dont Descartes justifie théoriquement, dans le Compendium, la prééminence de la tierce sur la quarte.
Attention : une octave est un intervalle mais ce nom fonctionne tendanciellement de façon métonymique, c’est-à-dire qu’on nomme volontiers une note comme « octave » d’une autre (un do2 par rapport à un do1) ; de même pour les autres intervalles : un sol (à la quinte de do) va tendre à nommer la quinte et pas seulement la note sol à intervalle de quinte du do…
On se voit forcé d’éclairer rétrospectivement Descartes à la lumière des acquis acoustiques d’aujourd’hui.
Distinguons pour cela trois manières de partager l’octave et d’y découper des intervalles. Nommons-les d’abord avant de les présenter concrètement.
Deux logiques physiques interviennent dans les raisonnements :
- la première est la logique du monocorde issue de l’Antiquité et qui est liée à ce que je propose d’appeler un partage sonore du monocorde ;
- la seconde est la logique de la résonance naturelle. Cette logique acoustique n’existe pas encore à l’époque de Descartes car elle se constitue à partir de Joseph Sauveur, père de la discipline acoustique (au début du XVIIIème siècle). Je parlerai à son sujet de séparation acoustique des harmoniques.
Il y a enfin une logique musicienne qui correspond à la logique des touches et des frettes dans la segmentation qu’opère le clavier. je parlerai ici de segmentation musicienne du clavier (en éléments discrets)
Au total, il y a donc trois manières de présenter les intervalles :
- par le partage sonore du monocorde,
- par la séparation acoustique de la résonance naturelle (du spectre) en harmoniques,
- par la segmentation musicienne du clavier (qui induit bien sûr la question du tempérament).
Partage du monocorde selon une seule césure :
· 1/2
· 2/3 – 1/3
· 3/4 – 1/4
· 4/5 – 1/5
· 5/6 – 1/6
· …
À gauche, on a l’ordre arithmétique des intervalles : octave, quinte, quarte, tierce majeure, tierce mineure. À droite, on a l’ordre naturel des harmoniques : octave ; quinte (+ octave), double octave, tierce (+ double octave), quinte (+ double octave) :
Partage sonore (logique d’intervalles) |
Séparation
acoustique (logique d’harmoniques) |
|||
Intervalle |
note |
note |
n° d’harmonique |
Intervalle |
Unisson |
Do1 |
1 |
Unisson |
|
Octave |
Do2 |
Do2 |
2 |
Octave |
Quinte |
Sol1 |
Sol2 |
3 |
Quinte |
Quarte |
Fa1 |
Do3 |
4 |
Octave |
Tierce majeure |
Mi1 |
Mi3 |
5 |
Tierce majeure |
Tierce mineure |
Mib1 |
Sol3 |
6 |
Quinte |
Si on procède à un partage du monocorde cette fois en parties égales, on a le partage qu’effectuera Descartes dans sa première figure, par exemple en 5 parties égales :
soit la succession :
mi3 |
mi2 |
la2 |
mi3 |
17° |
10° |
sixte majeure |
tierce majeure |
On a ici la succession :
1 |
2 |
3 |
4 |
5 |
6 |
7 |
8 |
9 |
10 |
11 |
12 |
do1 |
do2 |
sol2 |
do3 |
mi3 |
sol3 |
sib3 |
do4 |
ré4 |
mi4 |
fa#4 |
sol4 |
(voir l’annexe du cours précédent)
Cette logique acoustique s’accorde directement aux caractéristiques physiques des instruments (cordes ou tuyaux). On peut la figurer en portant les hauteurs atteintes par raccourcissement d’une longueur de départ, selon une sorte de clavier inversé qu’on lira de droite à gauche :
Il s’agit ici de notre clavier habituel dont les valeurs (non tempérées) sont celles-ci :
do1 |
réb1 |
ré1 |
mib1 |
mi1 |
fa1 |
fa#1 |
sol1 |
lab1 |
la1 |
sib1 |
si1 |
do2 |
1 |
10/9 16/15 |
9/8 |
|
5/4 |
4/3 |
45/32 |
3/2 |
8/5 |
5/3 |
7/4 |
15/8 |
2 |
Descartes circule dans ces trois registres de manière tout à fait singulière, les croisant et les mélangeant.
Pour arriver à générer la tierce avant la quarte, Descartes va opérer un croisement du partage sonore et de la segmentation musicienne.
En effet, s’il ne croisait pas ces deux modalités, il n’arriverait pas à ses fins. Voyons pourquoi.
Si Descartes travaillait avec le seul partage sonore du monocorde, il obtiendrait
— soit une série d’octaves : en coupant AB en 2 (AC-CB), puis CB en 2 (CD-DB), il obtiendrait une succession de longueurs de corde équivalant à do2-do3-do3 :
— soit une série d’intervalles où la quarte non seulement précéderait la tierce mais même la quinte :
Si Descartes travaillait avec la seule séparation acoustique, on aboutirait d’abord à do2 puis à fa1 (la quarte de do1). La quarte, une fois de plus, précéderait même la quinte !
Donc il faut interpréter autrement son schéma, et le comprendre comme une hétérogénéisation, comme une superposition tordue de deux logiques, et c’est précisément là tout l’intérêt du Compendium musicæ, même si cette « déduction » ne va guère de soi…
Descartes va en fait scinder son espace : d’un côté un partage (AC), de l’autre une division-segmentation (CB) :
On peut schématiser ce point en posant sur notre monocorde deux taquets de part et d’autre (l’un en haut, l’autre en bas) en sorte de figurer qu’ils opèrent en fait séparément, selon deux « côtés » différents de la même corde :
Ainsi Descartes rapporte do2 à do1, d’où la mesure d’une octave ; mais il ne rapporte pas fa1 à do1 (ce qui mesurerait une quarte), mais do2 à fa1 (ce qui mesure donc l’intervalle de quinte entre fa1 et do2).
Telle est donc la « bizarrerie » de Descartes, accentuée par ce qui suit : la série des segmentations cartésiennes n’est pas, comme on pourrait s’y attendre celle-ci :
mais celle-ci :
Au total, l’hétérogénéité des deux engendrements et « mesures » attachées (l’une engendrant do2 mesuré comme octave de do1, l’autre engendrant fa1 mesuré à la quinte par rapport à do2) est la production d’une hétérotopie que Descartes va métaphoriser comme scission entre lumière (à gauche sur notre corde) et ombre (à droite : la quarte comme « ombre de la quinte »).
La production cartésienne de cette hétérogénéité d’espace, je l’appelle scission entre d’un côté un partage et de l’autre une segmentation.
Je fais de plus l’hypothèse que la segmentation « à droite » peut être vue comme une sorte de clavier inversé – c’est pour cela que je la nomme segmentation (je rappelle que Descartes ignore la séparation acoustique des harmoniques, que je n’ai utilisée ici que pour identifier du point des connaissances d’aujourd’hui les opérations d’alors) – parce que le segment de droite CB est une sorte d’inversion d’un clavier musicien BC :
Descartes justifie tout cela par des arguments « tordus » qui attestent, à mon sens, qu’une fois de plus le musical ne saurait se déduire du sonore (leçon que tirera à nouveau Pierre Schaeffer de son Traité des objets musicaux…).
Cette sorte de géométrie très singulière, qui croise deux types de logiques physiques (une logique du monocorde et une logique harmonique) et une logique musicienne (celle du clavier), inspire peut-être à Descartes l’idée féconde d’une scission de la raison, ce qui suggère une résonance possible de son partage lumière/ombre avec son geste ultérieur où jaillira, de l’intérieur d’une expérience de pensée, un doute contagieux (et sans que ceci pour autant ne conduise le jeune Descartes du Compendium à la figure ultérieure du cogito comme point d’arrêt dans la circulation du doute…).
Cette dissymétrie de l’ombre et de la lumière (de la quarte et de la quinte) découle d’une dissymétrie même dans la scission cartésienne de la géométrie musicale : elle ne produit pas deux intervalles de même nature (AC/CB), mais injecte de l’hétérogène dans son schéma (Descartes indique explicitement qu’intervient désormais un rapport qu’il faut mesurer « à l’autre, et non plus au même), et cette injection est ensuite constamment renouvelée (dans le nouveau partage de CD et non pas de DB…).
Je le rappelle : Descartes veut rendre raison du fait que la musique dispose de raisons particulières, raisons qu’il s’agit philosophiquement d’accorder à la raison physique de son temps ainsi qu’à celle de l’arithmétique et de la géométrie.
Descartes prend mesure d’une autonomie de la musique, qui a ordonné ses intervalles dans un ordre qui reste référable à un ordre arithmétique ainsi qu’à un ordre géométrique, sans être pour autant sous l’ancienne tutelle de l’ordre mathématique. Descartes ne vise pas à maintenir la tutelle mathématique pythagoricienne sur l’ordre musical (en le renouvelant, par exemple selon l’ordre des seuls nombres premiers 2, 3, 5…), mais à présenter l’ordre musical comme mathématisable (soit sous forme arithmétique, soit sous forme géométrique) et mathématisable ne signifie pas que la mathématique à proprement parler « commande » l’ordre musical.
En effet dire que le réel est mathématisable ne revient pas à dire que le réel est mathématique. Dans le vocabulaire qu’emploie Alain Badiou, si la mathématique est bien l’ontologie, cela signifie bien que le réel est mathématisable (dans la mesure où tout réel a sa part d’être et donc relève des mathématiques dans sa part ontologique) mais ne se réduit pour autant nullement à l’ontologie. Dit dans un autre vocabulaire – celui de la différence ontologique heideggérienne — l’ontique est mathématisable, en sa part ontologique, sans être d’ordre purement mathématique (comme l’est l’ontologique). Descartes ne vise donc pas à maintenir une tutelle mathématique sur la musique, mais il veut prendre mesure de cette nouveauté musicale qui, même mathématisable, dispose cependant de sa logique propre.
Mon hypothèse serait que dans ce travail, il rencontre la nécessité de poser de nouvelles opérations de la raison et par là s’engage sur la voie d’une nouvelle figure du sujet (que Lacan appellera le « sujet de la science ») et, bien sûr, Descartes fait tout ce travail en tant que philosophe, pas en tant que mathématicien, physicien ou musicien.
Dernière remarque : la scission de la géométrie renvoie dans ce même texte à une scission des nombres : il y a en effet trois sortes de nombres dans le Descartes du Compendium, puisqu’il distingue les nombres temporels, les nombres sonores et les nombres arithmétiques (soit entiers, soit premiers). Même dans la catégorisation des nombres, il y a donc dans le Compendium musicae différents ordres.
Il ne s’agit pas pour nous d’analyser en détail la théorie de la musique de Rameau, théorie musicienne cette fois : il ne s’agit pas ici d’un cours sur les différentes théories de la musique, qui peuvent être des théories philosophiques, mathématiques, physiques, musiciennes, sociologiques, économiques, politologiques (voir le pont-aux-ânes musique & pouvoir…), psychanalytiques, théologiques, poétiques, etc.
Il s’agit de voir :
— comment les intellectualités musicales se constituent comme telles (« intellectualité musicale » n’équivalant nullement à « théorie musicienne de la musique ») et donc leurs spécificités ;
— dans cette constitution, quel rôle jouent les rapports de cette intellectualité musicale à la philosophie.
Rameau propose une théorie musicienne qu’il présente comme étant dans la lignée de celle d’Aristoxène, le premier à avoir constitué cette subjectivité théorique en musicien (cf. le premier cours) : Rameau cite Aristoxène dans son œuvre théorique, de même qu’il cite Zarlino (XVIème siècle) qui représente pour lui la référence actuelle en matière de théorie musicienne.
D’autre part, Rameau doit prendre en charge les apports récents du physicien Sauveur : depuis Descartes et Galilée, on est entré en effet dans l’ère de la physique mathématisable et mathématisée et, dans ce sillage, Sauveur a inventé au tout début du XVIIIème siècle la discipline acoustique.
• Rameau est le fondateur des intellectualités musicales, en ce sens que son projet déborde largement les enjeux d’une théorie musicienne.
• Rameau déploie dans son entreprise nouvelle un bord à bord capital avec la philosophie de Descartes (et pas seulement avec la théorie cartésienne de la musique), et ce pour des raisons immanentes à ce qu’est une intellectualité musicale, raisons essentielles qu’il s’agit ici de dégager.
*
Mais avant cela, petite ponctuation générale du projet de ce cours : si l’intellectualité musicale est bien, d’après la formule brève du premier cours, ce qui propose de dire la musique, s’il s’agit plus précisément de projeter la pensée musicale dans la langue, de la dire au sens d’un dire musicien, comment ce dire est-il ou non compatible avec la maxime wittgensteinienne du silence face à l’indicible ?
L’intellectualité musicale, comme « dire la musique », rencontre l’obstacle de la prescription inscrite par Wittgenstein à la fin de son Tractatus : « Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen « (traduit ainsi par Gilles Gaston Granger « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. »). En effet il est vrai que la musique est un impossible puisque la pensée musicale ne se situe pas dans l’espace de la langue ; ainsi l’œuvre non seulement ne parle pas mais son ordre de pensée propre ne relève pas du langage. On ne peut donc pas la traduire ; d’où un réel impossible à dire la musique, ce qui est pourtant le projet propre de l’intellectualité musicale !
Comment l’intellectualité musicale, qui s’est placée sous l’impératif « dire la musique », et qui se trouve ainsi confrontée à la prescription du Tractatus doit-elle procéder ?
Il existe en ce point une réponse philosophique récurrente, selon laquelle la pensée est précisément ce qui se tient au point d’un impossible à dire qu’il s’agit alors de forcer : on pourrait ainsi définir l’intellectualité (en général) comme ce qui prend la forme d’un impératif face à un impossible à dire. L’intellectualité musicale serait alors une modalité propre à la musique de cette intellectualité : elle serait l’exigence de se tenir en un point d’impossible qui culmine dans l’impératif de dire la musique.
Voici quelques textes thématisant cette problématique de l’« intellectualité » :
« Dire
pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit. […] Dit est mal dit.
[…] Désormais plus tantôt dit et tantôt mal dit. Désormais dit seulement. […]
Jamais depuis que d’abord dit jamais dédit. »
L’intellectualité
musicale serait-elle condamnée à mal dire la musique ? Quand bien même ce
serait le cas, mal dire s’inscrit encore dans le régime du dire.
« Que
peut-on dire, quand c’est de vous [mon Dieu] qu’on parle ? Et pourtant
malheur à ceux qui taisent sur vous, car leur parlage n’est alors que
mutisme ! » Quid dicit aliquis, cum de te dicit ? Et uæ
tacentibus de te, quoniam loquaces muti sunt.
« Ce
qu’Augustin disait au commencement de ses Confessions est bien vrai :
« Malheur à l’homme qui se tairait tout bonnement sur ce dont il ne peut
parler de façon claire et univoque ! » »
Il
me plaît que cet auteur indexe au courage de la pensée ce parti pris de ne pas
se taire au lieu même où parler n’est plus possible.
« La
proposition cardinale de kantisme : ce qu’on doit, on le peut.
Ainsi : ce qu’on ne peut pas dire, puisqu’on doit le dire, on peut le
dire. […] Il n’est rien devant quoi la pensée doit se taire. »
Il
en va, en cette affaire, de l’existence même de la pensée comme telle.
« Ce
qu’on ne peut pas dire…/Il faut l’écrire. »
« Donnons-nous
ce que nous appellerons le problème de Wittgenstein. Supposons comme il semble que l’ait avancé ce
dernier qu’il y ait antinomie entre dire et montrer. Il y a ce qui se dit et il
y a ce qui ne se dit pas ; entre les deux, la frontière est réelle et
infranchissable. Ce qui ne se dit pas se montre et il faut s’en taire ; ce
qui se montre se montre par tableaux. Au rang de ce qui ne se dit pas, et
partant se montre en tableaux, il y a la vérité de ce qui se dit. Il est clair
que Lacan, dans son œuvre écrite presque entière, a tenu que le problème de
Wittgenstein, était tout à la fois réel et traitable. Qu’il ne conduisait pas
au devoir de silence. De fait, Lacan a fort tôt rencontré le silence, dans sa
relation à la vérité – et il s’en est écarté. »
« Le
silence est, au registre du réel, impossible. Ainsi faut-il entendre la
prosopée : « Moi la vérité, je parle ». […] Autrement dit, Wittgenstein
aurait raison, si seulement ce dont on ne peut pas parler consentait à se
taire. Le point, c’est qu’il n’y consent pas. L’inconscient, c’est justement
cela. Or de ce qui ne se tait pas, comment consentir à ne pas parler, quelque
impossible qu’on rencontre à s’y essayer ? Et s’agit-il de consentir,
quand le silence est impossible au sujet ? Impossible de parler,
impossible de ne pas parler. De là, les stratégies de l’entre-deux, du mi-dire,
du pas-tout. L’aphorisme : « la vérité ne se dit pas toute » ne
signifie pas que la vérité ne se dise pas – elle se dit, mais pas toute. Et se
disant, si même pas toute, elle n’a pas à être montrée. Il n’y a pas de tables
de vérité. À la dichotomie de Wittgenstein pare la logique du partiel, de
l’incomplet, de l’entre-deux, de l’heteros : dire, c’est assembler ce qui est radicalement
étranger à soi-même. »
« L’éthique
du bien dire se pose en symétrique de la dernière thèse du Tractatus. […] Qu’il existe des x tels qu’on n’en peut (können) parler, qu’il faille (müssen) s’en taire, soit : supposons cependant que l’on
en vienne au devoir (sollen), alors le devoir est
de bien dire. Or, bien dire, c’est conjoindre ce qui ne peut pas être
conjoint. »
« Après
tout, qu’est-ce que l’inconscient, sinon précisément une frontière à l’acte de
penser, dont la psychanalyse, dès Freud, se propose de penser à la fois les
deux côtés ? Au plus intime de l’objet freudien, réside ce battement réel
dont le mi-dire lacanien est le plus fidèle répondant. »
En
référence au thème lacanien du mi-dire que Jean-Claude Milner introduit ici, on
peut poser de même que la musique ne se tait pas, et qu’en conséquence le
musicien (en tant que partie de la musique) n’a pas plus à le faire.
Rapportée à la problématique d’ensemble de ce cours (« écouter, lire et dire la musique »), nous reformulerons notre propos ainsi : « écouter, lire et mi-dire la musique », ou encore, suivant cette fois Beckett : « écouter, écrire et mal dire la musique ». À considérer ainsi, d’après notre lecture de Milner, que l’intellectualité musicale sera un « mi-dire » la musique, deux thèmes sont encore à envisager : celui de l’inconscient et celui du battement.
S’il y a un inconscient musical (pour la pensée musicale, c’est-à-dire un inconscient de l’œuvre, mieux à l’œuvre), alors c’est l’écriture, et la partition.
Mais s’il y a un inconscient musicien, on pourrait alors tenir que la musique serait l’inconscient du musicien, ce qui pourrait même nous conduire à définir ainsi le musicien comme celui dont la musique serait l’inconscient. Dire la musique serait alors un impératif pour le musicien, en ce sens que son inconscient (la musique) lui parlerait et lui commanderait de la dire…
Le musicien, en vérité, est toujours dans un entre-deux, tantôt à l’intérieur, tantôt à l’extérieur du monde de la musique : il y a donc un effet de battement propre au musicien, qui tantôt est dans la musique lorsqu’il en fait (et qui par là même est fait par la musique), et tantôt la dit de l’extérieur. Ici la réponse de Milner à l’impératif de Wittgenstein (« penser à la fois des deux côtés ») semble bien correspondre à la place du musicien, lequel « pulse » (R. Guitart) entre nommer et phraser la musique, ces deux modalités essentielles pour dire la musique.
— Nommer, c’est catégoriser le dire. Cela relève plutôt d’un dire algébrisant.
— Phraser, c’est dynamiser le dire. Cela relève d’un dire topologisant. Modèle : Pierre-Jean Jouve
D’où, bien sûr, deux croisements :
— phraser à partir de noms, dynamiser un réseau catégoriel (ou voie de l’algèbre topologique) ;
— ossaturer un phrasé, structurer un discours en le catégorisant (ou voie de la topologie algébrique).
Le croisement de ces deux voies (d’ordre 3 !) peut alors désigner la modalité de théorisation propre à l’intellectualité musicale.
Pour en revenir au Tractatus (mais il faudra revenir plus en détail sur tout ceci, en un cours spécialement consacré à cet examen), on peut lister au moins 6 manières de se tenir au point d’impossible de Wittgenstein :
o bavarder pour ne rien dire ;
o se taire ;
o montrer (voie énoncée dans le Tractatus : « il y a pourtant de l’informulable qui se fait voir, c’est ce qu’il y a de mystique » [1]), ou voie de la mystique ;
o crier ce qu’on ne peut dire, ou voie de la gnose ;
o écrire ;
o forcer l’impossible à dire, mi-dire ou voie de l’intellectualité.
Ceci revient à poser que ce qu’on ne peut dire :
o on en bavarde, cause…
o on le tait
o on le montre
o on le crie
o on l’écrit
o on en force un dire inouï, on le mi-dit, on pulse (René Guitart) aux bords d’un entre-deux.
En étant un peu brutal, on peut regrouper deux à deux ces positions et distinguer trois logiques :
- bavarder pour ne rien dire ou se taire = la voie musicologique ;
- montrer ou crier = la voie du musicien artisan ;
- écrire ou mi-dire = voie du musicien pensif c’est-à-dire de l’intellectualité musicale.
Ainsi l’intellectualité musicale fait un impératif d’un impossible à dire la musique.
Jean-Philippe
Rameau
1683-1764
1722 |
Traité
de l’harmonie réduite à ses principes naturels |
|
|
1726 |
Nouveau système de musique théorique |
Système de musique |
|
1732 |
Dissertation sur les différentes méthodes
d’accompagnement |
|
technique |
1737 |
Traité de la génération harmonique |
Traité de génération |
symétrie majeur/mineur |
1750 |
Démonstration du principe de l’harmonie |
Démonstration de principe |
|
1752 |
Nouvelles réflexions sur la démonstration Réflexion sur la manière de former la voix |
|
technique |
1754 |
Observations sur notre instinct pour la musique |
|
Polémique (cf. Rousseau) |
1755 |
Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie |
|
Polémique |
1760 … 1761 1762 |
Code de musique pratique Nouvelles réflexions sur le principe sonore Lettre à M. d’Alembert Origine des sciences |
|
Technique Cosmologie polémique |
1. Le Traité de l’harmonie (1722),
2. Le Nouveau système de musique (1726)
3. et la Génération harmonqiue (1737) sont les textes principaux de Rameau.
4. Puis en 1750 s’opère un basculement : apparaît le thème de la démonstration alors qu’auparavant il s’agissait pour lui de chercher des preuves. Rameau commence à avoir une vision hégémonique du principe qu’il a trouvé, ce qui entraîne la vive protestation des Encyclopédistes, de d’Alembert en particulier.
Les références de Rameau à Descartes sont telles qu’on peut imaginer au titre de « fiction » un parallélisme chronologique : celui d’un Rameau reparcourant le même trajet de pensée que Descartes :
1) 1722 : Traité de l’Harmonie. Rameau cite le Compendium (1618) à la lumière des Regulæ (1628)
2) 1726 : Nouveau Système de musique. Rameau tient ici compte du Discours de la méthode (1637) et des trois Essais (1637).
Ce livre est ainsi présenté : « Pour servir d’Introduction au traité de l’Harmonie » (cf. généalogie inversée).
Noter le même mot « règles » se retrouve bien chez
les deux, mais il conduit Descartes à la Méthode, et Rameau au Principe…
3) 1737 : Génération harmonique. Pas de nouvelles références à Descartes : ni aux Méditations métaphysiques (1641), ni aux Principes de la philosophie (1644), ni au Traité des passions (1648).
Il s’agit désormais du tempérament égal. À partir de là, sa théorie proprement musicale est achevée.
4) 1750 (-1764) : Démonstration du principe de l’Harmonie. Maintenant distance et critique de Descartes… Ceci dit il expose là son expérience de pensée explicitement inspirée de Descartes.
Rameau connaît celle d’Aristoxène (que l’on peut considérer comme le premier à avoir proposé, vingt siècles plus tôt, une théorie musicienne ; cf. premier cours), cité plusieurs fois. Il cite de même abondamment Zarlino (XVIème siècle), qu’il considère comme la référence (à dépasser !) de son temps.
Rameau mentionne Sauveur et prend acte du fait que l’acoustique existe. Il fait état des expériences nouvelles de la résonance du corps sonore : décomposition du spectre que Sauveur a consignée dès 1702. Or, Saveur étant sourd, ses expériences acoustiques sont liées au regard (renflements de la corde…), et ce détail n’est peut-être pas sans rapport avec ce qu’on pourrait appeler l’impérialisme musical de Rameau à partir de 1750, lorsque pour lui la musique commencera à dicter ses ordres aux arts visuels…
Rameau connaît Descartes, qu’il cite volontiers.
Rameau vise à montrer que la mélodie découle de l’harmonie, laquelle procède d’un principe naturel qui est la résonance du corps sonore enveloppée par sa fondamentale. L’harmonie est première, car tout corps sonore qui vibre est un ensemble d’harmonies englobées par la note la plus basse, la fondamentale. La mélodie n’en est alors qu’un déploiement horizontal.
Cette thématisation rend compatible un accord général, une harmonie, une résonance enveloppante, d’autant que Rameau y inclut l’être humain : pour Rameau, nous sommes nous-mêmes des corps passivement harmoniques (une préfiguration de la psycho-acoustique ici s’esquisse).
Cela aboutit à une sorte d’impérialisme musical car, au nom de cette nature qui englobe la totalité, Rameau va finir par dire que là où la Nature a le mieux explicité sa Loi, son Principe, c’est dans la musique et que, corrélativement, cette Loi découverte par la musique doit valoir pour les autres arts et même les autres discours du savoir.
On s’avise alors du rapport très particulier que Rameau entretient à la philosophie ou à l’anti-philosophie, car c’est selon lui la musique (et non plus la philosophie) qui rend compatible les disciplines de pensée.
Commençons par un inventaire des thèmes qui vont nous permettre d’identifier chez Rameau une problématique nouvelle, propre à l’intellectualité musicale, par différence à la problématique d’une simple théorie musicienne.
Rameau parle peu de théorie, et préfère le terme de « traité » ; il parle parfois de « musique théorique » et de « musique pratique », et non pas de pratique musicale et de théorie musicale. Ailleurs, il oppose le binôme « musique spéculative » et « musique pratique ». Je dirais volontiers, en forçant le trait, que « musique théorique » et « musique spéculative » nomme pour Rameau ce que je nomme intellectualité musicale.
Pour lui, en effet, la musique est ici sujet : le rapport entre musique et théorique y est donc différent de celui qui prévaut dans une théorie musicale où la musique est prise comme objet extérieur disposé devant une pensée. En ce sens, il oppose la musique spéculative à celle que fait le simple « musicien de pratique », comme pour différencier musicien pensif et musicien artisan.
L’anti-empirisme de Rameau prend la forme non pas d’un refus global de l’expérience mais de sa récusation quand elle prétend fonder la pensée théorique dont le musicien a désormais besoin. Pour Rameau, c’est la raison qui commande l’expérience car celle-ci ne peut rendre raison de la pratique musicienne : on retrouve ici chez Rameau le thème cartésien de rendre raison des choses, des pratiques, dont seul un principe a le pouvoir.
Rameau refuse les règles éparses que se donne le musicien artisan. La raison pose un principe et il s’agit ensuite de se tenir dans les conséquences de ce dernier.
Rendre raison, pour Rameau, c’est rendre intelligible, c’est-à-dire donner une intelligence aux règles. Même s’il ne le formule pas explicitement en ces termes, son projet peut être dit celui de rendre intelligible le sensible, plus exactement le perceptible.
On retrouve là une caractéristique générale de l’intellectualité musicale : tenir que le sensible est intelligible. C’est une autre manière de signifier que le musicien pensif doit dire la musique ; d’où l’importance, pour lui, de s’appuyer sur la philosophie.
Le sensible renvoie ainsi chez Rameau à l’espace des passions qui doivent dans cette perspective être comprises comme intelligibles et précisément, sur ce point, Rameau indique la nécessité de se référer au philosophe, chargé de proposer une théorie des passions…
La question de la nomination est explicite chez Rameau : il lui importe par exemple de traduire le vocabulaire musicien à l’attention des non-musiciens (voir « préparer » ou « sauver » les dissonances), de manière à leur expliquer la logique des noms musiciens. Il demande, autre exemple, si l’on doit donner le même nom à deux intervalles différents. Il s’interroge ailleurs sur les bons noms pour les différents intervalles. Il assume de nommer lui-même : « J’appelle ignorance… »
Indexons donc cette attention portée à la nomination à une intellectualité musicale, non à une théorie.
La science, pour Rameau, est un ensemble systématisé de savoirs. Cf. son chiasme : « tout ce qu’on appelle science n’est que routine » (il critique ici la prétendue « science » des traités empiriques, alignant sans ordre et sans principe des recettes disparates) auquel il oppose « ici ce que j’appelle routine est une science » : selon lui toute connaissance musicale part du geste musicien, et la routine des doigts du claveciniste ou de l’organiste est déjà savoir en sorte que, pour accompagner, il faut non seulement une connaissance théorique, mais également une connaissance corporelle.
Il insiste par ailleurs sur le thème des connaissances, à différencier de celui des savoirs. Son projet, dans son traité, est de l’ordre de la connaissance, et s’avère en excès par rapport à une théorie et une pure problématique en termes de savoirs.
Par exemple, lorsqu’il aborde la dissonance, il explique que son intérêt en musique est qu’elle introduit la modulation : on n’est donc pas ce faisant dans une théorie analytique (où la dissonance, apparue on ne sait comment, doit conduire à une résolution locale…), mais on saisit la dissonance du point de vue d’une intelligibilité globale du discours musical.
Il s’agit pour Rameau de guider l’imagination du musicien, du compositeur ou de l’accompagnateur : ici on n’est pas non plus dans la figure de la théorie (rendre « savant »), mais à l’intérieur de la musique, pour guider le musicien et stimuler son imagination…
La question de la preuve est présente surtout dans le Traité de l’Harmonie. Une « preuve » de quelque chose revient chez Rameau à montrer
— que la chose considérée vient d’un principe,
— qu’elle en vient au titre du fait qu’elle s’en déduit,
— qu’en conséquence cette chose a donc un antécédent,
— et qu’ayant un antécédent, cette chose est donc prise dans un enchaînement.
Enchaîner les choses dans une logique déductive et non plus les comparer, voilà bien d’ailleurs un trait marquant, selon Michel Foucault, de la nouvelle épistémé classique, rompant avec l’ancienne analogie.
Cela va conduire Rameau, à partir de 1750, à la conception d’une véritable suture, comme enchaînement de l’intellectualité musicale aux autres disciplines de pensée, suture où la musique serait facteur dirigeant en sorte qu’on posera la thèse suivante : Rameau va finir par transformer la musique en archi-musique.
Cette thèse est inspirée par Alain Badiou qui parle d’archi-politique chez Nietzsche et d’archi-esthétique chez Wittgenstein, deux cas où l’anti-philosophie prend la forme d’une « procédure de vérité » mise en position architectonique et suturante.
Cette archi-musique ne fait que s’approfondir dans le discours de Rameau : d’abord la musique va donner sa loi aux arts de goût, puis à tous les arts, et enfin à toutes les disciplines.
On peut suivre la dérive de Rameau à la lumière de sa position sur ce qu’est un principe : on passe d’une position où il faut des principes (pluralité) à une position où il n’en faut plus qu’un (unicité) pour terminer par une position où cet unique principe… vaut pour tout : « ce principe est unique, et il vaut pour tout » ; « le principe de tout est un ».
Le rapport de la musique aux autres disciplines selon Rameau se fait dans le vocabulaire suivant :
· « noble émulation » entre disciplines,
· « s’accorder » entre disciplines, entre raison et oreille, entre sensible et intelligible (mais qui donne alors, dans cette métaphore musicale, le « la » ? Pour Rameau, ce sera implicitement le philosophe dans ses premiers écrits, puis sera le musicien lui-même, autant dire Rameau…),
· « secours des mathématiques » (à distinguer d’une tutelle ; noter que Rameau critique une manière rebutante de saisir la musique par les mathématiciens…),
· « avoir égard aux autres disciplines » (tenir compte de ce que disent les physiciens – mais il peuvent être « mal informés des lois de la nature » -, les mathématiciens – mais le géomètre peut se perdre dans son calcul –, et également les musiciens artisans),
· « besoin de philosophes » (en particulier pour une théorie des rapports entre les sentiments et passions).
Au total, qu’est-ce que ceci esquisserait quant aux traits particuliers de l’intellectualité musicale face à la théorie musicienne ?
On y reviendra systématiquement au prochain cours. Listons les traits :
· Cf. les formules « musique théorique » ou « musique spéculative » : l’intellectualité musicale est interne à la musique…
· Elle s’adresse en premier lieu aux musiciens, mais elle a aussi capacité à s’adresser aux non-musiciens qui « pensent » (elle traduit pour cela le vocabulaire musicien) pour faire propagande pour la musique.
· Elle déploie un discours enchaîné par des « preuves » mais ce n’est pas une théorie proprement dite, ou si elle se dit théorie, c’est en un sens propre du mot (cf. ma théorie de l’écoute musicale)
· Elle se distingue de la musicologie (qui n’existe pas à l’époque de Rameau) car sa matière est les connaissances plutôt que les savoirs.
· Elle se soucie de s’accorder aux autres disciplines de son temps, elle a égard pour elles.
· Elle est prescriptive, et refuse l’empiricité descriptive. Elle ne s’attache pas tant au « il y a » qu’elle ne vise à transformer la musique.
· Elle se tient à distance du simple musicien artisan tout en incluant le compositeur (mais pas que lui) dans son orbite.
· Elle vise à rendre le sensible intelligible, à nouer sensible et intelligible sans pour autant s’enfermer dans un simple calcul du sensible (cf. rapport aux mathématiques).
· Elle se noue aux mathématiques et à la physique sans se mettre sous leur tutelle ni rivaliser avec elles.
· Elle accorde une importance particulière aux noms donnés aux choses musicales.
· Elle use de métaphores et fictions par prélèvement dans d’autres domaines (nommément ici le discours). Elle n’a pas peur de l’hétérogène à la différence d’une pure et simple théorie.
[ Prochain cours, le 14 décembre]
––––––––
1.
Si l’expérience peut
nous prévenir sur les différentes propriétés de la musique, elle n’est pas
d’ailleurs seule capable de nous faire découvrir le principe de ces
propriétés avec toute la précision qui convient à la raison : les
conséquences qu’on en tire sont souvent fausses, ou du moins nous laissent dans
un certain doute, qu’il appartient à la raison de dissiper.
2.
C’est principalement
pour ranimer cette noble émulation
qui régnait autrefois, que j’ai hasardé de faire part au public de mes nouvelles
recherches, dans un art auquel je tâche de donner toute la simplicité
qui lui est naturelle, afin que l’esprit en conçoive les propriétés,
aussi facilement que l’oreille les sent.
3.
La musique est une science
qui doit avoir des règles certaines ; ces règles doivent être
tirées d’un principe évident, et ce principe ne peut guère nous être
connu sans le secours
des mathématiques : aussi dois-je avouer que, nonobstant toute l’expérience
que je pouvais m’être acquise dans la musique, pour l’avoir pratiquée pendant
une assez longue suite de temps, ce n’est cependant que par le secours des mathématiques que les idées se sont débrouillées
[…]. Il ne suffit donc pas de sentir les effets d’une science ou d’un
art ; il faut de plus les concevoir d’une façon qu’on puisse les rendre
intelligibles ; et c’est ce à quoi je me suis principalement appliqué
dans le corps de cet ouvrage, que j’ai distribué en quatre livres.
4.
Au reste, ces défauts
sont pardonnables à un auteur qui n’a fait qu’effleurer la matière, et
qui nous fait assez connaître d’ailleurs qu’il l’aurait poussée plus loin qu’un
autre, s’il s’y fût attaché.
5.
La mélodie n’est
qu’une suite de l’harmonie.
6.
Des accords affectés aux
sons fondamentaux, et de leur progression. encore faut-il que ces sons soient
consonants, ce qui s’aperçoit dans l’acte d’une cadence parfaite, dont on peut
même tirer une preuve à l’égard du lieu que doit occuper cette
dissonance dans l’harmonie, en ce que des deux sons de la basse qui nous
préparent à une conclusion de chant, celui qui la termine étant sans doute le
principal, puisque ce son final est aussi celui par lequel on commence toute la
pièce de musique, étant fondée sur lui, il paraît en quelque façon naturel,
que le son qui le précède en soit distingué par quelque chose qui le rende
moins parfait.
7.
Lorsque, d’une
consonance moins parfaite, nous voulons passer à une plus parfaite, allons
plutôt vers la plus proche que vers une consonance éloignée […]. La raison
pour laquelle on observe cela dans les mouvements des consonances imparfaites
vers les parfaites plutôt que dans le mouvement des parfaites aux imparfaites
est que, lorsque nous entendons une consonance imparfaite, l’oreille en attend
une autre plus parfaite en laquelle se reposer, et elle s’y porte par une impulsion
naturelle : de sorte qu’on doit poser la plus proche comme étant celle
qu’on désire.
8.
Il n’y a pas longtemps
que ces accords de petite et de grande sixte sont en usage ; il y a même
encore des musiciens qui ne veulent point les recevoir, abandonnant
ainsi ce que l’expérience leur offre, pour se soumettre à des règles, que
l’on peut appeler fausses ; en ce que d’un côté, il y est dit sans
distinction, que la quarte est une dissonance ; et de l’autre, que l’on
peut faire syncoper la basse sous cette quarte, toujours prise pour dissonance,
de même que sous toute autre dissonance ; ce qui induit une infinité
d’erreurs, dont il est à propos de nous relever.
9.
Or comme nous avons à
combattre ici des opinions presque généralement reçues, nous ne pouvons
nous dispenser de ramener chaque chose à son principe, pour arriver ensuite
au but que nous nous proposons : et l’exacte recherche que nous allons
faire du principe, servira même à prouver, que ce qui paraît de nouveau dans
nos règles, n’est qu’une suite de celles que nous voulons détruire ici,
lesquelles n’ont été fondées que sur les différentes propriétés de la
dissonance, qui proviennent chacune d’une source différente, et qui demandent
par conséquent chacune une règle particulière ; ce que nous allons
distribuer par articles, pour en donner une intelligence plus distincte.
10.
Tous ceux qui ont voulu
nous prescrire des règles de l’harmonie, en ont abandonné le
principe.
11.
Bien que l’expérience
soit seule capable de convaincre ; il n’en est pas de la musique comme des
autres sciences, où les sens nous font apercevoir les choses d’une façon que
nous ne pouvons plus en douter ; ce qui dépend de l’œil est moins
susceptible d’illusion, que ce qui dépend de l’oreille, tel approuvera un
accord, qui déplaît à un autre ; d’où vient cette contrariété de
sentiments parmi les musiciens, chacun s’obstine à soutenir ce que son
imagination, ou ce que son peu d’expérience lui fournit, et l’autorité entre
l’emporte presque toujours sur la raison et sur l’expérience ; mais sur
quoi est fondée cette autorité, quel est celui qui a appuyé ses raisons sur
un principe solide, et qui pourra nous répondre de la parfaite justesse des
organes de celui qui osera se vanter d’avoir une expérience consommée ?
L’on voit que, tout au contraire, la raison ni l’expérience n’ont pu
guider ceux qui nous ont donné les règles de la musique ;
12.
Sinon la raison et
l’expérience sont d’un faible secours ; la raison n’a plus de force, dès
qu’on s’éloigne du principe, et l’expérience ne peut que nous tromper dans
cette conjoncture : si nous examinons un intervalle en particulier, nous
ne pourrons jamais en définir les propriétés, si nous n’examinons en même temps
tous différents accords où il peut avoir lieu […]. Par exemple, on nous dit que
toute dissonance doit être préparée en syncopant ; et ensuite que la basse
peut aussi syncoper sous une dissonance ; en quoi il se trouve une
contradiction ; car, ou la dissonance peut n’être point préparée en
syncopant, ou la basse qui syncope forme elle-même la dissonance ; cette
conclusion est la plus juste que l’on puisse tirer de ces deux règles
opposées ; et peut-être qu’on n’y a jamais pensé.
13.
L’on ne peut juger de la
musique que par le rapport de l’ouïe ; et la raison n’y a
d’autorité, qu’autant qu’elle s’accorde avec l’oreille ; mais aussi rien
ne doit plus nous convaincre que leur union dans nos jugements : nous
sommes naturellement satisfaits par l’oreille, et l’esprit l’est par la
raison ; ne jugeons donc de rien que par leur concours mutuel. L’expérience
nous offre un grand nombre d’accords susceptibles d’une diversité à l’infini,
où nous nous égarerons toujours, si nous n’en cherchons le principe dans une
autre cause ; elle sème partout des doutes ; et chacun
s’imaginant que son oreille ne peut le tromper, ne veut s’en rapporter
qu’à lui-même. La raison au contraire ne nous met sous les yeux qu’un seul
accord, dont il lui est facile de déterminer toutes les propriétés, pour peu
qu’elle soit aidée de l’expérience : ainsi dès que cette expérience ne dément
point ce que la raison autorise, celle-ci doit prendre le dessus ; car
rien n’est plus convaincant que ces décisions, surtout lorsqu’elles sont tirées
d’un principe aussi simple que celui qu’elle nous offre : ne nous réglons
donc que sur elle, si cela se peut, et n’appelons l’expérience à son secours,
que pour affermir davantage les preuves.
14.
La raison et l’oreille s’accordant
tellement sur ce point
15.
Que ce principe est
merveilleux dans sa simplicité !
16.
Le géomètre a beau
proposer ce principe, son peu d’expérience, qui ne lui a pas permis de
s’expliquer comme nous, l’a fait soupçonner d’ignorance par l’ignorant, qui
s’est perdu dans la multiplicité des accords engendrés de ce principe. Mais
qu’il est facile à présent de revenir sur cette erreur.
17. De la manière de composer une basse
fondamentale au-dessous de toute sorte de musique.
18.
La mélodie provient
de l’harmonie.
19.
Quelqu’ordre de mélodie
que l’on observe dans chaque partie en particulier, elles formeront
difficilement ensemble une bonne harmonie, pour ne pas dire que cela est
impossible, si cet ordre ne leur est dicté par les règles de l’harmonie.
20.
Si ce compositeur
peut se donner la satisfaction d’entendre ses productions, son oreille se forme
peu à peu ; et s’il devient une fois sensible à la parfaite harmonie, où
ces commencements le conduisent, il peut être certain d’un succès, qui ne
dépend absolument que de ces premiers principes.
21.
La mélodie n’a pas moins
de force dans les expressions que l’harmonie ; mais il est presque
impossible de pouvoir en donner des règles certaines, en ce que le bon goût y a
plus de part que le reste ; ainsi nous laisserons aux heureux génies le
plaisir de se distinguer dans ce genre, dont dépend presque toute la force des
sentiments ; […] ce n’est pas que lorsqu’on sait disposer à propos
une suite d’accords, on ne puisse en tirer une mélodie convenable au sujet,
comme nous le verrons dans la suite ; mais le goût en est toujours
le premier moteur.
1.
Il y a effectivement
en nous un germe d’harmonie, dont apparemment on ne s’est point encore aperçu :
il est cependant facile de s’en apercevoir dans une corde, dans un tuyau, etc.,
dont la résonance fait entendre plusieurs sons à la fois ;
puisqu’en supposant ce même effet dans tous les corps sonores, on doit par
conséquent le supposer dans un son de notre voix, quand même il n’y serait pas
sensible ; mais pour en être plus assuré, j’en ai fait moi-même
l’expérience, et je l’ai proposée à plusieurs musiciens, qui, comme moi, ont
distingué ces trois sons différents dans un son de leur voix ; de sorte
qu’après cela, je n’ai pas douté un moment que ce ne fût là le véritable
principe d’une basse fondamentale, dont je ne devais encore la découverte qu’à
la seule expérience.
2.
Ce principe ainsi
trouvé, m’a engagé à de nouvelles recherches, dont j’ai cru devoir faire part
au public. Je n’ai pu me dispenser pour lors d’emprunter le secours de quelques opérations mathématiques ; mais je
crois les avoir mises tellement à la portée de tout le monde, que les moins
expérimentés dans la science des mathématiques, n’auront pas de peine à y
concevoir ce qui est nécessaire pour l’intelligence de cet ouvrage.
3.
Je n’ai pas poussé plus
loin mes découvertes dans la théorie de la musique, parce qu’il ne m’en
a pas fallu davantage pour m’instruire de ce qui regarde la pratique de cet art.
4.
Comme mon ouvrage est
principalement consacré aux musiciens, […] j’abandonne ces nombres harmoniques,
et je ne m’explique plus qu’en termes de pratique.
5.
Je fais voir […] que la
mélodie naît de l’harmonie.
6.
On peut exceller dans
la pratique de la musique, sans en savoir la théorie.
7.
Sans une certaine
sensibilité qui nous est naturelle pour l’harmonie, on n’est jamais parfait
musicien.
8.
Avec cette seule
sensibilité on n’est jamais en état de la procurer aux autres aussi promptement
que cela se pourrait : on n’est point exempt d’erreurs, et l’on est
toujours borné quant au fond.
9.
Le seul et unique moyen
de gagner promptement cette sensibilité, consiste dans l’accompagnement du
clavecin ou de l’orgue.
10.
On n’a point encore
trouvé les principes de cet accompagnement ; […] on ne les trouvera jamais
sans la connaissance de la
basse fondamentale ; et […] même avec cette connaissance, il faut encore avoir celle du doigter,
proportionnellement à l’ordre et au progrès des accords ; dès qu’on veut s’en
servir pour gagner promptement la sensibilité à l’harmonie.
11.
Un accompagnement bien
digéré doit procurer en peu de temps la facilité de préluder, et doit par
conséquent aider à former non seulement l’oreille à l’harmonie, mais encore le
génie et le goût ; de sorte que c’est là le seul moyen de former un bon
compositeur, et même un bon organiste.
12.
Enfin, je fais voir,
que, faute d’avoir connu la basse fondamentale, la raison et
l’oreille n’ont encore pu s’accorder dans la musique : non que cette
remarque puisse diminuer le mérite de nos grands musiciens ; je crois au
contraire, qu’elle doit servir à le relever, puisque malgré les mauvais
principes qu’ils ont reçus de leurs premiers maîtres, ils ont porté leur
art à un très haut degré de perfection. Si cependant quelques jaloux de la
réputation de ces premiers maîtres, voulaient se mettre en devoir de la
défendre ; je les prie de s’en expliquer hautement, et de ne pas se
contenter de dire leurs raisons à des personnes qui ne sont pas en état de les
combattre, ni peut-être même de les concevoir : une dispute sur un
pareil sujet ne peut être que très instructive, et il est de l’intérêt de tous
les musiciens qu’on la rende publique.
13.
J’y fraye [dans cet
ouvrage], en un mot, bien des routes, qui pourront mener loin ceux qui voudront
les suivre, soit dans la spéculation, soit dans la pratique de la musique.
14.
La musique est la
science des sons ; elle se distingue en théorique et pratique. La musique
théorique considère les
différents rapports des sons, en recherche le principe, et rend
raison des règles nécessaires pour la pratique. La musique pratique
enseigne la composition et l’exécution.
15.
Nous n’avons encore
parlé que des choses dont l’oreille peut juger : mais à présent la
raison va nous conduire, en nous montrant une manière de marquer par des
nombres, l’exact rapport des sons. Pour cet effet, nous serons obligés d’emprunter
des mathématiques quelques notions nécessaires.
16.
Pour savoir quels sons
affectent le plus agréablement l’oreille par leur union, il ne faut que
les entendre ; mais pour juger de leur exact rapport, il faut
quelque chose de plus. Car l’oreille dont le témoignage est toujours un
sentiment confus et sans lumière, nous avertit bien qu’un son est différent
d’un autre, mais elle ne nous marque pas précisément de combien il en est
différent : par conséquent, le ministère de ce sens ne nous est pas
suffisant ici ; bien qu’il nous soit toujours nécessaire pour
découvrir des faits d’expérience qui puissent nous servir de principes dans les
raisonnements que nous ferons sur ce sujet ; mais pour juger de l’exact
rapport d’un son avec un autre, nous ne pouvons nous en rapporter qu’à la
seule raison et au calcul.
17.
Pour faire à présent l’application
de ces définitions mathématiques à notre sujet, nous supposons d’abord que
les nombres marquent la division d’une corde en parties égales.
18.
Cette proportion peut
être appelée en même temps arithmétique et harmonique, non pas selon l’idée
qu’en ont les mathématiciens mais conformément à celle qu’on doit avoir
d’une proportion d’où l’on tire le plus parfait de tous les accords ;
19. Chapitre I : faits d’expérience qui servent
de principe à ce système.
20.
Une seule corde fait résonner
toutes les consonances, entre lesquelles on distingue principalement la
douzième et la dix-septième majeure.
21.
Nous croyons pouvoir proposer
cette expérience comme un fait qui nous servira de principe pour établir
toutes nos conséquences.
22.
Puisqu’on ne voit frémir
distinctement que les cordes accordées à l’unisson ou à l’octave des différents
sons que fait entendre une seule corde ; ce frémissement est une preuve
évidente de la parfaite justesse des consonances qui en résultent.
23.
Nous ne croyons pas
qu’il soit hors de propos de faire ici une petite comparaison de la musique
avec le discours, pour donner une intelligence un peu distincte de la
modulation.
24.
La modulation doit
contribuer beaucoup à la force de l’expression […]. Que doivent donc penser
(si cela est) la plupart
des musiciens qui n’ont que des modulations d’habitude, et qui contents
d’avoir trouvé un chant expressif, négligent de lui donner une modulation
proportionnée et détruisent par là les perfections qu’ils tirent de leurs
talents. Nous avons tous nos modulations d’habitude, où nous tombons toujours, dès
que nous manquons des connaissances qui pourraient nous en distraire à
propos.
25.
Si nous savions
cependant le tort que peut nous faire l’habitude en pareil cas, nous
nous tiendrions mieux sur nos gardes ; nous nous méfierions de notre
expérience même ; et cherchant toujours le vrai, à l’aide de nos
connaissances, nous le trouverions bientôt ;
26.
Vous entonnerez tantôt
la tierce majeure au-dessous de cette note, tantôt la tierce mineure
au-dessous, tantôt la quinte au-dessous, et tantôt la quarte au-dessous ;
où vous remarquerez pour lors que cette quarte vous donnera plus de peine à
trouver que les autres consonances, parce qu’elle n’est pas directe, […] ;
si bien que ces différentes consonances trouvées ainsi au-dessous d’une
note ; sans les avoir déterminées exprès, doivent sans doute vous
persuader qu’il y a là au moins quelque chose d’extraordinaire que vous ne
pouvez concevoir : mais si vous étiez seulement en état de reconnaître le
ton, c’est-à-dire le son principal du chant que vous aurez parcouru, vous
verriez que vous en auriez toujours entonné ou le son principal, ou du moins la
dominante de ce son principal.
27.
Si l’on n’entend point
de dissonances dans la résonance d’un corps sonore ; cela prouve
qu’elles ne sont pas naturelles dans l’harmonie ; et par conséquent
elles ne peuvent y être introduites que par le secours de l’art.
28.
Quoiqu’on ne puisse
juger des effets de la musique que par l’expérience, elle ne nous apprend pas
néanmoins la manière dont doivent être disposées les choses, avant
qu’elles puissent produire l’effet que nous en éprouvons ; le hasard peut
bien, à la vérité, nous favoriser quelquefois en cette occasion ; mais,
nous fera-t-il jamais connaître si nous avons trouvé tout ce que nous avons à
chercher ? Nous y fera-t-il faire les distinctions nécessaires ? Nous
en fera-t-il bien connaître les rapports et les dépendances ? Nous
fera-t-il voir clairement le principe sur lequel le tout doit être fondé ?
Et pourrons-nous jamais en tirer une connaissance assez distincte pour nous mettre
en état de la procurer aux autres ? Laissons donc là cette expérience qui
ne peut nous être favorable qu’après-coup ; et cherchons des moyens plus propres à nous
instruire de ce que nous voulons savoir.
29.
La nécessité de la
dissonance se découvre d’abord dans les trois sons fondamentaux qui
constituent un mode ; puisque chacun d’eux peut à son tour imprimer l’idée
de la modulation : et c’est justement en quoi consiste l’adresse du
musicien, qui à l’aide d’une dissonance jointe à l’harmonie d’un son
fondamental qui n’est pas principal, trouve le moyen de rendre sensible à ses
auditeurs la modulation qu’il a dessein de leur présenter.
30.
Nous pouvons encore
tirer avantage de la comparaison faite dans le chapitre VII entre
les différentes modulations et les différentes phrases d’un discours ;
en ce que, si cette comparaison est juste, il faut qu’il se trouve entre tous
les accords successifs d’une modulation, la même liaison qu’on remarque entre
tous les mots qui composent une phrase.
31.
Les règles établies pour
la dissonance, prouvent la liaison dont nous voulons parler ; car,
lorsqu’on dit qu’il faut préparer une dissonance, cela signifie que le
son qui la forme dans un accord, doit avoir fait partie de l’accord qui la
précède immédiatement ; et quand on dit qu’il faut la sauver, cela
signifie qu’elle doit avoir un progrès fixé, et tel que nous le souhaitons
naturellement, après l’avoir entendue. Or rien ne peut mieux faire sentir une
liaison en harmonie, qu’un même son qui sert à deux accords successifs,
et qui fait souhaiter en même temps le son, pour ne pas dire, l’accord qui doit
suivre immédiatement.
32.
C’est à présent,
qu’après que de justes conséquences nous ont fait trouver ce que nous
cherchions, c’est à présent, dis-je, que nous pouvons en éprouver
l’effet : et si l’expérience s’accorde pour lors avec la raison, de quelle conviction cela
ne doit-il pas être ?
33.
Ce progrès que nous
venons de fixer aux dissonances s’appelle, en termes de musique,
sauver : mais il y a de plus une manière de les faire précéder qui s’appelle
préparer.
34. Quel est le nom qu’on doit donner à chaque
intervalle, pour en faire distinguer le genre ?
36.
Un musicien qui se
contente de bien pratiquer son art, peut, absolument parlant, se passer de la
science : car que lui importe de savoir pourquoi telle chose lui plaît ou
lui déplaît, pourvu qu’il y soit sensible ; que lui importe de savoir que
tel accord dérive d’un tel autre, pourvu qu’il l’emploie à propos ; que
lui sert la connaissance de la basse fondamentale, dès qu’il trouve
naturellement la basse continue, et que lui importe de savoir qu’une telle
règle dérive d’un tel principe, pourvu qu’elle le mène à son but, lorsqu’il se
la rappelle ? Voilà comment il raisonne ordinairement, du moins en lui-même :
cependant s’il s’agit de parler théorie, il est le premier à entrer en lice.
37.
Si le musicien croit
qu’il soit de son intérêt de se faire passer pour savant, que ne
travaille-t-il à le devenir ? N’a-t-il pas déjà fait les trois quarts et
demi du chemin, quand il est une fois sensible à l’harmonie ? Et pourquoi
vouloir en imposer, lorsqu’il ne dépend que de nous de posséder parfaitement la
connaissance de notre art ? Serait-ce par prévention pour nos premiers
maîtres ?
38.
Les talents ne se
donnent point, ils se perfectionnent seulement à force de les bien
cultiver ; mais la science s’acquiert ; et qu’on ne s’y trompe
pas, c’est à l’aide de cette science qu’on trouve les moyens de bien cultiver
ses talents, et de les faire éclore en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut,
lorsqu’on laisse tout faire au temps.
39.
Ne verrons-nous jamais
éclore un bon musicien, qu’après quinze ou vingt années de sa part ; et
n’y aurait-il pas moyen d’abréger un si long cours d’étude ?
40.
Nous devons à Mr Sauveur l’établissement d’un système qui donne tous les
tempéraments possibles en y relevant une insuffisance : mais il y manque
encore, ce qui a également échappé aux autres, c’est-à-dire, de fixer le
véritable tempérament, et de le fonder sur des raisons convaincantes.
41.
Pour pouvoir établir un
tempérament qui ne souffre aucune difficulté, nous devons avoir égard à trois
choses : à l’expérience des cordes, aux raisons marquées par les
nombres, et à l’habitude où l’on est d’accorder les clavecins.
1.
Parmi toutes les recherches
et les études que j’ai faites pour parvenir à donner des règles certaines et
invariables dans la Musique spéculative et pratique, je n’ai rien
trouvé de plus simple, de plus clair, ni de plus sensible que…
2.
J’en prends à témoins
les plus habiles : savoir ce qu’il faut faire, et l’exécuter dans un
certain moment donné où l’on n’a pas le temps d’y réfléchir, ce sont deux
choses bien différentes. Si vous attendez, pour bien accompagner, que votre
oreille soit absolument formée, que vous sachiez lire la musique très
rapidement, que vous puissiez jeter les yeux sur plusieurs parties à la fois,
pour juger, par la partition, de l’accord que vous avez à pratiquer, sans que
cela donne la moindre atteinte à la promptitude nécessaire de l’exécution, et
que vous soyez en état de ne point confondre les différentes règles applicables
à tous les différents cas qui se présentent d’un moment à l’autre ; j’admire
votre patience. Le temps et l’application peuvent beaucoup, à la
vérité : mais êtes-vous bien résigné à travailler pendant dix ou douze
années à la vérité, comme ont été obligés de le faire jusqu’ici tous ceux
qui réussissent un peu dans l’art dont il s’agit ?
3.
Une oreille conformée
et secondée d’une routine enracinée dans les doigts, aussi bien que de
quelques signes qui nous rappellent ce qui pourrait nous échapper d’ailleurs,
est tout le moment de l’exécution.
4.
Là, tout ce qu’on
appelle science, n’est que routine : vous dit-on qu’il faut faire tel
accord sur tel degré, on ne vous en donne pas la raison ; plusieurs
degrés du même ton portent ce même accord ; dès ce moment, le nuage
s’obscurcit, et la lumière se dissipe ; mais bien plus, le ton change, on
ne le sait pas, on ne le voit, ni ne le sent ; un mauvais chiffre empêche
même d’y penser : que deviennent pour lors le degré et son accord ? Ici
ce que j’appelle routine est une science ; en la communicant aux
doigts, j’en laisse entrevoir les fondements à l’esprit ; et j’attends que
la pratique en soit bien formée, pour les développer entièrement.
5.
Examinez donc bien,
avant que de décider, si effectivement j’ai remédié à tous ces défauts par ma
méthode ; et supposé que cela soit, tout doit vous inviter à la
recevoir : rien n’est plus facile que de la rendre générale ; je n’ai
d’abord qu’à la mettre dans tout son jour, pour épargner aux compositeurs
la peine d’en développer eux-mêmes l’artifice, quand ils voudront chiffrer en
conséquence ; […] Le particulier y trouvera son compte ; outre le
temps qu’il y gagnera, la dépense qu’il épargnera du côté du maître lui sera quatre
fois plus que suffisante pour les frais des basses. […] Les maîtres y
gagneront ; au lieu d’un écolier ils en auront douze, quand une fois, on
sera certain de la facilité avec laquelle on peut apprendre aujourd’hui
l’accompagnement, et du peu de temps qu’il doit en coûter : outre qu’il se
formera par ce moyen un plus grand nombre d’amateurs et de connaisseurs.
1.
La musique n’est pour le
commun des hommes qu’un art destiné à l’amusement, et dont il
n’appartient qu’au goût d’enfanter et de juger les productions :
pour vous, elle est une science fondée sur des principes, et qui, en
enseignant à flatter l’oreille, fournit à la raison de quoi s’exercer.
2.
Longtemps avant que la
musique eût atteint le degré de perfection où elle est parvenue, plusieurs
savants l’ont jugée digne de leur attention et de leurs recherches ; et
presque depuis qu’elle existe, elle jouit de l’honneur d’être regardée comme une
science physico-mathématique ;
on peut dire même qu’elle a cet avantage singulier, qu’elle peut toujours
offrir en même temps à l’esprit et aux sens tous les rapports possibles
par le moyen d’un corps sonore mis en mouvement ; au lieu que dans les
autres parties des mathématiques l’esprit n’est pas ordinairement aidé par les
sens pour apercevoir ces rapports.
3.
Je suis enfin parvenu,
si je ne me trompe, à pouvoir démontrer ce principe de l’harmonie, qui
ne m’avait encore été suggéré que par la voie de l’expérience, cette
basse fondamentale, l’unique boussole de l’oreille, ce guide invisible du
musicien, qui l’a toujours conduit dans toutes ses productions, sans qu’il
s’en soit encore aperçu, mais dont il n’a pas plutôt ouï parler, qu’il l’a
regardé comme son propre bien ;
4.
Zarlino, ce Prince des
Musiciens
5.
Un principe qui ne
donne pas tout, mérite-t-il ce titre, en est-il un effectivement ?
6.
La nature est aussi
féconde que simple, elle nous offre dans son sein des trésors
inépuisables ; mais c’est à nous de découvrir les routes qui doivent y
conduire.
7.
Tout son que l’on
croit unique, dans quelque corps sonore que ce soit, porte toujours avec lui la même
octave, la même quinte, et la même tierce, dont se forme l’harmonie.
8.
Comment il se peut faire
encore que la voix tempère d’elle-même certains rapports de sons, les altère,
en un mot, soit que l’on chante seul, soit qu’on se trouve accompagné d’un ou
de plusieurs instruments ?
9.
S’il est possible de rendre
raison de toutes ces choses
10.
Laissons en arrière
tout ce qui a paru sur la musique, et examinons seulement le fruit que nous
en avons tiré.
11.
L’harmonie qui consiste
dans un mélange agréable de plusieurs sons différents, est un effet
naturel, dont la cause réside dans l’air agité par le choc de chaque corps
sonore en particulier. Cet effet naturel se découvre dans une infinité
d’expériences, où il frappe distinctement l’œil et l’oreille ; on s’y
aperçoit non seulement de l’action des corps sonores sur l’air, mais
encore de la réaction de cet air sur ces mêmes corps sonores, aussi bien
que sur tous ceux qui les environnent.
12.
Nous devons supposer
l’air divisé en une infinité de particules, dont chacune est capable d’un ton
particulier.
13.
Cette expérience qui a
déjà été proposée par M. Sauveur
14.
L’autorité n’ayant
aucun droit dans les sciences, et nous espérons que les conséquences tirées
de ce principe, de cette proportion harmonique, achèveront de nous
convaincre sur son évidence.
15.
Nous laisserons aux
physiciens le soin d’approfondir davantage cette question.
16.
La musique est une science
physico-mathématique, le son en est
l’objet physique, et les rapports trouvés entre les différents sons en font
l’objet mathématique ; sa fin est de plaire, et d’exciter en nous diverses
passions.
17.
Oublions pour un
moment tout ce que l’expérience peut suggérer en musique.
18.
Suite infaillible d’une aveugle
expérience, qui trouve néanmoins encore ses sectateurs, et dont on peine à
se départir. Cette erreur est à la source du peu de progrès qu’on a fait
jusqu’à présent dans la connaissance de la musique ; le physicien mal
informé des lois de la nature, s’y est précipité, comme le géomètre,
dans des calculs où il s’est perdu. Revenons donc sur nos pas, examinons de
plus près les conséquences que nous devons tirer de notre principe : c’est
ici le grand nœud de la question, tout roule là-dessus, et l’on ne saurait
y donner trop d’attention.
19.
Remarquez bien que
l’erreur vient pour lors du même nom qu’on y donne à deux sons différents :
le mi, par exemple, qui fait la quinte de la dans la première colonne, n’est
pas celui qui fait la tierce majeure d’ut dans la deuxième à côté de cet ut ;
et par conséquent si vous prétendez que ce dernier mi doive faire la quinte de
la, ou que le premier doive faire la tierce majeure d’ut, vous êtes mal fondé,
toutes vos raisons n’aboutiront à rien ; en vain me direz-vous que ce
mi doit être le même sur nos instruments : s’il y a de l’erreur, elle
est de votre côté ; la nature n’a pas introduit cette différence sans
raison ; et loin de regarder cet accident comme un défaut, tâchez au
contraire d’en profiter […]. De cette erreur de noms vont naître différents
rapports entre les mêmes intervalles
20.
Le jugement de
l’oreille est toujours fondé, et tout obscur qu’il est sans le secours de
la raison, il ajoute cependant aux lumières de celle-ci, quand une fois elle
nous a développé les causes de ce jugement : c’est pour nous une double
confirmation de voir ainsi la raison et l’oreille s’accorder
ensemble.
21.
Ne devons-nous pas être
encore mieux informés, que nous ne le sommes, des droits de l’harmonie sur
l’oreille, en tâchant de découvrir si effectivement ce sens peut se
contenter de l’à-peu-près en pareil cas ? Il ne suffit pas de trouver un
tempérament possible, il faut qu’il soit fondé ; sans cela nous ne serions
pas mieux écoutés qu’Aristoxène.
22.
Il faut d’abord commencer
par le plus simple, et insensiblement on parvient à ce qu’il y a de plus
composé : rien n’est plus facile que de se former soi-même des exemples
sur tout ce qui a été dit ;
23.
Trouver une méthode
pour guider l’imagination,
c’est déjà beaucoup ; mais en trouver une sur laquelle les choses
imaginées sont nécessairement établies, et par laquelle le fond de toutes ces
choses se rend de point en point dans l’ordre où elles ont été dictées, je
crois que c’est là le grand nœud : rappelez-vous le principe de la
liaison, la possibilité de faire marcher diatoniquement tous les sons
harmoniques, et la succession obligée des dissonances, vous y reconnaîtrez
bientôt le principe de la mécanique des doigts dans l’accompagnement du
clavecin.
24.
On n’en peut conclure
autre chose, sinon que tous leurs raisonnements [ceux des Anciens], tous
leurs calculs n’aboutissent à rien dans la musique ; sans leur
disputer néanmoins la gloire d’avoir fait à cet égard des découvertes au-delà
de ce qu’on pouvait attendre d’un principe aussi imparfait que celui qui les y
a guidés. Ignorer, d’ailleurs, l’harmonie, qui est le principe du principe
de tous ces genres, car c’est l’ignorer que d’en parler comme les Anciens, il
ne faut que les voir tous s’accorder sur la tierce, à laquelle ils
refusent le titre de consonance, pour juger de leurs connaissances sur cet
article ; je ne dis pas même, ignorer la succession fondamentale, ce
serait leur trop demander : ignorer tout cela, c’est bien ignorer la
Musique. J’appelle ignorance, toute connaissance qui ne vient pas d’une expérience simplement formée
par le sentiment ; cette connaissance n’en est pas une, à
proprement parler, c’est seulement une réminiscence d’un effet éprouvé à
l’occasion d’un certain arrangement entre les parties, dont on ignore la cause.
25.
Si l’on s’en rapporte
aux écrits qui nous restent, ils ne nous ont donné que des raisonnements et des
calculs, qui, pour n’être pas fondés sur le véritable principe, sont non
seulement vagues et de peu d’utilité par rapport à l’objet, mais souvent faux,
quoiqu’ils trouvent encore des partisans. Quoiqu’Aristoxène eût trouvé le véritable tempérament dans la
proportion géométrique, il fut néanmoins blâmé de tous ses contemporains, parce
qu’effectivement il ne l’avait pas su fonder ; Zarlino y a plus mal
réussi encore en prenant une autre route ; et l’usage, tout mauvais qu’il
est, a toujours prévalu. On peut admirer un auteur dans ce qu’il a d’admirable,
mais là où le principe manque, tout manque.
26.
Presque toutes les
règles de cet auteur [Zarlino] pèchent par le même endroit, c’est-à-dire, par
le défaut d’une juste définition ;
27.
Le musicien n’est pas
assez en garde contre son oreille ; il ne songe pas qu’elle ne peut
l’instruire que sur la partie qui lui est sensible dans le moment, au lieu qu’en
faisant abstraction de ce sentiment, la raison embrasse le tout, et peut
conduire à en faire part à l’oreille dans chacune de ses parties ; sinon tout
ce qu’il croira savoir, il ne fera simplement que le sentir, et ne le
sentira que par détail ; détail qui produit la confusion dans l’esprit,
qui fait que souvent on applique à une règle ce qui convient à l’autre, et
qu’on n’en connaît pas tous les défauts, le véritable sens, la juste
définition : mais à qui parle-t-il, ce musicien ? Toujours à
des gens qui en savent moins que lui. Et c’est ce qui lui fait tort ; on se
contente de ses raisons, d’où il conclut qu’elles sont bonnes.
28.
Ce qu’il y a de
particulier en ceci, c’est que le simple musicien de pratique a toujours
méprisé la source de la science dont il veut se parer ; comment cela
peut-il s’accorder ? À quoi servent tous ces calculs, dit-il, à quoi bon
ces commas, etc., lorsque je fais de la bonne musique sans cela ? Il voit
à présent à quoi cela sert
29.
Il est vrai que la manière,
dont on avait saisi la musique dans les mathématiques, était d’autant plus
rebutante, qu’après en avoir essuyé toutes les difficultés, on n’en était pas
plus avancé dans la pratique ; les ouvrages des simples mathématiciens,
sur ce sujet, prouvent effectivement qu’ils y étaient très bornés dans leurs
connaissances : mais les épines en sont à présent arrachées, il n’y
reste que les roses, les routes en sont si simples et si bien frayées,
qu’il n’y a plus moyen de s’égarer en les suivant.
30.
J’avoue que je cherche
encore, j’entrevois l’objet de trop loin, je n’y puis atteindre sans le
secours d’un habile philosophe qui me mettrait au fait de la juste différence
entre les rapports des sentiments, sur laquelle différence je pourrais
peut-être en découvrir quelques-unes d’analogues entre les modes, et entre les
différentes manières de passer de l’une à l’autre.
1.
L’ouvrage que je donne
aujourd’hui est le résultat de mes méditations sur la partie scientifique
d’un art dont je me suis occupé toute ma vie : heureusement je ne me
suis point rebuté dans mes recherches, et je suis enfin parvenu à démontrer
ce principe fondamental de la musique, que jusqu’à moi on avait vainement
tâché de découvrir ; je l’avais entrevu dès mon Traité de l’harmonie, et
il ne manquait que cette dernière main pour autoriser tout ce que j’avance dans
ma Génération harmonique. C’est dans la musique que la nature semble nous
assigner le principe physique de ces premières notions purement mathématiques
sur lesquelles roulent toutes les sciences, je veux dire, les proportions, harmonique,
arithmétique et géométrique, d’où suivent les progressions de même genre, et
qui se manifestent au premier instant que résonne un corps sonore […]. Tout
corps sonore, pris en particulier, est toujours censé porter avec lui la
même harmonie qu’il fait résonner, il en est le générateur, et c’est
ainsi que je le nomme partout ; et s’il s’en trouve plusieurs, j’appelle
chacun d’eux, indistinctement, son fondamental.
2.
Si les gens de lettres
trouvent des secours dans les Livres et dans les conversations, je n’y ai
trouvé, moi, que des obstacles.
3.
J’ai lieu de croire à
présent qu’une théorie débarrassée de tous ces calculs, et ramenée à des
vérités claires et simples, ne rebutera plus le musicien de pratique.
4.
Éclairé par la
Méthode de Descartes que
j’avais heureusement lue, et dont j’avais été frappé, je commençai à
descendre en moi-même ; j’essayai des chants, à peu près comme un enfant
qui s’exercerait à chanter ; j’examinai ce qui se passait dans mon esprit
et dans mon organe, et il me sembla toujours qu’il n’y avait rien du tout qui
me déterminât, quand j’avais entonné un son, à entonner, entre la multitude des
sons que je pouvais lui faire succéder, l’un plutôt que l’autre. Il y en avait,
à la vérité, certains pour lesquels l’organe de la voix et mon oreille me
paraissaient avoir de la prédilection ; et ce fut là ma première
perception ; mais cette prédilection me parut une pure affaire d’habitude.
J’imaginai que dans un autre système de musique que le nôtre, avec une autre
habitude de chant, la prédilection de l’organe et du sens aurait été pour un
autre son ; et je conclus que puisque je ne trouvais en moi-même aucune
bonne raison pour justifier cette prédilection, et la regarder comme naturelle,
je ne devais ni la prendre pour principe de mes recherches, ni même la supposer
dans un autre homme, qui n’aurait point l’habitude de chanter ou d’entendre du
chant. Je me mis cependant à calculer et à examiner quel était le rapport du
son que j’avais entonné, avec ceux que l’oreille et la voix me suggéraient immédiatement ;
et je trouvai que ce rapport était assez simple. Ce n’était, à la vérité, ni
l’unisson, comme 1 à 1 ; ni l’octave, comme 1 à 2 ; c’était un de
ceux qui les suivent presque immédiatement dans l’ordre de simplicité, je veux
dire, le rapport du son à sa quinte, comme 2 à 3 ; ou à sa tierce, comme 4
à 5. Mais cette simplicité de rapport eût-elle encore été plus grande, elle
n’eût fait tout au plus qu’une espèce de convenance des sons à celui auquel je
les faisais succéder immédiatement par prédilection ; elle n’eût point
expliqué cette prédilection, ni donné le point fixe que je cherchais. Je vis
donc que je ne le rencontrerais point en moi-même, et j’abandonnai les
convenances, malgré l’autorité et la force qu’elles ont dans les affaires de
goût, de crainte qu’elles ne m’entraînassent dans quelque système qui serait
peut-être le mien, mais qui ne serait point celui de la nature. Je me plaçai
donc le plus exactement qu’il me fut possible dans l’état d’un homme qui
n’aurait ni chanté, ni entendu du chant, me promettant bien de recourir à des
expériences étrangères, toutes les fois que j’aurais le soupçon que l’habitude
d’un état contraire à celui où je me supposais m’entraînerait malgré moi hors
de la supposition. […] Cela fait, je me mis à regarder autour de moi, et à
chercher dans la nature, ce que je ne pouvais tirer de mon propre fond, ni
aussi nettement, ni aussi sûrement que je le désirais. Ma recherche ne fut pas
longue. Le premier son qui frappa mon oreille fut un trait de lumière.
Je m’aperçus tout d’un coup qu’il n’était pas un, ou que l’impression qu’il
faisait sur moi était composée ; voilà, me dis-je sur-le-champ, la
différence du bruit et du son. Toute cause qui produit sur mon oreille une
impression une et simple, me fait entendre du bruit ; toute cause qui
produit sur mon oreille une impression composée de plusieurs autres, me fait
entendre du son. J’appelai le son primitif, ou générateur, son fondamental, ses
concomitants sons harmoniques, et j’eus trois choses très distinguées dans la nature,
et très sensiblement différentes pour lui ; du bruit, des sons
fondamentaux, et des sons harmoniques.
5.
Je ne parlerai point de
ma pratique, quoiqu’elle soit assez considérable pour former un essai suffisant
de l’application de mes règles ; je sens toute l’insuffisance d’une
pareille preuve, lorsqu’il s’agit de vérités philosophiques, et surtout
pour des esprits comme les vôtres, qu’on ne peut, et qu’on ne doit convaincre
que par des démonstrations, ce que je compte avoir fait.
6.
Comblé des bontés du public
par le succès de mes ouvrages de musique pratique, suffisamment satisfait, et
content moi-même, j’ose le dire, de mes découvertes dans la théorie, je ne
désire plus que d’obtenir du plus respectable tribunal de l’Europe savante, le
sceau de son approbation sur la partie de mon Art, dans laquelle j’ai
toujours le plus ambitionné de réussir.
1.
Le principe, dont il
s’agit, est effectivement un principe tiré de la nature même, et palpable à trois
de nos sens, qu’il n’y est question ni de conjectures, ni d’hypothèses, et que tout
ce qui lui est antécédent est absolument inutile pour arriver à la
connaissance de la théorie et de la pratique des arts, auxquels il peut servir
de guide ; je dis des arts, puisqu’il y a tout lieu de présumer, comme on
le verra dans le cours de ces réflexions, que ce principe peut également
influer sur tous les arts de goût, qui ont les sens pour juge, et pour
règle les proportions.
2.
Si l’on consulte ma
démonstration, on y verra d’abord que l’unité, la simple action, la simple
résonance du corps sonore donne la loi à toute la musique théorique et
pratique : donc cette unité, cette simple résonance du corps sonore
est bien, à juste titre, le principe de l’art dont il s’agit : ce qui ne
doit pas être indifférent pour tout autre art ou science.
3.
Ne croyons pas que la
nature ait prétendu nous assigner de simples produits pour guides. Et si les
musiciens de tous les temps, ont donné dans un pareil écueil, du moins les plus
célèbres architectes ont-ils su s’en garantir, en considérant la
longueur du plan comme la base de toutes les parties de l’édifice :
longueur d’où, par la division qu’on en fait dans les mêmes proportions que
celles de la musique, se tirent toutes les beautés de l’élévation.
4.
Je tiens cette dernière
remarque de M. Briseux Architecte, qui doit donner incessamment, sur ce sujet,
un savant Traité, dans lequel il compte démontrer, entre autres choses, que les
beaux édifices des anciens Grecs et Romains, dont les précieux restes sont
encore admirés de toutes les nations, sont fondés sur toutes les proportions
tirées de la musique : ce qui justifie bien l’idée que j’ai depuis
longtemps, que dans la musique réside le plus certainement et le plus
sensiblement le principe de tous les arts de goût : en effet, dans quel
autre art que celui-ci cette base de l’architecte se trouve-t-elle mieux
établie, puisque c’est la nature qui seule y fait les premières opérations,
j’entends les divisions de la corde en parties régulières, d’où naissent les
proportions, chacune dans son ordre de prééminence, ou de subordination, et
ensuite des progressions que les hommes n’ont plus qu’à suivre : étant à
remarquer que la division précède ici la multiplication, ce qui peut
conduire avec plus de certitude qu’on en a eu jusqu’ici, à des conjectures
raisonnables sur des points d’une plus haute et plus sublime philosophie.
5.
Le sentiment si naturel
du nombre pair en poésie, surtout pour les hémistiches, aussi bien que pour la
symétrie dans l’architecture, et autres arts de ce genre, pourrait bien trouver
sa source dans la musique.
6.
Peut-on se refuser de
regarder un phénomène aussi unique, aussi abondant, aussi raisonné, si je puis
me servir de ce terme, comme un principe commun à tous les arts en général, au
moins à tous les arts de goût.
7.
Si M. Newton, par exemple, eût connu ce principe, aurait-il choisi
un système diatonique, système de simples produits, d’ailleurs plein d’erreurs,
pour le comparer aux couleurs ? N’aurait-il pas examiné auparavant si ces
couleurs ne devaient pas être considérées comme formant chacune une base, un
générateur, et comme formant entre elles des groupes, un assemblage
agréable ? N’y aurait-il pas choisi d’abord celles qui peuvent se comparer
à des octaves, à des quintes : et après avoir reconnu la supériorité de
ces quintes dans l’harmonie, et dans sa succession, sans doute qu’il se serait
conduit en conséquence. Qu’on ne s’y trompe point. Les arts, qu’on a nommés
arts de goût, ont moins d’arbitraire que ce titre ne leur en a fait supposer
jusqu’ici : on ne peut se dispenser aujourd’hui de reconnaître qu’ils
sont fondés en principes : principes d’autant plus certains, et
d’autant plus immuables, qu’ils nous sont donnés par la nature,
principes dont la connaissance éclaire le talent et règle l’imagination, et
dont l’ignorance, au contraire, est une source d’absurdité chez les artistes
médiocres, et d’égarements chez les hommes de génie.
8.
Je laisse aux personnes
plus généralement versées que moi dans tous les différents arts et sciences, à
suivre ce parallèle : heureux si, en leur offrant le fruit de soixante ans
d’exercice et de méditation sur mon art en particulier, les découvertes que j’y
ai faites, peuvent les mettre sur les voies d’en généraliser l’application
avec certitude et utilité pour les autres sciences et arts : n’imaginant
pas qu’au principe que j’ai trouvé et reconnu pour la base de mon art, on
puisse en opposer aucun qui lui soit comparable par son évidence, par sa
richesse, et par sa supériorité qu’il tient de la nature même, comme je me
flatte de l’avoir démontré.
9.
La science de la musique
demande plus de méditation qu’on ne se l’imagine, il ne suffit pas d’être
géomètre et physicien pour pouvoir l’approfondir, il faut, de plus avoir
des oreilles, et des oreilles très consommées dans l’art, de sorte qu’on ne
puisse y porter aucun jugement, sans que la raison et le sentiment ne s’y
trouvent absolument d’accord : sinon le physicien donne souvent aux
choses une interprétation tout opposée à celle qu’exige le sentiment ;
et le simple musicien qui n’est sensible qu’aux effets, sans en
connaître la cause, risque à tout moment de les attribuer à des principes qui
leur sont étrangers : il serait à souhaiter, d’ailleurs, que le seul amour
de la vérité fût l’unique motif des auteurs ; mais souvent l’amour-propre
y a beaucoup plus de part.
1. Le principe dont il s’agit, est non seulement celui de
tous les arts de goût, il l’est encore de toutes les sciences soumises au
calcul.
2. Puisque point de proportions, point de géométrie.
Toute hypothèse, tout système arbitraire doit disparaître auprès d’un pareil
principe, on ne doit même pas se flatter d’en découvrir jamais un aussi
lumineux : si l’on y trouve déjà le germe de tous les éléments de
géométrie, de toutes les règles de la musique et de l’architecture, que n’en
peut-on pas attendre en le fondant plus scrupuleusement encore qu’on ne l’a
fait ?
3. Dès que la raison et le sentiment seront d’accord,
il n’y aura plus moyen d’en appeler.
1.
Ai-je bien tout
dit ? Du moins j’ai poussé les principes de l’art beaucoup plus loin qu’on
ne l’a fait encore. Ne les trouvera-t-on pas un peu compliqués ? Il y
a bien des choses à savoir ; les pourra-t-on retenir toutes ? Cela
serait bien difficile, si l’oreille n’y entrait pour rien
2.
On peut dire que la
musique, simplement considérée dans les différentes inflexions de la voix,
laissant le geste à part, a dû être notre premier langage, jusqu’à ce
qu’on ait enfin trouvé des termes pour s’exprimer. Il naît avec nous ce
langage ; l’enfant en donne des preuves dès le berceau. Notre instinct ne
se borne pas là, il s’étend jusque sur l’harmonie, comme je l’ai déjà prouvé,
et comme je vais tâcher de le prouver encore mieux ; du moins les exemples
pourront-ils avoir plus de force auprès des personnes qui ne veulent rien
approfondir.
3.
Nous, qui sommes des
corps passivement harmoniques
4.
Le principe de
tout est un : c’est une
vérité dont tous les hommes qui ont fait usage de la pensée ont eu le
sentiment, et dont personne n’a la connaissance. Convaincus de la nécessité de ce
principe universel, les premiers philosophes le cherchèrent dans la musique :
Pythagore, d’après les Égyptiens, appliqua les lois de l’harmonie au
mouvement des planètes ; Platon la fit présider à la composition de
l’âme ; Aristote, son disciple, après avoir dit que la musique est
une chose céleste et divine, ajoute qu’on y trouve la raison du système du
monde. En effet, frappés de l’accord merveilleux qui résulte de l’assemblage
des parties qui composent l’univers, ces hommes contemplateurs durent nécessairement
en chercher la raison dans la musique, comme dans la seule chose où vivent
les proportions ; car dans les objets de tout autre sens que celui de
l’ouïe, elles n’en sont, à proprement parler, que l’image : le mouvement,
l’action, la vie des rapports et des analogies n’appartiennent qu’aux types
acoustiques. Mais malheureusement le système qu’adoptèrent ces grands
hommes, loin de les rapprocher de l’objet de leurs recherches, ne fit que les
en éloigner davantage : j’ose assurer même que le phénomène du corps
sonore leur fut totalement inconnu. […] On ne croira jamais qu’on ait donné à
la musique toutes les grandes prérogatives dont les Grecs et les Chinois
l’enrichissent, sans en avoir auparavant goûté les charmes ; mais encore
une fois, comment ont-ils pu les goûter ces charmes, avec tant de faux rapports
pour des consonances et pour les degrés naturels qui servent à passer de l’un
des termes des consonances à l’autre ? On sait bien que le compas ne
commande point à l’oreille comme il commande à l’œil ; c’est
l’oreille au contraire qui ordonne de placer les jambes du compas à telles
sections d’une corde, jusqu’à ce qu’elle entende la parfaite justesse de la
consonance, donnée par la seule résonance du corps sonore. Il faut donc, en ce
cas, que la musique ait été entendue dans une certaine perfection, du moins
avant de s’être engagé à chercher les rapports des sons qui la composent, et
qu’apparemment on ne se soit jamais avisé de l’éprouver dans l’ordre des faux
rapports dont tous les systèmes anciens sont composés.
5.
Toujours sourd à la
voix de la nature, qui cependant a précisément choisi le son pour mieux se
faire entendre, le géomètre a prétendu jusqu’à présent, le compas à la main,
déterminer les rapports harmoniques, lorsqu’au contraire c’est à ces rapports
de déterminer les ouvertures de ce compas.
6.
Je n’ai d’autre teinture
de géométrie que celles que j’ai pu puiser dans mon art, c’est pourquoi
j’espère qu’on me pardonnera la témérité de ces dernières réflexions.
7.
Quand je considère
cependant que trois de nos sens se trouvent en concurrence dans la musique
seulement, l’un pour nous faire éprouver dans l’harmonie des charmes assez
puissants pour exciter notre curiosité à pénétrer dans ses mystères, les deux
autres pour nous faire arriver à la connaissance de ces mystères, […] je crois
voir clairement que c’est l’unique moyen dont la nature ait pu se servir,
conséquemment aux bornes de nos facultés, pour nous instruire.
1.
Le philosophe et le
géomètre, également rebutés de leurs vaines recherches dans la science de
la musique, semblent ne vouloir pas même faire attention à ce prodige : on
croirait volontiers que quelques-uns d’entre eux, voulant se parer des plumes
de leurs maîtres, seraient fâchés qu’on leur fît voir ce qu’ils n’y ont pas
aperçu les premiers.
2.
S’il y a des idées
innées, peut-on les refuser à la musique ? Nous sommes passivement
harmoniques, nous possédons autant de corps sonores qu’il y a de différents
sons dans notre voix : on nous berce en chantant ; le premier de nous
y a été au moins invité par le chant des oiseaux. S’il n’y a que des idées
simples, y en a-t-il de plus simples et en même temps de plus fécondes que
celles que peut faire naître en nous la musique ?
3.
Ce n’est que dans la
nature même qu’on peut puiser de justes idées de la vérité : ces idées
ne peuvent naître en nous que des effets produits par les objets qu’elle offre
à nos sens ; et de tous ces sens, celui de l’ouïe paraît être le seul dont
on puisse profiter pour arriver à quelques connaissances.
4.
Pour peu qu’on y
réfléchisse, on voit d’abord qu’il n’y a pas à douter sur le choix entre la
musique et l’arithmétique, pour juger de l’objet dont les effets puissent
répandre quelques lumières sur l’autre. D’ailleurs, par quel hasard le seul art
de la musique se trouverait-il en compromis avec l’arithmétique et la géométrie
chez les premiers dispensateurs des sciences ? D’où leur est venue l’idée
de la musique, si ce n’est de ce qu’ils ont entendu chanter, et qu’ils ont
chanté eux-mêmes ? C’est le seul art qu’on puisse dire être né avec
l’homme : aussi est-ce le seul dont la nature ait bien voulu nous
favoriser en naissant, pour que les charmes que nous en aurions une fois
éprouvés engageassent notre curiosité à pénétrer dans ses secrets, nous en
ayant même procuré le moyen le plus simple dans une infinité de corps sonores,
que nous puissions manier et mesurer à notre fantaisie, dans notre voix même,
en cas de besoin. Il fallait la géométrie pour prendre connaissance des autres arts,
et la musique seule a pu suffire pour arriver à la géométrie. Je prie le
lecteur de me suivre avant de me condamner.
––––––––––