Comment Aristoxne de Tarente se rapporte la
philosophie dÕAristote
(Ens,
19 octobre 2004)
Rsum
Enjeux
On prsentera dÕabord les enjeux de cette seconde anne :
constituer moins une thorie de lÕintellectualit musicale (comme il y eut
lÕanne dernire une thorie de lÕcoute musicale) quÕune comprhension des diffrentes
voies de lÕintellectualit musicale.
On partira pour ce faire dÕune premire caractrisation de
lÕintellectualit musicale comme projection de la pense musicale dans la
langue du musicien, projection ncessairement associe une clarification
proprement musicienne de ce quÕest le monde de la musique — on
distinguera cet effet lÕintellectualit musicale de la musicologie et de la
thorie musicale — pour prsenter le double rapport quÕon privilgiera
cette anne : celui de lÕintellectualit musicale aux Ïuvres musicales
(second semestre) et celui de lÕintellectualit musicale la philosophie
(premier semestre).
On justifiera cette proposition en dployant une premire vision
gnalogique des diffrentes intellectualits musicales quÕon examinera cette
anne.
Le Ç moment grec È
On attaquera ensuite notre parcours annuel par lÕexamen du moment
nouant, dans la Grce des VI¡-V¡ sicles, thorie musicale, mathmatiques et
philosophie.
Ë ce titre, on sÕattardera un instant, texte lÕappui (fragment VIII du
Pome de Parmnide), sur la
plus ancienne dmonstration par lÕabsurde de lÕhistoireÉ
Aristoxne
Ceci permettra de contextualiser la nouveaut apporte par Aristoxne de
Tarente (IV¡ sicle) — dploiement pour la premire fois dÕune thorie
proprement musicienne (et
non plus mathmatique, physique ou philosophique) de la musique, thorie qui
proprement parler nÕest pas caractrisable comme intellectualit musicale mais
plutt comme constitution dÕune de ses conditions de possibilitÉ — et de
mieux comprendre le rle que joue en cette affaire lÕappui explicite pris par
Aristoxne dans la philosophie dÕAristote.
Aprs examen dÕextraits de son Trait dÕharmonique, on proposera de caractriser cet appui selon
trois axes :
— transfert-mutation de concepts
philosophiques en catgories
musicales ;
— conditionnement par la philosophie en vue de dgager une nouvelle Ç mthode È, cÕest--dire une logique proprement discursive (ncessaire qui prtend tablir un nouveau
rgime de discours sur la musique : Ç thoriser la musique È
implique de clarifier ce que Ç thoriser È veut direÉ) ;
— adossement la manire dont la philosophie ressaisit les notions scientifiques de
son temps en sorte la fois de prserver un espace de pertinence de ces
notions dans le champ proprement musical et dÕmanciper ce dernier de la
tutelle thorique jusque-l exerce par les dites sciences (arithmtique et
gomtrie pour Aristoxne). O lÕmancipation passe par une diversification et
une dlimitation des conditionnements assums, non par leur dngationÉ
Plan
Introduction gnrale sur cette seconde anne
LÕintellectualit musicale ?
Ce que lÕintellectualit musicale nÕest pas
Ce quÕelle est
Projeter la pense musicale dans la langue du
musicien ?
Penser le monde de la musique ?
Histoire de lÕintellectualit musicale ?
Gnalogie de lÕintellectualit musicale ?
Archologie de lÕintellectualit musicale ?
Historicit de lÕintellectualit musicale ?
Hypothse gnrale
Mthode cette anne
Des moments de lÕintellectualit musicale
Enjeux de lÕintellectualit musicale ? Deux
angles dÕattaque
Rapport aux Ïuvres
Intellectualit musicale et musiciensÉ
Intellectualit musicale et musicologie
Intellectualit musicale et
Ç intellectuels È
Rapport la philosophie
Pourquoi la philosophie ?
LÕantiphilosophie
Rapport mythologie de lÕintellectualit musicale
la philosophie
Quatre manires
Effets en retour
LÕanti-intellectualit musicale des musiciens
Le moment grec (VI¡ sicle av. J.-C.)
Trois inventions considrables
Sur Arpad Szabo
Deux points essentiels
De la philosophie aux mathmatiques
Parmnide : Fragment VIII
Le plus ancien raisonnement par lÕabsurde de
lÕhistoire
De la thorie musicale aux mathmatiques mais
aussi la philosophie
NÏud des deux
Rappel dÕune petite dmonstration par lÕabsurde
De lÕanalogieÉ
Aristoxne de Tarente
Nouveaut de ce trait
Paradoxe
Nouvelle science ?
Ç Harmonique È
Dj question dÕcriture
Ç Rythmique È aussiÉ
Le rythmant et le rythmableÉ
La statique et le fluxÉ
Le perceptible et le sensibleÉ
Philosophie et antiphilosophie spontanes des
musiciensÉ
Science ?
Science de quoi ?
Science de quel type ?
Science base sur la sensation
Science autonome mais situe
Amont et aval
Science ?
Travail de catgorisation
Une terminologie
Une terminologie structure
Remarque sur le rle de la mtaphore et de la
fiction
Une logique dmonstrative
Une nouvelle Harmonique
Qui se dmarque de son avalÉ
Rapport la philosophie dÕAristote
Ç Science È = ? (ou
Ç thorie È = ?)
Remarque sur la musicologie
Mthode
Transferts
Remarque : analogie
Rapport aux sciences contemporaines
Remarque
Conclusion
Trois manires de se rapporter la philosophie
dÕAristote
Une thorie musicale qui nÕest pas une
intellectualit musicale
La question de lÕantiphilosophie reste venir
Les voies de lÕintellectualit musicale ?
Cours sur 3 ans.
á coute : 2003-2004. Polycopi. Site web
á LÕanne prochaine : thorie de lÕcriture musicale
á Cette anne : lÕintellectualit musicale.
Comment dire la musique ?
Non pas parler de musique (causer !)
Non pas proprement parler thoriser la musique (lÕintellectualit musicale est diagonale la polarit thorie/pratique)
Moins encore parler du musicien qui fait de la musiqueÉ
Elle dsigne un type de rapport proprement musicien la pense musicale.
Elle suppose donc quÕexiste une pense musicale, celle que jÕappelle lÕÏuvre. Ce sont les Ïuvres qui pensent la musique.
Le musicien se rapporte principalement la pense musicale en jouant, en composant, en coutant, bref en faisant de la musique.
Rappels :
¯ Le musicien est fait par la musique plutt quÕil ne la fait.
¯ Les gnalogies musicales sont entre les Ïuvres, non entre les musiciens (ventuelles gnalogies musiciennes) : la gense dÕune Ïuvre relve dÕautres Ïuvres, non dÕun dividu. La rception dÕune Ïuvre concerne dÕautres Ïuvres, non les socits musiciennes, moins encore telle ou telle socit humaineÉ
LÕintellectualit musicale dsigne un autre rapport la pense musicale que celle du Ç faire de la musique È. Ce rapport consiste essentiellement en deux dimensions :
o projeter la pense musicale dans la langue du musicien ;
o penser le monde de la musique.
Cf. la pense musicale est sans mots, hors-mots. La musique nÕest pas un langage.
Cette projection se fait, en premier abord, sous deux modalits :
¯ catgorisation ; ex. : mon propre travail.
¯ cration dÕune langue propre capter les flux, nergies, dynamiques musicales ; ex. Pierre-Jean Jouve comme dÕautres crivainsÉ
LÕÏuvre ne le fait pas, car elle est interne ce monde. Principe : on ne peut penser un monde de lÕintrieur de lui-mme.
Le musicien, lui, est cheval sur ce monde, ventuellement dÕautres, et le chaosmos. Il passe son temps y entrer et en sortir (cf. le moment crucial – pour le musicien - dont parle Theodor Reik o la musique sÕarrteÉ).
En premire approche, penser ce monde de la musique dessine deux tches :
¯ Penser sa consistance interne (place de lÕcriture musicale comme Ç transcendantal ÈÉ), son volution dynamique, la place et le rle quÕy jouent les Ïuvres, la diffrence des morceaux, des pices et dÕautres formes musicales dÕtre : les instruments de musique, les partitions, les excutions, les concertsÉ
¯ Penser son articulation aux autres mondes et au chaosmos.
Dans le vocabulaire du sminaire Ç musique et histoire È, on dira : penser
á la gnalogie et lÕarchologie (internes au monde de la musique),
á lÕhistoricit et lÕhistorialit (rapports externes)
du monde de la musique.
Tout ceci vise seulement fixer les ides, en dbut dÕanne.
Premires questions sur lÕintellectualit musicale ainsi conue : son histoire, en un sens diversifi et articul.
á sa gnalogie ?
á son archologie ?
á son historicit ?
Noter : la question de lÕhistorialit ne se pose pas pour une figure proprement subjective.
Acte de naissance. PriodisationÉ
Thse : naissance avec Rameau.
Priodisation : cf. moment romantique de lÕintellectualit musicale, moment srielÉ
Son ancrage dans lÕhistoire propre du monde de la musique.
Thse essentielle : il fallut quÕun monde de la musique se constitue comme tel pour que lÕintellectualit musicale se constitue elle-mme. On verra tout cela avec RameauÉ
Cf. son articulation dÕautres intellectualits, dÕautres penses que musicales.
On va dtailler cela aujourdÕhui, propos dÕAristoxne : rles de la philosophie et de la mathmatique dans la constitution, pralable lÕintellectualit musicale proprement dite, dÕune thorie musicale.
La philosophie joue un rle particulier dans lÕhistoricit de lÕintellectualit musicale.
Explorer des moments cruciaux de lÕintellectualit musicale.
Non pas histoire systmatique, encyclopdique mais toujours une lecture symptomale, la mieux approprie la pense.
Les moments charnires, les figures singulires.
DÕo le plan de cette anne
1. Prhistoire : Aristoxne (cf. constitution dÕune thorie musicale autonome comme condition de possibilit pour quÕexiste — plus tard ! — une intellectualit musicale)
2. Naissance : Rameau
3. Moment romantique : Wagner
4. Le moment contemporainÉ
Remarquer : je ne traiterai pas dÕun ventuel moment Ç classique È, Ç dodcaphonique ÈÉ
Je tenterai de saisir lÕintellectualit musicale de ces moments selon deux angles dÕattaque privilgi :
á leur rapport aux Ïuvres musicales proprement dites (second semestre : volet analyse musicale de ce cours) ;
á leur rapport la philosophie, cÕest--dire telle ou telle philosophie concrte (premier semestre : volet analyse de textes de ce cours).
Cf. articulation au cours de Gilles Dulong qui inverse lÕordre de ces deux volets.
Ce rapport dcoule de la thmatisation faite des enjeux de lÕintellectualit musicale : projeter la pense musicale lÕÏuvre dans la langue du musicien.
Comment cela se fait-il, dans certains moments cruciaux du dploiement de lÕintellectualit musicale ?
On tudiera
á Wagner se rapportant Beethoven,
á Stockhausen se rapportant Mozart,
á Barraqu se rapportant Debussy,
á Pousseur se rapportant Webern,
á Boucourechliev se rapportant Stravinsky.
On examinera, dans chaque cas, le rapport singulier dÕun compositeur ses propres Ïuvres. Notons : cÕest un rapport qui ne va nullement de soi. : le compositeur ne dit nullement la vrit de ses Ïuvres. Il y a, entre le compositeur et ses Ïuvres, un rapport Ç tordu È, intransitifÉ
Remarque : tous les moments dÕintellectualit musicale tudis cette anne sont ceux de compositeurs, lÕexception notable dÕAristoxne (mais on verra que cette exception renvoie moins la diffrence compositeur/non compositeur quÕ celle entre thorie musicale et intellectualit musicale proprement dite) et pour partie celle de Pierre Schaeffer.
Cela ne veut pas dire que les compositeurs ont lÕexclusivit de lÕintellectualit musicale : celle-ci est lÕaffaire potentielle de tout musicien, et mme de tout Ç couteur È vritable de la musique, ce qui nÕest pas tout fait dire de tout auditeurÉ
Il y a une intellectualit musicale produite par des interprtes : songeons par exemple au travail de Charles Rosen, mais aussi pour partie celui dÕAlfred BrendelÉ
Il y a des tentatives dÕintellectualit musicale venant dÕcouteurs non musiciens : rcemment par exemple celle dÕric Rohmer, de Christian Doumet (voir Samedi dÕEntretemps).
Il y en a aussi venant de Ç musicologues È : Peter Szendy
Mais lÕintellectualit musicale nÕest pas la musicologie, et vice-versa.
La musicologie est un discours savant sur la musique. Il est sous la norme du savoir. Celui de lÕintellectualit musicale est sous celle de la vritÉ
La musicologie est en extriorit au faire musicien de la musique : la musique y est un objet dÕtude. La musicologie ne renvoie pas intrinsquement une subjectivit musicienne. LÕintellectualit musicale, par contre, est essentiellement affaire de subjectivit musicienne (la subjectivit proprement musicale tant, elle, lÕaffaire des Ïuvres).
Dernire prcision : parler dÕintellectualit musicale ne veut nullement dire que serait ici en jeu un statut suppos dÕÇ intellectuel È. La catgorie sociologique dÕintellectuel ne concerne nullement ce dont il est ici question sous le nom dÕintellectualit musicale : celle-ci peut tre lÕÏuvre de personnes aux statuts fort divers qui nÕont ici aucune place.
Deuxime volet de cette anne : le rapport de lÕintellectualit musicale la philosophie ou plutt — tout est situ — telle ou telle philosophie.
Cf. je nÕai pas inclus dans les intellectualits musicales les discours proprement philosophiques sur la musique, les discours esthtiques, etc. Ils ont des enjeux proprement philosophiques, ou alors ils nÕexistent pas comme textes. Cf. le sminaire de cette anne visant dmler tout cela propos dÕAdornoÉ
Ë proprement parler, lÕintellectualit musicale nÕest donc pas une esthtique du musicien, moins encore sa Ç philosophie È.
La singularit ici de la musique, comme dire vrai de tout autre art, est que la musique est non seulement une pense (la pense que jÕappelle musicale) mais aussi pense de cette pense. : la pense de la pense musicale est elle aussi lÕÏuvre. Elle relve de la manire dont les Ïuvres pensent elles-mmes leur gnalogie, thmatisent les inflexions quÕelles matrialisent par rapport leurs devancires.
Au passage, ceci est un attribut formel non seulement commun aux diffrents arts mais galement la pense politique. DÕo une parent particulire entre arts et politiques, et singulirement entre musique et politique, parent que je propose de caractriser comme une dualitÉ Voir le rle particulier que joue ici la Ç dualit È de lÕespace et du tempsÉ
Si lÕon retient la catgorisation par Badiou des procdures de vrit en quatre domaines : lÕart, la politique, la science et lÕamour (la philosophie nÕtant pas elle-mme productrice de vrits), alors des quatre penses, seuls arts et politique (dÕmancipation !, pas de gestion tatique) sont pense de leur pense alors que sciences et amour nÕont pas pour proprit intrinsque de penser leur propre pense. On peut en dduire quÕil y a place pour une pistmologie, moins comme philosophie des sciences que comme ressaisie de la pense scientifique ses frontires, et galement que la psychanalyse opre sur cette mme frontire de la pense amoureuse. Ë lÕinverse, il faut tenir que ce qui se prsente comme Ç philosophie politique È nÕest soit purement et simplement quÕune pense politique (en gnral une conception parlementaire de la politique se dguisant sous la figure dÕune abstraction universelle), soit quÕune philosophie acadmique. Et de mme pour lÕesthtique.
Ë ce titre, le dbat entre inesthtique dÕAlain Badiou (Petit manuel dÕinesthtique, Le Seuil, 1998) et esthtique revendique contre lui par Jacques Rancire (Malaise dans lÕesthtique, Galile, 2004) est intressant suivreÉ
LÕintellectualit musicale doit donc se situer par rapport la philosophie : se dlimiter par rapport elle. Son enjeu essentiel : dfendre une subjectivit musicienne et non pas philosophique en cette affaire, une intriorit subjective la musique. DÕo, comme on le verra, un rle singulier jou dans lÕintellectualit musicale par lÕantiphilosophie. On verra que lÕacte de naissance de lÕintellectualit musicale, chez Rameau est troitement associ un tel geste, en lÕoccurrence un retournement anticartsien. Ce moment de 1750, mon sens, nÕest pas (seulement) une Ç folie È dÕun Jean-Baptiste vieillissant et devenant mgalomane : il a une logique propre, qui sera celle qui nous intressera bien sr puisquÕelle concerne moins le dividu que la pense dont il est porteur.
La pulsion antiphilosophique de lÕintellectualit musicale ne se rduit pas Rameau. On en verra dÕautres moments travers le dml constant des diffrentes intellectualits musicales avec la philosophie.
Un enjeu de ce premier semestre est prcisment de dgager diffrentes figures subjectives de ce rapport de lÕintellectualit musicale la philosophie.
Une hypothse qui sera suivie, propos en particulier de Wagner mais galement — dans un autre cadre : celui du sminaire Ç musique et philosophie È — dÕAdorno, sera celle de la mythologie : lÕintellectualit musicale thmatise parfois mytho-logiquement (en insistant sur la dimension logique et donc de pense vritable du mythe) son rapport la philosophie.
JÕessayerai de dtailler cela de manire trs prcise, en convoquant pour ce faire la formule canonique du mythe de Claude Lvi-StraussÉ
En premier inventaire, on posera quÕil y a quatre manires pour lÕintellectualit musicale de se rapporter la philosophie :
1. antiphilosophique,
2. mythologique,
3. analogique (transfert brut de concepts philosophiques en catgories musicalesÉ),
4. conditionnement en historicit (je thmatiserai cette figure dans le dernier cours de ce semestre propos de la philosophie dÕAlain Badiou).
Les rapports de lÕintellectualit musicale la philosophie sont particulirement compliqus et donc subjectivement intressants car il y a un double conditionnement lÕÏuvre : la fois de la philosophie par ce qui se passe en musique (cf. exemples minents — un par sicle — de Descartes, Rousseau, Nietzsche, Adorno) et de lÕintellectualit musicale (plutt que de la pense musicale) par la philosophie (cf. effet en retour de Descartes sur Rameau, de Rousseau philosophe sur Rousseau musicien, de Nietzsche sur Barraqu, celui dÕAdorno sur un musicien restant mon sens suspendu lÕvaluation toujours ineffective de la proposition adornienne de musique informelle).
Cas particulier de Descartes au dbut du XVII¡ sicle
Je ne saurais terminer ce cadrage gnral de notre anne sans voquer lÕexistence dÕune subjectivit trs fortement ancre chez les musiciens que jÕappellerai un anti-intellectualit musicale.
Pas avant Rameau. LÕempirisme dÕAristoxne sÕoppose un certain type de thorie musicale, adoss un certain type de philosophie, non une intellectualit musicale proprement dite, inexistante son poque ( une poque o, en un sens prcis, un monde de la musique nÕexistait pas encore comme tel, faute dÕcriture proprement musicale).
Trois reprsentants minents, tous compositeurs de premier ordre :
á Chopin
á Debussy
á Berio
On pourrait discuter de ce point de vue du cas Ligeti, mais peut-tre aussi de celui de VarseÉ
JÕexclus bien sr de mon champ dÕinvestigation les pures et simples positions journalistiquesÉ
VI¡ sicle av. J.-C., moment o se nouent trois Ç disciplines È : thorie musicale, philosophie et mathmatiques.
Je suivrai ici les travaux dÕArpad Szabo : Les dbuts des mathmatiques grecques et LÕaube des mathmatiques grecques (Vrin, 1977 et 2000).
Si proprement parler la thorie musicale ne nat pas au VI¡ sicle (quÕest-ce qui existe avant ? Le moment important pour nous musiciens est ultrieur : voir Aristoxne), par contre la philosophie nat ce moment, avec Parmnide et, plus remarquable encore, les mathmatiques.
Cf. les mathmatiques avant taient purement calculatoires (mathmatiques babyloniennes, gyptiennesÉ). Ë partir de ce moment, elles dploient une rationalit propre qui englobe le calcul sans sÕy rduire : Ç Les mathmatiques fondes sur les dmonstrations euclidiennes nÕont plus rien voir avec cette trs ancienne science exprimentale qui amassait des connaissances pour satisfaire les diffrents besoins de la vie quotidienne. È (Szabo [1])
La forme de cette nouvelle rationalit est la dmonstration. Les mathmatiques sont seules dmontrer : les sciences de la nature prouvent par lÕexprience ; les mythes convainquent par le rcit.
Le noyau de la dmonstration est invent par une forme trs singulire dÕenchanement : le raisonnement apagogique ou Ç par lÕabsurde È. CÕest l une invention considrable de lÕhistoire de la pense !
On peut mettre cette invention en correspondance avec deux autres inventions non moins capitales pour nous :
á lÕinvention de lÕcriture, bien avant (du ct de SumerÉ),
á lÕinvention de lÕcriture musicale, bien aprs.
Au total, trois inventions capitales que les dconstructions ne sauraient dissoudreÉ Trois ruptures, basculements, discontinuits l o la sophistique nihiliste prtend tout lisser, tout dissoudre dans un continuum sans asprits : Ç ne pas penser, ne pas vouloirÉ È
Son premier livre prend position sur un certain nombre de questions, aux forts enjeux philosophiques [2].
¯ Il sÕagit dÕabord de savoir sÕil y a une discontinuit des mathmatiques grecques par rapport aux mathmatiques babylono-gyptiennes. La rponse de Szabo est oui. LÕenjeu est ici le critre retenu pour la mathmaticit : calcul ou raison ?
¯ Il sÕagit ensuite de savoir quand remonte cette coupure : Platon ou avant ? La rponse de Szabo est : avant ; cÕest Parmnide et non Platon. LÕenjeu est ici heideggrien : synchroniser mathmatiques grecques et platonisme facilite la caractrisation de la science comme oubli de lÕtre, perte de lÕorigine, mtaphysique. Faire remonter au contraire lÕinventivit grecque de la mathmatique aux prsocratiques (50 100 ans plus tt), lui donner qui plus est une filiation late, une gnalogie parmnido-pythagoricienne (et non pas pythagoricienne contre les lates : il sÕagit de diffrence des deux coles plutt que de rivalit [3]), cÕest dqualifier la reprsentation de la science comme figure de lÕoubli.
¯ Il sÕagit enfin de savoir sÕil y a ou sÕil nÕy a pas de connexion originaire entre mathmatiques et philosophie. Contre la thse traditionnelle dÕune dconnexion originaire et dÕune connexion plus tardive ( lÕpoque de Platon), la rponse de Szabo est : il y a connexion lÕorigine [4]. Et il en dlivre le chiffre : le raisonnement apagogique qui, lÕinverse du raisonnement constructif, ne convainc pas en montrant. La connexion se fait donc sur le schme de la dmonstrativit. LÕenjeu est ici de montrer que le cÏur de la mathmaticit relve dÕune dmonstrativit non constructive, dÕun pari subjectif sur la consistance ontologique globale. Conjointement cette disposition rintroduit la discontinuit dans le concept de nombre : loin dÕtre un Ç objet È mathmatique universel, le concept mathmatique de nombre sÕdifie sous condition philosophique (doctrine parmnidienne de lÕUn) et lÕcart de lÕempiricit (raisonnement par lÕabsurde)É
¯ Dernier point : la mathmatique est sous condition non seulement de la philosophie mais aussi de la musique. Il y a donc lÕorigine un appareillage trois termes.
Bref Szabo substitue la conception traditionnelle (compatible avec Heidegger) de la gnalogie philosophique :
celle-ci :
Dans ce dbat philosophique, deux points sont pour nous musiciens plus importants :
¯ celui du raisonnement par lÕabsurde,
¯ celui du rle jou en cette affaire par les catgories musicales.
Dtaillons-les.
La question du raisonnement apagogique nous intresse, non pas que la logique musicale soit ici isomorphe de la logique mathmatique et quÕelle utilise donc le mme type de raisonnement mais plutt que le raisonnement apagogique ouvre une disjonction radicale de lÕempirique et du dmonstratif, disjonction qui aura quelque rsonance avec Aristoxne, en particulier dans la distinction qui mÕest chre entre sensuel ou sensitif et sensible, projection intramusicale de la distinction scientifique entre empirique et dmontr.
Szabo montre donc que le raisonnement apagogique est apport aux mathmatiques par la philosophie, ce qui est tout fait inattendu.
Cf. rle ici de Parmnide. La philosophie nat ici aussi en un sens, car elle invente un mode dductif pour se tenir hauteur de la vrit explicitement vise. En effet cette logique sÕoppose la vieille logique du rcit mythique, qui continue par ailleurs dÕalimenter trs fortement le pome mme de Parmnide.
Prsentons cette premire dmonstration par lÕabsurde de toute lÕhistoire de lÕhumanit : ce nÕest l pas rien !
(Le pome, trad. Jean Beaufret – Puf, 1955)
Il ne reste donc plus quÕune seule voie dont on puisse parler, savoir quÕil
[lÕtre] est ; et sur cette voie, il y a des signes en grand nombre
indiquant quÕinengendr, il est aussi imprissable ; il est en
effet de membrure intacte, inbranlable et sans
fin ; jamais il nÕtait ni ne sera, puisquÕil est maintenant, tout entier
la fois, un, dÕun seul tenant ; [5]
quelle gnration peut-on rechercher pour lui ? Comment, dÕo serait-il
venu crotre ?É Je ne te permettrai ni de dire, ni de penser que
cÕest partir de ce qui nÕest pas ; car il nÕest pas possible de dire ni de penser une faon pour lui de
nÕtre pas. Quelle ncessit en effet lÕaurait
amen lÕtre ou plus tard ou plus tt, sÕil venait du rien ? Ainsi donc il est ncessaire quÕil soit absolument ou pas du
tout. [6]
Jamais non plus la fermet de la conviction
ne concdera que de ce qui est en quelque faon vienne quelque chose ct de
lui ; cÕest pourquoi la justice nÕa
permis, par aucun relchement de ses liens, ni quÕil naisse ni quÕil prisse,
mais maintient ; [la dcision cet gard porte sur cette alternative :] [7]
ou bien il est, ou bien il nÕest pas. Il est donc dcid, de toute ncessit, quÕil faut abandonner la
premire voie, impossible penser et nommer [8]
– car elle nÕest pas la route de la vrit –, cÕest lÕautre au contraire
qui est prsence et vrit. Comment ce qui est pourrait-il bien devoir
tre ? Comment pourrait-il tre n ? Car sÕil est n, il nÕest pas, et il nÕest pas non plus sÕil doit un
jour venir tre. Ainsi la gense est
teinte et hors dÕenqute le prissement.
Il nÕest pas non plus divisible, puisquÕil
est tout entier identique. Et aucun plus ici ne peut advenir, ce qui
empcherait sa cohsion, ni aucun moins, mais tout entier il est plein dÕtre. Aussi est-il tout entier dÕun seul tenant ; car lÕtre est contigu lÕtre.
Et dÕautre part il est immobile dans les
limites de liens puissants, sans commencement et sans cesse, puisque naissance et destruction ont t cartes tout au loin o les a
repousses la foi qui se fonde en vrit. Restant le mme et dans le mme tat,
il est l, en lui-mme, et demeure ainsi
immuablement fix au mme endroit ; car la contraignante Ncessit le maintient dans les liens dÕune limite qui lÕenserre de toutes
parts. CÕest pourquoi la loi est que ce qui
est ne soit pas sans terme ; car il est
sans manque ; mais nÕtant pas, il manquerait de tout.
Or cÕest
le mme, penser et ce dessein de quoi il y a pense. Car jamais sans lÕtre o il est devenu parole, tu ne trouveras le
penser [9]; car rien dÕautre nÕtait, nÕest ni ne sera ct et en dehors de
lÕtre, puisque le Destin lÕa enchan de
faon quÕil soit dÕun seul tenant et immobile ; en consquence de quoi sera nom tout ce que les mortels ont bien pu assigner, persuads
que cÕest la vrit : natre
aussi bien que prir, tre et aussi bien nÕtre pas, changer de lieu et varier
dÕclat en surface.
En outre, puisque la limite est dernire, alors il
est termin de toutes parts, semblable la courbure dÕune sphre bien
arrondie ; partir du centre, en tous sens, galement rayonnante ; car ni plus grand, ni moindre il ne saurait tre ici ou l ; il
nÕest, en effet, rien de nul qui pourrait
lÕempcher dÕaboutir : lÕhomognit, et ce qui est nÕest point tel
quÕil puisse avoir ici plus dÕtre et ailleurs moins, puisquÕil est, tout entier, inspoli. Ë lui-mme, en effet, de toutes parts gal, il se trouve semblablement dans ses limites.
Ici je mets fin mon discours digne de foi
et ma considration qui cerne la
vrit ; apprends donc, partir dÕici, ce quÕont en vue les mortels,
en coutant lÕordre trompeur de mes dires. Ils ont, en effet, accord leurs suffrages la nomination de deux figures, dont il
ne faut pas nommer lÕune seulement – en quoi ils vont vagabondant -.
CÕest dans une opposition quÕils en ont spar les structures et quÕils leur
ont attribu des signes qui les mettent part lÕune de lÕautre. DÕun ct le
feu thr de la flamme, le feu favorable, trs lger, semblable lui-mme de
toutes parts, mais non semblable lÕautre ; et lÕoppos cette autre
quÕils ont prise en elle-mme, la nuit sans clart, lourde et paisse de
structure. Le dploiement de ce qui parat, en tant quÕil se produit comme il
se doit, voil ce que je vais te rvler en entier, afin que le sens des
mortels jamais ne te dpasse.
––––––
Ç Toi, tu avances dans tes pomes que tout est un et tu en apportes de belles et bonnes preuves. È
Socrate sÕadressant Parmnide (Platon, Parmnide, 128 a)
Il sÕagit de dmontrer que lÕtre est inengendr (que Ç lÕtre est sans natre È : άγένητον έόν [10]).
Supposons pour cela lÕinverse [moment de la fiction [11], du Ç comme si È] quÕil ait t engendr.
Alors, deux possibilits et deux seulement [logique bivalente classique] : il lÕa t ou bien par le non-tre, ou bien par lÕtre.
á Or ce ne peut pas tre par ce qui nÕest pas : Ç Quelle ncessit lÕaurait amen lÕtre sÕil venait du rien ? È
á Mais cela ne peut tre galement par lÕtre cÕest--dire partir de lui-mme : Ç Comment ce qui est pourrait-il tre n ? Car sÕil est n, il nÕest pas. È
Donc il nÕest pas possible quÕil ait t engendr..
Or, il nÕy a l encore que deux possibilits : tre ou nÕtre pas (engendr) : Ç il est ncessaire quÕil soit absolument ou pas du tout È.
Donc (Ç ainsi donc il est ncessaire queÉ È, Ç il est donc dcid, de toute ncessit, queÉ È) il est inengendr [la dduction enchane].
Noter que la proprit dmontrer est ngative (lÕtre est inengendr) ; cÕest l une caractristique gnrale du raisonnement par lÕabsurde.
Noter que la logique de dmonstration (voir toutes les articulations dductives du discours : Ç or È, Ç car È, Ç donc È, Ç en effet ÈÉ) sÕexplicite comme telle : Ç ainsi faut-il admettre queÉ È, Ç il est notifi, de par ncessit, queÉ È.
Noter que Ç la vrit È est explicitement constitue en cible du propos : il en va ici de la vrit et cÕest parce quÕil en va de la vrit quÕil convient de dmontrer (plutt que de simplement Ç montrer È).
––––––
Gnalogie
Eudme : premier historien des mathmatiques
Euclide : a compos ses lments partir de propositions remontant bien avant lui.
Premier raisonnement apagogique (Parmnide) : VI¡ sicle
Plus ancien mathme dductif (thorie du pair et de lÕimpair propos des incommensurables) : premire moiti du V¡ sicle
Mathmatiques comme philosophie sont alors directement alimentes par la thorie musicale : cÕest elle qui est source — elle ne deviendra cible que plus tard (voir Aristoxne) —.
Ainsi la musique, source pour la philosophie et les mathmatiques, cÕest bien l une ralit originaire, au principe mme de ces deux disciplines inventes par les Grecs.
En un sens, comme on va le voir, la philosophie nat en ressaisissant ce qui sÕest pass dans la musique (voir la thorie musicale) sous un nouveau mode de pense. Il y a donc bien une apptence originelle de la philosophie pour les catgories musicales.
Ceci, une fois la philosophie constitue et le monde de la musique dploy, donnera plutt un intrt de la philosophie pour ce qui se passe du ct des Ïuvres (de la pense musicale proprement dite, laquelle nÕest pas proprement parler explicitement et directement catgorise) que du ct des catgories.
Mais une certaine philosophie continue cependant de sÕintresser en priorit ce qui se passe dans la catgorisation musicienne plutt que dans la pense musicale (voir lÕtude philosophique des textes musiciens plutt que des textes musicaux). Cette philosophie (cf. glose philosophique sur la srie, le spectreÉ) est mon sens moins intressante que lÕautre, mais cependant elle existe. Voir par exemple lÕentreprise philosophique rcente de Bernard Sve dÕlever la catgorie musicale dÕaltration au rang de concept philosophique.
La musique est source — ou plus exactement la thorie musicale — de catgories, de deux essentiellement qui concernent les proportions :
á diastema (rapport ou distance [12]), qui vient de lÕexprience musicale du monocorde ;
á logos (relation), qui vient de lÕexprience musicale du canon.
Ces deux catgories vont nourrir lÕarithmtique et la gomtrie : la thorie des proportions musicales a prcd et nourri la thorie mathmatique des proportions (gomtriques).
La diastema a suscit lÕalgorithme dÕEuclide. La musique a aussi contribu (avec son problme de la partition dÕune octave en deux parties gales) constituer le problme des incommensurables (qui trouvait aussi une origine gomtrique dans le problme de la duplication du carr).
Tant dans la terminologie euclidienne que dans le pythagorisme, on trouve donc trace de cette influence de questions et catgories musicales.
Noter pour nous : ce nÕest pas seulement la musique qui pose un problme une science. CÕest la musique qui fournit la science des oprateurs de travail (ici des catgories, un Ç cadre terminologique et conceptuel È pour des dveloppements en arithmtique et gomtrie o ces concepts subissent alors une altration).
Or le problme de lÕincommensurabilit est nou au raisonnement par lÕabsurde car on ne dmontre lÕincommensurabilit que par un raisonnement apagogique. Cette dmonstration remonte
Il sÕagit de dmontrer que Ã2 nÕest pas rationnel cÕest--dire ne peut sÕcrire comme rapport de deux nombres entiers m/n.
Supposons pour cela quÕexistent m et n tels que Ã2 = m/n.
1. On peut sÕassurer (par rduction de la fraction) que de ces deux nombres, lÕun au moins est impair (rappel : 2 = 2/1, et 1 est impairÉ).
2. Si n est impair, comme 2 = m2/n2 ⇒ m2/2 = n2. Or n2 est impair et, m tant pair, m2/2 est pair, ce qui nÕest pas possible.
3. De mme si m est impair, alors 2n2 = m2. Or 2n2 est pair quand m2 est ici impair, ce qui est nouveau impossible.
Donc Ã2 ne saurait galer le rapport de deux nombres entiers et dsigne donc une grandeur incommensurable (on dira aujourdÕhui Ç irrationnelle È).
Noter au passage que les Grecs admettaient
lÕexistence de grandeurs qui nÕtaient pas des nombresÉ
Szabo nous rend donc attentif au fait que dans les mathmatiques grecques le moyen de dmontrer lÕexistence nÕtait pas uniquement la construction (comme dans la gomtrie) mais aussi le raisonnement par lÕabsurde, cette fois dans lÕarithmtique [13], laquelle arithmtique prvalait dans lÕAntiquit sur la gomtrie [14].
La vnration des Pythagoriciens pour les nombres a elle-mme son origine dans la pratique des Ç nombres musicaux È [15].
Szabo montre [16] que le terme dÕanalogie vient des mathmatiques du VI¡ sicle pour ensuite devenir philosophique en perdant la trace de cette origine. Or ce terme va plus tard caractriser le rapport mme entre une discipline et une autre (transposition Ç analogique È dÕune catgorie musicale en un concept philosophique, par exemple ; ou lÕinverse bien srÉ).
Ramassons ces quelques transfert de catgories dans le schma ci-joint qui restitue la part motrice originelle de la thorie musicale et ne dispose pas seulement la musique en point dÕapplication des sciences constitues par ailleurs :
Mon livre de rfrence sera ici celui dÕAnnie Blis :
Aristoxne de Tarente et Aristote : Le Trait dÕHarmonique, Klincksieck (1986)
Ce trait de musique est en un sens (quÕon va prciser) le premier.
Il se prsente lui-mme comme tel, il se rflchit comme fondant une science musicienne de la musique, ce qui se dit, pour des raisons quÕon va voir : Trait dÕHarmonique.
Ë ce titre dÕouvrage fondateur, ses ascendants sont tous considrs comme ngatifs par Aristoxne, lequel critique tout ce qui sÕest fait jusque-l (on va voir comment). La seule rfrence ascendante positive relve de la philosophie et concerne Aristote (Platon, lui, est critiqu).
SÕil est en effet fondateur, le premier dans sa voie, il nÕaura cependant pas de descendance immdiate : il faudra attendre plus de quatre sicles pour lui trouver un successeur dans cette veine musicographique.
Cette nouvelle discipline, quÕAristoxne considre comme une Ç science È, il la nomme Ç Harmonique È. CÕest l un ancien nom mais dot ici dÕun nouveau sens.
CÕest l une opration rcurrente chez tout thoricien : donner Ç un sens nouveau aux mots de la tribu È (Mallarm). LÕopration complmentaire est de forger de nouveaux noms, soit de part en part (nologismes), soit partir de mots dj existants mais jusque-l inoprants dans le champ considr, ici le champ musical (dÕo, par exemple, le rle de la mtaphore – on va y revenir).
Le nom harmonique tait dj attach aux Harmoniciens — voir plus loin — et sÕattachait une musicographie plus pratique et empirique que celle des Pythagoriciens. Disons que ce nom met lÕaccent sur la face pratique de la musique plutt que sur son versant abstrait.
Remarquons au passage que ce partage est ds lÕpoque chevill la question de la notation musicale puisquÕAristoxne est un fervent adversaire de la notation musicale laquelle il reproche son abstraction spatialisante et son souci de lÕÏil plutt que de lÕoreille.
Noter [pour notre cours de lÕanne prochaine consacr la thorie de lÕcriture musicale] que Laos dÕHermion fut avant lui le premier crire sur la musique. Il aurait spar la technique et la pratique ds lÕaube du V¡ sicle. (171)
Ç Harmonique È ne nomme quÕune partie de cette nouvelle science : il y a aussi la Ç Rythmique È qui fera ensuite lÕobjet dÕun autre trait du mme Aristoxne : lments rythmiques.
Pour cet autre volet de la thorie dÕAristoxne, la rfrence bibliographique est le livre de Pierre Sauvanet : Le rythme grec, dÕHraclite Aristote (Puf, 1999) [17].
En deux mots, Aristoxne est galement le premier fonder une vritable thorie du rythme [18], en donnant ce mot son sens musical autonome (Ç srie de dures È, silences inclus ce qui est remarquableÉ), sens musical dtach des diffrentes fonctions sociales (thiques, politiquesÉ) attaches au rythme (voir PlatonÉ), sens o la forme musicale est alors diffrencie de son substrat sonore Ç rythmable È (son, parole ou geste), de cette matrialit quÕAristoxne nommera dÕun nologisme : rhuthmizomenon. On a donc ici la premire distinction quant au rythme entre ce que jÕappellerai la matire musicale (rhuthmos) et le matriau sonore (rhuthmizomenon) [19] en sorte que, comme lÕcrit Pierre Sauvanet [20], Ç il peut toujours y avoir plusieurs rhuthmoi pour un mme rhuthmizomenon È, et rciproquement. Comme on le verra tout lÕheure pour dÕautres oprations conceptuelles concernant cette fois lÕharmonique, le principe de cette distinction sÕinscrit lui-mme dans une tradition aristotlicienne.
Mais Aristoxne distingue galement, sur cette base Ç matrielle È, la forme rythmique statique (je dirai la matire rythmique en tant que srie inscriptible de dures) et son rsultat sonore qui a, lui, un caractre dynamique de flux dont le mode propre dÕexistence passe cette fois par le sensible, en lÕoccurrence par lÕaudible. Somme toute le rythme musical nÕexiste pour Aristoxne que dans cette tension entre une matire statique faite de dures quantitatives et un flux dynamique fait dÕapparitions-disparitions sonores.
Point remarquable : pour Aristoxne, le rythme musical, ainsi constitu par lÕnergie qui fait passer dÕune dure-moment lÕautre (on pourrait dire : port par la drive de la fonction-dure, soit le rythme musical comme intension dÕun inspect temporel), est moins perceptible que purement sensible ; en forant lgrement lÕinterprtation, on pourrait dire quÕAristoxne suggre l quÕon coute le rythme par-del la perception des dures, au-del de la distinction des moments-dures successifs.
Ceci consonne sans doute avec ce point, que je lguerai aujourdÕhui sans plus de commentaires : nÕest-il pas vrai que lÕaristotlisme est, avec la phnomnologie, la philosophie spontane du musicien, lequel tend alors donner son antiphilosophie spontane la forme spcifique dÕun anti-platonisme ?
Science du systme musical, des lois musicales : non de la pratique (ce nÕest pas une science du Ç faire de la musique È) mais de la musique comme langage dirions-nous : ses gammes, ses modes, ses intervalles, ses mlopes, etc.
Science musicienne.
Son point de dpart est la distinction entre ce qui est musical et ce qui ne lÕest pas (118, 235). Ce partage est essentiellement musicien : cÕest le musicien qui lÕtablit. Le musicien est ici dfini comme celui qui se rapporte la musique par la sensation.
La perception et, plus gnralement, la sensation servent de base cette Ç science È :
Ç Les uns
tiennent des propos extravagants, rcusant la sensation auditive sous prtexte
quÕelle manque de prcision ; ils vont imaginer des Ç causes
intelligibles È et affirment quÕil existe certains Ç rapports
numriques È et des Ç vitesses relatives È dont dpend la
production de lÕaigu et du grave ; ils formulent l les thories les plus
extravagantes qui soient et les plus contraires aux phnomnes. È [É]
Ç Pour notre part, nous nous efforons de recueillir des principes qui
soient tous vidents ceux qui connaissent la musique, et de donner des
dmonstrations des consquences qui en dcoulent. [É] Car pour le musicien,
lÕexactitude de la sensation joue un rle primordial. È (101)
Ç Pour le
musicien, lÕexactitude de la perception a presque valeur de principe, tant il
est vrai quÕil est impossible, quand on nÕa pas lÕoreille juste, de bien parler
de ce que lÕon ne peroit pas du tout. È (194, 205) Ç Pour notre
part, nous nous efforons de ne prendre pour principes que des principes
vidents ceux qui ont quelque exprience en musique. È (195)
La sensation joue un rle central dans cette science (ou thorie), pas seulement son principe mais tout moment de son dploiement : au dpart (pour lÕtablissement de ses Ç faits È), ensuite pour lÕorientation dans la construction de la thorie, enfin pour la vrification terminale.
Cette science autonome est cependant inscrite dans le dispositif plus vaste des sciences.
Elle est une physique (161) au sens o elle est conditionne par la nature acoustique du son, ce dont sÕoccupe la physique proprement dite (232-233). Ainsi lÕharmonique est la science du mouvement naturel de la voix (soit le mouvement de la voix en tant quÕil est ancr dans la physique).
Cette science a donc un amont : la physique (comme science plus leve : 121), mais galement la mathmatique (qui sÕoccupe des grandeurs : 150).`
Elle a aussi un aval : la potique concrte (171), la thorie de la mlope (172).
Ë ces titres, cette Harmonique nÕest ni physique, ni mathmatique (gomtrique ou arithmtique), ni morale (on dirait aujourdÕhui : Ç sociale È au sens des fonctions sociales et culturelles qui sont associes la musique : voir le Platon de la Rpublique). (235)
En quel sens cette discipline est-elle dite une science ?
1. Il sÕagit dÕabord en cette affaire explicitement de pense :
LÕharmonique Ç se ramne deux facults :
lÕoue et la pense ; en effet, par lÕoue, nous discernons la grandeur
des intervalles ; par la pense, nous nous rendons compte de leur
valeur. È. (205, 209)
2. Il sÕagit ensuite de pense prenant la forme dterminante de savoirs.
3. Ces savoirs sont ici thoriques, bass certes sur la pratique du sensible mais non transitifs aux pratiques artisanales des musiciens.
4. Enfin il sÕagit de savoirs thoriques organiss, systmatiques (on va voir plus loin comment).
Une science, une thorie travaille en catgorisant.
La terminologie dÕAristoxne a trois sources (185) :
— la philosophie (Aristote) ;
— les Harmoniciens cÕest--dire ses Ç prdcesseurs È (physiciens teints de gomtres) ;
— les Pythagoriciens cÕest--dire les reprsentants des mathmatiquesÉ
La terminologie ne se rduit pas un bric--brac de catgories : elle est organise, rendue consistante.
Ici le thme de lÕespace, du topos joue un rle important pour donner consistance lÕensemble de la terminologie convoque. Cf. lÕimportance de la mtaphore spatiale chez Aristoxne, releve dj par Arpad Szabo : pour Szabo, Aristoxne Ç est le premier avoir pris lÕintervalle musical dans le sens mtaphorique, dÕune faon apparemment dlibre È. (137)
Ceci nÕindique nullement un ralliement dÕAristoxne au point de vue gomtrique. Il a des mots explicites pour se dmarquer dÕeux :
Ç Il faut
sÕaccoutumer juger de chaque chose avec prcision ; en effet on ne peut
pas dire, comme cÕest lÕusage propos de figures gomtriques :
Ç soit cette ligne une droite È ; non, il faut se dpartir de
cette habitude lorsque lÕon parle dÕintervalles. Le gomtre en effet ne se
sert pas de sa facult sensible, car il nÕexerce pas sa vue juger
correctement ou pas du droit, du circulaire ou de tout autre de ces notions ;
cÕest plutt lÕaffaire du charpentier, du tourneur, ou des artisans de cette
sorte de sÕy exercer. È (205)
Le rle de la mtaphore peut tre retrouv dans toute intellectualit musicale — quoiquÕil ne sÕagisse pas ici, proprement parler dÕintellectualit musicale, mais seulement de thorie musicienne de la musique —.
Je lÕtendrai la fiction (qui est un Ç comme si È l o la mtaphore est un simple Ç comme È). Nous avons dj rencontr la fiction lors du raisonnement apagogique, en ce moment o lÕon suppose lÕinverse de ce quoi lÕon croitÉ De mme, dans le travail thorique, la consistance nÕest prouve que par fiction : par ce que lÕon carte, rejette, par le travail ngatif de refus (ex. ici le non-musical). Comme on sait depuis Gdel, la consistance dÕun discours ne peut tre prouve de lÕintrieur de ce discours. Elle est seulement ici prouvable ngativement, en cartant les effets de dcomposition inhrents la supposition (fictive) que le non-musical soit indistingu du musicalÉ
Une science, cÕest aussi une logique dmonstrative, logique laquelle Aristoxne accorde une grande importance et quÕil tirer de la philosophie dÕAristote (voir plus loin).
Cette harmonique se dmarque de celle de ses Ç prdcesseurs È :
— dÕune harmonique pythagoricienne (arithmtique). Pour celle-ci cÕest le nombre qui nomme, ou le rapport entre nombre (qui nomme lÕintervalle). Pour celle-ci la sensation, trop empirique, est impuissante fonder un bien penser. Il nÕy sÕagit dÕailleurs pas de penser le sensible — cf. citation donne plus haut (101) — mais de penser la structuration ontologique de ce quÕil y a sentir.
— dÕune harmonique harmonicienne (acoustique). Les Harmoniciens sont plus physiciens que philosophes, plus musiciens que physiciens, plus empiristes que thoriciens (77).
Aristoxne rcuse le travail des musiciens empiristes, je dirais simple artisans (il parle Ç dÕaultes È et de Ç joueurs de lyre È). Il critique ainsi les coles qui confondent pratique musicale et thorie harmonique, les joueurs de lyre qui Ç ramnent leur instrument È les lois de lÕharmonique. (172)
Sa thorie musicale nÕest pas mise en systme des savoirs artisanaux et pratiques. En un sens, cÕest une thorie du musical plus que de la musique (au sens de ce qui nÕexisterait que dans un faire concret).
Au total, cette entreprise a besoin de la philosophie sur un triple plan.
La philosophie intervient dÕabord pour dterminer ce quÕil en est dÕune science, ou dÕune thorie.
tablir une nouvelle science de la musique suppose, au pralable, que soit clarifi ce quÕil en est dÕune science, ce qui distingue une science dÕune pratique, ce qui distingue un discours thorique dÕun discours ordinaire.
De mme pour la manire dont une intellectualit musicale se rapporte une philosophie de son temps : sÕil sÕagit bien, dans lÕintellectualit musicale, de Ç dire la musique È, encore faut-il que ce que signifie ici le mot Ç dire È soit prcis. Que signifie Ç science È, ou Ç thorie È, ou Ç dire È de manire contemporaine ? CÕest en ce premier point que la philosophie intervient pour lÕintellectualit musicale.
Plus encore : la philosophie contemporaine (en un certain sens, bien sr, du contemporain cÕest--dire dÕun temps pour la pense) est ncessaire un discours se prsentant comme Ç nouvelle thorie de la musique È ou Ç nouvelle science musicale È, ou Ç nouvelle intellectualit musicale È sÕil est vrai quÕun tel discours ne saurait faire lÕconomie de se prsenter comme figure contemporaine de thorie, de science ou de dire, de se prsenter comme contemporain dÕune figure de la thorie, de la science, du dire.
Une nouvelle thorie de la musique ne saurait emporter lÕadhsion si elle revendique une conception dpasse de ce quÕest une thorie.
CÕest l bien sr lÕobstacle indpassable de cette suppose Ç science È musicologique qui en reste aujourdÕhui une conception prgalilenne de ce quÕest une science, prcisment dÕailleurs une conception aristotlicienne.
On verra cette anne, et ds la fois prochaine, que la naissance avec Rameau dÕune intellectualit musicale proprement dite, naissance au demeurant conditionne par la mutation pralable de la science (correspondant sa mathmatisation), mutation dont la philosophie va sÕefforcer de prendre mesure (voir Descartes et Pascal et bien dÕautresÉ), impose un dplacement aux thories musiciennes de la musique et donc ce quÕune certaine musicologie peut et doit tre.
*
Pour en revenir notre propos du jour, sÕil sÕagit bien pour lÕintellectualit musicale de dire la musique, encore faut-il clarifier ce que Ç dire È veut iciÉ dire. CÕest dj en ce point que le musicien trouve se rfrer la philosophie. De quelle manire chez Aristoxne ?
Aristoxne va emprunter Aristote sa Ç mthode È (on retrouvera une telle logique dÕemprunt de Rameau Descartes).
Mthode dsigne ici une logique de discours, une logique discursive, une logique du discours considr sur la musique, logique qui est bien sr diffrente de la logique proprement musicale (laquelle est logique de la musique). Bref, il convient l aussi de distinguer logique musicienne et logique musicale : logique du discours musicien tenu sur la musique et logique du discours musical proprement dit (celui qui sÕexpose non en mots mais en sons).
Quelle est en lÕoccurrence cette mthode emprunte la philosophie dÕAristote ?
Premier extrait :
Ç La meilleure
des mthodes consiste peut-tre exposer lÕavance le plan et lÕobjet de
notre tude, afin que, connaissant lÕavance la route que nous devrons suivre,
nous y avancions plus facilement, en sachant toujours en quel endroit de cette
route nous nous trouvons, et que, sÕil nous arrive de nous faire une ide
fausse de notre sujet, cela ne nous chappe point. È (45)
Ceci concerne la mthode dÕexposition du discours.
Voyons maintenant la mthode de constitution de ce mme discours :
Ç Avant
dÕentreprendre lÕtude des lments, nous
devons nous tre pntrs auparavant de ceci, quÕil nÕest pas possible de les
mener bien moins dÕavoir satisfait aux trois conditions suivantes :
avoir dÕabord bien saisi les donnes de lÕexprience, ensuite, avoir
correctement discern, parmi ces donnes, celles qui sont antrieures et celles
qui sont postrieures ; en troisime lieu, avoir une vue globale de ce qui
se produit et de ce qui est reconnu comme un fait, de la manire qui
convient. È (193)
La mthode de travail et de recherche suppose trois principes :
— dtermination des faits : ici saisie des phnomnes qui sÕoprent par lÕoreille, partir de la sensation ;
— ordonnancement de ces faits ;
— gnralisation par induction.
Je ne mÕtends pas sur le caractre videmment aristotlicien de ces prceptes o lÕinduction partir de faits sÕoppose la dduction partir dÕaxiomes.
Le rapport la philosophie va comporter un second volet : celui dÕun transfert de mots. La terminologie musicienne va en effet se nourrir de transferts partir de la philosophie : des concepts philosophiques vont tre transforms en catgories musicales.
Il faut parler ici dÕanalogie plutt que de
mtaphore : lÕquivalence quÕopre le transfert vaut ici moins terme
terme (la catgorie musicienne vaudrait Ç comme È vaut le concept philosophique :
K≡C) que dans le rapport : cÕest le rapport entre deux catgories
musicales qui est pos comme quivalent au rapport entre deux concepts
philosophiques : K1/K2≡C1/C2
Comme on le verra en dtail avec Wagner (mais ceci vaudrait galement avec Adorno), le rapport-transfert avec la philosophie pourra se thmatiser, cette fois dans lÕintellectualit musicale, comme mythologie plutt que comme analogie, selon une formule prcise dont on trouvera le chiffre chez Claude Lvi-Strauss.
Se rapporter la philosophie est enfin ncessaire la nouvelle science dÕAristoxne pour caractriser le rapport que cette thorie peut et doit entretenir aux autres sciences. Il ne sÕagit plus, comme dans le premier de nos trois points, de caractriser les critres immanents de ce qui mrite alors le nom de science (ou de thorie, ou de dire, cÕest--dire de discours consistant) ; il sÕagit de penser le rapport de cette nouvelle science aux sciences antrieures.
Pour Aristoxne, il sÕagit concrtement de penser le rapport de son Harmonique nouvelle non seulement lÕarithmtique et la gomtrie (cÕest--dire la mathmatique de son temps) mais galement la physique. Aristoxne dqualifie la mathmatique comme apte thoriser la musique mais il ne la dqualifie pas comme science propre, et antrieure lÕharmonique. Et de mme pour la physique.
La compatibilit tablie par Aristoxne entre son harmonique et ces sciences se fera l encore sous un schme aristotlicien.
En langage plus actuel, je dirai quÕAristoxne, pour comptatibiliser sa thorie musicale avec les sciences de son temps, a besoin de la philosophie pour caractriser ce que peut et doit alors tre ce Ç avec È.
Je remarquerai au passage quÕAristoxne tablit lÕautonomie de sa nouvelle Ç science È non en rcusant son conditionnement par les sciences fondamentales plus anciennes mais en diversifiant ce conditionnement : l o pour les Pythagoriciens tout passait par lÕarithmtique, l o les gomtres opposaient la tutelle de lÕarithmtique celle de la gomtrie et les Harmoniciens celle de la physique, Aristoxne, somme toute, plutt que de les rcuser, les adopte simultanment et par l les relativise. O lÕon retrouve que lÕautonomie nÕest pas lÕautarcie, et que la libert nÕest pas lÕabsence de liens et de dpendances mais plutt leur tri et, comme dit Rousseau, la dcision dÕen assumer certains, prcisment choisis.
Au total Aristoxne se rapporte la philosophie dÕAristote en crateur dÕune nouvelle thorie de la musique de trois manires :
— pour assurer que la thorie quÕil propose est bien hauteur des exigences de son temps en matire de thorie ;
— pour nourrir analogiquement son rseau musicien de catgories avec le rseau aristotlicien de concepts philosophiques ;
— pour tablir un rgime contemporain de compatibilit entre cette nouvelle science et les sciences antrieurement constitues.
Cette premire thorie musicienne du musical nÕest pas une intellectualit musicale car explicitement elle nÕest pas articule au faire musicien de la musique. Cette thorie, on lÕa vu, est thorie de la musique comme systme — nous dirions aujourdÕhui thorie du langage musical —, non-travail musicien sur les Ïuvres — sur les Ç mlopes È de lÕpoque — pour projeter dans la langue du musicien la pense musicale lÕÏuvre.
En un certain sens, la constitution dÕune telle thorie musicienne de la musique peut tre vue comme condition de possibilit pour quÕune vritable intellectualit musicale puisse apparatre.
Ë lÕinverse, on verra ce quÕ partir de Rameau une vritable intellectualit musicale ajoute non seulement la thorie musicale proprement dite (ce quÕelle dplace, reconfigure en la dlimitant) mais aussi ce quÕelle transforme du rapport musicien la philosophie.
On verra en particulier quÕune intellectualit musicale pose une nouvelle question dans le rapport musicien la philosophie : celle dÕune possible rivalit. Ceci nous conduira faire lÕhypothse suivante sur laquelle je terminerai ce premier cours : une intellectualit musicale se confronte ncessairement la question de lÕantiphilosophie, question dont une thorie musicale, par contre, peut faire lÕconomie.
Autant dire que, sous cette hypothse — suivre tout au long de notre semestre —, le rapport de lÕintellectualit musicale la philosophie joue pour celle-l un rle central.
–––––––––––
[1] II.233
[2] Je mÕappuie ici sur deux cours dÕAlain Badiou consacrs cet ouvrage,
les 21 janvier et 4 fvrier 1986.
[3] ceci dqualifie la reprsentation traditionnelle de cette squence qui
pose une mathmaticit naissante dlie de Parmnide et assigne au
pythagorisme prsent alors comme doctrine du multiple dresse contre la
doctrine parmnidienne de lÕUnÉ Szabo montre bien que lÕontologie parmnidienne
a rendu possible le concept de nombre dans la modalit du concept dÕunit et
donc que le pythagorisme est un parmnidisme prolifrant et non pas
dtruit : cÕest parce que la gense du concept de nombre remonte donc
Parmnide quÕil y a ncessit de deux dmonstrations : lÕune pour tout
nombre suprieur 1, et lÕautre pour 1 (qui est alors considr comme nÕtant
pas un nombre).
[4] Badiou thmatise ici un biconditionnement, ou une inauguration
conjointe plutt quÕune antrioritstrcite de la philosophie.
[5] Autre traduction, via Heidegger (Gilbert Kahn) : Introduction
la mtaphysique (Tel, Gallimard, 1967 ;
p. 105)
Mais seule reste encore la lgende du chemin (sur lequel sÕouvre) ce quÕil en est dÕtre ; sur ce (chemin), le montrant, il y a quantit de choses ; comment tre est sans natre et sans prir, se tenant seul l tout entier aussi bien que sans tremblement en soi et nÕayant jamais eu besoin dÕtre termin ; il nÕtait pas non plus autrefois, ni ne sera quelque jour, car, tant le prsent, il est tout la fois ; unique, unissant, uni, se rassemblant en soi partir de soi (tenant ensemble plein de prsence).
[6] Autres traductions — noter lÕimprcision de la traduction de Yves Battisti (Trois prsocratiques, Ides nrf, Gallimard, 1968) — :
Jean-Paul Dumont, Les coles prsocratiques, Gallimard, 1988
Mais il ne reste plus prsent quÕune voie
Dont on puise parler : cÕest celle du Ç il est È.
Sur cette voie il est de fort nombreux repres,
Indiquant quÕchappant la gnration,
Il est en mme temps exempt de destruction :
Car il est justement form tout dÕune pice,
Exempt de tremblement et dpourvu de fin.
Et jamais il ne fut, et jamais il ne sera,
Puisque au prsent il est, tout entier la fois,
Un et un continu. Car comment pourrait-on
Origine quelconque assigner au Ç il est È ?
Comment sÕaccrotrait-il et dÕo sÕaccrotrait-il ?
Je tÕinterdis de dire ou mme de penser
Que le Ç il est È pourrait provenir du non-tre,
Car on ne peut pas dire ou penser quÕil nÕest pas.
Quelle ncessit lÕaurait pouss tre
Ou plus tard ou plus tt, si cÕtait le nant
QuÕil avait pour principe ? Aussi faut-il admettre
QuÕil est absolument, ou quÕil nÕest pas du tout.
Barbara Cassin, Parmnide Sur la nature ou sur lÕtant, Seuil, Points 368, 1998
Seul reste donc le rcit de la voie
Ç est È. Sur elle, les marques sont
trs nombreuses : en tant sans
naissance et sans trpas il est,
entier, seul de sa race, sans
tremblement et non dpourvu de fin,
jamais il nÕtait ni ne sera, car il est
au prsent, tout ensemble,
un, continu. En effet, quelle famille
lui chercheras-tu ?
Vers o et partir dÕo accru ? Ë
partir dÕun non tant, je ne te laisserai
pas le formuler ni le penser ; car
on ne peut ni formuler ni penser
que nÕest pas soit ; de plus, quel
besoin lÕaurait alors press
plus tard ou avant de pousser partir
du rien ?
Ds lors, il est besoin quÕil existe ou totalement ou pas du tout.
[7] Cf. vers qui pourrait nÕtre quÕune glose, ajoute par Simplicius.
[8] J.-P. Dumont :
Il est donc notifi, de par ncessit,
QuÕil faut abandonner la voie de lÕimpens,
Que lÕon ne peut nommer (car
celle-ci nÕest pas
La voix qui conduirait jusquÕ la vrit),
Et tenir lÕautre voie pour la voie
authentique,
Relle et existante.
[9] J.-P. Dumont :
Or le penser est identique ce en vue
De quoi une pense singulire se forme.
On chercherait en vain le penser sans
son tre,
En qui il est un tre lÕtat profr.
[10] Òagneton onÓ
[11] Lacan : la vrit se donne dans une structure de fiction.
[12] qui prendra le sens dÕÇ intervalle musical È (II.122)
[13] I.354
[14] I.337
[15] II.106
[16] I.160
[17] Voir le chapitre Les lments rythmiques dÕAristoxne de Tarente, pp. 112-121
[18] Pour les Pythagoriciens, la tutelle des nombres est avant tout dÕordre
harmonique.
[19] Je prfre renommer ainsi ce que lÕon nomme plus souvent comme rapport entre forme et matire (voir Pierre Sauvanet, op. cit., p.115É)
[20] p. 116