Espace sonore / Espace social.

Contradictions de l’autonomie et politiques de l’écriture chez Pierre Boulez : de l’art-science à l’art de masse.

 

(Ens, 8 février 2005)

 

Lambert Dousson

 

Introduction.

On constate, dans les écrits théoriques de Pierre Boulez, et tout particulièrement Penser la musique aujourd’hui, une sorte de surcharge de concepts comme le “ lisse ”, le “ strié ”, ou encore la “ coupure ”. Surcharge, dans le sens où on a affaire à des concepts importés des sciences, qui n’ont qu’une faible valeur scientifique, et qui semblent fournir un surplus de sens par rapport à leur réalisation musicale – une gratuité voire une inutilité conceptuelle qui fait problème. Cette surcharge, on propose de l’interpréter comme un écart productif de normes, et de l’entendre comme un dispositif compris dans les termes d’une différance, visant à rendre, par une prolifération de la théorie, l’œuvre musicale paradoxalement inanalysable.

 

Ce n’est pas tant la pensée de Boulez qu’il s’agit d’analyser, mais plutôt de mettre en évidence un impensé dans sa théorie : il y aurait, qui irrigue l’œuvre de Boulez, un Inconscient – Inconscient esthétique, historique, politique, qu’il s’agirait de problématiser.

 

Ce qui nous a poussé à interroger cet impensé, c’est, notamment, la fascination de Gilles Deleuze – récurrente dans ses écrits – pour Boulez – et surtout pour ses concepts de la “ coupure ”, du “ lisse ” et du “ strié ” –, ainsi que la surcharge interprétative, voire le malentendu qui émergent de tout ce passage de Mille Plateaux, où Deleuze et Guattari restituent la pensée boulézienne de “ l’espace ” :

 

Modèle musical. – C’est Pierre Boulez le premier qui a développé un ensemble d’oppositions simples et de différences complexes, mais aussi de corrélations réciproques non symétriques, entre espace lisse et espace strié. Il a créé ces concepts, et ces mots, dans le champ musical, et les a définis justement à plusieurs niveaux, pour rendre compte à la fois de la distinction abstraite et des mélanges concrets. Au plus simple, Boulez dit que dans un espace-temps lisse on occupe sans compter, et que dans un espace-temps strié on compte pour occuper. Il rend ainsi perceptible la différence entre des multiplicités non métriques et des multiplicités métriques, entre des espaces directionnels et des espaces dimensionnels. Il les rend sonores et musicaux. Et sans doute son œuvre personnelle est faite avec ces rapports, créés, recréés musicalement.

À un second niveau, on dira que l’espace peut subir deux sortes de coupures : l’une, définie par un étalon, l’autre, irrégulière et non déterminée, pouvant s’effectuer où l’on veut. À un autre niveau encore, on dira que les fréquences peuvent se distribuer dans les intervalles, entre coupures, ou se répartir statistiquement, sans coupures : dans le premier cas on appellera “ modulo ” la raison de distribution des coupures et intervalles, raison qui peut être constante et fixe (espace strié droit), ou qui peut être variable, régulièrement ou irrégulièrement (espaces striés courbes, focalisés si le modulo est variable régulièrement, non focalisé s’il est irrégulier). Mais, lorsqu’il n’y a pas de modulo, la répartition des fréquences est sans coupure : elle se fait “ statistique ”, sur un morceau d’espace aussi petit qu’il soit ; elle n’en a pas moins deux aspects, suivant que la répartition est égale (espace lisse non dirigé), ou plus ou moins rare, plus ou moins dense (espace lisse dirigé). Dans l’espace lisse sans coupure ni modulo, peut-on dire qu’il n’y a pas d’intervalle ? ou bien, au contraire, tout n’y est-il pas devenu intervalle, intermezzo ? Le lisse est un nomos, tandis que le strié a toujours un logos, l’octave par exemple. Le souci de boulez est dans la communication des deux sortes d’espace, leurs alternances et superpositions : comment “ un espace lisse fortement dirigé aura tendance à se confondre avec un espace strié ”, comment “ un espace strié, où la répartition statistique des hauteurs utilisées en fait sera égale, aura tendance à se confondre avec un espace lisse ” ; comment l’octave peut être remplacé par des “ échelles non octaviantes ” se reproduisant selon un principe de spirale ; comment la “ texture ” peut être travaillée de manière à perdre ses valeurs fixes et homogènes pour devenir un support de glissements dans le temps, de déplacements dans les intervalles, de transformations son’art comparable à celles de l’op’art.

Pour en revenir à l’opposition simple, le strié, c’est ce qui entrecroise des fixes et des variables, ce qui ordonne et fait succéder des formes distinctes, ce qui organise les lignes mélodiques horizontales et les plans harmoniques verticaux. Le lisse, c’est la variation continue, c’est le développement continu de la forme, c’est la fusion de la mélodie et de l’harmonie au profit d’un dégagement de valeurs proprement rythmiques, le pur tracé d’une diagonale à travers la verticale et l’horizontale (Deleuze (Gilles), Guattari (Felix), Mille Plateaux, Minuit, “ Critique ”, Paris, 2001, p.596 – p.597, à propos de Boulez (Pierre), Penser la musique aujourd’hui, Gallimard, “ Tel ”, p. 95 sq., dont les citations sont extraites des pages 107 et 98. Nous soulignons).

 

Deleuze et Guattari interprètent le “ strié ” comme ressortissant du modèle de “ l’arbre ”, ou de la “ structure ”, et le “ lisse ” du “ rhizome ”. Sans vouloir commenter cette citation – qui nous demanderait trop de temps – ce qui suscite notre interrogation, c’est le caractère inarticulé qu’il y a entre ces “ niveaux ” d’oppositions, “ simples ” ou “ complexes ” – caractère inarticulé que l’on retrouve chez Boulez dans le double accès du lisse et du strié, l’un par la “ structure ”, l’autre par la “ coupure ”. Notre hypothèse est que cette surcharge interprétative renvoie à cet impensé boulézien, que l’on tentera de réfléchir, en resituant Boulez dans les cadres de la Modernité[1], dans les termes d’une aporie théorique dont les “ résolutions ” esthétiques appellent un “ inconscient politique ”.

 

1. Position de la problématique : contradictions de l’autonomie et utopie politique.

Par “ politique de l’écriture ”, il faut entendre l’opération utopique d’une mimesis consistant dans la projection (au sens d’une projection spatiale en géométrie) du plan de consistance de l’espace sonore sur l’espace so­cial. Pour le dire autre­ment : reconfigurer le continuum social-historique de la collectivité des auditeurs, ras­semblés dans une salle de concert, par la projec­tion sur celui-ci du continuum sonore généré par l’écriture musicale. En d’autres ter­mes en­core : imprimer (au sens d’une impression ou d’une empreinte qui redessine l’espace sur la­quelle elle a été imprimée) la to­pographie de l’écriture musicale, le diagramme de la partition, et de l’espace sonore qu’elle génère, sur l’espace social, en vue de la configu­ration de cet es­pace social à l’image de l’espace sonore ou musical.

 

Ce qui génère une telle utopie politique, ce sont les apories auxquelles se heurte le dispositif théorique qu’instaure Pierre Boulez, tout particulièrement dans son ouvrage de 1963, Penser la musique aujourd’hui pour assurer une utopie esthétique, celle de l’autonomie. Cette aporie suscite un déplacement conceptuel au centre du dispositif : le passage de la référence de la structure, au modèle de la coupure.

 

2. Signalement de l’aporie : Boulez comme figure-limite du “ souci de soi ” chez Foucault.

Cette aporie peut être décelée derrière l’hommage que fait Foucault à Boulez dans son article de 1982, “ Pierre Boulez. L’écran traversé ” :

 

De la pensée, il attendait justement qu’elle lui permette sans cesse de faire autre chose que ce qu’il faisait. Il lui demandait d’ouvrir, dans le jeu si réglé, si réfléchi qu’il jouait, un nouvel espace libre. (…) l’essentiel pour lui était là : penser la pratique au plus près de ses nécessités internes sans se plier, comme de souveraines exigences, à aucune d’elles. Quel est donc le rôle de la pensée dans ce qu’on fait si elle ne doit être ni simple savoir-faire ni pure théorie ? Boulez le montrait : donner la force de rompre les règles dans l’acte qui les fait jouer (Foucault (Michel), “ Pierre Boulez. L’écran traversé ”, in Dits et écrits II, 1976-1988, Gallimard, “ Quarto ”, 2001, p.1041).

 

Cette citation place Boulez parmi les figures du “ souci de soi ”, par lequel la subjectivité se révèle des espaces de liberté dans la mise à l’épreuve normative des normes[2]. Ces écarts individuels sont à la fois théoriques et pra­tiques : l’individu peut se subjectiver dans l’exercice de compréhen­sion de son appartenance aux normes, en élaborant des concepts adéquats à la production normative interne au savoir, et affirmer sa singularité par la pratique d’un art. Cependant, comme on le sait par ailleurs, il ne peut y avoir qu’une “ préface à la transgression ”[3] : les écarts indi­viduels valent à l’intérieur des normes, et il n’y a aucune possibilité de sortir du jeu normatif. Dès lors, traver­ser l’écran, c'est-à-dire réassumer par la théorie l’activité pratique dans le but d’assurer l’autonomie de celle-ci, comporte un danger : celui d’une capture de la pratique par et dans le dispositif théo­rique d’autonomie. Car si ce dispositif suppose d’abord l’élaboration de normes faisant concurrence à celles qui mettent en danger l’autonomie de l’art, la pratique peut à son tour se trouver prise au piège de la norme théorique ainsi établie.

 

3. Autonomie de l’art et formalisme.

Tout d’abord : en quoi consiste ce dispositif ? L’enjeu des écrits théoriques de Boulez est d’assurer l’autonomie de l’art – de la musique – à travers une entreprise de justification de son activité pra­tique. Ainsi, Boulez est dans la droite ligne de la problématique du formalisme, entérinée par Hoffmann dans ses Kreisleriana, ou encore Hanslick dans Du beau dans la mu­sique. L’axiome de l’autonomie de la musique est le suivant : en tant qu’elle est auto-référen­tielle, la musique n’a besoin d’aucune référence au langage, puisqu’elle est elle-même un lan­gage au­tonome[4]. Cependant, si au XVIIIème siècle l’autonomie concerne la position de la musi­que dans le système des beaux-arts – en particulier dans ses rapports avec la poésie –, à partir de la fin du XIXème siècle avec l’apogée du capitalisme industriel et a fortiori au XXème siècle, la question se déplace et se formule ainsi : com­ment maintenir la dis­tinction entre le faire artistique et le paradigme qui définit les acti­vités humai­nes à un mo­ment donné – tout en sachant que ce faire artistique est par définition conditionné par ce paradigme ?[5] En d’autres termes, l’enjeu de l’autonomie, c’est la possibilité d’une double disjonction de l’art d’une part avec l’objet X, quelconque, banal, et d’autre part avec la marchandise. Interprétée dans le contexte musical, la question de l’autonomie revient à : comment distinguer la musique d’une part du simple bruit, et d’autre part de la musique captée par la rationalité marchande (la variété) ?

 

Or, comme le dit la citation de Foucault, la manifestation musicale de cette distinction procède toujours à la fois d’une intériorisation et en même temps d’une critique des paradig­mes du capitalisme. C’est à la lumière de cette double dynamique d’indéfinition de l’art que l’on peut, par exemple, interpréter chez Ma­hler, au sein d’édifices faisant éclater les formes traditionnelles de la symphonie, la présence d’éléments de banalité issus de la musique vien­noise ; l’introduction des sirènes dans Ionisation de Varèse ; la place de plus en plus impor­tante accordée à la percussion dans la création musicale ; le bruitisme de la musique futuriste ; la simu­lation du bruit blanc et la référence à la nature dans la musique spectrale ; le machinisme des répétitifs américains ; la référence à la musique Punk dans Kraft de Magnus Lindberg ; le parasitage instrumental chez Michael Levinas ; la “ musique concrète instrumentale ” de Helmut Lachenmann ; etc.

 

4. Sérialisme et structuralisme.

C’est aussi selon cette grille d’interprétation que l’on peut comprendre tout le début de Penser la musique au­jourd’hui de Boulez, le chapitre intitulé “ Considérations générales ”[6], qui a pour but de tracer la frontière de l’art et du non-art, par une circonscription négative et polé­mique du champ de l’art, en prescrivant ce que doit être et comment déterminer une œuvre musicale. Cette défi­nition négative débouche sur la nécessité d’une “ synthèse générale spéculative ”, qui seule pourra assu­rer une définition positive de l’art. Le modèle qu’emploie Boulez pour définir l’art positive­ment, c’est l’axiomatique, qu’il inscrit d’abord dans un discours structuraliste[7]. Ainsi, la définition qu’il donne de la série au début du chapitre II, “ Technique mu­sicale ”[8], est une définition structuraliste, en vertu de quoi tout œuvre sérielle est une structure, et surtout, que toute œuvre, pour être  musicale, doit être sérielle :

 

La série est – de façon très générale – le germe d’une hiérarchisation fondée sur certaines propriétés psycho-physiologiques acoustiques, douée d’une plus ou moins grande sélectivité, en vue d’organiser un ensemble fini de possibilités créatrices liées entre elles par des affinités prédominantes par rapport à un caractère donné ; cet ensemble de possibilités se déduit d’une série initiale par un engendrement fonctionnel (elle n’est pas le déroulement d’un certain nombre d’objets, permutés selon une donnée numérique restrictive). Par conséquent, il suffit, pour instaurer cette hiérarchie, d’une condition nécessaire et suffisante qui assure la cohésion du tout et relations entre ses parties constitutives. Cette condition est nécessaire, car l’ensemble des possibilités est fini dans le temps même où il observe une hiérarchisation dirigée ; elle est suffisante puisqu’elle exclut toutes les autres possibilités (Boulez (Pierre), Penser la musique aujourd’hui, p.35 - p.36. Souligné par Boulez).

 

L’axiomatique permet de construire une théorie pure­ment formelle de la musique, réduite à des réseaux de relations, contenant vir­tuellement toutes les déductions possibles. Elle répond à une exigence de fon­dation de la musique : fonder des systèmes musicaux sur des critères exclusivement musi­caux, pour déduire les propriétés intrinsèques de la musique en tant que phénomène so­nore. C'est-à-dire qu'on consti­tuera un univers de sons, et non de notes, car cel­les-ci sont déjà historiquement déter­minées par une culture musicale qui transcenderait la théorie. En faisant de la musique une science déductive, Boulez peut affirmer la nécessité historique du sérialisme généralisé, par quoi l’œuvre musicale est conforme à son concept.

 

L’œuvre sérielle s’engendre de la ma­nière suivante : Soit d’abord l’énoncé de la série primi­tive qui fournit le matériau à la composi­tion. Les intervalles qu’elle contient constituent les lois à partir desquelles sont déduits de nou­velles structures locales qui jouissent d’une relative autonomie par rapport au noyau structu­ral, tout en conservant leur cohérence avec la loi for­melle énoncée par la série primitive. Ces structures partielles constituent un nouveau matériau à partir duquel peuvent être déduits de nou­velles micro-structures, qui à leur tour peuvent faire l’objet de nouvelles et multiples déductions.

 

Toute forme déduite peut ainsi devenir mat­ériau déductible, comme l’écrit Boulez, qui invo­que ici Lévi-Strauss :

 

Ainsi que l’affirme le sociologue Lévi-Strauss à propos du langage proprement dit, je demeure persuadé qu’en musique il n’existe pas d’opposition entre forme et contenu, qu’il n’y a pas “ d’un côté, de l’abstrait, de l’autre, du concret ”. Forme et contenu sont de même nature, justiciables de la même analyse. “ Le contenu, écrit Lévi-Strauss, tire sa réalité de sa structure, et ce qu’on appelle forme est la mise en structure des structures locales, en quoi consiste le contenu ”. En­core faut-il que ces structures se soumettent aux principes de logique formelle que nous énon­cions plus haut (Penser la musique aujourd’hui, p.31 ; citant Lévi-Strauss (Claude), “ La structure et la forme ”, in Anthro­pologie structurale deux, Agora, “ Pocket ”, 1996, p.158).

 

Le structuralisme de Lévi-Strauss permet d’évacuer toute conception hylémor­phi­que de l’œuvre d’art, conception qui voudrait que le matériau soit l’ensemble des éléments sonores utilisés, et que la forme de l’œuvre se construise progressi­vement par le déploiement du matériau dans le temps. En effet, le matériau est déjà une forme, puisque pour chaque œu­vre le compositeur le compose tout autant que les formes. Et c’est donc avec la bénédiction de Lévi-Strauss que Boulez peut affirmer le conventionnalisme radi­cal du sérialisme: 

 

La pensée sérielle tient à souligner que la série doit non seulement engendrer le vocabulaire lui-même, mais s’élargir à la structure de l’œuvre ; c’est donc une réaction totale contre la pensée classique, qui veut que la forme soit, pratiquement, une chose préexistante, ainsi que la mor­phologie générale. Ici, il n’y a pas d’échelle préconçue, c'est-à-dire de structures générales, dans laquelle s’insère une pensée particulière ; en revanche, la pensée du compositeur, utilisant une méthodologie déterminée, crée les objets dont elle a be­soin et la forme nécessaire pour les orga­niser, chaque fois qu’elle doit s’exprimer (“ Série ”, in Points de repère, I. Imaginer, Bourgois, “ Musique / Passé / Présent ”, 1995, p.354 – p.355).

 

 Adopter le sérialisme, c’est donc, non pas inventer à partir de formes ou de schémas prééta­blis, mais constituer un langage de part en part, indépendam­ment de tout modèle ex­trinsèque – musical, culturel, historique, social.

 

5. Formulation de l’aporie : “ déduction ” contre “ prolifération ”.

Cette opération de déduction, en tant qu’opération pratique, Boulez l’appelle “ prolifération ”. L’absence de ce terme dans Penser la musique aujourd’hui est significative d’une aporie que seule la pratique permet de mettre au jour et que révèle Boulez dans Par volonté et par ha­sard, à propos de sa technique de “ prolifération des matériaux ”, qui présente un versant po­sitif. Et un versant négatif que l’axiomatique structurale évacue :

 

C'est-à-dire qu’en général je démarre sur des matériaux assez simples ; mes idées de base, et même les enveloppes des œuvres sont assez simples, mais, à l’intérieur de ces enveloppes, naturellement, il y a des structures extrêmement poussées. Si j’ai en face de moi une idée musicale, ou une espèce d’expression musicale à donner à partir d’un certain texte que j’ai inventé, je découvre dans ce texte, quand je le soumets à ma propre analyse, quand je le regarde sous tous les angles, de plus en plus de façons de le varier, de le transformer, de l’augmenter, de le multiplier. Pour moi, une idée musicale est comme une graine : vous la plantez dans un certain terreau, et, tout d’un coup, elle se met à proliférer comme de la mauvaise herbe. Il faut, après, élaguer. J’ai plutôt du mal à me tenir à des développements très propres, à avoir un négatif, j’entends : des aspects négatifs de la composition, plutôt que des aspects positifs. La tendance à la prolifération, je la sais dangereuse parce qu’elle peut entraîner toujours vers le même type de densité, c'est-à-dire une densité extrême à tout moment, une tension ou une variation extrême. Dans beaucoup de cas, il m’a donc fallu réduire, élaguer les possibilités, ou alors les mettre les unes à la suite des autres de manière à en faire une évolution dans le temps, et non pas une superposition qui aurait été trop compacte (Par volonté et par hasard, Seuil, 1975, p.14 - p.15. Nous soulignons).

 

Il faut insister sur la phrase : “ Il faut, après, élaguer ”, car elle signale l’aporie du modernisme de Boulez, en tant qu’il voudrait étayer l’autonomie sur cette axiomatique structu­rale. En effet : pourquoi cette action négative d’élagage est-elle nécessaire et problématique ?

 

6. Degré zéro de l’écriture.

Pour  le comprendre, il faut revenir au début des années cinquante. Durant une courte période, s’est manifestée dans la production musicale une volonté de faire ta­ble rase de l’histoire et de la subjecti­vité, afin d’atteindre, grâce à l’axiomatique structurale qu’on vient de décrire, quel­que chose comme un “ degré zéro de l’écriture ” musicale :

 

(…) dans ces écritures neutres, appelées ici “ le degré zéro de l’écriture ”, on peut discerner le mouvement même d’une négation et l’impuissance à s’accomplir dans une durée, comme si la littérature, tendant depuis un siècle à transmuer sa surface dans une forme sans hérédité, ne trouvait plus de pureté que dans l’absence de tout signe (…) (Barthes (Roland), Le degré zéro de l’écriture (1953), Introduction, in Œuvres complètes I. 1942-1961, Seuil, 2002, p.173).

 

La décrire révèle les contradictions de l’autonomie :

 

1. Ce degré zéro de l’écriture, par lequel Barthes affirme “ l’existence d’une ré­alité for­melle indépendante de la langue et du style ”[9], participe du for­malisme. La musi­que se trouve en un point zéro à reconquérir contre deux formes d’emprise : d’une part sa dissolution dans la mu­sique quotidienne faite d’habitudes et de prescriptions référenc­ées, et d’autre part le style qui renvoie à une idéologie bourgeoise qui se représente l’auteur comme coupé de la société et réduit à la posture romantique du splendide isole­ment. Dans la mesure où le créa­teur doit déranger l’ordre institué, et qu’il ne peut plus le faire en se contentant d’ajouter sa musique à un langage préexis­tant déjà prêt à l’accueillir, il doit, pour rompre, écrire à partir et autour du manque, du si­lence : “ Créer une écriture blan­che ”[10] constitue la prise de conscience de cette impos­sibilité de compo­ser comme un composi­teur ; comme Barthes l’écrit, “ l’écriture se réduit alors à une sorte de mode négatif dans lequel les caractères sociaux (…) d’un langage s’abolissent au profit d’un état neutre et inerte de la forme ”[11].

 

2. Ce formalisme suppose une table rase sémantique appliquée au moindre élément de l’organisation musi­cale. Il re­pose sur une capacité d’auto-engendrement de la forme, selon une pro­ducti­vité numérique, cybernétique. Il exige donc le retrait de toute action engagée de la subjecti­vité, puisque les opérations de composition sont entièrement prises en charge par une axiomatique : ce n’est pas un sujet qui compose, c’est une machine. La prati­que composi­tionnelle, dans son opérativité, est donc an­nulée. Ainsi, dans une société où la production s’organise universellement selon le principe du taylorisme, l’avant-garde musicale des années cinquante se représente son activité comme un travail, c'est-à-dire l’exécution d’une tâche mécanique, automatique, divi­sible, imper­son­nelle, reproductible, et dont la seule finalité est le recouvre­ment d’un espace sonore.

 

3. L’annulation de la subjectivité et de l’histoire exige la relativisation radicale de la percep­tion et de son corrélat, l’expression, qui renvoie à la problématique romantique de l’affectivité, du goût, de la culture, qu’il s’agit d’évacuer. L’univers senso­riel est court-cir­cuité par une conception exclusi­vement chro­nomé­trique du temps, ce qui conduit à bloquer toute référence possible à une phénoménologie de la perception : un temps objectif totalement insub­jectiva­ble[12].

 

7. Danger de la prolifération : équivalence musique / bruit et musique / marchandise.

Or, c’est ici que la contradiction éclate : un tel dispositif, censé assurer l’autonomie de l’art en le coupant de tout ancrage social, culturel, historique, met de fait l’art en danger de mort :

 

1. Il conduit à produire de l’inconsistance, ce que reconnaît Boulez quand il dit qu’une telle forme se réduit à “ un lam­beau de possibilités au milieu d’une éternité d’autres combinaisons éventuel­les ”, une musi­que dont la durée est potentiellement illimitée, puisque un “ milliard de combinaisons existent à par­tir des mêmes données ”[13]. L’“ œuvre ” est donc frappée d’une contingence radicale.

 

2. Le non style “ ponctuel ” des œuvres issues de ce sérialisme radical va jusqu’à abolir toute temporalité, qui est l’essence propre de la musique :

 

La variation perpétuelle – en surface – engendrait l’absence totale de variation à un niveau plus général. Une monotonie exaspérante s’emparait de l’œuvre musicale mettant en jeu à tout instant tous les moyens de renouvellement (Boulez (Pierre), “ Recherches maintenant ”, in Points de repère, p.333).

 

3. Mais surtout, ce formalisme conduit à abolir la distinction entre l’art et le non-art. Dans un article de 1959, “ Contradictions du langage sériel ”[14], le sémiologue Nicolas Ruwet écrit : “ Valable comme fond sonore, comme décor, cette musique échoue à créer un discours autonome. Tout se passe souvent comme si elle retombait au stade indifféren­cié de la pure nature, comme si elle renon­çait à créer un langage, une histoire ”. Autrement dit, un tel dispositif revient à donner à l’œuvre sérielle le statut, ou bien du simple bruit, ou bien celui d’une musique de fond, musique d’ascenseur ou de super­mar­ché : il rend l’œuvre mu­sicale équivalente à la forme-marchan­dise.

 

8. Nécessité et problème d’un négatif dans la prolifération.

D’où la nécessité d’introduire un négatif dans la composition. Mais ce négatif, il est problé­matique, parce qu’il est assuré par la subjectivité elle-même, avec tout ce qu’elle met en dan­ger : cohérence de l’œuvre, retour de l’affect, réflexes culturels, arbitraire et contin­gence du choix, etc. Il faut donc un autre concept que la structure, qui réassume le scandale de la sub­jectivité qui élague dans les opérations de composition, sans pour autant la mettre à nu. Ce concept, c’est celui de coupure, introduit dans Penser la musique aujourd’hui.

 

9. Espace lisse / espace strié.

Le sous-titre de Penser la musique aujourd’hui, c’est “ Le Nouvel Espace Sonore ”. Par cette expression, Boulez entend “ prospecter des espaces [sonores] variables, à défini­tions mobiles – ayant loisir d’évoluer (...) dans le cours même d’une œuvre ”[15] : ce que Boulez nomme espa­ces lis­ses et espaces striés, qui considèrent l’espace comme une “ qualité ”[16]. Dans un espace strié, “ on compte pour occuper ” : la perception est opératoire dans la mesure où elle évalue quan­titativement les valeurs (de hauteur, de durée, etc.) grâce à des repères relativement fixes ou relativement constants (la pulsation par exemple, ou une échelle tempérée de hauteur). Dans un espace lisse, “ on occupe sans compter ” : la perception est inopérante, car elle ne peut évaluer les valeurs qu’en référence à des variables, sans qu’on puisse assigner des repères fixes : la quantification est impossible ; on est dans un domaine de la pure qualité. C’est un espace “ statistique ”[17].

 

Or, il y a, dans Penser la musique aujourd’hui, un double accès aux espaces lisse et trié : un par la structure, et l’autre par la coupure. Et ces deux accès ne sont pas articulés l’un à l’autre : autre symptôme de l’aporie du formalisme[18]. En effet, si Boulez semble d’abord ins­crire le lisse et le strié dans le processus structural de déduction, et que l’espace intervient comme cinquième dimension du phénomène sonore après les hauteurs, les durées, les inten­sités et les timbres, il n’en demeure pas moins que le lisse et le strié exigent une partie de Penser la musique au­jourd’hui qui leur est entièrement consacrée, et qui nécessite une nou­velle fondation, c'est-à-dire un rappel du cadre axiomatique de l’ouvrage. Ce qui signifie que le lisse et le strié s’inscrivent en rupture avec la dynamique structurale de déduction. Et c’est seulement dans ce chapitre “ Quant à l’espace ”[19] qu’est faite mention de la pratique même de composi­tion, de l’exécution instrumentale, c'est-à-dire de la réalisation concrète de ces structures.

 

10. Coupure et continuum.

D’où vient le concept de coupure ? De l’ouvrage de Poincaré, La science et l’hypothèse[20], dont Boulez semble avoir pris connaissance à la lecture de l’ouvrage de Louis Rougier, La philosophie géométrique de Henri Poincaré, d’où il tire toutes les définitions de la méthode axiomatique contenues dans Penser la musique aujourd’hui.

 

Qu’est-ce qu’une coupure ? La coupure est la définition du continu : “ le continuum se mani­feste par la possibilité de couper l’espace suivant certaines lois ”[21]. Un continu se caractérise par l’indiscernabilité des relations. La propriété d’une coupure est de décomposer un continu en deux sous-continus distincts, n’ayant pas de composantes connexes communes. Ainsi, la définition et la construction du continu des nombres réels part de l’insuffisance du continu des nom­bres rationnels ou commensurables (fractionnaires), car, malgré sa densité, il comporte des “ trous ”, des “ lacunes ”. Il s’agit donc de construire chaque nombre réel – ra­tionnel ou irrationnel – comme une coupure sur l’ensemble des nombres rationnels, c'est-à-dire d’identifier toute coupure sur l’ensemble des nombres rationnels à un nombre réel. Cer­taines coupures sont rationnelles et définissent ainsi un nom­bre rationnel comme un cas parti­culier de nombre réel. Ainsi tout nombre ration­nel définit une coupure unique par son ensem­ble droit ; cette coupure est rationnelle car le complémentaire de l’ensemble droit, qui est l’ensemble gauche de la coupure, possède un plus grand élément, à savoir le nombre rationnel lui-même. Mais quand le com­plémentaire de l’ensemble précédent n’a pas de plus grand élément, cela signifie que la cou­pure est irrationnelle. L’ensemble des nombres réels ou irrationnels a la propriété de ne pas être dénombrable. Le nombre irrationnel ou in­commensurable ne désigne donc pas une quantité mesurable, mais une coupure, c'est-à-dire un symbole pour une “ répartition ”[22].

 

Or c’est comme “ indice de répartition ”[23] des dimensions du son (hauteurs, durées, etc.) que Boulez définit l’espace. Ceci signifie que le strié – analogue à la définition du nombre ration­nel par cou­pure rationnelle – est une quantité subsumée sous la catégorie de la qualité, tandis que la définition des nombres irrationnels ou incommensurables correspond à espace lisse, parfaitement continu. Si le strié correspond à la coupure qui définit le nombre réel-rationnel, et le lisse celle qui définit le nombre réel-irrationnel, et que le nombre rationnel n’est qu’un cas particulier du nombre réel, il faut alors conclure que le strié n’est qu’un cas particulier du lisse.

 

Par conséquent, l’espace sonore – l’espace global d’une œuvre, ou l’espace local dans le cours même d’une œuvre – est une coupure qui définit un espace. Et tout espace est donc d’abord un espace lisse. Composer de la musique, c’est donc définir, par la pratique de la coupure, un continuum sonore. “ L’irrationnel ” de la coupure qui définit un espace lisse est ainsi une tac­tique pour systématiser “ l’arbitraire ” d’une subjecti­vité qui dépose, en réalité où elle le veut, des sons. La coupure est cet élagage dans la prolifération : elle est le symbole géométrique de la négation en quoi consiste l’opération subjective de l’élagage.

 

11. Ambiguïté / imperception.

Et donc, toute la typologie des espaces que Boulez élabore a pour résultat une multiplication de stries, par quoi l’espace strié se lisse :

 

Espaces lisses-striés : Différences complexes[24].

 

I. Espaces homogènes.

                  A. Espaces striés.

                                   1. Coupure déterminée, fixe ou variable.

                                                     a. Modulo fixe : espaces droits.

                                                     b. Modulo variable : espaces courbes.

a.        focalisés : un foyer / plusieurs foyers.

b.        non focalisés.

                                   2. Modulo fixe ou variable.

                                                     a. Coupure déterminée fixe : espaces réguliers.

                                                     b. Coupure déterminée variable : espaces irréguliers.

1.        focalisés : un foyer / plusieurs foyers.

2.        non focalisés.

                  B. Espaces lisses.

-           coupure indéterminée ; pas de modulo.

-           répartition statistique des événements.

Þ   égale : espaces non dirigés.

Þ   inégale : espaces dirigés - pseudo-foyer(s).

 

II. Espaces non homogènes.

-           Espaces lisses / striés : alternance / superposition.

 

Cette prolifération de stries, conduit en bout de course à une perte de ces repères, de ces stries, de leur fonction de repérage, de striage. La fonction de tel­les différences complexes est donc d’introduire le “ mélange ”[25] ou l’ambiguïté entre espace lisse et espace strié, c'est-à-dire de faire en sorte que l’on ne puisse plus distinguer si l’on se meut dans un espace strié ou un espace lisse. Cette ambi­guïté concerne la percep­tion, cel­les des auditeurs – ou plutôt l’imperception :

 

La qualité de la coupure définit la qualité microstructurelle de l’espace lisse ou strié, par rapport à la perception ; à la limite, espace strié et espace lisse se fondent dans le parcours continu. Cette fusion est (...) prévisible dans l’ambiguïté qui peut faire aisément basculer de l’un à l’autre (Penser la musique aujourd’hui, p.96. Nous soulignons).

 

Or, par défi­nition, le mélange, c’est ce qui ne permet plus de discerner les éléments de nature contraire qui le composent. Et ce dont, par définition, les éléments sont indiscernables les uns des autres, c’est un continu : cette ambiguïté est donc le continu défini par la coupure. La coupure définit un continu qui mélange espace lisse et espace strié.

 

12. “ L’espace réel ”.

L’hypothèse que je voudrais défendre à présent est que la coupure a un horizon social, par quoi l’art-science appelle l’art de masse. En effet, après avoir, par la coupure, défini – conceptuelle­ment, géométriquement et même : physi­quement – l’espace, après avoir appliqué cette défini­tion successivement aux hauteurs, aux durées, aux intensités, aux timbres, Boulez en vient à l’appliquer à ce qu’il nomme “ l’espace réel [26]. Or, pour définir cet espace réel, Boulez em­ploie les mêmes concepts que pour définir les autres composantes de l’espace so­nore (hauteurs, durées, etc.) :

 

Le modulo sera la liaison d’une distance périodique avec la périodicité des éléments, ou des groupes d’éléments, qui y sont inscrits. La coupure s’assimilera avec la division de cette distance correspondant à un élément ou un groupe d’éléments de la période ; le foyer étant défini par : point ou surface accouplés à une famille déterminée de phénomènes (Penser la musique aujourd’hui, p.110).

 

Cet espace réel n’a donc absolument rien de réel.

 

De plus, si la coupure définit la qualité de l’espace ou du continuum, alors il faut conclure que l’espace global d’une œuvre musicale est elle-même une coupure dans un autre continuum, c'est-à-dire une coupure qui définit cet autre espace ; qui plus est, si le strié n’est qu’un cas particulier du lisse, alors cet espace que l’œuvre définit, est lui-même un autre espace lisse, c'est-à-dire un espace sans repère, sans norme fixe. C’est cet espace que Boulez nomme “ l’espace réel ”. Pour le dire en d’autres termes, l’utopie qui anime la méthode boulézienne, c’est de sérialiser cet espace réel, d’en faire une fonction sérielle. Or, cet espace réel, c’est l’espace où se disposent matériellement, physiquement, des instrumen­tistes, face à un public, dans une salle de concert, et où des classes sociales se retrouvent, se regardent, se représen­tent.

 

Ainsi, l’espace réel est un espace social. L’espace du concert devient, sous la plume de Bou­lez, totalement abstrait, sans existence, sans histoire. De part en part déréalisé, il n’est plus qu’une pure virtualité. Pas de fauteuils, pas de scène, pas de public, seulement un volume géométrisable sans figures qui ne prendra forme qu’à l’image, en fonction des coupures qui cons­truisent, qui définissent l’espace sonore. Cet espace social n’acquerra d’existence concrète, matérielle, qu’en vertu du jeu des structures mises en sons. “ Le Nouvel Espace So­nore ” de Penser la musique aujourd’hui, c’est donc aussi un “ Nouvel Espace Social ”. C'est-à-dire un projet politique, visant l’élaboration d’une sorte de nouveau pacte ou contrat social, reconfigurant par l’espace sonore l’espace de la communauté sociale ou politique. Le compo­siteur va composer dans le social, composer du social.

 

13. Boulez / Foucault : “ la musique contemporaine et le public ”.

C’est donc au sens d’une subjectivation ou d’un assujettissement de l’auditeur par l’œuvre, que l’on peut interpréter ce que dit Foucault à Boulez dans l’entretien de 1983 “ La musique contemporaine et le public ”…

 

(…) il y a peut-être évolution divergente de la musique et de la peinture au XX° siècle. La peinture a eu, depuis Cézanne, tendance à se rendre transparente à l’acte même de peindre ; celui-ci s’est rendu visible, insistant, définitivement présent dans le tableau, soit par l’usage de signes élémentaires, soit par les traces de sa dynamique propre. La musique contemporaine, en revanche, n’offre à l’écoute que la face externe de son écriture.

De là quelque chose de difficile, d’impérieux dans l’écoute de cette musique. De là le fait que chaque audition se donne comme un événement auquel l’auditeur assiste, et qu’il doit accepter. Il n’a pas les repères qui lui permettent de l’attendre et de le reconnaître. Il l’écoute se produire. Et c’est là un mode d’attention très difficile, et qui est en contradiction avec les familiarités que tisse l’audition répétée de la musique classique.

L’insularité culturelle de la musique d’aujourd’hui (…). Cette situation singulière, la musique contemporaine la doit à son écriture même. En ce sens, elle est voulue. Ce n’est pas une musique qui chercherait à être familière ; elle est faite pour garder son tranchant. On peut bien la répéter ; elle ne se réitère pas. En ce sens, on ne peut pas y revenir comme à un objet. Elle fait irruption toujours aux frontières (“ Michel Foucault / Pierre Boulez. La musique contemporaine et le public ” (1983), in Dits et écrits II, 1976-1988, p.1312 – p.1313. Nous soulignons).

 

… et qui permet de comprendre la fonction de la coupure qui systématise l’élagage de la prolifération : rendre indéterminable la dis­tance entre le conceptuel et le perceptuel. Il doit être impossible de se représenter ou de percevoir le pro­cessus de production, qui doit demeurer inanalysable : inaudible et illisible. La systématicité de la coupure par l’opération de négation qu’elle génère dans le processus compositionnel doit rendre imperceptible l’acte même de composer, de produire. Elle doit conduire à court-cir­cuiter toute référence possible au paradigme du travail.

 

14. Fétichisme du matériau.

C’est ainsi qu’on peut relire l’insistance dans Penser la musique aujourd’hui de la répulsion des fétiches, adressée à un fétichisme du matériau :

 

(…) selon les années, on s’est fixé, hypnotisé, sur tel problème, tel cas particulier. On peut pratiquement “ dater ” nombre de partitions – épigonales, certes – suivant le caractère des frénésies qui les possèdent ; Il est à craindre que ce ne soit comme une vague collective qui ait entraîné ces diverses fixations. Epidémies redoutables et régulières : il y a eu l’année des séries chiffrées, celle des timbres nouvellement entrés dans l’usage courant, celle des tempi coordonnés ; il y a eu l’année stéréophonique, l’année des actions ; il y a eu l’année du hasard ; on peut déjà prévoir l’année de l’informel : le mot fera fortune ! (…) Je me borne à constater que toute collectivité (…) engendre ses fétichismes changeants : du nombre, des grands nombres, du papier, du graphisme (des graffiti, aussi bien), de la (non-) psychologie, de l’information, de l’action – en conséquence, de la réaction ! – du peut-être, du pourquoi pas, du qu’en dira-t-on…

On a tout loisir de comparer la mentalité d’une pareille collectivité d’épigones à celle des tribus “ primitives ” : mêmes réflexes à l’égard des fétiches sur lesquels on a jeté son dévolu. On raconte que, dans certaines tribus d’Afrique, si l’idole adoptée n’a pas rendu les services qu’on attendait d’elle, on la bat, on la mutile et finalement on la jette aux ordures en l’accablant de crachats et d’injures, pour en trouver une autre, éventuellement plus bénéfique. La tribu des épigones n’agit pas autrement : elle se précipite avec voracité sur un moyen déterminé, dont elle n’apercevra évidemment ni les origines, ni la nécessité, puisqu’elle l’isole de toute pensée conductrice logique ; elle en fera des applications standardisées, et, ayant rapidement épuisé ses charmes apparents, incapable qu’elle se trouve d’en saisir la rigueur interne, il lui faut trouver un nouveau ballon d’oxygène, coûte que coûte : la fourmilière attend le choc qui va l’affoler et la mettre en remue-ménage. On conviendra qu’une telle pratique (dit tout crûment) relève du bordel d’idées plus que de la composition (Penser la musique aujourd’hui, p.16 – p.18).

 

Les fétichistes sont ceux qui ne comprennent pas la néces­sité de la disjonction entre la pratique artistique et la technique en général, c'est-à-dire celle de s’arracher au paradigme du travail dont j’ai parlé à propos du sérialisme intégral. Et leur féti­chisme consiste à rendre lisible, audible, aussi bien le matériau que le processus de production qui lui a donné forme.

 

15. Perception et  capitalisme consumériste. Fétichisme de l’écoute.

En effet, dans les années soixante la problématique de l’autonomie de l’art se déplace dans la mesure où l’on assiste au passage d’un capitalisme industriel à un capita­lisme consumériste. Le projet du capitalisme n’est dès lors plus tellement celui de la producti­vité mais de la consommation, c'est-à-dire non pas tant la production des marchandises, mais la production du désir du consommateur pour la marchandise. La publicité a pour but de faire croire que la logique naturelle du désir humain est consubstantielle, homogène au désir pour la marchan­dise, et créer par là entre la marchandise et le désir un rapport naturel de manque. Les ar­tistes, composi­teurs compris, éprouvent ainsi que les effets perceptifs de leurs productions peuvent être les mêmes que ceux qu’opèrent les marchandises sur le désir et ainsi participer de l’“ économie libidinale ” du capitalisme consumériste. Dès lors inscrire la problématique de la perception dans la produc­tion de l’œuvre musicale reformule le danger de la remise en question de l’autonomie de l’art dans le contexte de “ la société du spectacle ”. La publicité dif­fusée par la radio, en tant que phare de ce capitalisme spectaculaire, vante n’importe quelle marchandise sur n’importe quelle musique, et le rock, aussi bien que “ l’air de la Reine de la Nuit ” ou “ La chevauchée des Walkyries ”, lui servent de supports sono­res.

 

Or le point commun entre la variété et la musique “ classique ” est que toutes deux renvoient aux mêmes habitus de perception fondés sur le système de structuration qu’est le langage to­nal et ses schémas de reconnaissance. Les structures préconçues de la tonalité, en permettant une perception stabilisée et objectivante, renvoient aux objets prêts à consom­mer qu’utilisent les radios pour faire la publicité de telle ou telle marchandise. Tout accord classé, issu de près ou de loin du monde tonal, résonne en écho, dans la conscience de l’individu, aussi bien à la marchandise, qu’au désir suscité par sa substance onirique. La pu­blicité, en créant de la masse autour de la marchandise constituée en véritable mythe de la consommation, apparaît comme le nouvel avatar de l’ œuvre d’art totale ”.

 

Les compositeurs se retrouvent ainsi devant une nouvelle contradiction : se faire entendre – ne pas faire du bruit – et en même temps se préserver de la rationalité mar­chande, car le risque est qu’en voulant y échapper, la musique en devienne inaudible. Il faut donc couper la per­ception de la logique du désir. C'est-à-dire court-circuiter cette dynamique du désir, la ren­voyer à une sphère d’artificialité afin que la per­ception ne soit configurée que par la consis­tance de cette œuvre que l’auditeur entend ici et maintenant, afin d’annuler toute possibilité de faire correspondre la perception avec des schémas préétablis, transcendant l’œuvre. La systématicité de la coupure, et l’ambiguïté qu’elle génère, permettent de bloquer l’identi­fication de la perception avec le caractère désirable de la marchandise, en rendant impossible toute objectiva­tion de ce qui est perçu, et en différant au maximum les processus de recon­nais­sance auditive des structures. En instau­rant une différance – au sens de Derrida – dans la perception de l’œuvre, elle constitue un dispositif de procrastination adressé à toute entreprise d’identification-ob­jectivation par la percep­tion.

 

16. Reproblématisation du concept d’“ œuvre d’art totale ”.

Cependant, en brisant avec ce par quoi la création d’espaces sonores pourrait s’identifier à toute technique de (re)production automatisée d’objets marchandises, l’opération composi­tionnelle ne fait pas que sauvegarder négativement l’autonomie de la musique. Car Foucault révèle aussi dans quelle mesure l’élagage boulézien fait signe positivement vers le social. En effet, il s’agit du rapport entre l’œuvre et un public : cette impossibilité que doit éprouver l’oreille de repérer les processus de production, fait de la musique quelque chose d’“ impérieux ”, qui s’impose à l’auditeur. La disjonction entre la musique et le public est “ voulue ” : la musique ne doit pas être “ familière ”, elle ne doit pas engager des processus de reconnaissance.

 

Ainsi, en contrôlant par le lisse et le strié l’articulation entre ce qui est à entendre et ce qui est de fait entendu, “ l’écriture ” musicale doit générer en l’auditeur l’épreuve d’une étrang(èr)eté permanente, comme si c’était toujours la première fois qu’il écoutait de la musique. La per­ception de l’œuvre doit mettre en échec les processus d’écoute, au sens d’une per­ception s’appuyant sur des schémas préétablis, historiquement déterminés par les structures de la to­nalité : réentendre la musique ne doit pas pouvoir signifier la réécou­ter. L’audition doit tou­jours être un “ événement ”, échappant à toute entreprise de reproduction de l’écoute. Ainsi, l’impossibilité d’une objectivation de l’œuvre est corrélative d’une volonté de fabrication de l’écoute, d’une reconfiguration de la perception à l’image des structures qui agissent dans l’œuvre. La com­position et l’audition de l’œuvre engagent dans cette direction des processus et des effets de subjectivation des auditeurs par l’œuvre.

 

Car échapper aux fétiches de la rationalité capitaliste exige que la seule subjectivation soit une subjectivation par l’œuvre, indépendamment de la subjectivation capitaliste : souci, comme l’écrit Peter Szendy à propos de “ l’écoute structurelle ” d’Adorno, de “ légiférer sur l’écoute depuis l’écriture de l’œuvre ”. Souci qui “ prend ici une tournure totalisante (…) [signant] la singularité du modernisme de Schönberg et de ses héritiers ”[27], dont Boulez. Le revers de cette critique musicale du capitalisme semble en ce sens s’incarner dans une reproblématisation du projet wagnérien de l’“ œuvre d’art totale ”, en concurrence aux normes du nouvel avatar du Gesamtkunstwerk que constitue la publicité.

 

Et c’est le cas chez de nombreux compositeurs de la génération de Boulez qui s’adonnent au théâtre musical. Parce que cette génération, née dans les année vingt, qui a vingt ans en 1945, qui flirte avec le marxisme, qui se réunit à Darmstadt, est aussi poussée par le désir de s’adresser à une foule, tout en voulant se préserver de la rationalité marchande qui capte les œuvres culturelles à l’heure de la communication de masse et du capitalisme consumériste. Ainsi en est-il de Nono, Berio, Ka­gel, Ligeti, et surtout, de Stockhausen avec sa méta-tétralo­gie, Licht[28].

 

Pour Boulez, quant à lui, qui a voulu “ faire sauter l’opéra ”, composer l’espace social qu’est l’espace réel suppose une critique de cet espace réel tel qu’il existe, l’espace social du concert. Ainsi, avant de définir l’espace dans Penser la musique aujourd’hui, il commence par affir­mer qu’on a réduit celui-ci à “ des proportions tout à fait anecdotiques ou décoratives, qui en ont largement faussé l’emploi et dénaturé les fonctions véritables ”[29]. “ Décoratif ”, “ anecdotique ” : ce qui est critiqué dans l’usage de l’espace, c’est que l’espace réel / social puisse jouir d’une autonomie par rapport à l’espace sonore de l’œuvre. Contre ce fétichisme de l’espace, l’écriture de l’espace par coupures vise donc à fictionnaliser l’œuvre musicale, et par là hétéronomiser l’espace réel du concert dans lequel elle s’exécute. On a en effet vu que le système du lisse et du strié défini par coupure conduisait à abstraire, à déréaliser l’espace réel.

 

17. Fétichisme de l’improvisation.

La machine conceptuelle que développe Boulez doit se réaliser aussi par une critique du féti­chisme de l’interprétation, ou plutôt de l’interprète ; c'est-à-dire une critique de l’effet d’autonomisation de la production musicale dont peuvent faire preuve les musiciens. D’où la critique féroce de l’improvisation dans Par volonté et par hasard :

 

La véritable invention implique la réflexion sur des problèmes qui ne se sont, en principe, jamais posés, ou, en tout cas, pas d’une façon déjà évidente ; et la réflexion sur le fait de créer implique obstacle. Les instrumentistes ne sont pas des surhommes et la réponse qu’ils donnent au phénomène d’invention est en général un acte de mémoire manipulée. Ils se rappellent ce qu’ils ont déjà joué, le manipulent, le transforment. Les résultats sont une concentration sur le phénomène sonore lui-même ; mais la forme est pratiquement laissée pour compte. Les improvisations, et surtout les improvisations de groupe où il y a résonance entre les individus, ont toujours les mêmes courbes d’invention : excitation – repos – excitation – repos. Dans les société dites “ primitives ”, on observe une situation analogue au cours de manifestations culturelles assez simples de schéma, qui impliquent une tension psychologique de plus en plus forte suivie d’une relaxation. On s’excite en commun, et quand le tumulte atteint son comble vient le besoin de se détendre, et une plage de repos intervient. Ce schéma psychologique primaire et fondamental dans l’excitation est un phénomène capital dans le rituel collectif, surtout quand il est improvisé et laissé au La véritable invention implique la réflexion sur des problèmes qui ne se sont, en principe, jamais posés, ou, en tout cas, pas d’une façon déjà évidente ; et la réflexion sur le fait de créer implique obstacle. Les instrumentistes ne sont pas des surhommes et la réponse qu’ils donnent au phénomène d’invention est en général un acte de mémoire manipulée. Ils se rappellent ce qu’ils ont déjà joué, le manipulent, le transforment. Les résultats sont une concentration sur le phénomène sonore lui-même ; mais la forme est pratiquement laissée pour compte. Les improvisations, et surtout les improvisations de groupe où il y a résonance entre les individus, ont toujours les mêmes courbes d’invention : excitation – repos – excitation – repos. Dans les société dites “ primitives ”, on observe une situation analogue au cours de manifestations culturelles assez simples de schéma, qui impliquent une tension psychologique de plus en plus forte suivie d’une relaxation. On s’excite en commun, et quand le tumulte atteint son comble vient le besoin de se détendre, et une plage de repos intervient. Ce schéma psychologique primaire et fondamental dans l’excitation est un phénomène capital dans le rituel collectif, surtout quand il est improvisé et laissé au tempérament. Le seul aspect qui ressort donc des improvisations laissées à l’instrumentiste, ou même au compositeur s’il est instrumentiste, c’est un psychotest collectif, qui ne donne que des dimensions très primaires de l’individu (Par volonté et par hasard, p.150).

 

L’improvisation – et qui plus est l’improvisation collective – représente l’expérience cruciale permettant d’évaluer l’incapacité qu’ont les musiciens d’inventer des formes. L’histoire de la musique est dès lors celle de l’instauration progressive d’une division technique et sociale du travail entre compositeur et interprète, à travers laquelle le composi­teur se réapproprie l’intégralité des dimensions de l’invention, en réduisant la part d’initiative laissée à l’interprète. C’est donc l’histoire de la saturation progressive de l’espace sonore, et en cons­équence de l’espace réel / social, par l’espace de l’écriture.

 

Mais l’invocation de l’improvisation à l’œuvre dans “ les sociétés dites “ primitives ” ” révèle aussi que l’improvisation est annexée selon Boulez à des contraintes formelles collectives, à une fonctionna­lité sociale. Autrement dit, improviser, c’est répéter, c’est mimer. Et en l’absence de règles sémantiques normant les “ corps-musiciens ”, les improvisations collecti­ves fondées sur l’écoute réciproque des musi­ciens entre eux se réduisent au schéma “ excitation – repos – excitation – repos ”. Les musi­ciens en transe accomplissent un rituel primitif, voire primaire, où “ on s’excite en commun ”, laissant libre cours à des schémas af­fectifs qui ne font que révéler “ des dimensions très pri­maires de l’individu ”. Les improvisa­teurs, en donnant à entendre les processus de (re)production des formes, miment la manière dont les hommes produisent des marchandises.

 

La critique de l’improvisation permet dès lors de comprendre la signification sociale du lisse et du strié. Contre l’improvisation, seule l’écriture est capable d’engendrer par elle-même un processus de subjectivation, qui consiste à arracher la subjectivité – le compo­siteur, l’interprète, l’auditeur – à toute norme sociale, historique, culturelle. Et ce déracinement s’effectue par le court-circuitage de tout recours par la perception à toute logi­que de répéti­tion : musicale, sociale, historique, capitaliste.

 

18. Fétichisme de l’interprétation.

Pour subjectiver l’espace social des auditeurs ici rassemblés de­vant la scène, il faut donc d’abord subjuguer l’interprète, l’opérateur pratique qui exécute les effets de subjectivation que recherche le compositeur, qui réalise, exécute les structures, les espaces lisses et striés, les coupures. Ainsi, le véritable temps lisse est, écrit Boulez dans Penser la musique aujourd’hui, “ celui qui échappe au contrôle de l’interprète ”[30]. L’objectif du réseau conceptuel complexe que Bou­lez dessine, c’est d’écrire, comme il le dit dans Par volonté et par hasard, “ une musi­que qui flotte, où l’écriture elle-même apporte pour l’instrumentiste une impossibilité de gar­der une coïncidence avec un temps pulsé [c'est-à-dire strié] [31]. En liquidant l’autonomie de la subjectivité de l’auditeur et de l’interprète, Boulez poursuit l’utopie de faire du système du lisse et du strié une machine idéologique, un dispositif d’aliénation du sujet de la musi­que. Il s’agit de faire croire à l’interprète qu’il impro­vise, alors qu’en réalité, son improvisation est dirigée. Le dispositif d’aliénation consiste à donner aux interprètes des indications qui sont des injonctions contra­dictoires : dans Eclat par exemple, le musicien improvise mais en même temps il joue toutes les notes, selon les indica­tions du chef. C’est une improvisation dirigée, contrôlée. Et ce contrôle révèle la polysémie du terme “ statistique ”. Car si “ statistique ” qualifie l’espace lisse, ce terme même renvoie aussi bien au mathématique de la combi­natoire sérielle, au géométrique de la coupure de Poincaré, qu’au contrôle sociologique d’un espace social.

 

19. “ Théâtre de la cruauté ” contre Gesamtkunstwerk.

Cependant, si chez Boulez, l’œuvre est un dispositif de subjectivation ou d’assujettissement, cette subjectivation ne renvoie pas, comme chez le cas chez Wagner ou Stockhausen[32], à un élément transcendant : le peuple ou le cosmos. Il renvoie plutôt à un transcendantal, qui est l’œuvre elle-même. Le dis­positif boulézien de subjectivation / aliéna­tion ne réfléchit pas le “ faire-corps ” du Gesamt­kunstwerk, même s’il s’agit d’une ac­tion sur les corps, les corps des musiciens : celle-ci consisterait dès lors plus en une fabrique des corps qu’en une conglomération des corps en un seul corps. Le dispositif boulézien se distingue du Gesamtkunstwerk en ceci qu’il ne va pas opérer par mas­sification.

 

Parce que le modèle de l’“ hystérie ” de la foule et de l’ “ envoûtement collectif ” que doit générer la musique selon Boulez, ce n’est pas l’“ œuvre d’art totale ”, mais le “ Théâtre de la cruauté ” d’Antonin Artaud[33] :

 

J’ai enfin une raison personnelle pour donner une place si importante au phénomène rythmique. Je pense que la musique doit être hystérie et envoûtement collectif, violemment actuels – suivant la direction d’Antonin Artaud et non pas dans le sens d’une simple reconstitution ethnographique à l’image de civilisations plus ou moins éloignées de nous. Mais, là encore, j’ai horreur de traiter verbalement ce qu’on nomme avec complaisance le problème d’esthétique. Aussi ne prolongerai-je pas davantage cet article ; je préfère retourner à mon papier réglé (“ Propositions ”, in Points de repère, p.262. Nous soulignons).

 

Car, entre d’une part le Gesamtkunstwerk et son projet d’hystérisation de la foule, les phénomènes de transe collective des rituels africains, et d’autre part un “ Théâtre de la cruauté [qui] se propose de recourir au spectacle de mas­ses ”, un théâtre qui veut “ ressusciter une idée du spectacle total ”[34], il y a une différence fon­damentale. C’est que le “ Théâtre de la cruauté ”, dont Boulez se réclame, refuse – et ici je cite Artaud lui-même – l’“ affreux lyrisme qui est dans les Mythes auxquels des collectivités massives ont donné leur consente­ment ”[35].

 

Ainsi l’hystérie boulézienne, ne renvoie pas à la névrose incestueuse du “ nous serons un ” wagnérien. Au contraire, elle est une schizo­phrénie qui remet en question l’unité du corps et qui comme telle refuse la génération, la généalogie. La reconfiguration du corps social doit utopiquement passer par son éclatement préalable. Elle n’opère pas par une massification, ou une conflagration dans le mythe fusionnel des origines. Elle ne passe pas par le “ un ” transcen­dant du mythe ou du cosmos auquel la foule consent spontanément, mais par le “ multiple ” transcendantal, imma­nent au corps social lui-même, que constitue l’œuvre elle-même. Il ne s’agit pas d’une remontée généalogique ou endoxale vers l’initiale unité à retrouver d’un corps ou d’un peuple, mais d’une sorte de pacte social / musical, par lequel l’agrégat des corps doit d’abord subir le paradoxe d’une déflagra­tion, une dispersion préalable pour se reconfigurer dans l’espace réel défini par les coupures qu’opèrent dans le continuum social une œuvre qui diffère ou met constamment en échec son unité objective.

 

–––––––––––



[1] Car, afin de comprendre la profondeur et la complexité de la pensée musicale de Boulez, il ne semble pas qu’on puisse faire l’économie de l’inscription de celle-ci dans les mêmes cadres – contraintes normatives – qui déterminent les sciences humaines, la philosophie, la critique ou la création dans les autres medium artistiques de cette époque : toute une “ problématisation ”, au sens de Foucault, propre à la Modernité des années soixante.

[2] Cf. Potte-Bonneville (Mathieu), Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, PUF, “ Quadrige – Essais Débats ”, Paris, 2004, p.194 – p.195.

[3] Foucault (Michel), “ Préface à la transgression (en hommage à Georges Bataille) ”, in Dits et écrits I, 1954-1975, Gallimard, “ Quarto ”, 2001, p.1041. Cf. Le Blanc (Guillaume), Canguilhem et les normes, PUF, “ Philosophies ”, Paris, 1998, p.94 – p.95.

[4] Nous tenons à remercier Péter Szendy pour ces informations.

[5] Perret (Catherine), Olivier Mosset. La peinture, même, Ides et calendes, Neuchâtel, 2004.

[6] Penser la musique aujourd’hui, p.11 – p.33.

[7] Un discours structuraliste ou un discours de la structure, car le “ structuralisme ” de Boulez n’est pas à proprement parler un structuralisme. Boulez fait un certain usage de la structure, s’inscrivant par là dans “ l’épistémè ” structuraliste au sens de Foucault (in Les mots et les choses). 1963 est en effet la date de l’apogée du paradigme structural (selon Dosse (François), Histoire du structuralisme. I. Le champ du signe, 1945-1966, Le Livre de poche, “ Biblio Essais ”, Paris, 1995). Cf. également Barthes (Roland), “ L’activité structuraliste ”, extrait des Essais critiques, in Œuvres complètes. II. 1962-1967, p.467 – p.468, où Boulez, comme Mondrian ou Butor prennent place aux côtés de Troubetskoy, Dumézil, Propp, Lévi-Strauss, Granger, Gardin, Richard… Pour fixer les idées, en 1963 paraissent Sur Racine de Barthes ; en 1965, Pour Marx d’Althusser ; en 1966, Les mots et les choses de Foucault, …

[8] Penser la musique aujourd’hui, p.35 sq.

[9] Barthes (Roland), Le degré zéro de l’écriture, p.173.

[10] Ibidem, p.218.

[11] Ibidem.

[12] Pour toutes ces dimensions, cf. Boulez (Pierre), “ Nécessité d’une orientation esthétique ”, in Points de repère.  I. Imaginer, p.529 – p.579.

[13] Ibidem, p.568.

[14] In  Langage, musique, poésie, Seuil, “ Poétique ”, Paris, 1972, p.24. Nous soulignons.

[15] Penser la musique aujourd’hui, p.94.

[16] Ibidem, p.63.

[17] Ibidem, p.63.

[18] Cf. l’extrait de Mille Plateaux cité plus haut.

[19] Ibidem, p.93 sq.

[20] La définition du continu par la “ coupure ” vient en fait de Dedekind, que Poincaré expose et décrit.

[21] Ibidem, p.95.

[22] Poincaré (Henri), La science et l’hypothèse, Flammarion, “ Champs ”, Paris, 1999, p.50. cf. également Ibidem, p.50 : “ (…) M. Dedekind désigne par le nom de nombre incommensurable un simple symbole, c’est-à-dire quelque chose de très différent de l’idée que l’on croit se faire d’une quantité, qui doit être mesurable et presque tangible ” (Nous soulignons).

[23] Penser la musique aujourd’hui, p.72.

[24] Ibidem, p.99.

[25] Cf. encore une fois la citation plus haut extraite de Mille Plateaux.

[26] Ibidem, p.110.

[27] Szendy (Peter), “ La fabrique de l’écoute moderne ”, in L’écoute, L’Harmattan / IRCAM – Centre Pompidou, Paris, 2000, p.33.

[28] Cohen-Levinas (Danielle), “ Les fissures dissidentes du Gesamtkunstwerk : Quelques considérations sur les formes lyriques au XXème siècle ”, in Des notations musicales. Frontières et singularités, L’Harmattan / L’Itinéraire, “ Musique et musicologie : Les Dialogues ”, Paris, 1999, p.102.

[29] Penser la musique aujourd’hui, p.72 – p.73.

[30] Ibidem, p.107.

[31] Par volonté et par hasard, p.89. Nous soulignons.

[32] Cf. Szendy (Peter), Membres fantômes. Des corps musiciens, Minuit, “ Paradoxe ”, Paris, 2002, p.144 – p.145, note 4.

[33] Cf. également, Albèra (Philippe), “ … l’éruptif multiple sursautement de la clarté… ”, in Albèra (Philippe) (dir.), Pli selon pli de Pierre Boulez. Entretien et études, Contrechamps, Genève, 2003, p.79 – p.82.

[34] Artaud (Antonin), Le théâtre et la cruauté, in Le théâtre et son double, Gallimard, “ Folio / Essais ”, Paris, 1992, p.132.

[35] Ibidem, p.133.