Théorie de l’écoute musicale (4)

Théorie du moment-faveur

(ENS, 18 janvier 2004)

François Nicolas

 

« Admirable moment du temps, de la faveur

Où passe le regard absent et éternel »

Pierre-Jean Jouve

 

« Il faut pardonner à l’auditeur s’il ne sait comment s’égaler à ce qu’il éprouve. »

Vladimir Jankélévitch

 

Deux interlocuteurs aujourd’hui privilégiés : le poète Pierre-Jean Jouve, et le philosophe Vladimir Jankélévitch.

 

 


1.     Thèse

Pour qu’il y ait écoute, il faut qu’il se passe quelque chose en cours d’œuvre, que se produise un moment singulier (coupure, suspension) qu’on appellera moment-faveur.

Pourquoi « faut-il » ?

• Car il faut qu’il y ait transformation du corps à l’écoute — cf. dernière partie de ce cours, si on en a le temps —.

• Car l’écoute est l’inverse de l’audition, ou son renversement : l’écoute est l’inverse de cette audition-intégration qui prend acte de ƒ(t) pour l’intégrer. L’écoute va être le suivi de ce dont procède ce ƒ(t) que présente l’œuvre.

D’où la question : comment avoir accès à ce dont procède ƒ(t) ?

— Réponse (pour filer la métaphore mathématique) : par différencialisation de ƒ(t) !

Comment différentier ? Il faut pour cela que l’ensemble instantané délivre son principe de composition — d’où le rôle qu’on verra des transitoires dans le moment-faveur —, ce qui va se donner dans des ébrèchements, des coupes, des brisures, des étirements qui délivrent le sous-jacent inapparu car composé. Il faut une forme de décomposition du timbre sonore, du fondu général.

Exemple : un câble torsadé ; on ne saisit sa structuration interne que par une coupe. L’enjeu devient alors de suivre le câble moins du point de son parcours, de son tracé que du point des tensions internes qu’il supporte, du point donc du jeu de son torsadage.

— Autre réponse, selon un autre principe métaphorique : il s’agit de remonter de l’audition des énoncés à l’écoute de l’énonciation. Cette énonciation musicale — qui n’est pas musicienne : il ne s’agit pas de soutenir que ce serait le musicien qui porterait l’énonciation dont la musique serait l’énoncé… —, je l’appelle intension : Il s’agit donc de saisir l’intensité musicale à l’œuvre du point de son intension.

Le moment-faveur va délivrer une intelligence de ce qui entre en composition, du principe même composant. On va ici remonter du composé (résultat) au composant (à la dynamique de composition elle-même), de l’intense à l’intension

2.     Problématiques non musicales sur les moments-faveurs

2.1.     Moments-faveurs dans d’autres arts

Théâtre

Hölderlin

Cf. « Remarques sur les traductions de Sophocle » [1] :

« Le moment le plus risqué dans le cours d’un jour ou d’une œuvre d’art, c’est quand l’esprit du temps et de la nature, ce qui est céleste, ce qui saisit l’homme et l’objet de son intérêt se dressent face à face, au comble du farouche, parce que l’objet sensible ne va qu’à mi-chemin, tandis que l’esprit s’éveille au comble de sa puissance là où prend feu la seconde moitié. C’est dans ce moment que l’homme doit le plus fermement tenir bon ; c’est là aussi qu’il se dresse, ouvert à fond, et prend son contour à lui. »

Hölderlin évoque alors « la manière dont, en plein centre, le temps vire » ajoutant : « Le temps est toujours mieux calculable quand il est compté dans le déchirement, parce qu’alors le cœur compatit mieux à la marche du temps à laquelle il se plie, et comprend ainsi le simple cours des heures sans que l’entendement conclue du présent à l’avenir. »

Cette césure, tournant de l’œuvre, « moment infini » qui fait apparaître le Divin (autant dire la musique), ce suspens incalculable dans tout calcul — Julien Gracq [2] écrit : « Il y a dans toute trajectoire un passage à vide qui retient le cœur de battre et écartèle le temps » —, ce moment qui saisit en un face à face farouche, qui fait prendre feu à la seconde partie de l’œuvre, qui compte le temps dans le déchirement et non plus dans l’enchaînement chronologique du présent vers l’avenir, cette manière pour le temps de virer en plein centre…, je l’appelle moment-faveur.

Cinéma

Moments-faveurs au cinéma : analogie évidente (exemples personnels : accrocher au Macbeth d’Orson Wells par le grain de l’écran, au Dies Iræ de Carl Dreyer par un détail du blanc et noir — collerette…)

Musique dans film

Plutôt que musique de film… : la musique jouée, portée par des corps visibles, y fait irruption, brisant la convention de la musique de film.

·       Libelei (Max Ophuls) : « Schwesterlein » (cf. 15° des Deutsche Volkslieder de Brahms)

·       Moby Dick (John Huston) : le chœur des fidèles dans l’église.

·       Muriel (Alain Resnais) : « Déjà… » (ici ce n’est pas directement la musique qui frappe que le mode de présence associé à cette voix d’homme qui chantonne…)

·       Plus généralement Distant Voices (Terence Davies). Un film comme Les virtuoses est ici moins intéressant car le jeu musicien constitue le thème même du film.

·       Voir également « la musique des sabots de cheval » sur un pont en bois dans Lancelot de Bresson…

Lecture

« Ces épisodes, je les recevais (je ne trouve pas d’autre expression) comme des « moments de vérité ». Le « moment de vérité » n’a rien à voir avec le réalisme. L’œuvre émeut, vit, germe, à travers une espèce de « délabrement » qui ne laisse debout que certains moments, lesquels en sont à proprement parler les sommets, la lecture vivante, concernée, ne suivant en quelque sorte qu’une ligne de crête : les moments de vérité sont comme les points de plus-value de l’anecdote. »

Roland Barthes [3]

Cf. moins les attaques des romans (« C’était à Mégara… »), équivalents des chutes des pièces de théâtre, que certains détails d’écriture où la lecture d’un coup accroche, brisant une éventuelle continuité narrative [4].

Cf. arrimage à un poème par un vers, une image, un jeu local de mots. Tout l’enjeu est ensuite de lire tout le poème à la lumière de ce vers, et non pas de le réduire à une simple image.

Exemple pour moi du poème de Mandelstam : prosaïsme très simple convoquant le concret de la présence, de ce que veut dire qu’être présent, et par là le sel propre de la poésie…

Je me lavais la nuit dans la cour :

un ciel rempli d’étoiles grossières

le sel de la lune sur une hache

un tonneau à ras bord refroidissant.

 

Un portail cadenassé et la terre

la conscience tranquille et sévère.

Vérité d’une toile fraîche

où peut-on trouver ton origine ?

 

Dans le tonneau l’étoile fond comme du sel

et l’eau glacée se fait plus noire ;

plus pure est la mort, plus salé le malheur

et la terre plus cruelle et plus vraie.

2.2.     Moments-faveurs dans d’autres types de pensée

Démonstration mathématique

Dans son livre sur Schoenberg, Adorno écrit ceci : « La grande musique s’indique dans cet instant du déroulement où un morceau devient réellement composition, se met en marche de par son propre poids. » Et il ajoute : « C’est la vraie supériorité des « grandes formes » que seules, elles sont capables de créer cet instant où la musique se cristallise en composition » [5]. : masse critique…

Cf. ce que dit Adorno du développement musical vaudrait pour un développement mathématique…

Développement philosophique

Cf. entrée souvent dans une philosophie par un moment singulier : pour moi

• dans celle de Nietzsche par sa caractérisation du nihilisme à la fin de Généalogie de la morale ;

• dans celle de Spinoza par sa dernière phrase de son Éthique

2.3.     Dans l’existence

Joyce

Cf. épiphanies

Stendhal [6]

« Il me dit que mon évanouissement l’avait fait trembler. »

Marivaux [7]

Cristallisation ? Attention au contresens : la cristallisation, chez Stendhal, ; ne désigne pas à proprement parler dans l’amour son moment de cristallisation. Il désigne plutôt le processus qui le suit.

Soit ce qu’il appelle « les sept époques de l’amour » : « Voici ce qui se passe dans l’âme : 1° L’admiration. 2° On se dit : Quel plaisir de lui donner des baisers, d’en recevoir, etc. ! 3° L’espérance. 4° L’amour est né. 5° La première cristallisation commence. 6° Le doute naît. 7° Seconde cristallisation. » (14-16)

Il y a donc deux cristallisations, entrecoupées d’une sorte de déprise. La première se distingue de la naissance de l’amour. Elle suit (sans délai) cette naissance.

« J’entends par cristallisation une certaine fièvre d’imagination, laquelle rend méconnaissable un objet le plus souvent assez ordinaire, et en fait un être à part. » (page 45, note 1)

La cristallisation n’est pas la condensation originelle du sentiment amoureux. Elle en est l’effet conduisant à cristalliser sur l’objet aimé de nombreuses qualités…

« L’effet que produit sur ce jeune homme la noblesse de vos traits est semblable à celui que la cristallisation a produit sur la petite branche de charmille que vous tenez et qui vous semble si jolie. Dépouillée de ses feuilles par l’hiver, assurément elle n’était rien moins qu’éblouissante. La cristallisation du sel a recouvert les branches noirâtres de ce rameau avec des diamants si brillants et en si grand nombre que l’on ne peut plus voir qu’à un petit nombre de places ses branches telles qu’elles sont. » (322)

Pour Stendhal, la cristallisation ne relève pas d’un moment mais d’un processus plus durable.

3.     Problématiques sur les moments-faveurs musicaux

« Il y a dans toute trajectoire un passage à vide qui retient le cœur de battre et écartèle le temps. »

Julien Gracq [8]

3.1.     Schumann [9]

Cf. pour lui existent différents types de moments.

Moments extatiques

« Tous ces mots ne rendent pas l’impression que cette musique fait d’ensemble, et surtout dans certains endroits qui semblent retentir du haut des nuages, et où un frisson parcourt tout votre être. » (27)

Moments remarquables

« On ne trouve de ces passages crispants que par exception » (124)

Moments capitaux

« Les moments capitaux de l’action sont déjà tous dans la première partie de l’oratorio Paulus. » (178)

Moment-faveur

« Dans la Symphonie Fantastique de Berlioz, nous arrivons à un endroit éclairé d’une lumière étrange… À partir de là… Maintenant, les traces deviennent plus difficiles à suivre, plus mystérieuses… » (116)

« À travers les harmonies, on distinguait, en pénétrant, des mélodies aux larges sons, et seulement au milieu surgit à un moment donné, à côté du chant principal, une voix de ténor… » (217)

3.2.     Berlioz [10]

Morceau choisi

Combien il y a d’individus qui aient remarqué [dans le Freyschütz de Weber] la phrase dont le souvenir seul vient de vous émouvoir, et que je suis sûr d’avoir devinée : le solo de clarinette sur le trémolo, dans l’ouverture, n’est-ce pas ? — Oui, oui, chut ! — Eh bien ! citez à qui vous voudrez cette mélodie sublime, et vous verrez que, sur cent mille personnes qui ont entendu le Freyschütz, il n’y en a peut-être pas dix qui l’aient seulement remarquée. (38-39 ; 2° soirée)

Logique de morceau choisi et non pas de moment-faveur car la phrase mélodique se détache du contexte, ne rejaillit pas sur ce qui suit et de plus elle est présentée comme n’étant pas universellement valide mais réservée aux initiés.

Beau passage

Quelques-unes des modulations excentriques de Spontini sont […] des éclairs de génie. Je dois mettre en première ligne, parmi celles-là, le brusque passage du ton de mi bémol à celui de bémol, dans le chœur des soldats de Cortez : « Quittons ces bords, l’Espagne nous rappelle. » À ce revirement inattendu de la tonalité, l’auditeur est impressionné tout d’un coup de telle sorte que son imagination franchit d’un bond un espace immense, qu’elle vole, pour ainsi dire, d’un hémisphère à l’autre et qu’oubliant le Mexique, elle suit en Espagne la pensée des soldats révoltés. Citons encore celle qu’on remarque dans le trio des prisonniers du même opéra où […] les voix passent de sol mineur en la bémol majeur ; et l’étonnante exclamation du grand prêtre dans la Vestale, où la voix tombe brusquement de la tonalité de bémol majeur à celle d’ut majeur. (192 ; 13° Soirée)

Beaux passages, plutôt qu’à proprement parler moments-faveurs. Cf. pas de répercussion sur la suite, pas d’effet de contexte…

Moment-faveur

[Dans la Vestale de Spontini] il y a des idées qui ne peuvent s’apercevoir qu’à la représentation ; il en est une, entre autres, d’une beauté rare au second acte. La voici : Dans l’air de Julia : Impitoyables dieux ! air dans le mode mineur et plein d’une agitation désespérée, se trouve une phrase navrante d’abandon et de douloureuse tendresse : Que le bienfait de sa présence enchante un seul moment ces lieux. Après la fin de l’air et ces mots de récitatif : Viens, mortel adoré, je te donne ma vie, pendant que Julia va au fond du théâtre pour ouvrir à Licinius, l’orchestre reprend un fragment de l’air précédent où les accents du trouble passionné de la Vestale dominent encore ; mais au moment même où la porte s’ouvre en donnant passage aux rayons amis de l’astre des nuits, un pianissimo subit ramène dans l’orchestre, un peu ornée par les instruments à vents, la phrase que le bienfait de sa présence ; il semble aussitôt qu’une délicieuse atmosphère se répande dans le temple, c’est un parfum d’amour qui s’exhale, c’est la fleur de la vie qui s’épanouit, c’est le ciel qui s’ouvre, et l’on conçoit que l’amante de Licinius, découragée de sa lutte contre son cœur, vienne en chancelant s’affaisser au pied de l’autel, prête à donner sa vie pour un instant d’ivresse. Je n’ai jamais pu voir représenter cette scène sans en être ému jusqu’au vertige. À partir de ce morceau, cependant, l’intérêt musical et l’intérêt dramatique vont sans cesse grandissant ; et l’on pourrait presque dire que, dans son ensemble, le second acte de la Vestale n’est qu’un crescendo gigantesque, dont le forte éclate à la scène finale du voile seulement. (173-174 ; 13° soirée)

Moment-faveur évident, et contrastant avec la phrase choisie pages 38-39.

D’abord il y a là primauté de la représentation, du concert vivant (non pas lecture de la partition : ici il faut de plus que joue le rapport entre la scène de théâtre et la musique). C’est ce qui permet la surprise du moment-faveur.

Ensuite la sensation vient non d’un bel air mais d’un retrait subit (pianissimo) ramenant un air connu.

D’où aussitôt une ouverture, indexée à un instant d’ivresse et surtout à un moment de vertige.

Encore : cet « effet » est répétable.

Enfin ce moment inaugure un intérêt musical grandissant : il n’est pas suivi d’une dépression (« Déjà fini ! », ou « Encore ! »…) mais il ouvre l’écoute.

Traits à retenir :

— surprise (d’où exécution vivante)

— retrait (plutôt que climax) techniquement discernable dans la partition

— sensation de vertige attenante

— sensation répétable (dans d’autres représentations) et non pas coup de bol.

— moment qui commence quelque chose (l’écoute, un nouvel intérêt musical) plutôt qu’il ne rend décevant ce qui suit.

3.3.     Wagner [11]

Ce réveil que nous impose une détresse intense, nous le revivons grâce à cette admirable irruption de la musique instrumentale dans la musique vocale [à la fin de la IX° Symphonie] : ce que nous ressentons alors, c’est une sorte de surabondance, un puissant besoin de décharger notre âme à l’extérieur, tout à fait comparable à l’oppression qui nous éveille lorsqu’un rêve nous angoisse profondément. (150)

Il compare cette irruption au cri angoissé qui fait sortir du rêve et qui fait ici basculer dans le monde de la musique… Pour lui moment-faveur, je crois.

3.4.     Rimsky-Korsakov [12]

Moments, et pas audition intégrale

« Ce qu’on admirait le plus [chez Bach] c’était certains passages, certaines phrases courtes mais pleines de caractère, certaines introductions, certaines suites d’accords dissonants, certains points d’orgue, certaines conclusions brusques, etc. Dans la plupart des cas, on critiquait un morceau par fragments séparés. […] On n’examinait jamais une œuvre comme un tout. » (36)

Moment-faveur ?

Dans Robert le diable, « je me souviens encore aujourd’hui de l’impression que me fit le son des cors au commencement de la romance d’Alice en mi majeur. » (21)

3.5.     Mahler [13]

Moment remarquable

« Une transition de ma Première symphonie m’a donné bien du fil à retordre. Encore et encore, après de brefs éclairs de lumière, la musique retombait dans le plus profond désespoir ; il fallait que j’atteigne une victoire triomphale et durable ; comme je l’ai compris après de vains et longs tâtonnements, je devais pour cela moduler un ton entier au-dessus (de do majeur à majeur, le ton principal du mouvement). Cela aurait pu être arrangé à très bon marché par une modulation chromatique de do à do dièse, puis à . Mais tout le monde aurait compris que était l’étape suivante. Mon accord de majeur devait sonner comme s’il était tombé du ciel, comme s’il venait d’un autre monde. C’est alors que j’ai trouvé ma transition, par la moins conventionnelle et la plus audacieuse des modulations, que pendant longtemps je n’ai pas voulu comprendre et à laquelle je me suis finalement rendu à contrecœur. et s’il y a quelque chose de grand dans toute la symphonie, c’est ce passage qui, je peux vraiment le dire, n’a pas encore son équivalent. » (34)

Modulation susceptible, dans une interprétation donnée, de devenir moment-faveur mais qui est ici présentée et pensée autrement : comme moment-charnière, moment formel…

Moment-faveur

« C’est seulement dans deux passages [de la Pastorale] que perce le sentiment subjectif de Beethoven, son individualité, partout ailleurs, la Nature parle seule. Il y a deux mesures dans le deuxième mouvement et quatre dans le dernier : c’est là que l’émotion passionnée de son être intime déborde. L’ensemble doit tendre vers ces passages personnels, comme on pourrait les appeler. » (186)

Son nom pour les moments-faveurs serait celui de « passages personnels », ce qui correspond bien à mon ancien « moments favoris » ! Et l’exemple ici est probant : non pas moment architectonique, formel (travail de la Nature) mais ouverture vers autre chose, ici nommé « sentiment subjectif ». Ce « passage personnel » polarise : cf. tendre vers

3.6.     Debussy [14]

L’agencement sonore de cette ouverture du Freichütz de Weber est stupéfiant et le retour du ton d’ut majeur (ton initial) est une de ces émotions que l’on retrouve aussi violentes, aussi nouvelles. (93)

Moment-faveur…

3.7.     Boucourechliev

Tel fragment préféré, tel thème et rythme de Chopin (de Schubert, de Beethoven, de Mahler), ceux qui émergent, repérables dans les écoutes antérieures, vivent en l’auditeur, parfois des années durant, en une région de mémoire et d’oubli, comme autant d’états ultimes de cet obscur labeur. La nouvelle écoute brusquement les appelle, les réveille, et ils surgissent, là, tels qu’ils sont devenus… (26)

Les moments-faveurs de chacun…

[Dans le deuxième mouvement du Premier concerto pour piano] le discours se fait de plus en plus chromatique, s’éloigne de tout sentiment tonal. Le point culminant de cette lévitation est [exemple] — un passage stupéfiant de sonorité extraterrestre, inconnue jusque-là. Ce qui suit immédiatement relève de la pure sensualité. Ce n’est presque rien, en apparence - ce n’est qu’un chromatisme descendant doucement accompagné par l’orchestre. D’où tire-t-il son pouvoir obsédant ? Puis tout s’apaise. (121)

Moment-faveur ou beau passage ? D’abord moment remarquable, puis moment-faveur.

Dans la Quatrième Ballade, en fa mineur, op. 52 soudain une brusque rupture, en accords arrachés puis tenus — encore un souvenir de choral ? (153)

Moment-faveur ?

[Beau passage dans le Quatrième Scherzo] (168)

Un de ces passages chopiniens « inclassables » (172)

Peu de moments-faveurs dans ce livre et dans cette écoute présentée par Boucourechliev. C’est normal : il s’agit ici d’une logique de pianiste (d’instrumentiste) plus que d’écouteur. Et le moment-faveur n’apparaît pas comme tel pour qui le joue.

[Dans l’Héroïque] On avance… jusqu’au relais de volupté, jusqu’à la « petite phrase », ce troisième thème plein de tendresse (71)

Bien distinguer moment-faveur et « petite phrase », à la Vinteuil chez Proust…

3.8.     Thomas Mann : Docteur Faustus

[Kretzschmar, présentant l’adagio molto semplice e cantabile de l’opus 111 de Beethoven] :

« Veuillez écouter avec attention ce qui se passe ici… » On avait une peine extraordinaire à suivre en même temps ses hurlements et la musique très compliquée à laquelle il les mêlait. Nous nous y appliquions, penchés en avant, les mains entre les genoux, les yeux fixés tour à tour sur ses doigts et sur sa bouche. La caractéristique du mouvement consiste dans la grande distance entre la basse et le chant, la main droite et la gauche ; vient un instant, une situation extrême, où le pauvre motif semble planer solitaire et abandonné au-dessus d’un abîme vertigineux et béant, – instant terrifiant et auguste que suit aussitôt son craintif recroquevillement, comme un effarement terrifié que pareil sort lui ait pu échoir. Mais il lui arrive encore beaucoup d’aventures avant de prendre fin. Cependant qu’il s’achève, intervient un événement complètement inattendu et émouvant dans sa douceur et sa bonté, après tant de fureur concentrée, de persistance, d’écharnement et d’égarement sublimes. À l’instant où le motif très éprouvé prend congé et devient un adieu, un cri et un signe d’adieu, avec ce ré-sol, sol, un léger changement se produit, une petite extension mélodique. Après un ut initial, il s’augmente d’un ut dièse devant le ré, en sorte que maintenant il ne se scande plus comme « bleu – de ciel » ou « pré – fleuri », mais comme « ô – doux bleu du ciel » ou « gen – til pré fleuri », « a – dieu pour toujours ». Et cette adjonction de l’ut dièse est la chose la plus touchante, la plus consolante, la plus mélancolique apaisante du monde. C’est comme une caresse douloureuse et tendre sur les cheveux, sur la joue, un suprême et profond regard dans les yeux, pour la dernière fois. (84-85)

Moment-faveur assez patent…

3.9.     Hermann Hesse

Le passage essentiel du scherzo [en si mineur, op. 20 de Chopin] fut excellemment joué. Je veux parler de la conclusion du sostenuto. L’intervention soudaine, surprenante, aiguë de la dissonance ne venait pas comme une fantaisie gratuite, elle faisait partie organique du tout — ce n’est que depuis cette exécution que je comprends bien ce scherzo. (137)

Moment-faveur !

Le sommet aigu de ce scherzo [en si mineur, op. 20 de Chopin], auquel peu de pianistes savent donner sa beauté, fut joué avec une clarté saisissante. (138)

Cf. autre interprétation quelques mois plus tard. Le sommet n’est visiblement pas la même chose que le passage essentiel (ou moment-faveur).

3.10.   Jouve

— Un cri de femme perce la musique. Ce cri est comme une agrafe qui vient à rompre, laissant tomber à terre un énorme rideau. [I.20] (96)

— Elvire pousse un Ah ! de blancheur terrifiante, qui sépare pour ainsi dire la musique comme une lame de dissonance (II.11) (159)

Wozzeck ou le nouvel opéra

La Coda du Développement passe en surimpression. Mais alors un phénomène musical, un phénomène dramatique, extrêmes, se produisent ensemble. Comme un cap tombe dans la mer, la masse orchestrale se dissout dans une sonorité douce, sans durée. Sur une triple pédale d’absolue consonance (accord parfait de Do majeur) Wozzeck s’adresse à Marie, dans un récitatif merveilleusement sensible : il lui remet de l’argent, la solde, et ça du Capitaine et du Docteur. Marie ne peut répondre que : « Dieu te le rende », dans la même douceur. Le seul moment où Wozzeck se sent calme devant Marie est celui où il peut lui donner de l’argent. [II.1, mesures 116-123] (105-106)

Moment-faveur pour Jouve & Fano ?

Une inouïe douceur, transparente. Une douceur de son engendrée par la violence de son. Ce que nous entendons, croyant à peine nos oreilles, est compris dans l’Interlude puisque le rideau est baissé. Nous n’en saisissons pas encore le sens, en réalité c’est une anticipation de la scène qui va venir. Cette musique d’enchantement mystérieux est le chœur des soldats endormis, à la caserne. [II.4-5] (145)

Autre moment-faveur ?

Nous voici [III.1] à la 5° Variation, qui est un des moments admirables de l’œuvre. La variation est tonale (en Fa mineur). (161) La fonction tonale retrouvée pour la première fois en vue de la haute expression (car le Ländler tonal avait par sa nature un autre caractère) apparaît absolument vraie et naturelle, en ouvrant les sources affectives du « passé ».

Mais sous l’orchestre, très loin, se tient une Note. Note absolument étrangère, noire. Ce son comme une apparition fausse est un Si tout à fait grave, par les contrebasses. C’est le moment. Le moment est arrivé. De l’expérience de l’amour, il faut passer dans la mort. La vie spirituelle, la vie passionnelle sont face à face, et non pas opposées, mais l’une par l’autre, et l’une dans l’autre. Derrière l’union de Marie, exactement se préparait sa mort. Cet instant est le plus phénoménal de Wozzeck. [III.1-2] (166)

À la cinquième mesure prolongée par le point d’orgue, le son est insoutenable. Il touche franchement à la douleur. On a dénommé ce son onde hurlante. On a écrit qu’il était capable « d’arracher les spectateurs à leurs sièges » (René Leibowitz). [III.2-3] (176)

La deuxième onde hurlante se métamorphose. Elle se change en un son de « pianino » désaccordé, grêle et faux, au sautillement féroce. Le rideau se lève sur une scène tendue, à la couleur de Breughel. On est dans la taverne. [III.3] (179)

« Mon » moment-faveur : non pas l’onde hurlante, mais son retrait souligné par le pianino…

(A.B. Kammerkonzert)

Le long enlacement des cordes s’est produit et prolongé pendant un temps sans durée : la tendresse, la mélancolie et la volupté se sont intimement mélangées, retournées, recommencées. L’esprit est comme encerclé dans la méditation d’une seule couleur, couvert par les volutes baroques de l’éternel retour, entraîné toujours plus loin dans la jouissance du nombre d’amour. Il semble que la sensualité ne puisse maintenant trouver d’apaisement ou terme. Il semble que cette grille sonore doive se prolonger toujours, toujours et vainement.

Pourtant un vague bruit d’inquiétude, un bruit, de chaînes remuées, très bas. Une menace lointaine d’en bas, impuissante à diminuer même le discours du charme. Et brusquement le bruit apparaît grand, et grandit, et roulant de partout avec un noir fracas, recouvre : le piano surgit tel un commandement, un orage, ou un orgasme. Désormais il commande, il ne quittera plus le commandement. À cause de sa matière noire, c’est le drame, la colère, le conflit, la passion. (II.1263)

3.11.   Jankélévitch

La Musique et l’Ineffable

Le silence surnaturel qui s’établit à la fin de la Faust-Symphonie quand le chœur des hommes va monter sur la scène pour chanter le « Chorus mysticus » (107)

Un moment-faveur pour lui ?

Ce pouvoir persuasif appartient en propre à la musique : il s’appelle le Charme, et l’Innocence est sa condition. (111) Cette nescience, dont le vrai nom est Innocence (112)

Le moment-faveur est charme, et le moment-faveur n’est pas su, et attendu…

Le charme est le pouvoir spécifique de la musique. (121)

La qualité évanouissante (122)

Lorsqu’avant la conclusion du sixième Nocturne de Fauré la grande phrase initiale émerge enfin du trait en La majeur suspendu comme un nuage sur toute l’étendue de clavier, lorsqu’après le point d’orgue la pédale est un peu levée, alors la grande phrase nocturne vient à notre rencontre ainsi qu’une lointaine et fidèle amie. (123)

À l’évidence pour lui un moment-faveur…

Il faut pardonner à l’auditeur s’il ne sait comment s’égaler à ce qu’il éprouve. (125)

Imprévisible avant, surprenante sur le moment, organiquement nécessaire après coup (132)

Cf. les trois temps du moment-faveur !

Ce consentement au charme qui est, en musique, le seul et véritable état de grâce. (138)

L’audition musicale crée en un instant l’état de grâce. (148)

La musique est un charme. (149)

La musicalité de la musique tient parfois à une conjecture plus brève encore [que celle des « moments musicaux » que constituent, dans la vie, le temps des œuvres], à un brévissime instant du bref moment, à une minute opportune, à un seul temps d’une seule mesure : — tel ravissant accord dans la Sulamite de Chabrier, tel enchaînement captivant dans la Doumka de Tchaïkovsky, telle cadence grégorienne à la fin du cinquième Prélude de Fauré Le charme tient alors à la musicalité impondérable d’une occasion, d’une occurrence-éclair. Mais peut-on asseoir une sagesse sur cette pointe délicate et imperceptible de l’instant ? Car la durée de l’homme préexiste et survit aux « moments musicaux » et à ces moments enchantés ? (152) Comment une lubie passagère tiendrait-elle lieu de sagesse ? Comment des « impressions fugitives » seraient-elles durablement consolatrices ? (154)

Moment-faveur ! La question qu’il pose vaut aussi pour l’intérieur de l’œuvre : peut-on asseoir une écoute sur le seul moment-faveur ? Soit : comment un moment-faveur peut-il générer une ligne d’écoute globale ?

Il avance plusieurs noms possibles pour les moments-faveurs : lubie passagère, impression fugitive

Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien

I. La manière et l’occasion

L’Impromptu (113)

Le moment-faveur peut être dit impromptu, ou moment impromptu…

Il faut épier le temps le plus favorable. (114) Il y a des moments plus ou moins favorables (118)

Le moment-faveur est plus favorable que favori… Moment-occasion, moment-chance…

Une apparition disparaissante (125)

L’occasion, du moins dans sa forme première, ne nous sera pas renouvelée, et cette unicité explique sans doute le caractère passionnant, poignant, exceptionnel, de la moindre occasion. (126)

Plutarque disait déjà, avant Machiavel, que l’occasion s’attrape par les cheveux. (128)

L’occasion n’est pas seulement une faveur dont il faut savoir profiter… (128) L’occasion est une grâce

Dans le Moment musical [c’est-à-dire le moment de (la) musique dans le temps plus général] la musicalité de la musique tient à un seul temps d’une seule mesure, à un brévissime instant du bref moment. (136)

Cf. problématique du moment-faveur !

L’instant occasionnel n’est pas seulement infinitésimal ni seulement imprévisible, il est surtout irréversible. (138)

Une occasion n’est pas seulement rare : toute occasion est littéralement unique ; (138)

Appelons Hapax cette fois unique qui est une première-dernière fois. Jamais auparavant, et puis jamais plus ! (139)

Toute chronologie a son moment privilégié, mais le synchronisme de deux moments privilégiés confondus en un seul est plus qu’un double privilège. (142)

II. La méconnaissance

La quatrième Étude transcendante de Liszt : après une sorte d’improvisation en forme de récitatif où quelque chose se trame et tâtonne dans les notes graves, qui évoque, à cinq reprises, les derniers soubresauts de Mazeppa mourant, nous entendons soudain les fanfares triomphales de la revanche et de la jubilation ; la détente foudroyante de ce rebondissement est d’une force prodigieuse. (135)

Moment-faveur pour lui ?

Le charme n’est jamais senti — comme par exemple le parfum d’une rose est senti —… le charme est ressenti — comme sont ressenties les réminiscences nostalgiques liées à ce parfum. (137)

Le moment-faveur est plus ressenti que senti car sa sensation comme tel (comme moment-faveur) n’est saisie que dans l’immédiat après-coup, jamais pendant. L’impossible à dire serait en effet : « je suis dans le moment-faveur » et pourtant il y a bien un dans et pas une instantanéité. Mais cette durée advient par surprise et, à peine, pouvant nous sortir de notre surprise que nous sommes sortis du moment…

Charme est le nom de ce message qui se dérobe sur le moment à la connaissance méconnaissante et se révèle après coup à la reconnaissance, quand la réalité charnelle est devenue fantôme. (137)

Charme est bien pour lui le nom pour moment-faveur. Il l’appellerait moment-charme.

Le sens, s’il y en a un, se dégage toujours après-coup. (137)

Point de tangence (139)

Le moment-faveur comme point de tangence…

Force et douceur se rejoignent chez Liszt dans Bataille des Huns, où le choral grégorien « Crux fidelis » surgit brusquement, pianissimo, des clameurs barbares. (143)

Moment-faveur…

Le Temps est l’élément différentiel par excellence. (185)

La musique et les heures

À la fin du neuvième Nocturne de Chopin, un récit librement improvisé laisse entendre des pas étouffés sur la pelouse et comme un lointain appel au fond du parc crépusculaire. (248)

Moment-faveur ?

Chez Chopin, il arrive parfois [Nocturnes, n° 6, 11, 12, 14. Cf. la Polonaise-Fantaisie, deuxième Sherzo], la méditation se colorant de religiosité lamartinienne, qu’un cantique s’élève où l’âme recueillie rend grâces à son Créateur. (253)

Moments-faveurs ?

Le sublime ré bécarre (dans le septième Nocturne de Chopin) (259)

Un point ne peut être moment-faveur : il faut à ce dernier une intériorité minimale.

Debussy ou le mystère de l’instant

C’est de l’Ibéria d’Albeniz que les éclaircies soudaines, faisant apparaître un ton très éloigné du ton principal, dégagent la plus pénétrante poésie ; à la fin d’Évocation, qui sert en quelque sorte de prélude à cette incomparable rhapsodie, deux accords, l’un de Si mineur, et puis l’autre de Sol majeur, déchirent subitement le ton de La bémol majeur ; dans Triana des bécarres, effaçant et naturalisant d’un seul coup tous les dièses, nous conduisent sans transition de Do dièse mineur à al tonalité de Do majeur, tonalité si proche sur l’échelle, mais harmoniquement si éloignée : un instant a suffi pour éclaircir la couleur de l’accord. (166)

4.     Ce que n’est pas le moment-faveur

4.1.     Les moments-faveurs ne sont pas des morceaux choisis

• D’abord un moment-faveur n’est un morceau : un moment-faveur est fondamentalement incomplet, il n’est pas un tout, même partiel.

• Ensuite un moment-faveur n’est pas choisi ; ce serait bien plutôt l’œuvre qui le choisirait, qui l’élirait.

Du morceau choisi, il n’y a pas à discuter [15]. Du moment-faveur il y a à discuter ; il y a même à disputer.

4.2.     Les moments-faveurs ne sont pas de beaux passages

J’emprunte ici la catégorie de « beau passage » à Adorno [16]. Pour Adorno un beau passage est — entre autres caractéristiques — une partie isolable d’une œuvre [17], partie dont « il est nécessaire de s’assurer de la beauté ». Cette partie correspond à quelque passage d’un thème, à quelque moment local d’une œuvre que l’on peut alors considérer comme un détail musical [18], et assimiler à une citation .

• Un moment-faveur n’est pas un passage car le moment-faveur n’est pas détachable de son contexte. Il n’est pas à proprement parler traitable comme une citation. Il n’est pas citable, ce qui constitue d’ailleurs une difficulté : présenter un moment-faveur hors de son contexte n’en restitue nullement la singularité.

• Si un moment-faveur n’est pas un passage, à proprement parler il n’est pas non plus toujours beau : il aurait souvent plutôt rapport au sublime qu’au beau . Le moment-faveur est une brèche de l’œuvre vers ce qui l’excède plutôt qu’une appropriation momentanée par l’œuvre de ce qu’elle vise. Le moment-faveur n’est jamais emblématique de l’œuvre ; il n’en est pas une métonymie.

Un moment-faveur n’est donc pas un beau passage. En particulier il n’est pas un moment charnière. Il n’est pas structurellement établi. Un moment-faveur n’est pas un climax, une culmination. Ce n’est pas une transition entre grandes parties de l’œuvre. Au sens strict, un moment-faveur n’est pas construit par l’œuvre ; il surgit à l’improviste pour l’oreille. Son surgissement n’est pas à proprement parler prescrit et garanti par la partition. Ce n’est pas un habile coup de théâtre soigneusement agencé. Il peut toujours, quoiqu’inscrit dans la partition, ne pas advenir comme moment-faveur. Il en va là en effet de l’interprétation, d’un avènement sans garantie. En ce sens le moment-faveur n’est pas écrit comme tel, comme moment-faveur. Il n’est pas plus noté comme tel. Il n’existe pas à proprement parler comme moment-faveur dans la partition : rien ne l’y prescrit.

4.3.     Les moments-faveurs ne sont pas des instants

Un instant (point culminant, de condensation, de rebroussement) n’est pas un moment, et le moment-faveur est moment…

4.4.     Autres moments remarquables que les moments-faveurs

Il existe bien d’autres types de moments remarquables (beau passage, moment thématique, moment structural) que celui de moment-faveur…

5.     Ce qu’est le moment-faveur

« Je notais les vertiges »

Rimbaud [19]

5.1.     Sept traits formels du moment-faveur

Formellement, qu’est-ce qu’un moment-faveur ?

Moment bref

Un moment-faveur est d’abord un moment bref. Il n’excède généralement pas une dizaine de secondes. Ce n’est pas un développement mais un avènement.

Moment situé

Un moment-faveur est ensuite situé : son caractère de moment-faveur tient essentiellement à son placement « en un moment » de l’œuvre. C’est pour cette raison qu’il est difficilement citable (c’est-à-dire hors contexte) : sa citation factuelle ne restitue guère la singularité de sa puissance.

Moment doté d’une intériorité

Un moment-faveur s’il est bref a cependant une intériorité. Il n’est pas intérieurement homogène. Il est à lui seul un mouvement, une dynamique, une évolution. Il se passe quelque chose à l’intérieur de lui.

Moment contrastant avec son contexte

Un moment-faveur contraste avec la situation dans lequel il intervient. Il déverse une brève intériorité qui se distingue de l’extériorité dans lequel il advient. Il ajoute en même temps qu’il interrompt.

Moment de vide…

Un moment-faveur est une trouée, une percée. Il y existe un vide à l’œuvre : Vertige puis…, Découpe puis…, Silence souvent comme bord du moment-faveur (Héroïque)

Moment ouvert

Le moment-faveur est ouvert des deux côtés : à gauche, par un vide (éventuellement infinitésimal), à droite par un prolongement.

Moment matérialisable quoique non objectivable

Si le moment-faveur n’est pas un objet, si à ce titre il n’est pas objectivable, il est cependant objectivisable, c’est-à-dire matérialisable : cf. nos analyses de moments-faveurs…

5.2.     Condition ? Préécoute

Préécoute = Qui-vive.

Attention flottante ? Si l’on veut, en retenant surtout de cette attention non pas qu’elle soit peu intense, mais le fait qu’elle est inorientée, qu’elle ne sait pas exactement ce qu’elle cherche.

5.3.     Caractéristique ? Surécoute

Surécoute : il y a ici un basculement brusque par défaillance de la préécoute (du qui-vive donc) selon une brève suspension qui renverse l’inorentation en une sorte de désorientation. Ce basculement amène à un arrimage, à un effet d’entraînement : l’écoute est désormais tirée en avant.

5.4.     Le corps à l’écoute…

Il y a alors la question du corps à l’écoute : quel corps écoute ? Mieux : quel corps est à l’écoute ? L’écoute n’est pas ce qui arrive à un corps inchangé, mais ce qui modifie le corps qui lui sert de support.

Le moment-faveur est ainsi un moment d’effacement d’un certain type de corps ; il est un moment où une certaine évidence du corps vacille, échappe et laisse place ensuite à une autre vision du corps musical portant la musique.

Ceci se donne aussi dans le fait que le corps de l’écouteur assis dans son siège, corps mobilisé dans la préécoute, se trouve en partie défait dans la surécoute et dans l’écoute qui suivra. Ce corps se trouve directement rattaché au corps musical à l’œuvre et non pus en position de vis-à-vis, de face à face… Le corps de l’écouteur est incorporé au corps musical et vit la musique désormais de l’intérieur de son déroulement.

6.     Théorie du corps musical

6.1.     Le(s) corps

C’est en ce point qu’il me faut introduire la dimension du corps.

Mon hypothèse est que l’écoute est une opération sur les corps faisant émerger un nouveau corps, un corps méritant véritablement le nom de musical (et non plus seulement de musicien), et qui est intelligible comme nouveau rapport instauré au corps musicien. Pour ce faire, j’introduis une quadruple distinction entre :

1. le corps humain physiologique,

2. le corps du musicien,

3. le corps musicien,

4. le corps musical.

Cette distinction permet de différencier les corps en jeu respectivement dans la perception, dans l’audition et dans l’écoute et donc de répondre aux questions :

— Qui perçoit et avec quel corps ?

— Qui auditionne et avec quel corps ?

— Qui écoute et avec quel corps ?

Corps physiologique et perception

Sur la perception, la réponse est la plus simple : c’est l’individu qui perçoit, avec un corps physiologiquement délimitable. Voir les très nombreuses études psychoacoustiques de la perception.

Corps du musicien et audition

Sur l’audition, la réponse est déjà un peu plus complexe. C’est toujours l’auditeur individuel qui est en jeu mais on lui présuppose une aptitude subjective musicale propre en sus de son corps physiologique ; on le suppose doté d’un désir de totalisation de l’œuvre, d’un désir d’unité musicale ou de Forme. Bref, on le suppose musicien et plus seulement animal humain indifférencié. Selon les différentes auditions (je propose d’en distinguer trois, selon un ordre croissant et cumulatif [20]), on prendra alors en compte des aptitudes musicales croissantes. Pour intégrer l’œuvre au fil de son exposition, il faut un corps qui vibre au rythme du corps des musiciens qui jouent l’œuvre. Il faut une aptitude à ressentir dans son corps les mouvements même des instrumentistes. Il faut « suivre » l’œuvre en épousant les gestes physiques de ceux qui l’exécutent. Il faut mimer intérieurement les configurations des corps des musiciens. Seul ce travail permet de comprendre (de « prendre avec » soi) ce qui se passe et d’en évaluer (d’en « jauger » [21]) l’importance pour l’ensemble de l’œuvre.

On voit que le corps du musicien mis en jeu est un corps savant, qui sait ce que veut dire jouer telle phrase musicale, qui sait ce que signifie tel geste… Il est essentiel de mesurer combien la mise en jeu des corps n’efface pas ou ne minimise pas les oppositions entre savoir et ignorance mais, tout au contraire, les relève et les accentue : un auditeur non musicien (qui ne sait ce que veut dire un corps humain jouant d’un instrument de musique) est ici plus « ignorant » que l’auditeur connaissant dans son corps ce que veut dire jouer de la musique. Ici, le savoir des corps l’emporte absolument sur le savoir discursif et sur l’habilité à verbaliser.

 

J’ai donc déjà posé :

— un corps humain physiologique,

— un corps de musicien, qui est ce corps humain en tant qu’il agit musicalement, qu’il fait de la musique, qu’il joue : c’est le corps de l’instrumentiste, mais aussi du compositeur (ressentant ce qu’il écrit) ou de l’auditeur (intégrant ce qu’il entend).

Corps musicien : corps à corps

Il me faut maintenant présenter ce que j’appellerai le corps musicien proprement dit et qui est cette fois le corps à corps d’un corps de musicien et d’un corps instrumental. L’hypothèse est ici que le propre du corps musicien est d’être un corps à corps, un rapport entre deux corps : entre le corps du musicien et le corps de l’instrument. Somme toute, ce qui agit en musique, ce qui rayonne et irradie, ce qui projette le son, c’est ce corps à corps, et non pas un seul corps.

Ce qui importe pour la musique, c’est que le son qui en constitue le matériau [22] provienne d’un tel corps à corps.

Je sais ce que cet énoncé peut avoir de provocateur à l’heure de la musique électroacoustique, de la musique concrète, de la musique par ordinateur, si ce n’est de la musique techno… Je crois cependant préférable de tracer une nette ligne de démarcation entre « musique » produite par des instruments de musique et « musique » produite via des haut-parleurs. Ce qui sort de haut-parleurs, je préfère le penser comme des images de musique plutôt que comme musique proprement dite, et je réserve alors le terme de « musique » à ce qui rayonne à partir du corps à corps d’un musicien et d’un instrument. Ceci tient au fait que ni le haut-parleur, ni l’ordinateur ne peuvent être considérés comme instruments de musique à part entière : le haut-parleur est une simple membrane, ce qui ne saurait suffire à composer un corps ; et l’ordinateur, lui, n’est qu’un opérateur de calcul dont les particularités physiques sont, pour ce qui nous occupe ici, insignifiantes.

Le corps musicien est donc constitué d’un rapport entre un corps mécanique et un corps humain.

La thèse que je soutiendrai alors est que le travail de l’œuvre peut être suivi à la trace à partir de la mise en jeu de ce corps musicien. Tout le point va être de comprendre comment l’œuvre présente ce corps musicien et comment ou non elle l’absente, comment l’œuvre s’appuie sur ce corps musicien et comment elle l’efface. C’est à partir de ce traitement du corps musicien que je propose d’analyser le travail musical de l’œuvre. Je ne dis pas que tout le travail de l’œuvre s’identifie à ce traitement, mais que ce traitement constitue une dimension essentielle de la stratégie musicale de l’œuvre.

Corps musical et écoute

J’appellerai alors corps musical ce traitement du corps musicien par l’œuvre. En ce sens ce que je propose de nommer corps musical ne désigne pas à proprement parler un nouveau corps physiologique ou physique mais le rapport de l’œuvre au corps musicien (lequel est lui-même un rapport entre deux corps empiriquement constitués).

On peut aussi dire : corps musical désigne ce qui du corps est musicalement à l’œuvre.

L’hypothèse générale que je vais suivre ici, et qui légitime ce développement sur le corps, est que l’écoute telle que je l’entends — l’écoute par l’œuvre de la musique — a pour envers la production de ce corps musical. On ne dira pas que l’écoute est écoute de ce corps musical mais que l’écoute s’appuie sur le corps musical comme mise à distance du corps musicien.

6.2.     Les quatre types de corps musical

Pour aller droit à mes conclusions, je propose de distinguer quatre grands types de corps musicaux, ou, plus exactement, 1+3.

Corps musical avorté et virtuose

Il y a d’abord un premier type, qu’il faudrait en vérité compter comme type 0 plutôt que type n° 1, qui serait un corps musical avorté. Il s’agit ici de prendre en compte ce type d’œuvres où le moment-faveur convoque l’existence possible d’un corps musical pour ensuite n’en plus soutenir l’existence et la rabattre à l’affirmation triomphante d’un simple corps musicien.

Voir par exemple le début du troisième concerto pour violon de Saint-Saëns. L’attaque est ici saisissante : on entend le crin de l’archet qui frotte, râpe, met en branle musicalement les cordes, qui arrache la musique aux bruits de l’instrument, violence savoureuse. Puis cet appel et cette levée se perdent en un discours musicalement académique qui, rétroactivement, éclaire cette attaque comme un simple effet, comme une accroche astucieuse, comme un piment délectable sans conséquence ultérieure si ce n’est de nouvelles affirmations d’un corps musicien déchaîné. On peut appeler ce corps musical le corps virtuose à condition d’entendre ici par virtuose un mode de présentation académique du corps musicien par opposition avec le type suivant, où l’exposition du corps musicien va payer le prix de son exhibition.

Corps musical exhibé et inspiré

Le type suivant de corps musical, je l’appellerai le corps exhibé. Cette fois, l’opération constitutive du corps musical va consister à exhiber le corps musicien (le corps à corps de l’instrumentiste et de l’instrument) en une figure qui affecte le corps virtuose d’une marque de douleur : non plus le triomphe détaché de la maîtrise instrumentale mais la figure d’un corps inspiré et transi par ce qui le traverse. Le corps musicien reste ici à l’avant-scène. C’est lui qui est posé comme garant de l’existence musicale. Mais ce qui indexe la présence de la musique après le moment-faveur est la douleur que ce corps musicien supporte désormais, dans la continuation de l’œuvre. J’appellerai ce corps le corps inspiré. Là où le corps avorté et virtuose déroulait une mécanique inusable et satisfaite de sa complétude, le corps exhibé et inspiré expose son tourment d’être mis à l’épreuve d’une musique plus grande que lui, venant le frapper, le terrasser, lui commander ce qu’il ne saurait faire mais que malgré tout il doit faire.

Beaucoup d’œuvres romantiques relèvent de ce registre du corps inspiré, par exemple dans un admirable passage à la fin de la première Ballade de Chopin. Il me semble que quelque chose d’une profonde insatisfaction de ces élans s’expose là : on est ici la proie d’affects passifs, comme dirait Spinoza, et donc d’élans qui vous laissent insatisfaits car ils n’appellent que leur retour à l’identique sans être à même de transformer effectivement la situation musicale où ils interviennent. On pourrait dire aussi, dans un vocabulaire plus lacanien : il y a là, en cette passion, en ce passionnément, comme une sorte de « peine à jouir ». Cette insatisfaction musicale tient, me semble-t-il, à ce traitement musical du corps musicien où celui-ci n’est pas mis à l’écart, à distance mais au contraire élevé sur l’estrade (dressé sur un calvaire…) pour exhiber les convulsions dont il est l’objet et qui attestent seules que la musique est là, à l’œuvre, qui le transit en lui dictant sa loi.

Je pourrais prendre d’autres exemples, tirés cette fois du jazz, s’il est vrai que l’improvisation est la scène privilégiée des corps tordus par l’inspiration : ainsi de deux modes de jeu pianistique bâtis sur le même décalage infime entre mains gauche et droite dans le cadre de cette logique archaïsante de la pompe (stride). Le premier relèverait du corps virtuose, faiseur d’effets (Eroll Garner : Autumn Leaves) ; le second renverrait au corps inspiré, tordu par la musique (Thelonius Monk : Don’t blame me).

Corps musical forclos et exécutant

Type n° 2 de corps musical (le troisième présenté), c’est ce que j’appellerai le corps exécutant.

On a ici affaire à ce style de pensée que j’appelle constructiviste. L’idée est ici de purement et simplement effacer le corps musicien, c’est-à-dire le corps à corps entre instrumentistes et instruments. Il ne s’agit pas seulement de le tenir à distance des tréteaux, de l’oublier pour se tourner vers la musique mais bien plus encore d’oublier cet oubli, de forclore (et pas seulement refouler) son existence. Il s’agit que la maîtrise musicale s’affirme avec d’autant plus de vigueur qu’elle fait la preuve de sa capacité à effacer tout pathos instrumental, à dissiper toute trace d’un vibrato du corps à corps. On n’est pas ici dans la position académique relevée en première position car il s’agit ici d’une forclusion, donc bel et bien d’un traitement du corps musicien et non pas d’une inconséquence ou d’un laisser faire. Il en va bien d’un corps musical en ce qu’il s’agit de diriger le (ou les) corps musicien(s) en sorte qu’il(s) soi(en)t entièrement subordonné(s) au résultat musical attendu. Pour donner un exemple simple, les interprétations par Pierre Boulez de bien des pages sont saisissantes par la minutie de leur lecture, l’exactitude de leur rendu (et qui les entend pour la première fois ne peut qu’être redevable au chef d’ainsi restituer ce qui, avant lui, n’avait jamais pu être entendu d’une partition — je songe, par exemple, au nouvel enregistrement qu’il a réalisé il y a quelques années de Moïse et Aron… —).

On peut articuler à cela la coda du second Livre de Structures pour deux pianos de Pierre Boulez car j’entends cette fin comme le violent retour d’un refoulé (il faudrait plutôt dire, pour suivre la métaphore psychanalytique et se situer dans les psychoses plutôt que dans les névroses, le moment de crise exaltée d’un maniaco-dépressif), l’explosion d’un corps à corps soigneusement effacé jusque-là au profit de structures exécutées au plus juste, dans une importante abstraction de leur état instrumental.

Corps musical retiré et interprétant

Après le corps de l’inspiration musicale, puis le corps de l’exécution musicale, vient le dernier corps musical qui est celui qui me tient le plus à cœur. De quoi s’agit-il ici ? Il s’agit que le corps musical se constitue par mise à juste distance du corps musicien. La constitution de cette juste distance, qui peut aussi s’appeler légitimement refoulement du corps musicien, ou effacement, ou retrait, je l’appellerai indifférenciation ou neutralisation de ce corps musicien.

Les exemples les plus canoniques relèvent de la musique de Jean-Sébastien Bach. Cette musique met en œuvre une puissance d’indifférenciation instrumentale qui consiste non pas à ignorer les particularités des corps musiciens (en particulier des corps instrumentaux) mais bien plutôt à les mettre de côté en connaissance de cause, sciemment, en sorte que cette mise de côté devienne un enjeu musical de l’œuvre et non pas une opération secondaire ou marginale.

Dans le duo Qui sedes ad dextram patris de la Messe en si, l’idée est que les mêmes phrases musicales passent à travers deux corps musiciens de natures très différentes (le corps de l’altiste et celui du hautbois d’amour) en sorte d’exhausser la musique qui reste, par dépôt de ces particularités. Ceci rejoint le travail polyphonique et contrapuntique de Bach qui affirme l’égalité des voix par-delà leurs différences empiriques (de timbres, de registres…). Pour que se constitue une pluralité harmonieuse des voix (comment mieux nommer cela que du beau nom de justice ?), il faut l’égalité des voix, et ceci passe par un refoulement des corps musiciens en leurs particularismes. Il faut que se déposent, à l’entrée de la polyphonie, les spécificités des corps musiciens pour que le grand corps musical déploie sa puissance.

Dans la première Sonate pour flûte et continuo de Jean-Sébastien Bach, le moment-faveur tient à quelques mesures qui ont le privilège unique de révéler l’être même de la flûte (j’entends ici par flûte non pas le simple instrument mais bien sûr, conformément à mes thèses, le corps à corps d’un instrumentiste — ici soufflant — et d’un instrument — ici résonnant). On voit apparaître le souffle du corps musicien grâce à la distension des registres au milieu d’un legato comme on discerne la trame sous-jacente d’un tissu en en distendant provisoirement les mailles avant de le laisser ensuite reprendre sa forme primitive.

Cet exemple ne disconvient pas à l’indifférence instrumentale (quoiqu’il mette à jour une particularité instrumentale de la flûte) en ce qu’il laisse ensuite le tissu reprendre sa forme usuelle. Le résultat est qu’on écoute la suite de l’œuvre autrement qu’on ne l’écoutait avant ce moment : avec le souvenir de ce souffle tentant de franchir de vastes intervalles dans une continuité de geste difficile à maintenir dans des degrés fortement disjoints. Ce moment-faveur est symptôme de ce qui est ignoré avant lui puis, après, refoulé ; et la musique peut affirmer sa puissance d’avoir affirmé ce qui supportait cette phrase mais ne devait pas occuper durablement le devant de la scène.

En un sens, ce moment invente une singularité de la flûte (entendue cette fois comme corps musical) en ce que l’apparition fugace du corps musicien en ses particularités est mise au service, par son effacement même, de tous les autres instants où ces particularités ne sont plus en avant mais retirées. C’est aussi dire qu’il ne s’agit pas ici de montrer localement quelque effet de la flûte (en l’occurrence quelque effet bruissant, résultant du souffle qu’elle convoque [23]). On est au plus loin de l’effet sonore.

Pour mieux le comprendre, je citerai le début d’Igitur : « Quand les souffles de ses ancêtres veulent souffler la bougie, il dit « Pas encore ! ». Lui-même à la fin, quand les bruits auront disparu, tirera une preuve de quelque chose de grand de ce simple fait qu’il peut causer l’ombre en soufflant sur la lumière ».

Il s’agit ici de causer l’ombre en soufflant la lumière, c’est-à-dire de causer la musique en agitant le corps musicien.

Le corps musical est ici exemplairement le mouvement de neutralisation du corps musicien en sorte d’instaurer une distance, une tension, un écart vers la musique. Cette distance est proprement ce que je nomme le corps musical. Si bien que, dans l’exemple précédent de Jean-Sébastien Bach, on peut dire que le moment-faveur, émergence de la flûte comme corps musicien particulier, ouvre à une singularisation de la flûte, cette fois comme corps musical.

 

Au total, on a donc musicalement affaire à quatre corps musicaux :

— un corps avorté et virtuose,

— un corps exhibé et inspiré,

— un corps forclos et exécutant,

— un corps retiré et interprétant.

6.3.     Écoute et corps

Comment remonter de ce corps musical jusqu’à l’écoute ? Comment l’écoute procède-t-elle de ce corps musical ?

On a à faire à deux écoutes, enchevêtrées :

Écoute phénoménale

D’un côté une écoute que j’appellerai phénoménale nomme le mouvement d’adhésion de l’auditeur à l’œuvre, sa manière d’être incorporé à l’œuvre, enlevé, ravi, tiré hors de lui-même, de sa condition d’animal social [24].

Sa catégorie vectrice est celle de « moment-faveur » : l’écoute jaillit en un moment du déroulement de l’œuvre au gré de ce que j’ai appelé une préécoute. On l’a dit : l’écoute n’est pas, comme la perception ou l’audition, une capacité structurale, toujours disponible chez l’auditeur.

L’écoute, à partir de ce moment-faveur, va se soutenir durablement d’une conviction : celle d’adhérer à l’œuvre, de prêter son corps (le corps que j’ai appelé corps du musicien) à l’intension musicale portée par l’œuvre.

Écoute fondamentale

D’un autre côté, l’écoute que j’appellerai fondamentale est ultimement faite par l’œuvre : l’œuvre écoute la musique qu’elle est précisément en train d’inventer, de créer, de faire apparaître. Et c’est bien parce qu’il y a cette écoute fondamentale (Ur — écoute) — que je noterai désormais avec une majuscule (Écoute) : la grande Écoute — qu’il peut y avoir l’écoute phénoménale de l’auditeur (ou petite écoute). C’est pour cela que l’écoute de l’auditeur est bien incorporation à l’existence même de l’œuvre. Si l’on veut bien entendre le mot corps dans incorporation (in — corps — oration), c’est bien en effaçant quelque chose de son corps individuel que l’écouteur peut participer — un bref moment — au corps musical universel de l’œuvre en tant que celle-ci n’affirme pas l’autarcie d’un nouveau particularisme (culturel…) mais bien recherche la musique dans le moment même où elle la produit par son corps.

Que le corps musical soit une distance peut aussi se dire : le musicien qui joue une œuvre (et s’engage ainsi dans le corps à corps musicien) écoute dans le même temps la musique qu’il est en train de jouer et instaure par là une distance avec ce corps musicien, distance dans laquelle il s’installe. Que l’œuvre écoute, elle aussi, nomme alors adéquatement ce mouvement de retrait du corps musicien, un peu comme toute écoute empirique se soutient d’un oubli de soi, d’un effacement de son propre bruit intérieur, non pas tant pour se porter vers l’autre avec ses caractéristiques propres que pour déposer les particularismes et viser ainsi le même c’est-à-dire l’universel.

Que l’œuvre, en déposant le corps musicien, vise la musique reformule des choses très simples : l’œuvre vise l’idée musicale plutôt que l’effet sonore ; l’œuvre traverse la matière sonore pour atteindre quelque au-delà du son.

 

J’aime à nommer ce mouvement, cet effort, de l’œuvre comme son « vouloir être ». Toute œuvre, si elle est vraiment musicale, ne saurait se contenter de son être-là, de ce qu’elle a déjà disposé à nos sens, ou plus exactement à sa propre sensation. Toute œuvre travaille en même temps à ce qui est possible ici et qui n’est pas exactement ici. Toute œuvre intensifie sa sensation d’exister dans le double geste de poser ce qui est ici et maintenant et en même temps de projeter le voile d’un possible sur cet ici et maintenant. D’un côté l’œuvre pose, et fait confiance en ce qu’elle pose (elle ne rêve pas d’un au-delà, d’un après ou d’un ailleurs). Mais ce qu’elle pose (ici et pas ailleurs, maintenant et pas plus tard) a beau être délimité, circonscrit, étroitement fini, il n’est pas pour autant épuisé par un protocole de description. Car ce qui importe, c’est l’intensité avec laquelle elle pose cela qui est disposé à plat, c’est la modalité qui compose cela qui est disposé en finitude.

Ce n’est pas dire là que l’œuvre serait ouverte (ouverte au rêve ou à la nostalgie de l’infini qu’elle voudrait être et ne sait être). C’est plutôt que l’œuvre, par-delà sa composition élémentaire finie, est un vecteur plutôt qu’un tas, une énergie plutôt qu’une collection. Et l’œuvre existe réellement en tenant à distance d’elle-même chacun des termes qu’elle constitue laborieusement et expose soigneusement.

Cette distance interne à l’œuvre, qu’elle creuse, distance où s’établit ultimement la puissance musicale, c’est cela que j’appelle Écoute. En ce sens, l’Écoute peut être dite le travail de l’introjection musicale tel qu’il participe de l’existence même de l’œuvre.

Finalement cette distension de l’œuvre sur elle-même, qui la met en écart ombrageux à tout ce qu’elle pose et en lequel elle croit par ailleurs dur comme fer, cette ombre portée par la lumière qu’elle agite sans cesse, s’appelle précisément musique, musique à l’œuvre. Et l’Écoute est le nom de cette attention vigilante de l’œuvre pour que ce qu’elle agite sans cesse de lumière soit toujours orienté en vue de l’ombre musicale, du halo sonore, de ces multiples petites traces innombrables (innombrables non pas parce qu’il y en aurait beaucoup mais plus essentiellement parce qu’il n’y a pas sens à dire qu’il y en a une seule, car il n’y a pas d’unité minimale, d’atome permettant de composer le tout, s’agissant ici d’une traîne d’ombre plutôt que d’un amas de grains).

Point de capiton de ces deux écoutes

À ces conditions, l’Écoute nomme ce qui rapporte l’œuvre à la musique qu’elle fait jaillir au sein d’elle-même. Et cela explique que se mettre à écouter une œuvre implique de mobiliser dans un premier temps son propre corps physiologique car il s’agit d’éprouver ce qu’éprouvent les corps des musiciens qui jouent l’œuvre. Ceci est la condition sine qua non pour, dans un second temps (celui qui suit le moment-faveur), pouvoir participer au geste de l’œuvre qui dépose le corps musicien et instaure cette distance intérieure qu’est le corps musical, distance où la musique peut couvrir l’œuvre de son ombre. En ces sens, le moment-faveur pourrait être dit le point de capiton des deux écoutes : l’écoute de l’œuvre par le musicien, l’Écoute de la musique par l’œuvre.

7.     Typologie

On distinguera trois types de moments-faveurs :

— Les moments d’inflexion, exemplairement moments de partance où l’œuvre décolle de l’intérieur d’elle-même (et non plus extérieurement comme en son entame chronologique). Ces moments-faveurs (où l’œuvre s’auto-entretient) pointent la construction de l’œuvre, à l’œuvre : ils indexent d’un vide le moment où la construction se transforme en composition.

— Les moments de retournement, exemplairement moments de douce violence où l’œuvre retourne sa puissance musicale contre l’instrument pour l’arracher à son cours institué et le transfigurer. Ces moments-faveurs (où l’œuvre se plie sur elle-même) pointent l’introjection de l’œuvre, à l’œuvre : ils indexent d’un vide le moment où l’œuvre retourne sur soi sa puissance.

— Les moments de faille, exemplairement moments de vertige où l’œuvre se suspend dans la sensation d’un vide intérieur qui lui est propre, moments qui sont tout aussi bien d’écarts intérieurs où l’œuvre décline sa propre liberté d’un pas de côté. Ces moments-faveurs (où l’œuvre se déchire, le vide se révélant ici d’une petite déviation) pointent l’expression de l’œuvre, à l’œuvre : ils indexent d’un vide le point d’appui de l’expression.

Je vais présenter maintenant une collection de moments-faveurs, il faudrait plutôt dire de possibilités de moments-faveurs tant l’effectivité de ces moments-faveurs reste suspendue à une interprétation musicale donnée. Voyons donc ces moments où la musique à l’œuvre est indexable d’un vide qui peut leur donner puissance de moment-faveur.

7.1.     Moments-faveurs d’inflexion : les moments de partance

Dans son livre sur Schoenberg, Adorno écrit ceci : « La grande musique s’indique dans cet instant du déroulement où un morceau devient réellement composition, se met en marche de par son propre poids. » Et il ajoute : « C’est la vraie supériorité des « grandes formes » que seules, elles sont capables de créer cet instant où la musique se cristallise en composition » [25]. : masse critique…

J’aimerais pour ma part rapprocher ces moments de cette image de Mandelstam : « Imaginez un avion qui, en plein vol, construirait et lancerait un second appareil. Et cette nouvelle machine volante, bien qu’absorbée par son propre mouvement, parviendrait néanmoins, de manière identique à la première, à assembler et à lâcher à son tour un troisième appareil. Pour rendre plus exacte cette comparaison, j’ajouterai que le montage et le lancement de ces nouveaux projectiles, éjectés en plein vol et techniquement impensables, ne seraient pas des fonctions secondaires et accessoires de l’avion, mais qu’ils en constitueraient l’attribut le plus indispensable, et qu’ils seraient, au même titre que la précision des commandes ou la régularité d’un moteur, la condition de son existence et de sa sécurité. On ne peut qu’à l’extrême rigueur appeler développement cette série de projectiles qui s’élaboreraient en vol et se dégageraient l’un de l’autre pour sauvegarder la continuité du mouvement. Je propose plutôt le terme de convertibilité ou de mutabilité. » Et Mandelstam de conclure : « La parole poétique crée ses instruments en plein élan, et c’est en plein élan qu’elle les anéantit. » [26]

Les moments-faveurs dont il va s’agir ici peuvent alors être appelés « moments de partance », par référence à Schoenberg qui écrivait : « De tels fragments modulants sont, pour ainsi dire, en partance. C’est-à-dire qu’en eux se manifeste une pulsion motrice qui trouvera sûrement un but même si ce dernier n’était pas déjà aussi lisiblement inscrit dès le début de la phrase. Je dois dire que je considère personnellement cet « état de partance » comme une des caractéristiques les plus importantes et les plus vivantes d’une phrase musicale, j’ajouterais même que cela m’apparaît à l’occasion plus important encore que la certitude d’un but. Nous sommes, nous aussi, en partance sans connaître le but ! » [27]

1) Moments d’envol

Exemples de ces moments où l’œuvre se met en marche selon son propre poids, où un second avion construit en plein vol prend son essor :

— le septième mouvement du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn : le Nocturne (mes. 34-38). Ce qui pour moi est ici tout-à-fait frappant est ce moment où les cordes se lèvent, prenant le relais des vents, et énonçant pour leur propre compte (ici collectif) ce qui était précédemment énoncé (plus individuellement) par deux cors et deux bassons. Les cordes incarnent ici le second avion, celui qui fait véritablement « décoller » l’œuvre, qui cristallise la construction thématique précédente en une composition, l’agent qui scelle l’immanence du dynamisme musical.

— Une autre œuvre de Mendelssohn (ce compositeur présente pour moi d’intéressantes vertus didactiques) permet de cerner ce moment de cristallisation. Voir le final de l’Octuor de Mendelssohn opus 20 [28] en ce moment caractérisé par l’émergence d’un nouveau fugato en strette (mesures 213 et suivantes). Avant ce moment, le torrent des cordes est déjà en cours. Il est à dire vrai engagé dès les premières notes : en un sens toute fugue (ou fugato) matérialise d’elle-même la prolifération d’une énergie interne, la pluralisation des voix, la scission multiplicatrice, le dynamisme intérieur d’un flux se gonflant de sa propre énergie, source jaillissante et débordant son lit. Le moment que je distingue vient bien après cela, après que le lit du torrent s’est creusé, une fois le cours impétueux bien installé en ses rives. Ce qui à mes oreilles en fait le prix n’est pas le jaillissement d’une nouvelle voix, élargissant le cours, repoussant les rives, mais tout le contraire : le fait qu’à l’intérieur même des flots incessants se creuse un nouvel espace que la réitération du thème va pouvoir à nouveau zébrer. Ce qui m’apparaît ici comme le don d’une seconde jeunesse pour ce finale endiablé est un retrait, un vide intérieur créé par le tourbillon des croches en degrés conjoints dans lequel peut sourdre à nouveau le zigzag des blanches, en un mouvement d’entrées successives se précipitant en strettes. Ce qui scelle ainsi la juvénilité du mouvement, son énergie musicale, son dynamisme engage ce second temps interne au mouvement global, second temps qui n’est pas reprise mais jaillissement dans le creux intérieur qu’a su engendrer la prolifération des énergies. Ou encore : l’espace que l’on pouvait croire saturé s’avère en puissance d’une nouvelle source au sein même du torrent le plus emporté à mesure de la capacité de ce flux à créer un espace intérieur, un vide provisoire, le lieu suspendu d’une nouvelle poussée de fièvre. En un sens, toute la grâce de la jeunesse se tient pour moi là, éternellement épinglée par ce finale, réservoir indéfiniment réitérable [29].

2) Moments thématiques

Changeons d’univers. Voir ce moment prélevé au sein du 25° concerto pour piano en Do majeur K. 503 de Mozart (mesures 252 et suivantes). Ce qui est ici caractéristique d’un « moment fertile » est une modulation très particulière qui vient amplifier une caractéristique interne du thème : l’enchaînement des tonalités (Fa majeur, sol mineur et la mineur) porte une amplification des principaux appuis du thème (en sa première exposition dans cette séquence en Fa majeur : do-do-do-Fa-fa-Sol-sol-La). Cet exemple est emblématique à mes yeux d’une capacité du thème à se muter d’objet en une figure de sujet conscient de son développement, et ce une fois atteinte une certaine masse critique de l’œuvre [30]. Ce qui fait de ce moment thématique un possible moment-faveur – tout dépend ici de l’interprétation… — tient à la sensation d’un point vide où l’élan des modulations successives prend appui : le jaillissement modulant à partir d’un vide, non de la substance supposée d’une conscience… Un moment thématique n’est pas ipso facto moment-faveur, mais il peut également l’être.

3) Moments de rupture

Pour élargir l’éventail des moments-faveurs, voir cet autre type où cette fois le moment se construit par retenue d’une énergie et se compose comme écoulement subit de ce qui était jusque-là accumulé. Ce n’est pas à proprement parler un climax (j’ai rejeté ce type de moment dans les beaux passages) mais plutôt le moment où céderait un barrage de retenue des eaux, une sorte de porte s’ouvrant sous la poussée de forces jusque-là contenues.

Exemples :

— le début du madrigal de Monteverdi « Hor qu’el ciel e la terra… » où, l’accord de tonique, tenu près d’une minute, devient paradoxalement le siège d’une tension singulière et conduit à ce renversement inouï où la dominante signifie le repos.

— la sonate de Scarlatti en si mineur K.27 (L.449) en ce moment, mesure 17, où le barrage cède à la septième poussée.

4) Moments de précipitation

Exemples de moments-faveurs où l’envol procède de nouvelles précipitations à l’intérieur d’un vaste mouvement accéléré, sorte de second bond à l’intérieur d’un vaste bond à l’image des aéroplanes de Mandelstam :

— La première fugue de Mendelssohn de l’opus 35 serait ici exemplaire (l’interprétation de Murray Perahia [31] aboutit ici à doubler le tempo entre le début et la fin de cette œuvre),

— l’improvisation d’Oscar Petterson sur le thème I remember Clifford [32] où celui-ci quadruple le tempo initial, d’où un effet irrésistible d’autopropulsion de son solo.

5) Moments d’emportement

Exemples de semblables moments fertiles chez Chopin, en particulier dans ces emportements fulgurants (« con fuoco » note-t-il) qui zèbrent ses Ballades, particulièrement la première et la quatrième. Il faudrait ici relever ce que cet emportement relève en profondeur de sourde impuissance, de cette impuissance qu’affectionne une certaine forme de romantisme : celui où l’échauffement des affects soumet la pensée à l’instabilité des sentiments.

Exemples également dans la 4° Mazurka (op. 17), dans le 13° Nocturne (en do mineur, op. 48 n° 1) tel que joué par Martha Argerich (Concertgebouw, Amsterdam - 22 avril 1979)

6) Moments d’avènement

Moment d’avènement du peuple Juif au début du vaste oratorio que Mendelssohn a consacré à la figure du prophète Élie, cette irruption du chœur « Hilf Herr ! » au terme d’une longue accumulation préparatoire.

7.2.     Moments-faveurs de retournement : moments de douce violence instrumentale

Il faut ici soigneusement distinguer :

• Il y a des particularités instrumentales qui peuvent être liminairement apportées par l’œuvre : ce sont par exemple les débuts des concertos pour violon où les quatre cordes font entendre leur grain sous l’archet qui les frotte (les compositeurs habiles et malins bâtissent ici leur succès : voir par exemple Saint-Saens et le début saisissant de son troisième concerto pour violon). Plus généralement il y a ici une sorte d’accointance entre débuts d’œuvres et attaques sonores des instruments : l’instrumental fournit ici une métonymie de l’œuvre puisque l’attaque sonore spécifique de l’instrument matérialise l’attaque de l’œuvre (écouter par exemple l’attaque de la douzième étude pour piano de Scriabine mais aussi les irruptions d’orgue dans bien des œuvres du second Empire et de la III° République, pompes obligent…).

• Le moment-faveur de type instrumental que je me propose de discerner doit passer, lui, par une forme d’indifférenciation de ces particularités : il en est non pas l’exploitation mais bien plutôt l’effacement. Il y faut l’exercice de ce que j’aime appeler une douce violence de la musique contre les particularités instrumentales, une douce violence qui va permettre de délivrer une nouvelle puissance musicale de l’instrument jusque-là inaperçue car masquée par ses fonctions usuelles. En ces moments, la musique impose sa loi à l’instrument et ce faisant le libère d’anciennes frontières, de places conventionnelles, de particularités dont il devenait l’esclave. Cette douce violence faite à l’instrument ressemble somme toute à celle qu’opère l’amour face aux positions sexuelles établies qui se trouvent prises en ses rets.

Cette violence prend toujours la forme nécessaire d’un passage par le vide d’une indifférence, par un temps où la musique dit à l’instrument : « peu importe ce en quoi tu excelles jusqu’à présent : je te saisis comme corps quelconque prétendant à la musique et je te visite, mettant ainsi à jour une potentialité que tu aurais sans moi continué d’ignorer ».

Quelques exemples musicaux pour me faire comprendre.

1) Mutations d’instruments

Il y a d’abord des moments que je dirais de mutation instrumentale, des moments où un instrument semble muter en un autre corps. Par exemple ce moment de la Sonate en Sol D894, deuxième mouvement (mes. 36…) de Schubert. Ici le piano devient voix humaine, devient cri. Sa dimension percussive se convertit en potentiel vocal.

2) Particularités : évanouissements (extinctions)

Il y a des moments où l’instrument se révèle non plus en son attaque (qui est son moment naturel de majesté) mais en son extinction.

J’en donnerai deux exemples :

— dans le deuxième mouvement de la Suite lyrique d’Alban Berg [33],

— dans l’opéra Le dialogue des carmélites de Poulenc où une ponctuation des cordes sonne comme une résonance boulezienne.

Ce qui est intéressant à mon sens en ces moments est qu’une puissance affirmative puisse procéder d’une extinction, d’un effacement, d’un retrait instrumental. Il y a là des ressources (qu’on retrouve à l’œuvre à l’égard du piano dans certaines codas de Schumann) qui introduisent à une écoute plus subtile de la puissance instrumentale en tant que radicalement non alignée sur sa puissance sonore (de nombreux compositeurs contemporains, tel Lachenmann, ont orienté en ce sens leur travail de création).

3) Registres neutralisant les particularités

Il y a des moments précieux où la registration permet de neutraliser les particularités établies des instruments.

Parmi les nombreux exemples envisageables, je convoquerai le début de la première sonate pour piano et violon de Prokofiev où les registres graves des deux instruments brouillent les places et les images traditionnelles.

Schumann privilégie également de tels registres graves pour le violon de sa première sonate avec piano. On pourrait multiplier les exemples de moments apparentés : par exemple pour l’exploitation du registre grave du piano

— Schoenberg : l’attaque de Nacht, huitième pièce du Pierrot Lunaire

— Bartok : le début de la deuxième pièce de Contrastes,

— Boulez : la fin du deuxième livre de Structures

Dans une même logique d’exploitation du registre ultra-grave pour brouiller l’identité instrumentale, je pourrais également citer le début de mon œuvre pour orgue Erkennung.

4) Moments d’indifférence instrumentale

Mais en tout seigneur, tout honneur : il me faut citer avant tout Jean-Sébastien Bach dont la puissance musicale est ici emblématique. C’est lui en effet qui est le grand maître de ce que j’appelle « l’indifférence instrumentale », par exemple dans l’aria Qui sedes ad dextram patris… pour hautbois d’amour et contralto extrait de la Messe en si mineur. La voix musicale du hautbois est ici reprise par la contralto et ainsi transformée en voix humaine ; les deux dialoguent d’abord un temps ensemble puis jouent à l’unisson, se superposant et se séparant tel un couple d’amants ! Ce duo, qui ne fusionne jamais sans pour autant s’installer dans une répartition convenue de rôles, voit circuler les mêmes motifs musicaux entre deux corps à la fois apparentés (par le souffle qui leur est commun) et cependant oh combien distincts (l’un est un appareil, l’autre un corps humain) en sorte que la même idée, prélevée dans la structure mélodique de l’un, se voit aussitôt injectée dans l’autre corps.

5) Moments de douce violence instrumentale

Distensions

Je prendrai un autre exemple chez Jean-Sébastien Bach dans la sonate en mi mineur pour flûte et continuo (voir les mesures 21 & 22). Ce qui m’intéresse ici, c’est la soudaine distension des registres à laquelle procède Jean-Sébastien Bach. Les hauteurs parcourues par la flûte recouvrent des arpèges de septième tout à fait ordinaires mais l’écartement des registres crée une tension instrumentale inattendue qui va délivrer une sensation neuve de la flûte : on ressent le souffle de l’instrument de manière neuve car on éprouve la tension pour soutenir la liaison du motif par-delà les vastes intervalles parcourus. C’est un peu le même effet que lorsque prenant un tissu et que l’écartant à deux mains en sorte de distendre les mailles de son tressage, vous laissez apparaître des détails de sa trame jusque-là fondus dans la masse. Ici le souffle de la flûte devient plus laborieux, plus granuleux aussi et l’instrument traditionnellement dévolu aux douces et souples coulées laisse entendre une sonorité plus râpeuse, délivre la sensation d’un effort inattendu dans un contexte jusque-là plutôt pastoral.

Ce type de moment-faveur peut se retrouver avec d’autres instruments. L’un m’est particulièrement cher, au piano cette fois, en plein cours du troisième mouvement du deuxième concerto pour piano de Prokofiev. Cette fois la distension des registres introduit une sensation de bondissement à l’intérieur même d’une conduite mélodique, une manière propre à l’instrument de danser en ligne, de sauter d’un appui à l’autre en soutenant une continuité sonore là où pourtant les points de repos apparaissent hasardeusement dispersés. Le piano engendre une prolongation harmonique par enchevêtrement de dessins aux incessantes bifurcations. Moment-faveur où le piano soutient une idée de la continuité musicale qui semble ne plus rien devoir à la continuité sonore et à la résonance purement physique, pourtant si prépondérante dans l’instrument.

On pourrait également trouver des exemples de semblables distensions chez Schoenberg [34] et chez bien d’autres compositeurs aux esthétiques différenciées.

7.3.     Moments-faveurs de failles : moments de vertige

Le dernier type de moment-faveur va traverser un vide propre que j’aimerais désigner sous la forme d’une sensation de vertige [35].

Je distinguerai cinq espèces de ces moments de vertige.

1) Évaporation

La troisième symphonie de Beethoven nous offre un premier exemple (mesures 280-283 du premier mouvement).

C’est ce moment où, au cœur du développement, sourd un nouveau thème (classiquement compté comme le troisième ce qui est inhabituel pour une forme Sonate, laquelle est bithématique pour des raisons essentielles). Que surgisse en plein centre du mouvement une nouvelle entité est déjà une chose étonnante, une nouveauté inattendue. Mais ce qui m’est cher ne tient pas tant à cette apparition qu’à la manière dont la musique se creuse pour l’accueillir, à la manière dont le discours orchestral se rétracte, se retire, créant un suspens dans lequel le troisième thème va s’enchâsser, petit miracle d’éclosion. Techniquement, les vents (jusque-là prépondérants pour scander les attaques) se retirent laissant les cordes à nu engager un rapide decrescendo qui laisse le champ libre aux bois pour l’énonciation du nouveau thème. Le flux sonore semble d’un coup être aspiré par quelque sol poreux, le cours est épongé et de ce vide intérieur pointe la nouvelle entité thématique. Ce qui est proprement miraculeux en ce moment, c’est que j’ai beau le connaître par cœur, j’ai beau me préparer : en situation, j’en reste à chaque fois surpris. Il survient trop tôt par rapport à mon attente, et trop tard pour que je puisse me dire : « çà y est, j’y suis ! ». Le délice propre à ce moment est pour moi non pas dans l’éclosion du troisième thème mais dans ce retrait inattendu du sol, dans cet effacement du socle tonal, dans ce tapis sonore qui se retire sans pour autant créer un déséquilibre mais bien plutôt un bref suspens. Ce moment est faveur à mesure de sa retenue, comme si la puissance musicale de l’œuvre s’affirmait avec plus de force de pouvoir temporairement s’effacer, d’user du blanc et non plus seulement du noir, de ne pas avoir peur d’une transparence qui révèle d’autant mieux les nouvelles couleurs du troisième thème.

J’appellerai cela un « moment-faveur d’évaporation ».

2) Clinamens de Mozart

Il y a ensuite ce que j’aimerais appeler les clinamens de Mozart, j’entends par là ces petits pas de côté en cours de développement qui engagent en fait d’immenses conséquences. Mozart me semble le maître de ces déclinaisons minuscules qui ouvrent à de vastes espaces, qui entraînent des glissades étendues.

L’exemple le plus connu est sans doute celui qu’on a examiné la fois précédente au début du développement dans le premier mouvement de la 40° symphonie en sol mineur où un pas de côté d’une seconde mineure ouvre un gouffre. Mais en voici d’autres déclinaisons.

Passage de Majeur à mineur

Il y a d’abord l’inclinaison minimale d’une tierce majeure à une tierce mineure qui permet de basculer d’un mode à l’autre. L’effet de ce clinamen le plus faible qui soit (il porte sur l’intervalle chromatique le plus réduit et il est appliqué à une seule composante d’un plus vaste accord) est en général considérable car il déverse le mode majeur en un mode instable tant harmoniquement que mélodiquement (en raison des deux gammes que supporte ce mode — gamme ascendante et gamme descendante — et plus généralement du chromatisme qu’il injecte dans l’échelle diatonique).

Des exemples peuvent en être trouvés dans les sonates pour violon et piano : ainsi dans la sonate K. 454 dans le premier mouvement puis dans le deuxième mouvement, enfin dans la sonate K. 296 en Do Majeur dans son premier mouvement.

Modulation minimale

On peut rapprocher ces clinamens (basés sur un changement de mode) de modulations tout à fait élémentaires. Par exemple celle qui intervient à la sous-dominante dans la sonate K.481 en son deuxième mouvement par bémolisation non plus de la tierce mais de la septième de l’accord de tonique.

Ce qui est à chaque fois proprement inouï, ce sont les effets de si petites modifications. Il est vrai que le système tonal permettait ce genre de vastes effets à partir de petites causes là où la musique contemporaine exige de tout autres efforts pour arriver à faire pivoter réellement le discours musical. Et quel compositeur aujourd’hui n’est pas jaloux des moyens mis à la disposition de ses prédécesseurs ! Mais Mozart nous prouve que la qualité de leur mise en œuvre restait essentielle.

Ces moments me semblent des moments-faveurs car ils constituent une sorte d’infime pli de l’écoute musicale : ils attestent, par l’infime inclinaison qu’ils mettent en œuvre, que le tissu tonal apparemment le plus saturé de fonctions, le plus prévisible qui soit peut localement s’infléchir, se déchirer et laisser apparaître l’indécidabilité de développement qui le soutendait.

3) Les failles

3.1. Failles horizontales (entre voix)

Faille entre basse et mélodie : Brahms

Cette fois le vide se donne comme faille horizontale entre des voix, singulièrement entre la basse et la voix plus mélodique. Brahms est familier de ce traitement : voir le moment-faveur de la deuxième Symphonie que je présenterai en fin de séance. Voir également ses mélodies en tension avec la basse (par exemple dans ses Intermezzi)

Un en deux

Cf. ces moments qui engagent la sensation de deux voix entrecroisées en une seule (voir Jean-Sébastien Bach, bien sûr, et Schoenberg…)

Deux en un

ou, à l’inverse, d’une voix se réfractant en deux mélodies divergentes (voir Mozart, et Schoenberg à nouveau)

3.2. Failles verticales : Décrochements subits, Déchirures, Cris…

Cf. ces décrochements subits de registre qui inscrivent dans le cours musical une faille cette fois verticale (on en trouverait un bel exemple dans le sixième Aria du Stabat Mater de Schubert : descente en M7), des déchirures et des cris (en particulier de femmes dans les opéras [36])…

3.3. Failles en profondeur (arrière-plan / avant-plan)

Cf. ces moments-faveurs où une masse inaperçue fait irruption sur le devant de la scène musicale.

Irruptions

On en trouverait dans La Passion selon Saint Matthieu (le chœur Barrabas), dans La Création de Haydn, dans Moussorgsky (l’irruption répétée des masses vocales dans la Khovantchina), dans Janacek (l’irruption de l’orgue dans la Messe Glagolitique)…

Retraits

Voir, a contrario, les moments-faveurs où une masse jusque-là omniprésente se retire pour laisser à nu un arrière-plan indistingué : par exemple dans Wozzeck le retrait sur un petit orchestre de scène (cité précédemment par Jouve), mais aussi le même type de retrait dans la cantate Octobre de Prokofiev…

4) Vide du quelconque : Foules indistinctes

Voir ces moments où des foules indistinctes (de cordes dans le troisième mouvement de la Suite Lyrique de Berg [37], de voix dans la cantate Octobre de Prokofiev, d’instruments dans la troisième pièce Farben de l’opus 16 de Schoenberg…) viennent donner forme sensible à une multitude quelconque…

5) Vide de la Loi : Chorals

Et il y a ces moments-faveurs constitués par apparition inattendue d’un choral au sein d’un discours musical se mouvant jusque-là dans de tout autres horizons.

Cette irruption du choral porte deux figures très différentes :

• Dans la première, le choral vient présenter une figure très particulière de la loi que j’appellerai une légalité sans loi, c’est-à-dire une figure de la légalité musicale qui ne s’enracine dans aucune loi effective, une sorte donc d’impératif sur-moïque, de « tu dois » sans objet particulier. Brahms fournirait de nombreux exemples de telles occurrences, en particulier dans le choral qui vient ponctuer le premier mouvement du premier concerto pour piano [38]. L’interprétation pianistique d’un tel moment est cruciale, et il est particulièrement éclairant de se livrer ici au jeu des comparaisons : entre les interprétations qui sentimentalisent l’affirmation, qui tentent d’adoucir l’impératif, celles qui au contraire majorent l’impact cruel de cette pure légalité sans soutien concret, on peut dessiner un tableau assez divers des figures subjectives…

Autre occurrence particulièrement originale d’un semblable choral : à la fin du premier acte de Moïse et Aaron de Schoenberg [39].

• Une tout autre figure de moment-faveur mettant en jeu l’apparition d’un choral trouverait son modèle cette fois dans la thématique de la prière : le choral ne vient plus porter la sensation d’une légalité sans loi mais celle d’une prière collective adressée à une autorité siégeant au-delà du lieu musical présent. Par exemple dans l’œuvre d’un Moussorgsky [40], en particulier dans Chants et Danses de la mort, le début de « choral » risoluto en Si b dans la 4° pièce (p. 119)

Notons bien : ce qui est ici intéressant en ces moments, ce qui les constitue en « moments-faveurs », ce n’est nullement le choral en soi (celui-ci n’a d’ailleurs nul besoin d’être beau, et c’est souvent le cas lorsqu’il intervient en cours d’un lied) mais bien plutôt son irruption comme telle, c’est-à-dire à la fois son placement dans une situation musicale où il fait contraste et surtout le fait que son attaque ouvre une brèche, révèle quelque profondeur jusque-là inaperçue.

7.4.     Moments-faveurs en musique contemporaine

Boulez

·       fin du second livre de Structures (cet exemple sera analysé dans cette série de cours).

·       Dans Pli selon Pli (Don et Tombeau)

Stockhausen

·       premières mesures du 1° Klavierstuck.

·       Dans Gruppen

Messiaen

·       Par exemple dans le 16° des 20 regards sur l’Enfant-Jésus

Dutilleux

·       Sonate pour piano,

·       Symphonie (y opposer par contre ce geste, à mon sens intenable, pour percussion dans Les Citations : 1° partie, vers 1’45”)

Ferneyhough

·       dans La chute d’Icare (moment-faveur qui sera également analysé dans cette série de cours)

Carter

·        Cf. le « geste fluide » dans Night Fantasies.

·        Voir aussi dans le concerto pour piano, dans le Double Duo

Dans mes œuvres

·        Deutschland

·        Dans la distance

·        Pourtant si proche /Des infinis subtils

·        Duelle

·        Erkennung

7.5.     Moments-faveurs dans d’autres musiques

Flamenco

En 1930, Federico Garcia Lorca prononçait une conférence sur le duende, cette transe espagnole qu’on relève aussi bien dans la musique flamenco que dans l’art de la tauromachie. Quelques extraits de cette conférence :[41]

 « ’Tout ce qui a des sons noirs a du duende.’ Et il n’est pas plus grande vérité. Ces sons noirs sont le mystère, les racines qui s’enfoncent dans le limon que nous connaissons tous, que nous ignorons tous, mais d’où parvient de ce qui est la substance de l’art.

« Le duende est pouvoir et non œuvre, combat et non pensée.

 « Tout homme, tout artiste, dira Nietzsche, ne gravit de degré dans la tour de sa perfection qu’au prix du combat qu’il soutient contre un démon — et non contre un ange, comme on le prétend, ni contre sa muse

La muse dicte et, à l’occasion, souffle. Son pouvoir se réduit relativement à peu de choses. Elle s’éloigne et se fatigue si vite que j’ai dû lui mettre un demi-cœur de marbre. La muse éveille l’intelligence, fournit des paysages de colonnes et la saveur trompeuse des lauriers ; mais l’intelligence est bien souvent l’ennemi de la poésie ; elle élève le poète sur un trône d’arêtes aiguës.

« Il convient de chasser l’ange et envoyer promener la muse car le véritable combat se livre contre le duende. Pour chercher le duende, il ne faut ni carte ni ascèse. On sait seulement qu’il brûle le sang, qu’il épuise, qu’il rejette toute la douce géométrie apprise, qu’il brise les styles.

 « Les grands artistes du sud de l’Espagne, gitans ou flamencos, qu’ils chantent, qu’ils dansent, ou qu’ils jouent de la guitare, savent que nulle émotion n’est possible sans la venue du duende. Ils peuvent tromper le monde et donner le change ; mais il suffit d’être un peu attentif, de ne pas céder à l’indifférence pour éventer la ruse et la débusquer avec ses grossiers artifices.

 « La venue du duende présuppose toujours un bouleversement radical de toutes les formes traditionnelles, procure une sensation de fraîcheur tout à fait inédite, qui a la qualité du miracle et suscite un enthousiasme quasi religieux.

« Voici quelques années, un concours de danse avait lieu. Eh bien c’est une vieille de quatre-vingts ans qui enleva le prix à de belles femmes, à des jeunes filles à la ceinture d’eau, uniquement parce qu’elle savait lever les bras, redresser la tête et taper du talon sur l’estrade. Sur cette assemblée d’anges et de muses, éblouissante de beauté et de grâce, celui qui devait l’emporter, et qui l’emportera, fut ce duende moribond qui traînait à ras de terre ses ailes de couteaux rouillés.

 « Tous les arts sont susceptibles de duende, mais là où il se déploie le plus librement, c’est, naturellement, dans la musique, dans la danse et dans la poésie déclamée, parce que ces arts ont besoin d’un corps vivant qui les interprète, étant une suite de formes qui dressent leurs profils sur une présent exact.

Parfois c’est le duende de l’interprète qui crée une merveille nouvelle n’ayant plus de la forme primitive que l’apparence.

 « Tous les arts, et même tous les pays, sont susceptibles de duende, d’ange et de muse. L’Allemagne possède, sauf exceptions, la muse ; l’Italie a l’ange, en permanence ; mais l’Espagne est constamment animée par le duende, en tant que pays de musique et de danses millénaires, où le duende presse le citron de l’aube, et en tant que pays ouvert à la mort.

« Impossible pour le duende de se répéter — il importe de le souligner. Le duende ne se répète jamais, pas plus que ne se répètent les formes de la mer sous la bourrasque.

« Le duende opère sur le corps de la danseuse comme le vent sur le sable. Son pouvoir magique métamorphose une jeune fille en paralytique lunaire, donne une rougeur d’adolescent à un vieillard cassé qui mendie dans les tavernes, fait ruisseler d’une chevelure l’odeur d’un port nocturne.

« Chaque art possède, naturellement, un duende de forme et de genre distincts, mais tous rejoignent leurs racines en un point d’où jaillissent les sons noirs, matière ultime et fond commun incontrôlable qui font vibrer les bois, les sons, la toile et les vocables, ces sons noirs derrière lesquels fraternisent en une tendre intimité les volcans, les fourmis, les zéphyrs et la grande nuit qui serre autour de sa taille la Voie lactée. »

Une différence, sans doute, entre le duende et notre moment-faveur : le duende semble une fin en soi ; après lui, la messe et dite… Le moment-faveur n’a pas d’autre sens que d’ouvrir, d’entamer, de commencer, d’inaugurer une véritable écoute…

Jazz

·       Monk : The man I love (Cf. la fameuse séance du 24 décembre 1954 avec Miles Davis, Milt Jackson, Percy Heath et Kenny Clarke) — quand Monk se tait en plein milieu de son solo…

·       Coltrane : Alabama (version du 23 février 1964 à San Francisco, avec McCoy Tyner, Jimmy Garrison et Elvin Jones) — quand Coltrane attaque le tempo après 1’41’’ d’un temps flottant…

·       Oscar Peterson : le second redoublement de tempo dans I remember Clifford (Olympia, 22 mars 1963 – Ray Brown, bass, et Ed Thigpen, drums) ou, pour filer la métaphore de Mandelstam, le décollage d’un troisième avion de l’intérieur d’un deuxième avion lui-même déjà fabriqué en vol…

·       Mahalia Jackson : l’attaque d’Elijah Rock (Stockholm, 18 avril 1961, accompagnée par Mildred Falls)

8.     Quatre questions

8.1.     Y a-t-il un seul moment-faveur par œuvre ?

L’hypothèse ici privilégiée est qu’il y en a plutôt un seul, mais pourquoi pas deux ou trois (pas plus !) par œuvre (ou du moins : par mouvement — on laisse ici ouverte la difficile question de savoir à quel titre exact y a-t-il ou non unité entre les différents mouvements d’une même œuvre —).

L’hypothèse plus précise serait même qu’il n’y a qu’un seul moment-faveur par œuvre, et ce indépendamment des trois types distingués : il n’y a pas successivement, au sein de la même œuvre classique, un moment de partance, un moment de douce violence et un moment de vertige. mais un seul qui compte pour trois.

8.2.     Y a-t-il le même moment-faveur pour tous ?

L’hypothèse ici suivie est celle d’une universalité du moment-faveur : il est en droit le même pour tous dans une même œuvre. Le « pour tous » s’entend ici comme universalité, non comme généralité : il désigne un « pour quiconque » et non pas un « sans exception aucune ».

Une hypothèse alternative ou complémentaire, qui ne réfuterait pas l’universalité postulée, serait qu’il y aurait différents modes d’écoute concevables pour une même œuvre : non pas une infinité mais quelques-uns (en tout petit nombre) qu’il conviendrait alors d’identifier et de nommer.

8.3.     En matière de moments-faveurs y a-t-il une différence entre musiques classique et contemporaine ?

Avant, je pensais que oui, mais plus maintenant.

8.4.     Le moment-faveur a-t-il une suite ?

Oui.

Le moment-faveur est-il donc une promesse ?

Non !

Il est vrai que tout moment-faveur (quoiqu’il n’ouvre pas à proprement parler à un développement) ouvre à une suite. On pourrait penser alors : le moment-faveur est promesse, promesse de musique, promesse d’être désormais dans la musique au sein de cette œuvre, ce qui est tout aussi bien dire promesse que l’œuvre n’est plus objet musical (étude, expérience, pièce…) mais sujet musical. Ce qui est tout aussi bien dire promesse que l’écoute soit désormais interne à l’œuvre et non plus audition, perception ou impression. Promesse que l’œuvre devenue sujet soit ce qui écoute et non plus ce qui est écouté de l’extérieur.

Mais ce thème de la promesse est trop emprunt de religiosité. Toute promesse n’est-elle pas désir de garantir la permanence d’un lien, la vérité d’un sens ? Il vaudrait mieux parler ici d’espérance (s’il est vrai que toute espérance succède à une victoire plutôt qu’elle ne la précède et s’il est vrai qu’il n’y a d’espérance que dans le « pour tous ») : un moment-faveur est alors ce qui ouvre de l’intérieur même de l’œuvre une espérance, l’espérance que ce moment musical vaille pour tous les autres moments de l’œuvre, non seulement ceux qui vont suivre mais également pour ceux qui ont précédé ce moment-faveur. En ce sens tout moment-faveur inaugure également une rétroaction et pas seulement une projection.

9.     Analyse d’un moment-faveur dans le deuxième mouvement de la deuxième symphonie de Brahms

9.1.     Contexte

Il faut s’avancer en cours de l’œuvre, presque jusqu’à la fin du mouvement, pour être saisi par un moment-faveur. C’est là un mystère de la diversité musicale : ces moments-faveurs qui inaugurent peuvent cependant apparaître en fin d’œuvre donnant alors à l’écoute cette capacité d’opérer à rebours, de comprendre dans l’après-coup ce qui se jouait précédemment. La lumière propre du moment-faveur s’exerce ainsi tout autant en amont qu’en aval.

On pourrait aussi remarquer que le moment-faveur intervenant vers la fin du mouvement rapproche cette œuvre du cas relevé par Hölderlin où la césure se situe dans la seconde partie du mouvement (Hölderlin en proposait pour modèle l’Œdipe de Sophocle) alors qu’il restait plutôt dans la première partie au cours de l’Héroïque (Hölderlin avançait ici l’exemple de l’Antigone de Sophocle). Deux formes de tragique pour lui… J’avancerai plutôt l’idée d’un tragique chez Brahms et d’un dramatisme chez Beethoven.

9.2.     Le tragique de Brahms

Le tragique de Brahms tient souvent à un écartèlement entre les voix extrêmes, comme ici entre la basse et la mélodie, les deux énonçant implicitement des logiques harmoniques différentes. Le tragique de Brahms tient à un partage sans médiation, sans réconciliation composée entre les deux pôles opposés. Nous allons trouver ceci dans notre exemple : il y a là quelque chose d’essentiellement brahmsien et qui est son tragique, le tragique de Brahms, au plus loin de cette bonhomie dans laquelle on l’enferme souvent.

 

9.3.     Le vide d’un écartèlement

Le moment-faveur tient ici à l’espace soudainement creusé à partir du soulèvement de la basse. Ce soulèvement est d’autant plus inattendu qu’il répète un mouvement plus ancien mais dont les conséquences sont ici toutes neuves : c’est l’amorce d’un ébranlement de la polyphonie qui va conduire au surgissement d’un cri poignant aux violons, délivrant ensuite par retombées de vastes coulées de doubles croches. Il y a en ce point un saisissement musical qui opère même pour cette écoute flottante dont Freud nous suggère qu’elle est la plus apte à résonner avec de tels moments de grâce.


9.4.     Analyse descriptive

Commentaire orchestral

·       effacement progressif des cordes (80) devenant total (82) ;

·       poussée des contrebasses et violoncelles (82-83) ;

·       cordes à nu dans le grave (84) ;

·       rentrée des bois (85) ;

·       cri des violons (85-86) ;

·       rentrée de cuivres (86) ;

·       torrent de sextolets de doubles croches (87…).

Commentaire harmonique

Rappel de conventions pour une analyse harmonique simplifiée : les accords sont indiqués entre accolades, les tonalités entre crochets. Le majeur est indiqué d’une majuscule et le mineur d’une minuscule.

Remarquer les déplacements tonaux par altération minimale, un dièse devenant bécarre :

·       la n (82), soit {fa#} plutôt que {Fa#}, ce qui entraîne ici vers [mi] ;

·       n (87), soit {si} plutôt que {Si}, ce qui entraîne ici vers [si] ;

·       la n (88), soit {fa#} plutôt que {Fa#}, ce qui entraîne ici vers [fa#]…

Noter :

·       pas de tierces (fin 85) : d’où incertitude entre Fa# et fa# ;

·       pas de tierces (fin 86) : d’où incertitude entre Si et si.

Les mouvements harmoniques sont ici faibles et doux ; ils restent entre tonalités voisines. Ils participent globalement d’une « minorisation » des tonalités majeures.

Globalement…

• La dynamique du moment-faveur tient plus ici à l’orchestration qu’à l’harmonie (cf. différence avec le moment-faveur analysé dans la 40° de Mozart).

• Ce moment-faveur dépend moins directement de l’interprétation que celui de Mozart (cours précédent). Il est difficile de passer à côté !

––––––



[1] Cf. Œuvres (Pléiade) p. 951 et suivantes

[2] Liberté grande, p. 89

[3] Essais critiques (IV, 323)

[4] Voir par exemple ce que dit Michel Chaillou de sa lecture des Mémoires d’outre-tombe

[5] Cf. p. 110. Ailleurs, Adorno rapproche cet instant de ce que Lessing appelait « moment fertile » : « le concept central de l’esthétique de Lessing : celui du “moment fertile” ». (Théorie esthétique p. 117)

[6] De l’amour

[7] La vie de Marianne (p. 332)

[8] Liberté grande (p. 89)

[9] Sur les musiciens

[10] Les soirées de l’orchestre

[11] Beethoven

[12] Journal de ma vie musicale

[13] Souvenirs de Gustav Mahler (Natalie Bauer-Lechner) Mahleriana

[14] Monsieur Croche

[15] Cf. Adorno : « Le choix que j’ai fait de beaux passages relève de la biographie et correspond à de très anciens souvenirs. D’autres auraient pu en sélectionner des différents et il n’y a pas à discuter qui a raison » (in Schöne Stellen ; 1965)

[16] Cf. Schöne Stellen (1965)

[17] « Le regard sur le tout risque de laisser dépérir les moments isolés sans lesquels pourtant aucun tout ne peut vivre » (Adorno, op. cit.)

[18] « Aujourd’hui je dirige mon regard vers les détails » « On pourrait comparer beaucoup de détails musicaux à des noms »… (Adorno, op. cit.)

[19] Illuminations

[20] Cf. les auditions naïve, perceptive et réflexive.

[21] Cf. la jauge de l’intégrale de Kurzweil-Henstock

[22] plutôt qu’à proprement parler la matière, qui serait soit la lettre — en l’occurrence la note —, soit ce corps à corps même.

[23] quelque « mode de jeu », pour parler des effets devenus les ingrédients obligés de tant de partitions contemporaines

[24] Ce ravissement ne signifie nullement une passion ou une passivité. L’auditeur, ici, n’est pas thématisé comme sujet de ce ravissement pas plus qu’il ne serait sujet d’un moment-faveur transformé en « objet » de désir. À proprement parler, il n’y a pas de sujet de ce ravissement, mais il y a, à partir de après lui, possibilité d’existence d’un nouveau sujet qui ne sera nullement « passionné » de musique mais plus essentiellement occupé à « faire de la musique », comme l’œuvre en fait.

[25] Cf. p. 110. Ailleurs, Adorno rapproche cet instant de ce que Lessing appelait « moment fertile » : « le concept central de l’esthétique de Lessing : celui du « moment fertile » ». (Théorie esthétique p. 117)

[26] Cf. Entretien sur Dante

[27] Traité d’harmonie, p. 228

[28] Celui-ci l’a écrit alors qu’il n’avait que seize ans !

[29] Il faut écouter cet Octuor en l’interprétation éblouissante qu’en donnent, sur des Stradivarius, L’archibudelli & Smithsonian chamber players (CD Sony SK 48 307)

[30] Voir « Cela s’appelle un thème (Quelques thèses pour une histoire de la musique thématique) » — Analyse musicale (n° 13, 1988)

[31] Cf. CD CBS (MK 37838)

[32] Cf. l’improvisation du 22 mars 1963 à Paris

[33] Cf. mesure 147

[34] Cf. « La singularité Schoenberg »

[35] Cf. « Vertiges, moments-faveurs », Ars musica ‘90 (Bruxelles, 1990)

[36] Voir par exemple Donna Anna dans Don Juan, Senta dans Le Vaisseau fantôme

[37] Cf. mesures 46 et suivantes…

[38] Cf. mesures 157 et suivantes

[39] Cf. mesures 689 et suivantes

[40] dans ses lieds, dans la Khovantchina

[41] Cf. La Pléïade, O.C. Tome I, p. 919…