Politisation de la sociologie musicale

Journée Musique et politique

(Cdmc, 13 janvier 2007)

 

Konrad BOEHMER

© 2007

 

 

 

Quand ça fait mal, on visite le médecin. Quand un secteur des sociétés modernes se trouve en crise, on fait appel à une cohue de sociologues pour diagnostiquer les causes de la crise et pour inventer quelque remède. En général ce remède est déjà préconçu par les autorités qui ont commandé l’analyse. Je ne peux me souvenir d’aucun cas dans lequel une opération sociologique se serait attaquée aux sources véritables de crises sociales en réussissant en même temps à les guérir. Dans les rares cas où une théorie sociale s’est efforcée d’analyser ces sources – pensez à Marx, ou à André Gorz — elle est restée ou bien théorie, ou bien l’application concrète de cette théorie par des prosélytes qui a eu des conséquences catastrophiques. Marx n’aurait jamais pu s’imaginer un Staline ou un Ceausescu, ces réductions à l’état de dinosaurien de ses propres théories.

                  En ce qui concerne les arts et la musique, leurs « sociologies » naissent avec leur premier état de crises dans une société en train de s’industrialiser et qui bouleverse sa propre structure d’une manière radicale par conséquence directe de ce processus. Je pense à cette période de l’arrière-Beethoven et ses parallèles Saint-Simon et (un peu plus tard) Auguste Comte. C’est encore 30 ans après la mort de Beethoven qu’Alexandre Ulibicheff nous explique le soi-disant méli-mélo de ces derniers quatuors par une maladie cérébrale du compositeur [1]. (La relation entre compositeur avancé et classes moyennes n’a jamais été celle d’une carte du tendre.) Or, jusqu’au 18e siècle la structure de nos sociétés européennes était assez simple : un large pourcentage (en France jusqu’à 95 %) se trouvait hors de tout système culturel, un petit groupe d’aristocrates (jusqu’à 3 %) s’arrogeait toute culture et profitait de ses instituts, et entre ces deux le comportement culturel du soi-disant « tiers état » est une sorte de pêle-mêle d’éléments aristocratiques et populaires. Relisez l’attitude de Rousseau en ce qui concerne la musique et vous saurez à quoi je pense. L’industrialisation forcée, à laquelle la Révolution Française a ouvert toutes les portes, voit la bourgeoisie comme classe dominante et en dessous une couche de plus en plus large de « prolétaires », pour la plupart d’origine paysanne. Au cours de cette même période on voit les compositeurs congédiés de leur service dans les cours de l’aristocratie et qui se trouvent subitement sur un marché libre. Le coup de pied que Mozart à reçu dans son derrière (par le secrétaire du prince-évêque Von Colloredo – le pouvoir sacral et séculier en une personne !) peut être considéré comme le symbole de ce passage dans le marché libre. Ce n’est donc pas par hasard qu’au moment où se produisent les premiers conflits entre les couches supérieures de la bourgeoisie et les compositeurs, les premières tentatives d’une réflexion de la situation sociale du compositeur voient le jour. N’oublions pas que l’infrastructure de la musique de l’ère féodale – musique sacrale, musique dramatique et musique de loisir – commence, elle aussi, à s’effriter. Elle est remplacée par cette structure typique pour le 19e siècle : musique dramatique de concert, musique dramatique de théâtre et musique d’un loisir typique pour les classes moyennes (et de plus en plus : les ouvriers industriels et grisettes).

                  Dans sa conception d’une société nouvelle, Saint-Simon a créé un pêle-mêle d’éléments socialistes et chrétiens. Sa conception prévoit trois figures auxquelles il confie la direction (politique) de sa nouvelle société : les industriels, les scientifiques et les artistes. Ces derniers doivent jouer le rôle de prophète dont nous savons qu’on ne commence à les écouter que dès que la catastrophe préconisée par eux est survenue. Cette double extrapolation de l’artiste – comme messager de messages incompréhensibles et comme guide social — est restée une sorte de paradigme dans des tas de cerveaux de musiciens et de sociologues de la musique jusqu’à nos jours (paradigme d’une religion d’art). Cette conception sociale est – dès sa genèse au début du 19e siècle – une conception hautement politique. Même Auguste Comte (l’inventeur du terme "sociologie") — pour ne pas parler des concepts assez confus de Proudhon – n’a pas pu s’abstenir de conceptions assez saint-simoniennes dans les passages où il parle des Arts et des Créateurs. N’oublions surtout pas Franz Liszt, dont les écrits sont pleins de traces saint-simoniennes et clairement anti-capitalistes.

                  Au 19e siècle il n’y a pas encore une séparation stricte entre esthétique, philosophie et sociologie des Arts. Ceci explique le caractère normatif des passages sociologiques qu’on ne trouve pas encore formulés d’une manière systématique. Le premier sociologue qui s’est dédié à une étude systématique fut Max Weber (dans ses "Fondements rationnels et sociologiques de la musique"). Bien que l’auteur reconnaisse les "relations entre ratio musical et vie musicale" comme les "rapports tendus variantes les plus importantes de la musique" [2], sa thèse fondamentale reste celle d’une rationalisation progressive des structures musicales (matériau et forme). Une idée qui reflète encore ce paradigme d’un progrès historique permanent, déjà si cher à Auguste Comte et le 19e siècle. Ce n’est qu’avec Theodor Adorno qu’une nouvelle forme de "politisation" de la sociologie musicale prend forme. Dans son texte sur "La situation sociale de la musique" (1932) [3], Adorno distingue quatre prototypes de comportement musical, dont le premier — celui d’une attitude strictement immanente — est attribué a Schönberg. Le deuxième est représenté par Stravinsky. C’est le type de l’objectivisme (néoclassicisme, folklorisme) qui essaye de mettre fin à l’aliénation sociale par des moyens purement formels. Le troisième type se trouve à mi-chemin entre le premier et le deuxième. Il s’agit d’un type qui, lui aussi, se rend compte de l’aliénation sociale mais qui n’essaie plus de la lisser en des formes homogènes traditionnelles. Au contraire, il fait sauter toute immanence formelle et c’est pour cela que l’on pourrait le rapprocher du surréalisme. Son représentant est Kurt Weill. Le quatrième type serait celui d’une musique qui essaie de briser l’aliénation d’une manière concrète : la musique "fonctionnelle" (de radio, théâtre, etc.). Selon Adorno, ce type se trouve tellement proche du marché qu’il ne vaut même pas la peine d’en parler… Bien qu’Adorno s’oriente sur des termes sociopolitiques (capitalisme, aliénation etc.), son analyse est essentiellement basée sur des notions dérivées de la psychologie freudienne pour finalement défendre la position de la musique absolue (école de Vienne, Schönberg) comme la seule option authentique dans l’époque du capitalisme avancé. Dans sa "Philosophie de la Musique Nouvelle" (1947) cette défense prendra des formes manichéennes, réduisant tout au "progrès" (Schönberg) et à la "restauration" (Stravinsky).

                  À peu près un an avant ce texte d’Adorno, Hanns Eisler avait déjà essayé de placer les différentes tendances de la musique contemporaine dans un contexte politique. Dans sa conférence "Les constructeurs d’une nouvelle culture musicale" (décembre 1931) [4], Eisler qualifie la situation de la musique de son temps comme "anarchique" et distingue trois ailes dans le champ de la musique bourgeoise. L’aile gauche — pour Eisler la plus intéressante — comprend Schönberg, Stravinsky, Hindemith, Toch et Weill : Eisler réunit donc ce que Adorno avait séparé. L’aile droite défend la période Wagner-Strauss ainsi que le principe du concert, et s’oppose à tout changement de fonction de la musique — et donc ses fondements esthétiques. Le centre est indécis : il se prononce pour Beethoven et l’Impressionnisme, pour la musique populaire et pour tout, pourvu que ce soit de "bonne qualité". (Notons qu’en 1969, Luigi Nono a entrepris une tentative d’analyse pareille de catégorisation politique des compositeurs [5].) Il n’y a absolument pas de sociologie dans ces prises de position politique de compositeurs et d’un philosophe si désireux d’être un compositeur lui aussi (= Adorno). Les perspectives dessinées par Eisler et Nono suggèrent une musique libre de ces contradictions "bourgeoises" dans une société socialiste. La perspective d’Adorno ne va pas plus loin que celle d’une musique absolue à la Eduard Hanslick, projetée sur Schönberg (qui n’en était pas charmé du tout). Ce n’est qu’au cours des années cinquante et soixante que paraissent les premières "sociologies de musique". Pour la plupart, ces livres ont été écrits par des musicologues convaincus qu’une stricte approche esthétique, philologique ou philosophique (de la musicologie traditionnelle) ne suffit plus et qu’il était nécessaire d’élargir le champ de recherches vers le terrain du social. Or, si l’on veut jouer un instrument, il ne faut pas seulement connaître les règles de jeu mais il faut aussi faire des exercices. La large majorité des écrits ‘sociologiques’par des musicologues sont restés du dilettantisme pur.

                  C’est dans cette situation que les écrits d’Adorno — bien ou mal compris — ont eu des conséquences funestes. Sa "Philosophie de la musique nouvelle" avait déjà eu une influence considérable sur pas mal de jeunes compositeurs et sociologues, servant de prétexte pour un absentéisme social au nom d’une socio-esthétique qui préconisait cet absentéisme comme la seule forme authentique d’une prise de position esthétique dans une société dominée par un capitalisme inexorable et une industrie culturelle impudique. Cette vue "chiliaste" sur le capitalisme comme stade final de la civilisation humaine s’est vite répandue dans les cercles de "Darmstadt". On pourra certainement la discuter comme une prise de position politique, mais elle n’avait rien à faire avec ce que l’on pourrait appeler une sociologie de la musique. Bien qu’on puisse trouver des observations brillantes dans l’"Introduction à la Sociologie de la Musique" (qu’Adorno publiait en 1962), on n’y trouve pas la moindre trace de recherche ou d’analyse sociologique. En outre, la conception d’une "libération de la musique pour les êtres humains" du jeune Adorno [6] a été complètement effacée par le vieil Adorno. Néanmoins, la réception des écrits d’Adorno par la gauche du Mai ‘68 annonce le point où commence une politisation inespérée de la sociologie de musique. Car en même temps cette gauche avalait Karl Marx, Vladimir Lénine, Mao Tse Tung, Enver Hoxa et Kim Il Sung : quel pot-pourri étrange ! À peine commencée, l’initiative de la gauche de mettre la sociologie au service de la révolution, ce projet se voyait déjà avorté. L’argument primaire fut que la sociologie comme telle était une science au service des intérêts de la bourgeoisie, du capitalisme. Mais cet argument ne pouvait cacher que pauvrement la cause réelle : là où Eisler avait à faire avec un grand mouvement ouvrier et un puissant parti communiste, et où Nono, en Italie, pouvait au moins essayer de se mettre en contact avec des groupes d’ouvriers communistes qui ont toléré ou suivi avec curiosité ses travaux, les étudiants révolutionnaires n’avaient pas la moindre chance de semer les germes d’une musique socialiste dans la conscience des ouvriers industriels. Très vite la déception — les jeunes ouvriers appréciaient les ‘Rolling Stones’ au lieu de Nono — se tournait en une sclérose d’orthodoxie, en une drôle de guerre de citations de textes des ‘classiques’ du socialisme, comparable à l’exégèse de la Bible par des théologiens calvinistes. Je vous confesse un secret de Polichinelle si je vous raconte, qu’à cette époque, je me trouvais au milieu de ces apories. Si je dois croire les observations de la "Sociologie empirique de la musique" du musicologue tchèque Vladimir Karbusicky [7], j’ai été dans cette époque le "porte-parole du dogmatisme communiste dans la RFA". Quel compliment ! Je l’en remercie cordialement, car en fait, j’ai été le gosse qui a largement dominé la discussion mentionnée ci-dessus.

                  Laissez-moi expliquer en quelques mots de quoi il s’agissait et vous raconter une petite histoire. Quelquefois, au début des années ‘70, il y avait une rencontre de quatre compositeurs de la "deuxième" génération, qui s’étaient dédiés à ce projet de musique socialiste : Cornelius Cardew, Christian Wolff, Fréderic Rzewski et Konrad Boehmer. Après une heure (et beaucoup d’alcool dans une petite galérie de Berlin), la conclusion était évidente : Cardew se penchait vers le côté "albanais" et était en train de composer des chansons populaires ainsi que des malentendus de variations de piano sur des thèmes de chansons communistes (Thälmann-Variationen) ; Christian Wolff voyait l’avenir d’une musique socialiste dans une continuation des concepts soi-disant "anarchistes" de Cage et Earle Brown ; Fréderic Rzewski voyait la genèse de cette musique dans un mélange de "musique minimale" et ce retour aux normes bourgeoises avec contenu ("Leitmotiv") révolutionnaire qu’il avait élaboré dans ses variations de piano (sur une chanson chilienne) "Un pueblo unido jamas sera vencido". Konrad Boehmer (qui durant les années précédentes n’avait rien produit, sauf l’arrangement de quelques chansons de la résistance vietnamienne), venait de finir une partition (une commande de l’orchestre philharmonique de Buenos Aires) basée sur des chansons révolutionnaires du globe entier : donc une musique pour un public bourgeois avec des "signes" révolutionnaires dedans. Soyons clair : c’était une rencontre aussi sympathique que totalement non signifiante. Si ces quatre prophètes d’une musique dans le vide avaient eu un Pierre Bourdieu parmi eux, leurs discussions auraient été placées sous une douche froide. Tout cela explique pourquoi le soi-disant sociologue Karbusitzky m’avait accusé d’être un "dogmatique". Bien que son livre était plutôt un règlement de compte avec les doctrines jdanoviennes-staliniennes qu’une sociologie de musique, il avait peut-être raison en ce seul point. Car le dogmatisme est le résultat d’une grande volonté en l’absence de toute inspection concrète de la réalité sociale. Comme il ne peut pas trouver satisfaction dans la réalité, le dogmatisme la cherche dans la doxa de livres canonisés. Du reste, comme Cornelius Cardew avait déjà publié son livre "Stockhausen sert l’impérialisme" et moi, j’avais publié une longue attaque politique contre Stockhausen dans une revue musicale de la RDA, Cornelius m’avait proposé de rédiger une synthèse de ces deux textes. Ce plan ne s’est jamais réalisé, mais il aurait certainement favorisé notre carrière dans la vie musicale bourgeoise…

                  Au lieu d’analyser nos aventures politico-musicales, la soi-disant sociologie de musique nous a mis hors la loi, et, pour être sincère, nous nous plaisions pas mal dans cette exclusion. S’ils avaient fait leur travail, les sociologues auraient pu analyser les trois aspects d’une crise qui se manifestait d’une manière très claire à cette époque.

1) La musique "pop"/"rock" voyait sa percée définitive dans la conscience et le comportement des classes moyennes.

2) Le passage de la première génération de compositeurs d’après-guerre à une deuxième génération s’effectuait la main dans la main avec la dissolution des méthodes sérielles comme paradigme historique.

3) La crise du concert (ainsi que des institutions qui le soutiennent) commençait de se manifester de manière évidente. En ce même moment la musique moderne commençait sa fuite dans les niches de la musique de chambre.

En plus, ce qui avait jadis été musique moderne commençait sa transformation en une musique contemporaine, qui est l’ennemi farouche de la musique moderne. Hugues Dufourt, dont la pensée est très proche de mes propres analyses, a accentué la quintessence du problème :

"… l’art qu’édifie la musique des années 40 se fonde sur une rationalité effective qui aboutira bientôt aux acquis de l’automatique et de la technologie électronique. L’effectivité de cette relation à l’histoire réelle dispense dès lors la musique du statut polémique de l’avant-garde : désormais inscrite dans la rationalité productive de la société, cette musique ne peut se survivre comme avant-garde que sous la forme vaine et prétentieuse d’une idéologie qui, comme toute idéologie, se représente mal ce dont elle parle. De là ce phénomène fondamentalement malsain auquel nous avons assisté depuis trente ans : la fétichisation systématique des formes parasitaires de l’invention musicale." [8]

Voilà la dialectique : une modernité dénuée de tout contenu et obsédée par cette substitution du contenu par des modes techniques de production volontaristes ne peut qu’échouer bien que pas mal de ses compositeurs s’imaginent toujours que leur musique soit le fanal de l’avenir de toute musique.

                  C’est à partir de cette période, que les compositeurs et musiciens se voyaient encerclés par une sociologie pragmatique sans se rendre compte du fait que cet encerclement menaçait — et menace — de les enfermer dans une tour d’ivoire publique.

Pire : entre-temps une majorité écrasante de compositeurs contemporains est devenue partie intégrante d’un système sociologico-bureaucratique dont elle joue le jeu d’une manière aussi inconsciente que les braves citoyens de Plassans (dans les "Rougon-Macquart" [9] d’Émile Zola) sous la prise d’âmes et d’attitudes politiques de l’abbé Faujas. À partir d’à peu près 1975, une masse incessante de rapports sociologiques sur la situation de l’artiste, du musicien et de la musique contemporaine ont inondé le champ politique — qui du reste les avait commandés [10]. Une réunion internationale succédait à l’autre, compositeurs et fonctionnaires d’État se mettaient ensemble pour rédiger dans un esprit fraternel des méthodes ou instruments pour l’aide à la musique contemporaine et il n’y avait pas un seul terrain (de subvention de la composition jusqu’au droit d’auteur) qui échappait à l’attention de ces braves Bouvard et Pécuchet du sonore. Si l’on relit ces rapports aujourd’hui, une conclusion saute aux yeux : non seulement toutes les mesures proposées n’ont servi à absolument rien mais la situation s’est radicalement empirée depuis. Le marché de cette musique rétrécit sans cesse tandis que le nombre de producteurs (compositeurs) augmente proportionnellement au montant des subventions directes ou indirectes, générant parfois des sous-entités, ces "écoles d’admiration mutuelle" (Bourdieu [11]). Il y a environ 30 ans, les Pays Bas comptaient environ 150 compositeurs de musique savante. Aujourd’hui il y en a 1 000 qui passent leur temps à essayer de s’entretuer au bord de pots de subvention de plus en plus maigres. Le petit pays se permet le luxe de 7 Unions de compositeurs tandis que la part de la musique savante dans les comptes de droits d’auteurs se voit réduite à 0,3 %. Si l’on met la part pour toute la musique contemporaine (musique d’art) à 5 % des revenus des sociétés de Droits d’Auteur Européennes (à peu près 200 millions d’euros) cette somme, si impressionnante à première vue, ne représente pas plus que 10 % des biens personnels du seul musicien "pop" Paul McCartney (1,99 milliards d’euros). C’est cela la réalité matérielle de la musique de nos temps. Or, regardez de l’autre côté le réseau gigantesque de bureaucratie musicale qui s’est abaissé sur le compositeur et la vie musicale entière…

                  Personne ne demande à la musique savante de devenir une musique des masses. Or, l’encerclement de la musique contemporaine par une sociologie devenue elle-même un instrument politique, tend à la rapprocher de plus en plus des structures des musiques industrialisées, sans qu’elle s’en aperçoive. Ce processus se déroule en raison inverse [12]. Dans notre cas il s’agit d’institutions et bureaucraties étatiques qui stimulent un processus d’aplatissement en "socialisant" la musique et en réduisant le processus de création esthétique à une quantité mesurable. Dans un sens strictement économique, la musique industrielle est un travail productif (car elle crée une plus-value), tandis que presque 100 % de la musique savante ("contemporaine") doit être considérée comme travail improductif, tout cela, bien entendu, dans une perspective capitaliste. Les raisons de la soutenir par des instruments de subvention ont été distinctes dans les différents pays, mais les conséquences sont partout les mêmes : construction d’un appareil anonyme et bureaucratique et intégration ou même soumission du compositeur dans ces structures. Le seul formulaire du département culturel de la CE pour demander une subvention compte 80 pages ! Comme "le" compositeur ne peut pas être considéré comme un individu, mais seulement comme une catégorie, un poste dans le budget national, la production – pour autant qu’elle veut être rémunérée — doit s’adapter à ces normes anonymes, ce qui met un frein à une évolution dynamique. Comme ces structures sont soumises aux contrôles parlementaires ou ‘démocratiques’(Conseils d’administration, jurys, etc.) "le" compositeur s’est accoutumé à l’illusion qu’il est égal aux autres et que par conséquence il a droit aux mêmes chances. L’effet psychologique de l’un et de l’autre est un aplatissement de ce qui devrait être strictement individuel. Il va de soi que les instances bureaucratiques ne sont pas capables de juger de la qualité d’une musique. Comme le public ne peut pas manifester son appréciation ou refus d’une manière capable d’influencer les appareils bureaucratiques, la musique risque de plus en plus de manœuvrer dans un vide sans dialogue ni défi pour le compositeur. (C’est la crainte du fonctionnaire de musique de perdre son poste qui maintient cette musique, et non pas la force convaincante de cette musique elle-même.) Une des conséquences est que même des œuvres de haute qualité ne sont jouées qu’une ou deux fois, étant forcées de faire place pour la prochaine vague de commandes. Ce qui débouche dans une montagne gigantesque d’éphémères qui ressemble de plus en plus à cette autre montagne d’embryons desséchés de la musique industrielle dont le temps de circulation se raccourcit à vue d’œil.

                  Un sociologue indépendant et qui refuse de se mettre au service des autorités, pourrait vous analyser cette situation critique de manière plus précise que je puis le faire. Il nous expliquerait que le compositeur, même quand il travaille en toute solitude, est une part intégrante de la société, et que son attitude : "L’état me paye, donc je me fous du reste" est une illusion dangereuse. Car une production — même la production esthétique la plus avancée — qui ne se rend pas compte que dans chaque société il y a une relation dialectique entre production et consommation (perception), se voit très vite vaporisée. Un compositeur individuel pourra peut-être se permettre une telle attitude, mais pour "le" compositeur, elle prélude à l’extinction de l’espèce.

                  Ce qui nous renvoie à Adorno, dont je doute des qualités de sociologue mais dont les jugements philosophiques sur le social méritent parfois notre attention. Dans la "Dialectique de la raison", qu’il a écrit avec Max Horkheimer, il avait démontré le double visage de ce processus de rationalisation si typique pour notre culture européenne : le contrôle du monde extérieur (domination de la nature) accroît le contrôle intérieur (l’auto-domination) et mène donc à l’affaiblissement du Moi. En même temps la domination (par rationalisation) du monde extérieur passe du capitalisme classique au capitalisme monopoliste que nous vivons aujourd’hui. Adorno reprend ce motif jusque dans ses derniers écrits. Mais comme il n’était ni sociologue ni économe (ni historien !), il a négligé d’analyser les contradictions internes de ce système qui — comme du reste tout système — est historique et donc passager. Certes, nous vivons en plein capitalisme monopoliste et il serait intéressant d’analyser de plus près les répercussions de ce système sur l’état des arts et spécialement sur la musique. (Pensez plus concrètement à la domination du monde musical par quatre monopoles, occupant presque 80 % du marché mondial, et par leur érosion à pas de loup par d’autres pirates : les distributeurs digitaux de musique tels que MacApple, Macintosh ou Nokkia et par conséquence les propriétaires de cartes bancaires, tels que ‘Visa’). — Le résultat d’une telle analyse pourrait peut-être nous ramener à cette double image de la médaille : la musique industrielle représente la domination extérieure et la musique contemporaine savante le côté de la domination du Moi. Les doutes qu’Adorno — et il n’est certainement pas le seul — a eu contre la séparation croissante entre organisation et (acte de) composition peuvent être compris comme un indice de cet autocontrôle du compositeur qui mène finalement à l’aliénation totale entre système formel et dimension esthétique, ou, pour citer encore une fois Dufourt, où le compositeur "fait l’économie de toute liaison syntactique pour se livrer au brassage indifférencié des paramètres" [13].

                  Vous voyez qu’il y aurait encore pas mal de travail à achever pour aboutir à une sociologie de la musique critique et indépendante. Qu’elle ne se soit pas intéressée à la musique contemporaine depuis Adorno peut être considéré comme un indice d’une situation plus dramatique à laquelle nous, les compositeurs, ne croyons pas. Mais ne perdez pas courage ! Récemment le Saint-Siège, une des entreprises les plus importantes de l’industrie culturelle, a sorti un CD "Omnium Temporum Latina Cantatum Optimum" avec la chanson divine : "Nunc aeternitatis". C’est la version latine de "Surrender" d’Elvis Presley ! Or la lettre que Stockhausen a envoyée au pape Benoît et dans laquelle il l’invite à jouer les morceaux de piano de Stockhausen (au lieu de Bach et Mozart) sur son piano, n’a jamais eu une réponse. — Une sociologie qui ne serait pas instrument politique mais qui serait capable de nous livrer une analyse profonde de la situation politique de la musique contemporaine ne parviendra certainement pas à des résultats et conclusions agréables pour les compositeurs, car analyser un système en pleine érosion ne résulte pas en promesses paradisiaques. Elle pourrait peut-être élucider pour les compositeurs que la verticalité de la tour d’ivoire doit être réorientée sur un concept horizontal comme seule possibilité de refléter le monde et être perçue en même temps.

                  Dans le texte du jeune Adorno déjà cité, on trouve un petit passage qui pourrait nous servir de point d’orientation. À l’égard d’une musique anti-capitaliste, socialiste, du prolétariat ou DE ce que vous voulez, de la République de Weimar, Adorno remarque que "seule une pensée utopique-idéaliste pourrait… exiger une musique qui soit intrinsèquement adéquate à la fonction du prolétariat mais qui serait incompréhensible pour lui" [14]. Transposez cette considération dans nos propres temps. Elle nous dirait que seule une pensée utopique-idéaliste pourrait exiger une musique qui soit intrinsèquement adéquate à une structure sociale future mais qui serait incompréhensible pour les êtres vivants. La tour d’ivoire dans laquelle les sociologues politisés — comme instrument des appareils de pouvoir — ont manœuvré une musique déjà en pleine crise historique, est une prison avec des treillis impénétrables. Seule une vue sociologique absolument indépendante de tout intérêt particulier — celui des autorités politiques et des compositeurs — sera capable de nous ouvrir les yeux ainsi que cette prison, sans nous livrer à cet autre monde dans lequel le sonner des caisses est considéré comme la forme la plus subtile de toute musique.

                  Pour éviter tout malentendu : dans son livre "Musiksoziologie", un des rares livres compétents que j’ai lu en cette matière, le sociologue allemand Walter Ludwig Bühl, remarque que, bien que la musique soit passagère comme tout dans ce monde, il est remarquable que certaines œuvres de musique à programme moderne (il cite des œuvres de Honegger, Varèse, Messiaen, Xenakis et Ferrari) "n’ont pas disparu (tout aussi peu que la symphonie, le concert, la suite de danse, la passacaille ou fugue)" [15]. Il est vrai : les œuvres ou les genres forts survivent à toute tentative de chaque sociologie de les catégoriser ou de leur imposer des règles. Ces œuvres répondent toujours à cette exigence de René Char : "Mettre en route l’intelligence sans le secours des cartes d’état-major" et c’est avec cet autre appel (aux créateurs) de Char que je voudrais conclure : "Il nous faut une haleine à casser des vitres. Et pourtant il nous faut une haleine que nous puissions retenir longtemps[16], au-delà de toute sociologie, j’espère.

                 

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[1] Alexander Ulibischeff: Beethoven, seine Kritiker und Ausleger, Leipzig 1859, p. 292-294

[2] Max Weber: Die rationalen und soziologischen Grundlagen der Musik, Tübingen 1972, p. 65

[3]  Theodor Wiesengrund Adorno: Zur gesellschaftlichen Lage der Musik, in: Zeitschrift für Sozialforschung, Jahrgang 1, 1932, p. 103-124

[4] Hanns Eisler: Die Erbauer einer neuen Musikkultur, in: H.E. Musik und Politik, Schriften 1924-1948, p. 140-163

[5] Luigi Nono: Musique et Révolution, in: Écrits, ed. Laurent Feneyrou, Paris 1993, p. 244-255. Voire aussi: Konrad Boehmer: Auf der Suche nach der verlorenen Identität oder: Bouvard und Pécuchet komponieren, in: Verwaltete Musik (éd. Ulrich Dibelius), München 1971, p. 97-117

[6] Adorno: Zur gesellschaftlichen Lage, op. cit. p. 123

[7] Vladimir Karbusicky: Empirische Musiksoziologie, Wiesbaden 1975, p.288

[8] Hugues Dufourt: Autopsie de l’avant-garde, in: H.D., Musique, pouvoir, écriture, Paris 1991, p. 141

[9] Émile Zola, La Conquête de Plassans, dans: Les Rougon-Macquart, Tome I, Paris (La Pléiade), 2000, p. 899-1212

[10] J’en cite quelques uns: [Pays Bas:] Otto Valkman/Tony Jansen: Musik en publik (1975); [Allemagne Fédérale:] Bericht der Bundesregierung über die wirtschaftliche und soziale Lage der künstlerischen Berufe (1975); [Royaume Uni:] Alan Rump, The Composer in Britain (1979); [France:] Pierre-Michel Menger, La condition du compositeur et le marché de la musique contemporaine (±1980) [Conseil de l’Europe:] Pierre-Michel Menger, Le marché de la musique contemporaine sérieuse, la conditions des compositeurs et les aides à la création en Europe (±1980).

[11] Pierre Bourdieu: Zur Soziologie der symbolischen Formen, Frankfurt 1974, p. 84. Bourdieu se rapporte ici à un terme du sociologue Levin L. Schücking.

[12] Actuellement, la musique de danse ‘électrique’ représente le côté motorique extérieur, et la musique ‘savante’ le côté logistique intérieur d’une même infra-structure socio-technologique.

[13] Hugues Dufourt, op. cit, p. 141

[14] Adorno: Zur gesellschaftlichen Lage, op. cit. p. 124

[15] Water Ludwig Bühl: Musiksoziologie, Bern 2004, p. 248

[16] René Char: Œuvres complètes, Paris 1983 (Pléiade), p. 204 et 758