Écouter, lire, dire la musique contemporaine (I) : Théorie de l’écoute musicale

Premier cours : Problématisation de l’écoute musicale

(ENS, 16 octobre 2003)

 

François Nicolas

 


I.      Présentation générale du cycle

Penser en quoi consistent trois pratiques singulières de la musique : écouter, lire, dire la musique

Ces trois pratiques ≠ faire de la musique, lequel « faire » désigne {écrire & jouer} de la musique…

Un tel « faire de la musique » {écrire-jouer} caractérise un rapport de musicien à la musique (si musicien, c’est, par définition, celui qui fait de la musique…).

{Écouter-lire-dire} la musique caractérisera alors un rapport non-musicien à la musique (non-musicien = non pas anti-musicien, ou a-musicien mais seulement une différence par rapport au « faire de la musique » qui caractérise le musicien).

Trois rapports à la musique

On distinguera trois types de rapports à la musique :

·      Le rapport de l’œuvre à la musique

·      Le rapport du musicien à la musique : écrire-jouer

·      Le rapport du non-musicien à la musique : écouter-lire-dire

Enjeu

L’enjeu : que le rapport du non-musicien à la musique soit pensé comme immanent à la musique et même, comme on le verra cette année pour l’écoute, comme immanent à l’œuvre elle-même (car l’œuvre aussi écoute la musique : ceci sera développé lors du 5° cours).

L’enjeu cette année est donc d’établir une vision du monde de la musique et de l’œuvre musicale telle que écouter la musique soit une pratique intégrée à l’œuvre et non pas thématisée comme « réception » de l’œuvre par un extérieur, extérieur non seulement à l’œuvre mais au monde de la musique lui-même.

Remarque contre la tripartition

Il ne s’agit pas là de « réception » de la musique, d’esthésique, pas plus qu’il ne s’agît, d’un autre côté de « poïétique » (la tripartition de Molino [1] est une problématique sociologisante et psychologisante : elle n’est pas d’intériorité aux enjeux musicaux, à la pensée musicale) : écouter la musique, ce n’est pas la recevoir car c’est justement effacer la frontière a priori entre le supposé sujet psychologique individuel et les sons qu’il « reçoit ». J’écoute la musique quand « mon moi » individuel se trouve effacé pour participer à une existence sensible déployée et rayonnante, non pas l’existence d’un collectif humain, de « masses » [2], mais l’existence musicale de l’œuvre, lequel est en tout point un régime spécial et autonome d’existence.

« On » écoute donc, plutôt que « moi, j’écoute » car il s’agit d’adhérer moins à une existence autre qu’à un autre type d’existence… Rien là qui ressemble à une réception.

De l’autre côté, du côté de l’engendrement, rien non plus qui soit une poïétique si l’on veut bien tenir, contre l’empiricité psychologique ou sociologique que c’est l’œuvre qui fait son géniteur plutôt que l’inverse.

La musique fait le musicien, l’œuvre fait l’écouteur…

Petit bouquet de citations pour faire résonner le vieil axiome « c’est la musique qui fait le musicien », non l’inverse :

·        Karl Marx : « c’est d’abord la musique qui éveille le sens musical de l’homme » [3].

·      Jean Barraqué : « les œuvres nous créent créateurs » [4].

·      Nietzsche [5] : « c’est l’œuvre de l’artiste […] [6] qui invente celui qui l’a créée, qui est censé l’avoir créée ».

Cet axiome consonne avec des variantes dans d’autres domaines de pensée :

·      Michelet : « L’histoire […] fait l’historien bien plus qu’elle n’est faite par lui » [7].

·      mais également Kierkegaard pour qui c’est la foi qui fait le fidèle, non l’inverse [8]

Enfin ce qui se passe dans l’œuvre, ce qui se joue à l’œuvre n’est pas un « niveau neutre » : neutre de quoi ? Des individus ? Mais les individus ne sont, en cette affaire, que des déchets ; ils sont les éléments neutres d’opérations musicales qui ont leur consistance propre et qui convoquent des opérateurs temporaires qu’elles neutralisent.

Enjeu paradoxal

L’enjeu paradoxal de notre examen du triple rapport non-musicien à la musique — {écouter-lire-dire la musique} — est d’établir une conception de l’œuvre telle que l’œuvre incorpore son écouter et son lecteur — le point concernant le dire s’avérera plus complexe : on l’abordera en troisième année de ce cycle ; quant au « dire la musique », on soutiendra simplement qu’il n’est possible qu’à mesure de ce que l’œuvre pense la musique.

Il s’agira donc d’établir que écouter-lire-dire la musique en non-musicien a pour conditions de possibilité que l’œuvre musicale elle-même écoute, inscrive (inscrive à la lettre, ou littéralise) et pense la musique.

Ce triple rapport non-musicien à la musique se distingue, je le rappelle, du triple rapport musicien. Cf.

·         Écouter la musique n’est pas la jouer

·         Lire la musique n’est pas l’écrire

·         Dire la musique n’est pas l’enseigner (figure du savoir) [9]

Enjeu actuel

Ceci a une actualité subjective singulière :

·      face aux théories désautonomisante, fonctionnarisante et désœuvrante de la musique : le nihilisme est aussi musicien (voir la perte de confiance musicienne dans le monde de la musique)…

·      face à une situation musicale marquée par une triple crise :

— de l’écoute musicale

— de l’écriture musicale

— de l’intellectualité musicale.

I.1. Trois thèmes, trois années, trois crises

I.1.a.      L’écoute musicale

L’écoute musicale est en crise. Je ne parle pas ici de la défaillance des théories — l’écoute musicale est très peu réfléchie : on verra pourquoi tout au long de cette année — ; je parle d’une crise en musique en ce que écoute musicale veut dire.

En deux mots, avant d’y revenir plus longuement tout à l’heure : les discours sur l’écoute (je ne parle pas des pratiques musicales, bien plus souples : ex. Structures de Boulez…) ont vu alterner deux positions : l’une considérant que la perception devait s’aligner sur l’écriture (cf. le sérialisme : « la perception suivra » [10]…), l’autre que les notations devaient s’aligner sur la perception (cf. le spectralisme : « la carte n’est pas le territoire » [11]…).

Ces deux voies, symétriques, s’accordent sur deux choses :

·      Concevoir l’écoute comme une perception,

·      Concevoir que la dialectique consistante est celle de l’écriture et de la perception. J’ai moi-même engagé mon bilan propre du sérialisme via Webern [12] sur cette piste…

Aujourd’hui, le balancier est résolument contre la conception sérielle de cette dialectique et prône une musique ordonnée à la perception où la partition fonctionne comme notations purement fonctionnelles.

La thèse de ce cours est qu’à concevoir l’écoute musicale comme une simple perception, la singularité de l’œuvre musicale dans le monde de la musique se disperse. Il y a bien en musique le jeu d’une perception (perception d’objets, reconnaissance d’entités, etc.) mais une œuvre musicale a ceci de propre — entre autres — par rapport à un simple morceau de musique qu’elle ouvre à une écoute musicale, ce qui est tout autre chose qu’une perception.

Disons qu’il y a aujourd’hui crise de confiance dans la capacité de la musique d’offrir autres choses que des perceptions.

Penser l’écoute musicale est ainsi un enjeu important pour redonner confiance dans les capacités autonomes de la musique d’être un art, donc une pensée, pas simplement une pratique culturelle — non autonome, par définition — parmi bien d’autres

I.1.b.      Singularité de l’écriture musicale

Il existe aussi une crise de l’écriture musicale. Or aucun autre art que la musique n’a « son » écriture.

La musique grecque n’avait pas de « lettres » musicales à proprement parler.

Constitution du solfège : déterminante pour constitution d’un monde de la musique. Voir sa saisie philosophique par Descartes dans son Compendium

On peut nommer philosophiquement le solfège comme le « transcendantal » [13] du monde de la musique…

Ce solfège n’a cessé d’être un enjeu important : critiques, réformes (Rousseau, Schoenberg,…), suppression, etc.

Aujourd’hui on s’en prend à lui pour mieux passer d’un monde de la musique à l’archipel « des musiques », à la collection des musiques du monde (cf. du « monde de la musique » aux « musiques du monde » !)

Il est vrai que l’écriture musicale traditionnelle (le solfège) est mise à mal par les nouveaux matériaux sonores à « musicaliser » : cf. matériau informatique, écrit dans d’autres lettres que des lettres musicales. D’où problème de « double écriture » dans œuvres mixtes… On est donc en un moment de réévaluation-recomposition de l’écriture musicale.

Enjeux généraux : rien moins que la consistance autonome ou non d’un monde de la musique, sa capacité à être loi de lui-même, loi endogène…

Enjeux conjoncturels : crise de l’écriture musicale, remise en question de sa nécessité, attaque contre l’autorité du solfège à distance du jeu musical (physique…), etc.

Cf. 2° année = théorie de l’écriture et des notations musicales

I.1.c.      Singularité du « dire la musique » : l’intellectualité musicale

Enjeu général : réévaluer le rapport de l’individu musicien à l’œuvre, le rapport de sa pensée propre à la pensée musicale à l’œuvre, le rapport du langage à la pensée musicale. Cf. l’intellectualité musicale

Enjeux conjoncturels : l’intellectualité musicale est mal vue aujourd’hui. Primauté de la figure de l’artisan, du compositeur-artisan. Inversion dans une longue montée en régime du compositeur théoricien ou du compositeur pensif.

Repères généalogiques de l’intellectualité musicale

·    Guillaume de Machaut [14] c’est-à-dire au principe de la constitution du monde de la musique…

·    Rameau-Rousseau. Garder cette polarité : cf. deux manières différentes d’articuler sciences et musique, singulièrement mathématiques et musique :

— Pour Rameau, cartésien, il s’agit d’un retour du conditionnement de la philosophie par la musique : comment la philosophie de Descartes conditionne en retour la musique.

— Pour Rousseau, il ne s’agit pas seulement des rapports de la langue et de la musique mais aussi d’une possibilité de chiffrer, au sens strict, la musique : sa « réforme » bute sur un « lire » la musique, son écriture ne prend pas en compte le lire musicien, ce qu’a de spécifique le « lire la musique » —.

·    Schumann (et Berlioz) face à l’anti-intellectualité musicale de Chopin…

·    Wagner (son envers, en termes d’intellectualité musicale, c’est Brahms)

·    Schoenberg (envers = Debussy)

·    Boulez (envers = Ligeti et surtout Xenakis…)

Aujourd’hui, nécessité de renouer-prolonger cette intellectualité musicale du musicien pensif et pas seulement artisan.

Cf. 3° année = théorie de l’intellectualité musicale

I.2. Adresse singulière

Écouter-lire-dire la musique = rapports non-musiciens à la musique. Il est alors important d’en convaincre les non-musiciens.

Remarque

Antécédents : « Cours de philosophie pour scientifiques » (ENS, hiver 1967-1968) partiellement publié chez Maspero dans la collection Théorie dirigée par Louis Althusser [15].

Vertu : neutralisation universalisante

Il y a une vertu de s’adresser ainsi aux non-musiciens : celle de neutraliser la figure individuelle du musicien.

Car ces pratiques de non-musiciens {écouter, dire, lire} sont aussi le fait de musiciens, bien sûr. Comme ces pratiques sont anonymes, non signées, cela devrait donner le ton, le la aux pratiques même des musiciens ! Or c’est tout le contraire qui tend aujourd’hui à se passer : l’Ircam s’enorgueillit de pouvoir bientôt réaliser des « écoutes signées » ! Comme si là était un progrès, un gain…

Je soutiens la thèse inverse : les pratiques anonymes des non-musiciens devraient donner le ton ; l’objectif, loin d’être celui de particulariser et d’individualiser les écoutes, devrait rester celui de neutraliser les particularités de l’individu (musicien) pour mieux rehausser la singularité de la musique qu’il joue et qui le transit.

Bref soutenir que le musicien étant l’élément neutre des opérations musicales, n’importe qui a vocation à le devenir, à en tenir lieu. Il y a là plus d’émancipation que dans l’autre voie…

Cf. le lustre au théâtre pour Regnault.

Or ce qui vaut pour l’interprète — cf. dégâts musicaux quand l’interprète exhibe son corps comme supposée vérité de l’acte musical (voir le 4° cours) — vaut aussi pour l’auditeur et pour le compositeur.

Il y a donc dans l’acte musicien (écrire-lire, jouer-écouter, dire) un potentiel de neutralité, ou d’indifférence aux particularités, une puissance générique qu’il s’agit d’exhausser. Soit le mouvement de neutralisation des particularités (d’indifférenciation) pour mieux viser l’universel (qui n’est pas le général) via les singularités.

D’où l’importance de s’adresser aux non-professionnels, à quiconque s’intéresse à la vie de l’esprit, et tient que dans la musique aussi l’esprit souffle, ou peut souffler.

I.3. Méthode : les trois directives de Kant [16]

I.3.a.      penser par soi-même

≠ érudition encyclopédique et transmission de savoirs

Logique axiomatique de décisions premières : pensée « sans préjugés », cela sera ici penser « avec axiomes », ou avec thèses.

I.3.b.      penser de manière élargie

Cf. faire confiance aux singularités pour penser universellement. Élargir sa pensée en la creusant plutôt qu’en l’étendant.

I.3.c.      penser de manière conséquente

Cf. bâtir une théorie (sur la base des axiomes-thèses précédents)

Donc théorie axiomatique de trois singularités : l’écoute musicale, l’écriture musicale, l’intellectualité musicale.

I.4. Penser la musique avec :

I.4.a.      les mathématiques : la fiction de modèle

Cf. la théorie du calcul différentiel et intégral

Je le privilégie pour penser l’écoute mais aussi l’audition et l’ouïe.

Cf. 6° cours

Statut de ce penser avec les mathématiques ? Voir le point suivant

I.4.b.      la logique

Cf. la théorie des modèles [17].

D’où la fiction de modèle : faire comme si l’écoute était un modèle (pathologique) de la théorie mathématique de l’intégration, ou les théories mathématiques un ersatz de théorie musicale

Cf. métaphore du côté du modèle (le modèle fictif comme métaphore) et métonymie du côté de la théorie (l’ersatz théorique comme métonymie)…

I.4.c.      la poésie

Cf. la théorie de l’instress et de l’inscape… Voir Hopkins

Cf. 7° cours

I.4.d.      la psychanalyse

Cf. la théorie de

·         l’écoute flottante freudienne : cf. 3° cours ;

·         la pulsion invoquante lacanienne (3° cours) : cf. la question de l’adresse musicale, abordée au 5° cours ®première formalisation de l’écoute musicale comme taquin.

I.4.e.      la philosophie

Cf. la théorie du sujet

Ici, les références seront dispersées, ou même implicites ; mais cependant cardinales.

Remarque sur les rapports musique-philosophie

Rapports difficiles car les deux « disciplines » ne sont pas de même statut, de même niveau. Cf. dans les concepts d’Alain Badiou, la musique est une procédure générique productrice de vérités, pas la philosophie qui est — qui peut être — conditionnée par ce qui se passe en musique (ex. Descartes et le solfège).

La méthode de modèle fictif (ou d’ersatz théorique) ne peut ici opérer car à proprement parler la philosophie ne produit pas de théories mais des concepts.

Danger d’utiliser dans le champ de l’intellectualité musicale des concepts philosophiques. L’intellectualité musicale opère avec des catégories qui sont les siennes, des catégories musicales (ou musiciennes). Une telle catégorie musicienne n’est pas un concept philosophique car son espace de travail, la logique de sa consistance ne sont pas les mêmes qu’en philosophie. Le problème est aggravé quand catégorie musicienne et concept philosophique sont homonymes, portent le même nom, s’indexent du même mot : la confusion est alors très grande.

Exemples : les mots « art », « dialectique », « sujet », « objet », etc.

Exemple canonique : Adorno

Ma thèse est qu’il faut prendre son discours comme discours philosophique. Son espace de travail me semble : qu’est-ce que ce qui s’est passé en musique autour de l’École de Vienne conditionne et déplace quant à une compréhension philosophique de la dialectique ? Erreur habituelle : prendre Adorno pour un musicologue !

Donc grandes précautions d’usage des concepts philosophiques. Et s’il s’agit de traiter des rapports philosophie/musique, le faire avec précision. Cf. séminaire l’année prochaine.

I.4.f.       l’Histoire

Penser l’écoute avec l’histoire aussi. En quel sens ? [18]

Pas au sens d’une « histoire de l’écoute » [19] : je ne pense pas qu’à proprement parler existe une telle chose. Il y a cependant une situation historique de toute écoute, comme il y en a une de toutes choses subjectives. Je décomposerai ce placement historique en trois dimensions [20] :

Généalogie d’une écoute donnée

Par exemple un moment-faveur de Brahms (un choral : cf. 1° concerto pour piano) peut éclairer une autre de ses œuvres comme elle peut également le faire pour une œuvre d’un autre compositeur, dans un même concert par exemple (cf. le concert : 8° cours)

Archéologie d’une écoute donnée

Soit ce qui la rend musicalement possible, ce qui rend musicalement possible qu’il se passe ceci ou cela en cours d’œuvre en raison d’un état donné par exemple du « langage musical », ou de la facture instrumentale, ou de l’interprétation musicienne…

Historicité d’une écoute donnée

Cela désigne ce qui la rend contemporaine de constitutions subjectives non musicales, philosophiques par exemple (voir par exemple le rôle de la phénoménologie dans la musique de l’après-guerre pour promouvoir la Gestalt et donc le geste musical comme objet possible remplaçant le thème…).

Historialité des situations musicales

Je crois nécessaire en général d’inscrire une quatrième dimension que j’appellerai l’historialité des situations musicales (voir le séminaire « Penser la musique avec/sans/contre l’histoire ? ») mais cet aspect là ne concerne pas directement notre sujet du jour.

 

Ces trois dimensions ne font pas « une histoire » de l’écoute musicale comme il peut sans doute y avoir une histoire de la perception ou de l’audition musicales… Sans détailler, indiquons ceci : une histoire, cela va du passé au présent ou du moins du très ancien au plus présent. Généalogie, archéologie, historicité (et historialité), elles, vont du présent au passé : elles partent d’une singularité pour explorer « dans le passé » — mais un passé composé plutôt qu’un passé simple (« il y a eu » plutôt que « il y eut »…) — ses conditions de possibilité, subjective et objective.

J’étudierai plutôt cette année la généalogie, l’archéologie et l’historicité des théories de l’écoute musicale (2° et 3° cours)

I.4.g.      la littérature

Voir la lecture comme écoute (cf. 3° cours). Ainsi il y aurait des moments-faveurs de la lecture.

La catégorie même de moment-faveur se trouve d’ailleurs suggérée par les vers suivants de Pierre-Jean Jouve : « Admirable moment du temps, de la faveur/Où passe le regard absent et éternel » [21].

Voir également

Hölderlin : « La manière dont, en plein centre, le temps vire » (Remarques sur Antigone, 961)

Julien Gracq : « Il y a dans toute trajectoire un passage à vide qui retient le cœur de battre et écartèle le temps. » (Liberté grande, 89)

II.    Cette année : théorie de l’écoute musicale

II.1.    Délimitation de l’écoute

« Entendre » (de) la musique se dira en quatre sens :

·         Percevoir un objet

·         Auditionner une pièce

·         Ouïr un morceau : cf. l’ouïe du schème (structure « hors-temps ») d’un morceau comme conception non musicale de la Forme (voir 7° et 8° cours)

·         Écouter une œuvre

Cf. Pierre Schaeffer distinguait pour sa part ce qu’il appelait « les quatre modes de l’écoute » : {écouter, ouïr, entendre, comprendre}. Mais c’est ici très différent (on examinera la prochaine fois la théorie de l’écoute réduite chez Pierre Schaeffer)

De même la distinction des quatre manières d’entendre (de) la musique sera abordée plus en détail la prochaine fois. Quelques premières indications.

Percevoir ?

Écouter est une pratique singulière, qui n’a rien de psychologique, à la différence de la perception. Écouter, cela se dira pour une œuvre, et rien que pour une œuvre. On perçoit de la musique, on écoute non pas à proprement parler « de » la musique mais la musique d’une œuvre.

Auditionner ?

Écouter n’est pas auditionner une pièce : ce n’est pas se tenir face à elle, à distance d’elle en la jugeant « de l’extérieur », en évaluant en extériorité ses propriétés. Écouter, c’est une manière — « la » manière privilégiée — d’adhérer au projet sensible d’une œuvre musicale.

Ouïr ?

Écouter n’est pas ouïr un morceau, c’est-à-dire en éprouver cette fois de l’intérieur (et non plus, comme dans l’audition, en extériorité) la logique de son déroulement en projetant ce parcours hors du temps en une sorte de Gestalt dont le déploiement temporel serait une simple paramétrisation.

Écouter !

Écouter est une activité beaucoup plus hasardeuse, car c’est une activité essentiellement marquée de passivité : pour écouter, comme on le verra, il faut qu’il se passe quelque chose qui dépend de l’œuvre elle-même, non pas seulement de l’auditeur.

Écouter, en fin de compte, c’est très simple : cela renvoie à une expérience commune, celle de tout un chacun qui a une fois rencontré la musique en comprenant qu’il accédait là à un autre « monde », en « sortant de soi » — de son cortège individuel de préoccupations psychologiques et sociales — pour être attrapé par un processus qui jusque-là se déroulait devant lui et dans lequel il se trouvait désormais happé.

L’écoute n’est pas intelligible si on la constitue comme détermination « objective », si on efface sa dimension événementielle, hasardeuse — on devrait dire philosophiquement : si on tente à toutes forces de l’enfermer dans une dialectique de l’objet et du sujet —. Écouter une œuvre musicale, c’est l’expérience essentielle en musique, entendons-nous : dans l’art musical.

La musique comme art ne relève pas exactement des mêmes déterminations que la musique comme culture. Ce qui les distingue, c’est l’existence ou non d’œuvres — non de pièces ou de morceaux — c’est-à-dire d’entités organisant grâce à l’écriture la mise à l’épreuve d’idées musicales, de projets musicaux, de vouloirs musicaux singuliers qui, se déployant dans le sensible (car ces idées sont sensibles), appellent l’écoute.

II.2.    Enjeux d’une théorie musicienne de l’écoute musicale

J’ai déjà indiqué les enjeux de ce cycle théorique sur trois ans. Examinons-les plus en détail concernant la théorie de l’écoute musicale.

II.2.a.    Air du temps

On nous présente le temps comme celui d’une écoute généralisée. Ainsi un récent compte rendu de l’encyclopédie Nattiez [22] commence ainsi : « Aucune époque n’a connu et écouté la musique plus et mieux que la nôtre » !

Je dirais volontiers pour ma part l’exact contraire : aucune époque, semble-t-il, n’a écouté la musique aussi peu et aussi mal et ce, ne serait-ce que pour cette raison : on écoute désormais moins « la musique » qu’une image de la musique diffusée par des haut-parleurs.

Ne parlons pas de l’omniprésence du son diffusé en tout lieu et en toute heure.

L’écoute musicale n’est pas épargnée par la menace nihiliste

L’écoute elle-même des œuvres musicales est menacée par l’évolution du disque : le 78 tours avait pour avantage de tenir la musique à distance du son. Non seulement le CD tend à mettre sur le devant de la scène musicale le son, mais il tend également à permettre ce qui n’était pas vraiment possible sur un 33 tours : n’écouter plus qu’un seul morceau, et bientôt que ses meilleurs passages. La menace du nihilisme, propre à notre époque, pèse aussi sur l’écoute musicale…

II.2.b.    Difficulté spécifique de l’intellectualité musicale en matière d’écoute

L’écoute est traditionnellement un terrain propice à l’anti-intellectualité musicale.

Certes, on ne peut « savoir » écouter…

Il est vrai qu’on ne sait pas à proprement parler ce que c’est qu’écouter et surtout ce qu’écoute tel ou tel. Pas plus tard qu’il y a une semaine, Célestin Deliège soutenait ainsi que, ne sachant même pas pour lui ce qu’écouter veut dire, constatant avec stupeur l’instabilité de son écoute d’une même œuvre à quelques années d’intervalle, il préférait laisser cette dimension de la musique dans son obscurité ignorante pour mettre le projecteur sur ce qui lui semblait plus limpide : les rapports du style musical aux concepts du compositeur.

Je ne crois pas qu’à céder ainsi sur l’écoute pour mieux concentrer ses forces sur ce qui semblerait plus limpide et plus simple, on gagne de grandes clartés : l’articulation du style musical aux concepts musiciens est à mon sens beaucoup plus opaque que ce que Deliège veut bien nous en dire et les problèmes mis de côté en abandonnant une pensée de l’écoute resurgissent ailleurs : si l’on ne sait sonder les reins et les cœurs de qui écoute, le sait-on mieux de qui compose ? S’il est vrai que celui qui a composé est plus amené à parler de son travail que ne peut le faire celui qui l’a simplement entendu, les mêmes incertitudes cependant vont apparaître quand il s’agira d’évaluer ce que dit le compositeur de son œuvre : à quel titre en dirait-il le vrai (si tant qu’une telle chose soit possible…) ?

L’écoute musicale déroute ainsi la pensée de type positiviste d’un Célestin Deliège. Non seulement on ne sait pas ce qu’est l’écoute musicale mais, à proprement parler, on ne sait pas écouter, ou on ne saurait savoir écouter car écouter vraiment relève de l’hapax, non de la répétition.

Pas de construction de l’écoute

L’écoute ne se construit pas. Elle échappe à la construction. Cf. les constructivistes la pensent comme perception ou audition : on construit une perception (à partir d’objets) et on construit une audition (à partir d’une forme).

La théorie de l’écoute n’est pas un souci immédiat du compositeur

L’écoute, en ces sens, n’est pas directement un souci de compositeur. Pour composer, on doit se soucier d’écriture, de structures rythmiques, d’ossatures instrumentales et orchestrales, mais on peut très bien se passer d’une théorie de l’écoute, d’une réflexion sur l’écoute et se contenter de faire confiance intuitive à son oreille, à son propre rapport auditif à la musique et aux œuvres.

Comme on le verra, cet aspect est accusé par le fait que l’écoute d’une de ses œuvres est particulièrement biaisée : elle tend à s’enfermer dans une pure et simple audition (juger si tout a bien été joué, s’il n’y avait pas de fausses notes, si les dynamiques ont bien été respectées, etc.).

Donc naturellement, les compositeurs disent peu de choses sur l’écoute de leurs œuvres.

Mon hypothèse : il faut que quelque chose change de ce côté, non pas tant pour parler de ses œuvres (je tenterai de le faire pour l’une des miennes) mais pour sortir du dilemme écriture/perception.

Concernant l’écoute, la difficulté est donc plus théorique que pratique car, en vérité, et contrairement à ce qu’on nous en dit souvent, la musique contemporaine s’écoute très bien, et pas très différemment de la musique classique (on reverra cela dans le 8° cours).

L’écoute, arme contre l’intellectualité musicale

Il en est qui, à l’inverse, promeuvent l’écoute pour mieux dévaluer l’intellectualité musicale. J’en ai déjà parlé à propos des spectraux.

Il est vrai que ces derniers prennent appui sur un déficit notable d’intellectualité musicale en matière d’écoute (cf. 2° cours). Et ce déficit, relativement traditionnel en musique — il nous faudra voir pourquoi — s’est accentué dans la musique du XX° siècle, du moins dans cette musique qui se déploie dans une référence à Schoenberg.

Schoenberg d’ailleurs a été peu disert sur le travail de l’oreille.

Boulez, lui, a affiché des positions dogmatiques mais a pratiqué à mon sens bien autre chose (d’où l’inscription de Structures au programme de ces cours : son œuvre la plus « programmatique », composée au moment de ses prises de positions les plus « pures et dures » affiche de royales licences par rapport au principe affiché). Ensuite sa position théorique a évolué : il proposera une nouvelle théorie de la perception (cf. il dirige l’auditeur : signal, enveloppe, etc.).

Ceci impose d’ailleurs de reconsidérer le rapport chez Boulez entre composition et théorie : celle-ci suit et non pas précède celle-là. Et d’ailleurs il ne s’agit pas exactement chez Boulez d’une théorie mais plutôt d’une mise en catégories de sa pratique comme mise au clair… Ceci dit, première et deuxième manières « théoriques » chez Boulez partagent cette caractéristique d’être dans une logique constructiviste : l’écoute est conçue comme une perception de formes et la perception, elle, est constructible par l’écriture (même si elle peut faire preuve d’autonomie relative par rapport au texte).

Les spectraux, comme je l’ai dit, ont retourné ces déclarations, pour exalter l’audition contre l’écriture.

Aujourd’hui l’académisme néo-tonal exalte l’oreille (plutôt que l’écoute proprement dite, laquelle convoque toujours une attention qu’il semble de mauvais aloi aujourd’hui de requérir) comme mise de la musique au service d’autre chose qu’elle : la musique au service de l’homme, du jeu, de la fête, de la danse, du film, du plaisir d’être ensemble, de l’indentification culturelle (« la distinction » bourdieusienne : on se distingue par « sa » musique…), etc.

II.2.c.    Aujourd’hui ?

Le moment actuel est opaque (cf. le séminaire sur le présent de la musique contemporaine qui commence samedi prochain).

Les questions aujourd’hui me semblent celles-ci : la musique contemporaine — celle qui se veut art, celle que portent des œuvres écrites — est-elle condamnée à répéter le dilemme de l’écriture ou de la perception ? Y a-t-il une écoute de l’œuvre, une écoute à l’œuvre, qui ne puisse s’approprier les enjeux musicaux de l’œuvre ? Ou : peut-on en écoutant une œuvre faire autre chose que la « savoir », en particulier peut-on éprouver sa tension musicale ?

En termes philosophiques : y a-t-il accès possible au « contenu de vérité » [23] de l’œuvre par l’écoute ?

L’écoute d’une œuvre musicale a-t-elle quelque chose en propre par rapport à l’écoute musicale de tout morceau de musique ? Si une œuvre musicale a un début, un milieu et une fin, est-ce qu’écouter cette œuvre de part en part délivre « le contenu de vérité » — s’il existe… — de cette œuvre ?

Ou encore : écouter une œuvre, est-ce affaire essentiellement de plaisir sensuel ou est-ce le chemin privilégié pour partager le projet musical de l’œuvre ?

Y a-t-il une autonomie relative de l’écoute d’une œuvre par rapport à son écriture ?

Le temps, aujourd’hui, étant à la dévalorisation de l’écriture, l’accent étant mis désormais sur la réalité sonore de l’œuvre, son aptitude à séduire sensuellement, à capter les sensations de son auditeur, y a-t-il accès par l’écoute à des idées musicales ou s’agit-il simplement de jeux sonores trouvant leur raison d’être dans le simple plaisir qu’ils procurent ? L’écoute d’une œuvre reste-t-elle la voie privilégiée pour accéder aux enjeux musicaux même de l’œuvre ? Et comment théoriser tout cela ?

Si l’on souhaite sortir à la fois d’une écriture dirigeant une perception (sérialisme) et d’une audition dirigeant des notations (spectralisme), il convient, pour que l’autonomie du monde de la musique dans son ensemble fasse un nouveau pas, qu’une telle conception renouvelée de l’écoute musicale soit mise au jour.

II.3.    Les conceptions existantes de l’écoute musicale

Ce travail dispose de très peu de points d’appui.

Cf. 2° cours : les conceptions existantes de l’écoute musicale. 3° cours : les conceptions existantes de l’écoute non musicienne.

Leur rareté !

Existent des théories de la perception. Cf. théorie de l’information dans l’immédiat après-guerre. Mais l’écoute n’est pas une information !

Écoute à l’œuvre…

Ma thèse sera que l’écoute d’une œuvre est toujours, peu ou prou, écoute à l’œuvre, c’est-à-dire que l’œuvre, en un sens qu’il nous faudra préciser, écoute elle-même, que c’est parce que l’œuvre en un sens écoute elle-même qu’on peut l’écouter, et que l’écouter, c’est alors s’intégrer à l’œuvre, s’incorporer à son mouvement musical immanent et non pas en juger objectivement de l’extérieur.

En termes philosophiques, il faudrait dire : on ne saurait écouter musicalement qu’un sujet — on n’écoute pas un objet : on le perçoit, ou on l’entend — et on ne l’écoute que pour autant que lui-même écoute, c’est-à-dire qu’écouter un sujet, c’est en fait participer, un temps, de sa vie de sujet, c’est s’intégrer à son existence, c’est adopter sa dynamique subjective et non pas l’évaluer objectivement.

En ce sens, écouter une œuvre, c’est éprouver sa forme, moins comme une façade architecturale nous faisant face qu’en éprouvant l’affirmation de l’intérieur même de qui affirme : écouter une énonciation musicale, c’est éprouver l’énoncé en intériorité à son énonciateur.

Écoute et Forme…

L’articulation de l’écoute d’une œuvre à la Forme de cette œuvre est un enjeu essentiel : il s’agit de penser l’écoute comme un travail. Un travail, c’est une activité qui transforme quelque chose. Ici, il s’agira de penser l’écoute non pas comme un travail de l’auditeur sur l’œuvre mais comme un travail de l’œuvre sur elle-même, sur la musique qu’elle produit, un travail qui engendre une Forme. L’écoute sera le travail d’auto-engendrement de la Forme musicale par l’œuvre, et l’écoute par l’écouteur sera son intégration à ce travail, comme tiers tournant (Sartre…), comme place vide du taquin (5° cours).

La butée contemporaine sur la catégorie de Forme : Boulez…

C’est devenu un lieu commun que de constater que la musique contemporaine a buté sur la catégorie de Forme.

L’exemple de Boulez en atteste [24] : il a interrompu sa théorie de la musique contemporaine au seuil de la Forme qu’il annonçait pourtant comme la clef de voûte de son ensemble théorique. Ainsi il conclut Penser la musique aujourd’hui en indiquant qu’il s’agissait dans ce livre « d’opérer une synthèse de la technique actuelle » « avant d’aborder la forme » [25]… Le chapitre sur la Forme qui devait suivre ne sera jamais écrit, les sept maigres pages consacrées à la Forme dans Points de repère [26] ne pouvant en tenir lieu

Ceci prouve, à tout le moins, qu’on ne saurait transiter de la perception d’une œuvre à sa Forme, à tout le moins cela indique les difficultés considérables de penser la Forme à partir de la perception.

Quand Boulez pourtant y reviendra, dans les années 80, ce sera pour présenter une construction de la Grande Forme à partir de jalons perceptifs. Boulez a excellé dans ce style de pédagogie, indiquant ce qu’il fallait entendre, identifier et reconnaître, fléchant le parcours sonore de signaux et enveloppes qui tracent une sorte de plan de l’œuvre, bref postulant une position de maîtrise face à l’écoute, à tout le moins revendiquant la place de qui est « supposé savoir » ce qu’est l’écoute musicale. Cette pédagogie délivrant des savoirs perceptifs manque à mon sens l’essentiel de l’écoute musicale d’une œuvre, et ceci apparaît très clairement à qui se propose d’« écouter » une œuvre selon les principes perceptifs savants dispensés par Boulez : l’écoute se rabat alors en un examen de l’œuvre, tel celui que font passer les professeurs de conservatoire en ces bien nommées « auditions ». Or, pas plus qu’elle n’est une perception, l’écoute n’est une audition.

L’écoute n’est pas « bien entendu »…

Nous tenterons de détailler cela, non pour déqualifier perception et audition — toute une partie des exemples sonores dispensés ici va opérer à ces régimes : percevoir tel événement, auditionner telle partie — mais pour mieux situer l’écoute au-delà de ces régimes de l’entente musicale. Disons que l’écoute est au-delà du « bien entendu ». Le « bien entendu », c’est le bien perçu et le bien auditionné ; ce peut être aussi — on verra comment — le bien oui. Mais l’écoute n’est jamais bien entendu, en tous les sens de l’expression.

D’où la nécessité d’ajuster la catégorie de Forme musicale à cette catégorie d’écoute musicale. Soit la nécessité de repenser ce qu’est la Forme musicale sous la prescription suivante : l’écoute doit être le facteur dirigeant de la Forme musicale, ce qui veut dire deux choses :

— la conception de la Forme musicale doit être compatible avec la conception soutenue de l’écoute musicale ;

— la Forme doit être conçue comme procédant du travail de l’écoute.

Soit non seulement la Forme musicale doit être « écoutable » (plutôt que lisible) mais elle doit être effectivement « écoutée », c’est-à-dire dégagée par l’écoute (plutôt qu’offerte à elle).

Tout ceci sera l’enjeu propre du 7° cours.

III.  Écouter une œuvre/Auditionner une pièce : recueil de six œuvres

On ne saurait traiter de l’écoute musicale sans convoquer des œuvres à écouter. J’ai donc choisi de privilégier pour cet ensemble de cours quelques œuvres sur lesquelles il sera possible de s’appuyer, en y revenant au fil des différentes séances.

J’en ai choisi six, en raison de la qualité particulière de ce que j’appellerai lors du 4° cours le moment-faveur : celui où quelque chose se passe dans l’écoute. L’enjeu de ce cours sera, une fois la singularité de ce moment-faveur exhibée et analysée, de voir de quelle manière ce bref moment permet ou non d’accéder à une compréhension de l’œuvre dans sa totalité. Nous examinerons ceci à partir du 5° cours.

III.1.  Six œuvres

J’ai choisi deux œuvres classiques, trois œuvres du XX° siècle et une du XXI° siècle :

III.1.a.  Mozart (1° mouvement de la 40°)

Moment-faveur au début du développement.

Déchirure dans l’apparente continuité tranquille et sereine. Cf. cette infime déchirure si fréquente chez Mozart (majeur ® mineur) qui donne ici la clef d’une écoute en délivrant un autre visage aux secondes mineures descendants du thème : dissonance à grande échelle par amplification de la seconde mineure descendante mélodique (au principe du premier thème : mi bémol — ré) en seconde mineure descendante entre deux tonalités (sol mineur — fa # mineur) — voir mesures 101-105 —. D’où une grande dérive, tel un glissement de terrain qu’il s’agira ensuite de ravauder : remonter la pente tonale pour revenir, dans la réexposition, à la tonique…

III.1.b.  Brahms (2° mouvement de la 2° symphonie)

Moment-faveur par distension des registres : plongée dans le grave d’où jaillissement dans l’aigu. Cf. écartèlement harmonique chez Brahms qui pointe une dimension tragique (et non pas bonhomme !) : ce moment-faveur oriente l’écoute de toute l’œuvre, aimantant l’attention, délivrant comme une sorte de code pour différencier (différentier !) ce qui doit l’être…

III.1.c.  Schoenberg (Farben)

Moment-faveur à la fin du développement, juste avant la récapitulation. Tourbillon accéléré produisant une sonorité d’orchestre générique qui s’échappe, telle une traînée d’ombre. Ceci éclaire rétroactivement et prospectivement (cf. la récapitulation qui suit) la logique musicale du travail de Klangfarbenmelodie

III.1.d.  Boulez (Structures II)

Moment-faveur vers la fin : plongée dans le grave des deux pianos ; d’où dissolution des identités perceptives, noyades des « structures » au profit d’une énergie musicale du geste…

III.1.e.  Ferneyhough (La chute d’Icare)

Affirmation vers la fin d’une pulsation régulière (en fugato : flûte, violon, violoncelle) striant le discours fluide de la clarinette. Apparition inattendue dans ce contexte, et qui fait signe pour l’ensemble de l’œuvre.

III.1.f.   Nicolas (Duelle)

J’ai choisi d’inclure une de mes œuvres dans ce bouquet, précisément parce qu’il est particulièrement difficile d’écouter l’œuvre qu’on a composée, et que l’inscrire à notre programme était pour moi le meilleur moyen de me contraindre à essayer de l’écouter et plus seulement de l’auditionner ou de l’ouïr.

Cf. Duelle, œuvre mixte réalisée avec la Timée, dispositif qui sera présenté à l’ENS en février prochain et que Célestin Deliège a l’amabilité de présenter dans son dernier livre comme « premier né du siècle nouveau » [27]

Moments-faveurs ? Je vous en propose deux, en première instance :

·         La voix de la récitante aspirée par le violon (en X) : ici la parole s’incarne dans le violon…

·         Un violon phrasant une voix parlée (le violon sur l’allemand de Celan… [28]) : ici le violon chante la parole…

Enjeux de ces deux moments-faveurs : la dualité parole/chant qui est au cœur même de cette œuvre mixte…

IV.  Plan de cette année

Le plan des sept cours suivants sera le suivant :

IV.1.  2° et 3° cours : Généalogie, archéologie et historicité de cette théorie de l’écoute musicale

Généalogie : liens (positifs ou négatifs ; continuations, ruptures ou oppositions) de cette théorie par rapport à d’autres qui l’ont précédée.

Archéologie : liens entre ces théories et les situations musicales dans lesquelles elles se sont constituées

Historicité : liens de ces théories (en situation musicale) et de théories non musicales de l’écoute (non musicale). Cf. conditions philosophiques de possibilité pour les théories musicales (la phénoménologie, par exemple, a été l’armature philosophique cardinale de la plupart des théories musicales contemporaines : cf. Boris de Schloezer, Schaeffer, Boucourechliev, et indirectement Boulez)

2 — 20 novembre 2003 : Confrontations internes (l’écoute dans la musique)

Ou généalogie et archéologie de cette théorie de l’écoute musicale

— Ce que les musiciens ont dit de l’écoute musicale : Schumann, Berlioz, Chopin, Liszt, Wagner, Rimsky-Korsakov, Mahler, Debussy, Boulez, Boucourechliev, les spectraux, Lachenmann, Deliège.

Traitement particulier : Schaeffer et l’écoute réduite de l’acousmatique

— Ce que les non-musiciens (écrivains, philosophes) ont dit de l’écoute musicale : Nietzsche, Shaw, Jankélévitch, Jouve, Rohmer, Adorno, Barthes

Kierkegaard (voir 3° cours). Schopenhauer, Husserl et phénoménologues : non abordés…

Axiomatique négative : ce que, en musique, l’écoute musicale n’est pas :

·        perception (cf. Dialectique écriture-perception) : psychoacousticiens…

·        audition (comme intégration : leurs trois types) : Adorno

·        ouïe : Xenakis

·        écoute réduite : Schaeffer

·        écoute intérieure

— Présentation de moments-faveurs dans la 40° de Mozart et la 2° de Brahms.

3 — 18 décembre 2003 : Confrontations externes (l’écoute musicale rapportée aux autres écoutes)

Ou historicité de cette théorie de l’écoute musicale

— Les écoutes non musicales

·        l’écoute dans la psychanalyse :

o    l’écoute flottante freudienne,

o    la pulsion invocante lacanienne (l’écoute comme adresse)

·        l’écoute dans la théologie chrétienne (Barth et Bonhoeffer) :

o    l’écoute fidèle de la prédication (fides ex auditu)

o    écoute et prière

·        l’écoute dans la littérature : Mandelstam, Jouve, Barthes, Stendhal, Claudel…

·        l’écoute dans la philosophie : Plutarque, Kierkegaard…

— Par contraposition, caractéristiques différentielles de l’écoute musicale

— Présentation de moments-faveurs dans Farben et Structures II

IV.2.  4° et 5° cours : Théorie du moment-faveur

Ce qui s’y passe, ce qui en découle (ce qui le suit).

4 — 15 janvier 2004 : Le moment-faveur

Première thèse : pour qu’il y ait écoute, il faut qu’il se passe quelque chose en cours d’œuvre, que se produise un moment singulier (coupure, suspension…) qu’on appellera moment-faveur.

Cf. Nietzsche : « Dans toute philosophie il y a un moment où c’est la « conviction » du philosophe qui entre en scène. » (Par delà le bien et le mal, § 8)

Cf. Julien Gracq : « Il y a dans toute trajectoire un passage à vide qui retient le cœur de battre et écartèle le temps. » (Liberté grande, 89)

Cf. Hölderlin : « La manière dont, en plein centre, le temps vire » (Remarques sur Antigone, 961)

— Exemples diversifiés de moments-faveurs :

— Monteverdi, Bach, Scarlatti, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Chopin, Mendelssohn, Liszt, Moussorgsky, Brahms, Wagner, Mahler, Scriabine, Prokofiev

— Schoenberg, Berg, Messiaen, Dutilleux, Boulez, Stockhausen, Carter, Zimmermann, Ferneyhough, Nicolas

— Jazz ? !

— Ce que n’est pas le moment-faveur :

— Ce qu’est le moment-faveur : ses conditions (préécoute) et ses caractéristiques (surécoute)

— Typologie des moments-faveurs (selon trois axes : construction/expression/introjection)

— Le moment-faveur comme affectation musicale du corps musicien (quatre types de corps à corps entre instrument et instrumentiste). Cf. la dimension du corps dans l’écoute musicale : elle est « incorporation »…

— Le moment-faveur comme indifférenciation et singularisation instrumentales.

— Question : Le moment-faveur d’une œuvre est-il unique ?

— Présentation de moments-faveurs dans La chute d’Icare et Duelle

5 — 19 février 2004 : L’après moment-faveur ? L’écoute musicale comme adresse

— Le moment-faveur a-t-il, dans l’œuvre même, un « avenir » ? Trois grandes orientations en ce carrefour de la pensée.

Seconde thèse : quand il existe, le moment-faveur ouvre la possibilité globale d’une écoute à l’œuvre.

Première formalisation de l’écoute musicale : le taquin (le tourniquet de l’écoute musicale prise comme adresse circulante vers une place vide)

IV.3.  6° et 7° cours : Théorie de la forme musicale

Cf. l’écoute comme opération globale constitutive de la forme

6 — 18 mars 2004 : L’écoute comme différencialisation/L’audition comme intégration

Seconde formalisation de l’écoute musicale : le calcul différentiel et intégral (écoute et audition musicales seront prises comme « modèles fictifs » de cette théorie).

— Poétique (1) : l’instress et la ligne d’écoute à l’œuvre

— Poétique (2) : l’inspect et la globalité endogène de l’œuvre

7 — 8 avril 2004 : La Forme musicale

— La Forme musicale, point de butée de l’intellectualité contemporaine, sérielle en particulier : examen de la théorie boulezienne

— Mathème (1) : la Forme musicale comme aspect d’une pièce (procédant d’une attention totalisante)

— Mathème (2) : la Forme musicale comme inspect d’une œuvre (procédant d’une intension globalisante)

— Une conception non musicale de la Forme : l’ouïe du schème (structure « hors-temps ») d’un morceau

IV.4.  8° cours : fin et ouverture

8 — 13 mai 2004 : Conclusions et perspectives

— Vouloir l’écoute ? Cf. la « beauté » : en musique, la beauté s’écoute. La musique comme art de l’écoute

— Spécificité de la musique contemporaine et de l’écoute qu’elle requiert ? Spécificité de l’écoute contemporaine de la musique classique ?

— Prolongation (1) : Écouter un concert (écouter le dialogue entre œuvres).

— Prolongation (2) : Deux dialectiques (et non pas une seule) : écriture et perception/écoute et partition.

D’où les enjeux du cours de 2004-2005.

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[1] démarquée de celle (producteur — message — récepteur) que la théorie de l’information avait thématisée…

[2] Canetti…

[3] Manuscrits de 1844

[4] Écrits, p. 252

[5] Œuvres complètes (volume VIII, p. 368)

[6] « ou du philosophe » ajoute-t-il…

[7] Préface (1869) à L’histoire de France : « L’histoire […] fait l’historien bien plus qu’elle n’est faite par lui. Mon livre m’a créé. C’est moi qui fus son œuvre. Ce fils a fait son père. »

[8] Le croyant est foi (intensité de la foi) plutôt qu’il n’a la foi, et le croyant véritable tient la foi pour un don (qui le constitue comme croyant), non comme sa propre conquête…

[9] Cf. Liszt citant Rousseau (p. 21) : les professeurs de musique sont comptés aussi parmi les musiciens.

[10] Cf. Boulez

[11] Cf. Grisey

[12] « Le parti pris d’écrire, compte tenu des sons » in Revue de musicologie

[13] au sens qu’Alain Badiou donne aujourd’hui à ce concept…

[14] Voir le cours de Gilles Dulong sur le XIV° : il démarre demain matin.

[15] La publication de cinq fascicules était prévue. Seuls deux paraîtront :

• III. Sur l’histoire des sciences par M. Fichant & M. Pécheux (Maspero, 1969)

• IV. Le concept de modèle par A. Badiou (Maspero, 1970).

Remarquer la non-publication du cinquième fascicule annoncé comme « Conclusion provisoire ». Mai 68 était passé par là, bouleversant les fins stratégiques de l’entreprise.

[16] Critique de la faculté de juger, § 40

[17] Voir le fascicule d’Alain Badiou sur cette théorie dans le cours de philosophie pour scientifiques (1967) mentionné précédemment.

[18] Voir le séminaire ENS « Penser la musique contemporaine avec/sans/contre l’histoire ? »

[19] Cf. Peter Szendy…

[20] Je laisse ici de côté l’historialité des situations musicales (apparaissant ici comme conditions musicales de possibilité)

[21] I.257

[22] par Georges Leroux : Musique – Une encyclopédie pour un savoir infini [!!!] (septembre 2003)

[23] Concept d’Adorno. Il n’est pas sûr que, philosophiquement, une vérité se donne comme un contenu possible pour une œuvre…

[24] Un récent débat entre Deliège et Nattiez sur une mystérieuse soirée de Boulez à Darmstadt en 1965 porte sur le point de savoir si Boulez a oralement improvisé pour combler le manque laissé vacant à la fin de Points de repère.

[25] p. 167

[26] p. 85-91

[27] Cf. Cinquante ans de modernité musicale : de Darmstadt à l’Ircam (Mardaga, 2003) p. 981-982

[28] Donner aussi cet exemple, en rappelant le nom de la salle