Y a-t-il une politique du rap ?
Journée Musique et
politique
(Cdmc, 13 janvier
2007)
Christian
Béthune
« Le
rap, c’est vraiment marrant, mec. Mais si tu piges pas que c’est marrant, tu
vas en chier dans ton froc. » (Ice
T.) [1]
Avant tout : écouter le plus fort possible Public
Enemy : Bring the Noise
Sens du mot politique … flottant.
D’une certaine manière ce choix du flou se justifie dans la
mesure où c’est tout l’éventail polysémique du terme « politique »
qui semble être mis à contribution par les uns ou par les autres lorsque l’on
fait référence au rap.
Si l’on considère le rap comme une forme, la question :
« y a-t-il une politique du rap ? » a-t-elle un sens ?
Est-il par exemple pertinent de parler d’une politique de la sonate ou du
menuet? Ce n’est pas certain. La question peut néanmoins avoir un sens si l’on
songe à la formule de Godard selon laquelle : « Un travelling peut être
révolutionnaire ». Auquel cas ce n’est pas la forme en soi qui serait
politique mais son usage. Or dans la mesure où une forme est toujours créée
pour un usage, l’usage (politique ou non) serait donc la cause finale de la
forme - pour parler un langage aristotélicien.
D’ailleurs le parallèle entre le rap et la sonate (ou le
menuet) n’est pas aussi saugrenu qu’il y paraît au premier abord. Au moment de
leur émergence, le menuet ou la sonate s’adressent d’abord à la classe dominante
qui voue ces formes à certains usages sociaux qui sont aussi des usages
politiques. De même il est banal de constater que le rap s’adresse en priorité
à un certain public et qu’il est voué à certains usages.
À ce titre, nous dirons qu’il est possible de repérer des
usages politiques du rap – tant dans la pratique que dans l’écoute – et des
usages qui ne le sont pas ou moins.
Les acteurs du rap font explicitement écho à cette double
polarité :
« (…) Je suis militant
Tous les combats qu’on livre c’est pour de bon
Si on doit changer les choses c’est maintenant
Tous les combats qu’on livre c’est pour de bon
Solidaire entre les gens du ghetto »
(113 Militant Album
« Fout la merde »)
Mais aussi du pas très politique :
« Laisse moi kiffer la vibe
avec mon mec » (Diams) ;
ou bien
« Un seul but faire kiffer
la masse » (La Clinique)
Devant cette équivoque du militant et de l’amuseur, faut-il
reconnaître avec le groupe « Rapaces » que tout cela n’est en fait
que posture médiatique et que le fin mot de l’histoire c’est que :
« Dans l'rap, y a plus
personne de subversif,
Que des mecs qui vendent des disques distractifs.
Y a plus qu'ça qui compte : le fric. »
Rapaces.
Dans cette perspective le rap ne serait qu’une énième
émanation, un énième avatar de l’industrie culturelle et par conséquent
resterait, sous des dehors contestataires, substantiellement solidaire des
principes économiques d’une société capitaliste et de sa politique
ultra-libérale.
Peut-être.
En réalité, le débat qui oppose : rap artistique/rap
affairiste, rap subversif/rap consensuel, rap conscient/rap ludique, rap
superficiel/rap profond… s’avère aussi vieux que le rap lui-même.
Cette double polarité est d’ailleurs inscrite dans la charte
de la Zulu Nation, un des textes de référence de la culture hip-hop. Puisque le
mot d’ordre du mouvement induit par Africa Bambaataa est : « Peace,
unity, consciousness… and had fun ! »
Une position que partage Kool Herc l’un des pères (/pairs)
fondateurs du mouvement hip-hop :
« Dans le hip hop, il s’est toujours agi de s’éclater,
mais il s’agit également de prendre ses responsabilités » Kool Herc in
Jeff Chang, Can’t stop, Won’t stop, Une histoire de la génération Hip-Hop p. 9 (préface).
On peut même affirmer que la tension entre ces deux
polarités, en apparence contradictoires, constitue un ressort de l’expression
dans le rap.
D’une façon générale il convient d’être prudent lorsque l’on
évoque « Le » rap en bloc. En dépit de traits récurrents qui ont
d’ailleurs sensiblement évolué avec le temps (le rap enregistré a déjà près de
trente ans d’existence), le rap ne constitue pas un tout homogène. Et si, à
l’échelle planétaire, les jeunesses urbaines se sont saisies de cette forme
d’expression, les modes d’appropriation en sont sensiblement différents, et
selon les zones géographiques de son implantation, le rap ne touche pas les
mêmes strates de la société. Au Brésil, par exemple, ce sont surtout les
enfants de la petite et de la moyenne bourgeoisie qui se sont appropriés le
rap.
D’une façon générale il faut souscrire à cette constatation
de Hamé, membre du groupe français La Rumeur :
« Le rap n’est pas libérateur dans l’absolu. Il y a
un rap aliénant, matérialiste, vidé de sa subversion. Et, derrière, une
instrumentalisation de ce rap-là, pour masquer les problèmes, ravaler la
façade, avec l’appui de l’industrie du disque qui le bombarde. Un modèle en
phase avec l’idéologie bourgeoise, capitaliste, alors que le rap est né dans la
merde. Et que l’une de ses fonctions fondamentales est de retourner le stylo
contre les causes qui génèrent cette merde. »
Si l’on considère maintenant l’influence directe du rap dans
la vie politique, là encore on ne peut parler de manière homogène et il faut
faire des différences selon les régions de diffusion. Sans atteindre le niveau
d’intrication avec la vie politique que peut avoir le reggae en Jamaïque, on
remarque que dans certains pays d’Afrique - comme le Sénégal - le rap pèse un
poids réel dans les campagnes électorales.
En France le fait que certains rappeurs s’affichent
(d’aucuns diront : se compromettent) avec des personnalités politiques est
très récent et tout à fait superficiel.
La question des rapports entre rap et politique se heurte
d’emblée à un paradoxe que repère très bien, par exemple, Rockin’ Squat,
MC [2]
du groupe Assassin :
« Le rap ne doit pas être
politique mais le hip hop dans sa genèse est conscient et politique. » 20
juin 2002 Teknikart.
De fait, lorsque la culture légitimée, avec ses chercheurs,
ses universitaires, ou ses journalistes (spécialisés ou non), etc. se penche
sur le rap et la culture hip-hop, c’est presque immanquablement autour de sa dimension
sociologique, ou de ses contenus politiques, voire de son impact économique ou
encore sur les stratégies financières des rappeurs mais beaucoup plus rarement
pour ce qui concerne la dimension esthétique de cette forme d’expression. Il
m’arrive d’être sollicité par différents média à propos du rap ; cela a
pratiquement toujours été à propos de faits divers concernant des rappeurs qui
ont défrayé la chronique (incartade de Joey Starr ou de Doc Gyneco, assassinat
de Jason Mizell – alias Jam Master Jay – MC du groupe .Run DMC…) ou
encore sur des questions sociologiques ou politiques (polémique Sarko/Snipper)
, mais pratiquement jamais sur des thèmes esthétiques.
Or qu’ils soient américains ou hexagonaux, ce que les
rappeurs redoutent de manière unanime, c’est de voir leur démarche
musicale/poétique/artistique être réduite à une dimension trivialement
politique ou sociale.
« Je ne suis en rien
politicien » NTM
ou encore Chuck D MC de P.E :
« Je ne suis pas un
politicien, je suis un vecteur d’informations » (cité in Chang op. cit. p.
348.)
On pourrait même dire qu’aux yeux des rappeurs la dimension
politique dans le rap est souvent considérée comme quelque chose de superflu
« La vraie révolution n’a
pas besoin d’un support musical pour exister. […] Si on est des musiciens c’est
qu’on est aussi des rêveurs. », remarque à juste titre Joey Starr
(entretien in « Télérama », n° 2724, 27 mars 2002).
Cette part de rêve donnerait au rap une dimension utopique
le séparant de la dimension politique qui, on le sait, a surtout besoin de
réalisme. Lorsque l’on demande aux artistes – fussent-ils des rappeurs –
d’assumer le rôle des politiques, c’est en fait que les politiques n’ont pas
grand chose à proposer.
« De nos jours les gens ont
tendance à présenter les rappeurs comme des leaders politiques. Nous ne le
sommes pas. Nous sommes des artistes, nous exprimons notre manière de vivre et
nos croyances » M.C. Du groupe « Arrested Developpement ».
Comme le souligne à juste titre une déclaration de Bill
Stephney, l’un des membres fondateurs du groupe Public Enemy qui, confronté en 1987 lors d’un colloque à la Howard University à des représentants
éminents de la communauté afro-américaine (Amiri Baraka, le poète Mutabaruka,
le musicien James Mtume) des aînés qui reprochaient aux rappeurs leur manque
d’engagement et d’activisme, fit cette déclaration exemplaire :
« Malheur à une communauté
qui doit compter sur les rappeurs pour prendre la direction politique. Parce
que ça ne correspond pas à un progrès mais à un manque. Maintenant que les
leaders de notre communauté ne sont plus capables de prendre leurs
responsabilités, vous allez
l’abandonner à un gamin de dix-huit ans qui à une tchatche du
tonnerre ? Quel est le critère qui a révélé ce leadership ? Il a la
tchatche ? Ca s’arrête là ? Si notre leadership doit être assuré par
un gamin de dix-huit ans qui n’a aucun projet on est dans la merde. On est foutus. »
cité in Jeff Chang Cant’ stop,
won’t stop une histoire de la generation hip-hop 2006 Allia p. 347.
Même si ce refus énergique des rappeurs de laisser
circonscrire leur intervention dans le cadre du politique ou du sociologique
n’exclut bien sûr pas ni la conscience politique ni la lucidité sociale :
« Je ne veux pas faire de
politique :
Ma mission est artistique,
Mais quand je vois tout le trafic
On ne peut pas rester pacifique »
Assassin : Esclave de
votre société.
À partir de là, se dégage une première ligne d’intervention
politique du rap.
C’est sans doute ce qui apparaît de la manière la plus
évidente au profane comme une politique.
Elles sont traditionnelles, plutôt sommaires et
stéréotypées, même si certaines ne manquent pas de sel ou de prégnance
dramatique
Contre les brutalités policières, les rap sur le sujet se
veulent comme autant de rappel d’affaires qui n’ont pas eu de suites
judiciaires et brisent délibérément le consensus irénique concernant l’activité
de la police.
Contre la discrimination
Contre l’extrême droite
« J’entends des cris des
pleurs
L’extrême droite en France prend
de l’ampleur »
Monsieur R. J’accuse, in compilation «Sachons dire Non »
Ou bien contre la censure avec un album de moyenne durée
présentant en freestyle « 30 rappeurs contre la censure »
La situation palestinienne
Jeteur de pierres du
groupe Sniper
Mais ce discours politique déployé à longueur de rap et que
l’on peut juger simpliste, réducteur, sommaire… joue aussi comme fait écran,
comme prétexte à ne pas entendre autre chose du rap, à ne pas entendre plus
loin.
Rabattre le rap sur ses seules dimensions sociale,
politique, voire économique… est un moyen d’évincer la prise en charge de sa
dimension esthétique. Or, à mon avis, c’est précisément dans le cadre de
l’esthétique que se joue la politique du rap.
Oubliant que les rappeurs se revendiquent d’abord comme des
artistes, on a vite fait de dénoncer le simplisme de leur conceptions
politiques.
À y regarder de plus près, les rappeurs ne sont d’ailleurs
ni plus simplistes, ni plus contradictoires dans leurs prises de positions
politiques que ne le furent en leur temps les surréalistes ou les futuristes et
qui n’avaient au bout du compte d’intérêt que dans la mesure où une esthétique
était sous-jacente à cette politique de posture.
Allons plus loin : l’expression politique
« épidermique » des rappeurs n’est finalement pas moins pertinente
que celle « réfléchie » affichée par certains intellectuels qui se
veulent des consciences morales et politiques de notre temps. À l’heure de
l’engagement de la seconde guerre d’Iraq, ou lors des événements qui ont embrasé
les banlieues à l’automne 2005, il ne me semble pas avoir entendu moins
d’énormités dans le camp des soi-disant intellectuels professionnels du
« penser politique » que parmi les rappeurs. Et si l’on faisait le
compte de ce qui a été alors proféré, il me semble que la part de vision pénétrante
et de stupidités manifestes serait assez également répartie chez les uns et
chez les autres.
En fait ce qui, à mon sens, donne sa véritable dimension
politique au rap, c’est précisément la façon dont les rappeurs vivent leur
rapport à leur pratique qui pour la plupart constitue en fait leur seul
véritable engagement
« Sages Poètes de la
Rue » : « Ma politique c’est la poétique poussée à
l’extrême. » (Je reste au centre).
Ne pourrait-on pas dire qu’il y a en définitive quelque
chose d’effrontément politique dans l’attitude qui consiste à répondre aux
stipulations du genre :
-
Va t’inscrire sur les listes électorales !
-
Va faire un stage !
-
Arrêtes de fumer des joins !
-
T’es convoqué au bureau d’aide sociale
-
Viens toucher ton RMI !
-
Sèche pas les cours et travaille en classe…
Je suis un poète ! Je suis un artiste ! Je suis un
musicien ! …
Autant de réponses qui d’un point de vue de la pragmatique
du discours correspondent à peu près à la formule : « allez vous faire
foutre ! »
Ne serait-ce pas en entrant par effraction dans ce qu’Anne
Cauquelin appelle « le site de l’art » (« À nous le bruit et ses
effractions en série » La Rumeur) que les rappeurs s’inscrivent le plus
efficacement dans le champ politique. D’une certaine manière c’est la position
d’artiste revendiquée par les rappeurs qui semble répugner le plus.
Mais si le rap est essentiellement une affaire d’artistes,
les acteurs du hip-hop se mettent légitimement en position de revendiquer la
même considération et le même traitement que les autres artistes contemporains
(et artiste contemporain veut souvent dire artiste subventionné).
On sait que la notion d’art et le statut d’artiste qui va
avec se sont constitués en Occident à partir de revendications sociales économiques
et politiques.
Il s’agissait pour les praticiens des arts dits libéraux de
se démarquer ontologiquement des arts mécaniques afin de revendiquer prestige,
considération et émoluments
« Mon expression vaut toutes
les manifestations »
Assassin Sérieux dans nos
affaires Album « Une touche
d’Espoir » 2000.
« J'lève ma rime, à votre
santé, j'lève ma rime
Que les Anges marchent avec vous quoi qu'il arrive
Mon rap laissant la mode à la morgue
Impossible de mettre à la norme
Sera pour vous, à la vie à la mort... »
Keny Arkana
Invoquant bizarrement une caution platonicienne, six types
de pratiques se sont distingués au nom d’une prétendue dignité ontologique que
ne manifestaient pas les arts dits « mécaniques » et ont revendiqué
les nouveaux labels d’« arts libéraux », de « beaux arts »
,« arts et lettres », qui ont fonctionné comme une sorte d’estampille
commerciale, un label rouge de la production humaine en quelque sorte. Ainsi
labellisés, les « artistes » pouvaient en effet réclamer un prix
supérieur pour les travaux – devenus des œuvres – qu’ils livraient à
l’aristocratie, dans une Europe où le commerce avec l’Orient et la mise en
place de la colonisation de l’Amérique apportaient une quantité de numéraire là
où durant tout le Moyen-Âge le métal avait cruellement fait défaut.
En bousculant avec effronterie ces acquis idéologiques, les
rappeurs menacent directement les rentes de situations liées au statut
d’artiste. C’est peut-être en cela qu’à mon sens ils sont le plus « politiques ».
En s’invitant sans vergogne à la table de l’art, les rappeurs nous amènent sans
doute à reconsidérer la place de l’artiste dans la cité. Et si les hommes sont
égaux, pourquoi ne le seraient-ils pas dans leur faculté à produire des formes
intéressantes d’expression poétiques et à susciter la contemplation chez leurs
semblables ? Le rap expulse l’art de la position inexpugnable qu’il
s’était constitué dans le mouvement induit par le processus de causalité
circulaire qui lie les pratiques artistiques et les constructions théoriques de
l’esthétique.
D’un autre côté il est possible que, même en tant créateurs,
les rappeurs ne soient pas aussi révolutionnaires qu’il n’y paraît dans leur
façon d’endosser le costume de l’artiste taillé par l’esthétique, quitte à le
faire un peu péter aux entournures et à lui donner des airs de manteau
d’Arlequin.
Faire du bruit constitue sans doute l’un des premiers actes
politique qui soit. Chacun sait que les « majorités silencieuses »
sont par définition apolitiques
On fait du bruit pour se faire entendre, c’est-à-dire pour
exister comme sujet en installant sa différence.
On fait du bruit pour acclamer celui dont on partage les
positions et l’on hue le plus bruyamment possible ceux qui formulent des
opinions que l’on réprouve. D’une façon général le mégaphone est par excellence
l’outil du militant ; peu importe qu’à travers ce cornet rudimentaire le
contenu des paroles soit effectivement entendu.
Grâce au bruit, on fait connaître son existence à ceux qui
prétendent vous ignorer. Car s’il est finalement assez facile de détourner le
regard, il est moins confortable de se boucher les oreilles, le bruit affirme
une irrémédiable présence.
Ce n’est donc pas un hasard si la volonté de faire du bruit
apparaît comme un souci constant des rappeurs
Bring
the noise !
proclame Public Enemy
« À nous le bruit et ses
effractions en série » La Rumeur.
Par définition le bruit en tant que tel revêt toujours un
aspect perturbateur, le bruit est un parasite. Faire du bruit est un moyen de
parasiter le ron-ron de la langue de bois.
Faire du tapage lorsque l’on vous enjoint le silence,
prendre la parole de force lorsque l’on vous somme de vous taire et refuser de
passer par les conventions verbales en vigueur dans la langue du dominant constituent
en soi une démarche politique.
Et l’on comprend à ce titre pourquoi de si nombreux raps portent sur l’acte de
la prise parole.
Toutes choses égales, la démarche qui consiste à promouvoir
le bruit en tant que tel, n’est pas foncièrement différente, sur le plan
« politique », de l’attitude qui consiste à taguer l’espace
urbain : Jeff Chang remarque à propos de l’émergence du tag que
contrairement aux graffitis et affiches dont les murs parisiens se sont
couverts en 1968, « Ce n’étaient pas des slogans politiques. C’était
exactement ce dont cela avait l’air, une attaque contre l’invisibilité de leur
génération et un avant-goût des ténèbres à venir. » Can’t stop, Won’t
stop p. 101
Davantage encore que le contenu du message transmis, la
parole dans son usage, et singulièrement dans sa dimension phonétique et dans
son usage prosodique possède une connotation éminemment politique. On sait
depuis Rousseau :
« Il y a des langues favorables à la liberté, ce sont
les langues sonores, prosodiques, harmonieuses, dont on distingue le discours
de fort loin. Les nôtres sont faites pour le bourdonnement [433] des Divans.
Nos Prédicateurs se tourmentent, se mettent en sueur dans les Temples, sans
qu'on sache rien de ce qu'ils ont dit. Après s'être épuisés à crier pendant une
heure, ils sortent de la chaire à demi-morts. Assurément ce n'était pas la
peine de prendre tant de fatigue »
Le simple art de scander revêt, en soi, une dimension
politique.
exemple Cabrel/Diams chanson Saïd et Mohamed
On peut entendre comment le même morceau chanté par Cabrel
et scandé par Diam’s prend un impact qu’il faut bien appeler
« politique » radicalement différent.
Autre exemple
L’apparition du « r » apical chez des rappeurs
comme Freeman, Booba, dans les morceaux du groupe Snipper (ce n’est pas un
hasard si ce groupe s’est attiré les foudres du ministère de l’intérieur) et
dont Antony Pecqueux relève avec un grand discernement les effets subversifs
dévastateurs.
« Parmi ces nouveaux paramètres, il y a d’abord
l’apparition d’une troisième voix dans un single, celle de l’ex-danseur
Freeman, qui se singularise par une prononciation disons “arabisante” dans la
mesure où y prédomine le “R apical” absent de la prononciation habituelle du
français. Cette consonne est assimilé par Ivan Fónagy à un “index érigé”, et
elle constituerait selon lui une “menace” [I. Fónagy, 1970, p. 132] ; il
faut reconnaître à tout le moins qu’elle provoque un certain heurt sonore.
Ainsi “khouya”, mot arabe signifiant “mon frère”, par cette consonne apicale
accentue sans conteste vers une certaine interpellation. Par exemple, sur ces
deux phases, le R apical associé aux stridentes ne peut manquer d’instiller une
certaine agressivité à l’interprétation : “Khô dans l’vice les crocs
s’vissent tôt le monde s’agresse se graisse / ([Akhenaton :] Régresse)
dresse ton bilan : c’qu’ils pondent ici c’est pour leur adresse” [3].
Ensuite, deuxième paramètre : comme l’extrait vient de le laisser paraître,
les voix des différents rappers se superposent, jouent ensemble dans un
véritable partage.[4] »
C’est finalement moins ce qui est dit que la façon de dire
qui revêt une dimension provocatrice et subversive.
Malmener la langue dominante : à la fois dans
l’accentuation, les tournures et les expressions.
« On essaie d’être le moins littéraire possible »
déclare Joey Starr et il avoue plus loin mais « ce n’est pas toujours
facile car on a été beaucoup marqué par l’école ». Cette école de la
République qui, rappelons-le, conduisit une guerre sans merci aux parlers et
aux accents provinciaux, et qui combat aujourd’hui le parler des cités.
La politique de la langue se construit en effet non
seulement dans les tournures qui se plaisent à malmener la langue dominante et
qui lui font dire ce qu’elle prétendait tenir au secret mais également dans la
prosodie et la phonétique.
Les rappeurs ont su retrouver une versification subversive
qui avait été enterrée depuis les grands rhétoriqueurs et lui rendre son aspect
provocateur.
Rimes batelée (rime à la césure un vers sur deux), rime
enchaînée (faire rimer le premier mot d’un vers avec le dernier du vers
précédent), rime annexée (faire commencer un vers par le même mot que le dernier
mot du vers précédent), rime couronnée (faire rimer l’avant dernier mot d’un
vers avec le dernier etc). Sur ce travail de la versification cf. Christian
Béthune Pour une esthétique du rap,
Paris 2004 Klincksieck, collection 50 questions
La première façon de lutter contre l’exclusion c’est refuser
la position de victime qu’on vous prépare au nom d’une intégration future, qui
dans les faits reste un leurre. Il y a dans la position de victime une forme de
connivence avec les forces qui cherchent à vous exclure C’est pourquoi le
sentiment d’exclusion rend difficile l’adhésion à la politique : il est
très difficile de se sentir partie prenante de la communauté politique et
participer en tant que membre actif, comme citoyen, ou même comme sujet au mouvement
de la cité (polis) lorsque l’on se sent
constamment « pris pour cible » (Snipper).
Dans le rap, le thème de la dénonciation de l’exclusion est
récurrent.
Il se double de la position radicale d’un refus de
participation jugé par beaucoup comme arrogant. Ici, le discours des rappeurs
n’est pas aussi sommaire qu’on pourrait le croire. Dans la mesure où les seules
offres de participation sont des leurres, les accepter reviendrait à accepter
de se considérer définitivement comme hors jeu. Il s’agit pour les rappeurs de
ne pas tomber dans un piège qui vous place à demeure en situation de victime,
la seule en fait que l’on consent à vous reconnaître.
Le discours dominant affirme
Votre langage déficitaire
Vos manières d’être etc. sont des
conséquences de votre statut de victime et donc on vous demande d’y renoncer.
On vous demande de vous plier aux rites sociaux,
vestimentaires, langagiers, administratifs de demandeurs (d’emploi, d’aide
sociale, d’aide au logement etc.) et l’on comprend dans ce processus plus humiliant
qu’administrativement pertinent l’envie qui prend un Akhénaton « d’éclater
la tête d’un type des ASSEDIC ».
Une victime se définit comme quelqu’un à qui l’on apporte
quelque chose mais de qui l’on n’attend rien, quelqu’un qui accepte modestement
ce qu’on lui donne mais qui n’est pas censé s’emparer de ce qu’il désire.
Or c’est exactement la position victimaire que refusent les
rappeur et la meilleure façon d’affirmer ce refus c’est de se poser
agressivement en prédateur :
« Y a bien longtemps on était
des rois
Aujourd’hui c’est niqué, mais on
va pas leur servir de proie
Combattre nous on sait faire que
ça
On r’partira avec leur argent,
leur sang et leurs peusa. »
Lunatic Intro de l’album
« Mauvais Œil ».
Mais parler haut et fort, avec son style propre dans une
langue que l’on invente soi-même pour formuler ce que l’on a à dire, et rejeter
de ce fait, à la fois comme non représentative et comme non signifiante, la
langue imposée par le dominant, est vécu à juste titre comme une provocation et
un acte d’insoumission.
De là découle ce que l’on pourrait appeler dans le rap une
politique de la posture qui dépasse le cadre du langage mais concerne également
la façon de se vêtir, de se mouvoir, bref d’apparaître.
D’une façon générale, revendiquer une attitude esthétique,
langagière, vestimentaire gestuelle, etc., c’est refuser la place de victime
qu’on vous désigne. C’est montrer que l’on n’est pas prêt à subir passivement
la loi du dominant en s’inscrivant envers et contre tous dans un rôle qu’on ne
voudrait pas vous voir jouer
Exemple de la casquette.
Il est permis à l’école de porter le costume de la moyenne
bourgeoisie, voire d’arborer les atours ostentatoires de la haute bourgeoisie
avec ce que cela implique de discrimination sociale et financière, mais venir à
l’école avec sa langue et surtout sa casquette est quelque chose de
rigoureusement prohibé. Depuis une dizaine d’années les règlements intérieurs
des établissements scolaires se sont unanimement pourvus de clauses
anti-casquettes draconiennes alors que l’on ferme volontiers les yeux sur
l’usage du téléphone portable qui, dans les classes, gène autrement l’acte
pédagogique.
La récente expérience du Louvre avec Toni Morrison montre
que lorsqu’à l’école l’on prête attention à cette langue des cités, elle est
capable de véhiculer des subtilités et des élégances inattendues.
Si la critique politique des rappeurs reste finalement
plutôt épidermiques dans ses thèmes
Discrimination raciale
Injustice économique
Abus de pouvoir et bavures
policières
Corruption des politiques
Mensonge et promesses non tenues
Inadaptation de la représentation
démocratique
elle correspond finalement assez bien aux griefs qui ont été
formulés dans les « cahiers de doléances » ouverts à l’issu des
émeutes d’octobre/novembre.
C’est peut-être dans la critique de l’aptitude des
politiciens à représenter les quartiers que les rappeurs sont peut-être les
plus percutants et les plus efficaces.
Quand on voit, par exemple, lors de l’émission
« riposte » sur la 5, le « Ministre délégué à la promotion de
l’égalité » Azzouz Begag se présenter en commis-voyageur (comique
voyageur ?) de l’intégration nationale avec ses brochures, ses sites
Internet, et ses (plus ou moins) bonnes intentions etc., on comprend que le
peuple des cités ne se sente par vraiment « représenté » par le
protagoniste de cette mascarade d’intégration républicaine. Cette façon de
faire ne peut que prêter à rire les rappeurs et provoquer l’expression d’une
violente répulsion. Le terme péjoratif « bouffon » qui m’est alors
spontanément venu à l’esprit au spectacle désespérant de l’impuissance du
Ministre prend en l’occurrence toute sa portée sémantique.
Depuis les origines les termes « To represent »,
« I represent » ont donné lieu à des formules clés du rap. Que les
rappeurs français ont repris à leur compte.
« Ils disent nous représenter, mais connaissent quoi de
nos existences ?
Sont-ils déjà venus dans nos rues histoire de voir ce qui se passe ?
A moi seul je te représente plus que ton député, sénateur ministres et autre
fils de ... »
Sat Dans la légende
(Fonky Family)
C’est précisément dans la mesure où il est capable
d’exprimer une solidarité poétique avec le peuple des cités que la
représentation du rappeur est politiquement plus pertinente que celle des
gouvernants et des élus.
Snoop Doggy Bogg évalue sa fortune à quelque 120 millions de
dollars, et Jay-Z avec un patrimoine de 340 millions de dollars estimé, figure
parmi les 10 plus riches américains dans la tranche d’âge des 30 et 45 ans.
On reproche volontiers aux rappeurs leur sens des
affaires ; on les a critiqués en disant que finalement ils faisaient le
jeu du système. Il y a sans doute une part de vérité à cela, mais une part
seulement.
Car on oublie de dire qu’en acquerrant l’autonomie
financière, le rap a largement court-circuité les grandes compagnies
discographiques qui font grise mine en s’apercevant qu’elles ont laissé filer
une partie des profits convoités. En fait les rappeurs réussissent là où avant
eux de nombreux musiciens de jazz ont échoué (Mingus)
Cette assise financière des rappeurs garantit également une
autonomie artistique. Entrepreneur Jay-Z fait finalement peu de concession sur
le plan artistique tant dans ce que lui-même enregistre qu’à l’égard de ceux qu’il
enregistre. Par contre coup cette « politique » oblige les grandes
compagnies de publier à contrecœur des productions de rappeurs. Du fait de leur
stratégie de préemption de la production et de la diffusion de leurs œuvres,
les rappeurs on finalement moins à subir la dictature des directeurs
artistiques qu’en leurs temps les musiciens de jazz. Même si l’industrie
culturelle reste prégnante dans le rap, elle y est probablement moins
dictatoriale qu’ailleurs. Avant de percer médiatiquement un rappeur doit
toujours faire ses preuves dans le cadre d’un circuit Underground qui échappe à
l’industrie culturelle.
Malgré l’ostracisme dont il est victime dans les média, le
rap, grâce à ses réseaux propres, marche plutôt bien et cela est inhabituel.
On a vu en 2004 les rappeurs américains prendre vainement
position contre Bush. Et avant cela les rappeurs américains se sont fortement
impliqués dans la marche « One Million Strong » qui a pour le moins
fait réfléchir les autorités. Donnant lieu à la parution d’un album en 1998 où
cohabitent gangsta rappeurs (Snoop Doggy Dogg) et rappeurs réputés conscients
Chuck D.
En France, Akhénaton et Diam’s ont décidé d’inclure dans
leurs derniers albums des formulaires indiquant la marche à suivre pour aller
s’inscrire sur les listes électorales, une démarche finalement plus citoyenne
que politicienne.
Les récents développements de l’actualité
médiatico-politicienne, engagement de Joey Starr aux côtés de Besancenot somme
toute assez compréhensible. Allégeance de Doc Gynéco à Sarkozy ironiquement promu
« petit maître à penser » et qui ressemble fort à l’alliance de la
carpe et du lapin, Diams sur scène avec Ségolène Royal… Toute cette agitation
pourrait nous laisser rêveurs s’il fallait les prendre comme des indicateurs
d’une volonté politique du rap, ou d’une nouvelle orientation du mouvement
hip-hop. Ces non événements sont à prendre comme un effet de l’agitation
médiatique autour d’une campagne qui fait de la situation des banlieues un enjeu
pesant de la campagne et n’engage (et encore) que les individus et non le rap
en tant que tel.
« Que Doc Gynéco fasse de la
propagande pour Sarko n’engage pas le rap ou la culture hip hop » Hamé
Il est en tout cas prévisible que le prétendu
« rap » de campagne en faveur de Sarko ne parvienne finalement pas à
s’approprier la poétique du rap.
Pas de véritable scansion, incapable de renoncer à la
mélodie, pas de déstructuration de la mesure, incapable de valoriser le beat.
Voila sur le plan musical
Sur le plan de la prosodie la langue n’est pas
malmenée,notamment une conventionalité accentuelle
Le rap du militant David Limon a déjà fait le tour de la
blogosphère (Cf. le rap
caillera pour Sarkozy : viral ou pas ? sur Aeiou). Objet de
moqueries et de quolibets, il s’agit d’un titre alliant un propos au ras des
pâquerettes à une mélodie pire que basique : insupportable. Chant
misérable, boîte à rythmes dégueulasse, synthés (mal) répiqués aux années 80,
guitares plates, mixage effectué n’importe comment. Pas étonnant que ce titre
soit critiqué même par ceux qu’il est censé défendre. Le flot est mauvais, des
astuces surannées comme le chant au mégaphone sont utilisées de façon mécanique
jusqu’à l’écœurement, le refrain casse les oreilles, et la chanson n’a
clairement pas été pensée de façon à pouvoir être réécoutée à loisir. Pas bien,
zéro, nul, bouh. 1 sur 5.
–––––
[1] Cité in Jeff
Chang Can’t stop, won’t stop, une histoire de la génération hip-hop. Traduction Héloïse Esquier. Allia 2006
[2] « Maître de cérémonie »
[3] :
Dans d’autres chansons de ses albums solos : sur trois mesures, « Mentalité
du bled khô… ma peau marron / Le daron… barons » [Freeman, 1999, « Bladi » feat. K.Rhyme Le Roi & Khaled] ; sur deux rimes, « Etat
de maqu’reau / … avec un mik’ khô »
[2001, « Y a plus d’règne »].
[4] La politique incarnée du rap Socio-anthropologie
de la communication et de l’appropriation chansonnières chap. 2,§ 3.