Du partage moderne/contemporain dans le livre
de Fernando Zalamea
(« Philosophie systématique de la
mathématique contemporaine », Hermann, 2018)
Séminaire
mamuphi, 16 novembre 2018
- François Nicolas -
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Ma contribution est
modeste : je propose d’interroger ce livre, tout à fait extraordinaire,
sur la portée du partage moderne/contemporain qui l’organise. La distinction
des mathématiques modernes et contemporaines est en effet au principe de cet
ouvrage et l’on ne peut, concernant un travail philosophique, examiné qui plus
est dans le cadre de mamuphi, séparer totalement cette distinction de
celle qui opère plus généralement en matière d’arts (et plus spécifiquement en
matière de musique) sous les mêmes signifiants classique/moderne/contemporain.
Repartons pour cela
de ce schéma (en diagramme de Venn) [1] :
Il oppose en premier
lieu mathématiques élémentaires et avancées ou réelles.
En second lieu, il
périodise les mathématiques avancées en trois séquences
enchaînées : classiques/modernes/contemporaines.
Suivant la logique
diagrammatique de ce schéma, on dira que
1) les mathématiques
contemporaines sont au mathématiques modernes ce que celles-ci sont aux mathématiques
classiques et ce que ces dernières sont aux mathématiques élémentaires :
2) les mathématiques
contemporaines prolongent les mathématiques avancées qu’ont inauguré les
mathématiques classiques : à ce titre, le rapport mathématiques
classiques/élémentaires diffère des suivants en ce qu’il est le seul à engager
un nouveau régime de mathématiques (ici dites « avancées »), soumis à
périodisation interne :
élémentaires
≠ {classique → moderne → contemporain}
3) chaque nouvelle étape
s’enchaîne à la précédente par intersection : il n’y a ni séparation
complète entre l’ancien et le nouveau, ni inclusion intégrale de
l’ancien dans le nouveau mais relais pris par une section commune
intersection ≠ {séparation ou inclusion}
Remarquons au demeurant une petite intersection supplémentaire entre
mathématiques contemporaines et classiques, intersection secondaire qui
dissymétrise l’enchaînement chronologique et tend à mieux solidariser le bloc
« mathématiques avancées ».
On va voir que cette
forme d’enchaînement (par intersection commune) entre différentes périodes
historiques procède d’une formalisation explicitement moderne et contemporaine
puisqu’elle évoque aussi bien les recouvrements dans les atlas des variétés
riemanniennes (mathématiques modernes) que les recollements des
faisceaux (mathématiques contemporaines).
En ce sens, on peut
dire que ce schéma réduplique [a] son
enjeu puisqu’il formalise sa périodisation des mathématiques selon l’esprit
même des notions sur lesquelles elle débouche : il ajuste son mode
d’exposition (d’énonciation) à ce qu’il s’agit d’exposer (à son énoncé).
Tentons de
transposer ces trois caractérisations en musique, même si ce type d’analogie
est fort périlleuse – elle va nous servir, non à éclairer la musique (qui, bien
sûr, ne marche pas du même pas que les mathématiques) mais bien plutôt à
rétroéclairer les partis pris de cette périodisation mathématique.
1) La première
caractérisation suggèrerait la formule suivante en musique :
Elle induirait donc
l’existence d’une musique contemporaine (presque [b]) aussi
distincte de la musique moderne que celle-ci l’est de la musique classique.
Cette proposition circule en effet, sous sa modalité la plus commune
d’une musique postmoderne (événementiellement ouverte en 1968 par Sinfonia
de Berio) tout de même que l’art dit contemporain aime à se présenter
comme dépassement des arts plastiques modernes (peinture et sculpture) à partir
de la Biennale de Venise de 1964 [c].
Cette manière de
voir n’est nullement la mienne : je soutiens bien plutôt que la musique
dite contemporaine constitue une nouvelle partie de la musique moderne – sa
partie précisément « contemporaine » - et que l’on a donc, à très
gros traits, si l’on pose : préclassique = modal ; classique
= tonal ; moderne = atonal [d] ; contemporain
= moderne d’aujourd’hui, la formule suivante en musique :
Première dissonance
donc.
2) La deuxième
caractérisation suggèrerait la formule suivante en musique :
préclassique
≠ {classique → moderne → contemporain}
Cette proposition
s’accorderait davantage au point de vue suivant, qui est tout particulièrement
celui de Pierre Boulez [e] :
la musique moderne est la musique classique
contemporaine
(à entendre ainsi : la musique moderne
continue la musique classique dans le monde contemporain).
Mais dans ce cas, on
ne compte plus exactement 3 (classique/moderne/contemporain) mais plutôt 2 (classique/moderne).
Seconde dissonance
donc.
3) La troisième
caractérisation suggèrerait la formule suivante en musique :
intersections ≠ {séparation ou inclusion}
Cette manière de
voir ne me semble pas s’accorder au dynamisme historique de la composition musicale.
En effet je poserais volontiers quelque chose comme :
Cette manière de
voir mobilise les trois modalités formelles d’enchaînement, dans une logique
qui évolue progressivement d’une disjonction complète à une figure d’extension
(donc d’inclusion).
Troisième dissonance
donc.
On m’objectera bien
sûr : pourquoi périodisations mathématiques et musicales - plus
généralement scientifiques et artistiques - devraient-elles s’accorder ?
En effet. Et d’ailleurs mon propos, en les rapprochant, n’est pas de les
accorder mais de les mettre en raisonances mamuphiques,
c’est-à-dire de les rapporter (sous condition de la philosophie) en sorte de
mieux examiner leurs autonomies relatives.
Je précise donc mon
propos : il s’agit d’interroger ce grand livre sous l’angle d’une
intellectualité musicale particulière qui, faisant jouer la conceptualisation
du discours philosophique tenu sur les mathématiques, en fait ressortir certains
ressorts subjectifs [f],
certaines intensions fondamentales et lignes de force.
Il me faut donc
examiner de plus près la périodisation mathématique au principe du travail
philosophique de Zalamea et pour cela interroger ses conditions de possibilité
et ses points d’ancrage, tant mathématiques que philosophiques.
Au risque de trop
simplifier un discours d’une très grande richesse – dois-je préciser que je
n’ai pas l’immense culture mathématique de l’auteur et que ma connaissance de
la pragmatique peircienne reste trop élémentaire pour que je m’autorise une
discussion serrée de ses orientations – je voudrais interroger ce livre selon
l’hypothèse qui me semble globalement l’animer : la notion de faisceau
inaugure et enveloppe les mathématiques contemporaines comme celle de groupe
a inauguré et enveloppé les mathématiques modernes.
D’où, pour Zalamea,
une périodisation contemporaine qui démarre dans l’après-guerre [g], un bon
siècle donc après le début des mathématiques modernes autour de 1830 ou
1850 [h].
Remarquons, raisonances mamuphiques obligent, que ces deux
moments mathématiquement cruciaux constituent des tournants généraux dans la
pensée humaine :
- inutile d’insister, je
pense, sur l’importance générale du tournant 1848 pour toute l’humanité
(politiquement [i],
musicalement [j],
philosophiquement [k],
etc.) ;
- tout de même, le
tournant de l’après-guerre est décisif pour la musique [l], la
politique [m]
et la philosophie [n].
Raison supplémentaire d’interroger les manières de comprendre ces
différentes périodisations relativement synchrones.
Je voudrais donc
interroger la manière dont la périodisation du livre pivote sur cette notion
mathématique de faisceau :
« La notion
de faisceau mathématique est probablement le concept distinctif fondamental
autour duquel l’élaboration des mathématiques contemporaines débute, avec un
nouvel élan et tous ses instruments extraordinaires […] ; ainsi, la
tentative de voir la mathématique à partir d’un faisceau de perspectives
également complexes devient naturelle. » [2]
On notera la réduplication explicite : il s’agit de voir la
mathématique des faisceaux selon un faisceau de perspectives : autrement
dit, l’énonciation sur les faisceaux doit être faisceautisée tout comme, pour
Pascal, l’énonciation sur l’humilité devait être humble §et non pas
orgueilleuse).
Il me semble d’abord
que Zalemea fait jouer à ce concept mathématique un triple rôle
philosophique : pragmatiste (au sens du pragmaticisme de Peirce),
logique (au sens d’une opposition à la logique classique) et synthétique (au
sens cette fois d’une opposition à la philosophie dite analytique).
Ce triple rôle
philosophique s’adosse explicitement aux propriétés mathématiques du faisceau
de voisinage, recouvrement, cohérence et recollement - voir cette
figure [3] :
Détaillons un peu
comment.
Pragmatiste ?
Zalamea reconnaît,
dans le travail du faisceau, une nouvelle manière mathématique de produire de l’Un
à partir du multiple, manière mathématique qui consonne pour lui avec la
manière pragmatique de Peirce d’unifier l’objet comme symbole.
La clef repose ici sur « la maxime du pragmatique ou du
pragmaticisme » [4] qui
connaît plusieurs formulations apparentées, qu’ici je paraphrase :
- (1878) notre entière
conception d’un objet se constitue par totalisation de ses effets pratiques ;
- (1905) la
signification complète d’un symbole consiste dans le total des modes de
conduite rationnelle adoptant ce symbole en toute circonstance possible.
Ainsi, pour unifier
en un tout globalement cohérent un multiple de pratiques particulières, locales
et dispersées, la pragmatique opère comme le fait un faisceau « qui
permet de produire des recollements globaux à partir d’informations locales
cohérentes » [5].
En ce sens, la
maxime pragmatiste de Peirce nous immerge « dans une sorte de
faisceautisation épistémologique où la multiplicité différentielle locale est
recomposée en une unité intégrale globale. » [6]
Logique ?
Le rôle logique
repose sur l’opération faisceautique de recollement : deux voisinages sont
recollés au moyen d’une partie commune (d’un recouvrement). Ceci présuppose
donc que les termes à recoller ne sont pas entièrement disjoints, exclusifs
l’un de l’autre mais qu’ils comportent une zone de coexistence (voir par
exemple les figures d’intersection dessinées plus haut entre les différents
types successifs de mathématiques), qu’ils se recouvrent donc partiellement.
On pourrait dire, en un vocabulaire que n’emploie pas Zalemea mais qui
est compatible avec son propos : les voisinages, étant distincts, sont
bien opposés mais ils le sont alors ni sous la forme classique de deux contradictoires
(soit l’un soit l’autre, selon le principe du tiers-exclu), ni sous celle de contraires
(si l’un, pas l’autre, avec possibilité tierce d’un ni l’un ni l’autre), mais
sous celle de subcontraires (l’un ou l’autre, qui est partiellement l’un
et l’autre). Autant dire que la logique faisceautisée de tels voisinages est
d’inspiration paraconsistante ; d’où une logique « co-intuitionniste » [7] plutôt
que classique ou intuitionniste.
Pour Zalamea, on a
ainsi à faire à « un tournant du côté d’une logique réelle des
voisinages, […] du côté d’une logique de faisceaux comme contrepoint à la
logique classique » [8].
Synthétique ?
Zalamea s’intéresse
enfin à la problématique mathématique du faisceau comme mise en œuvre intégrée
d’une « triangulation » :
« localité-globalité-médiation » [9] ;
ainsi, pour lui, la notion de faisceau rend nécessaire que la mathématique
contemporaine se situe dans une triplicité (celle-là même que Peirce pratique
comme « tiercéité ») sans la réduire à une dualité comme celle mise
en œuvre dans la philosophie analytique. D’où qu’une philosophie se voulant à
hauteur des mathématiques contemporaines ainsi faisceautisées sera dite synthétique.
La référence philosophique à Peirce opère ainsi de manière
originale : il s’agit pour Zalamea de le disputer à une certaine
philosophie analytique qui aime s’y référer.
Ne connaissant de Peirce qu’une certaine vulgate, j’aurais tendance à
traduire la triplicité éidal/quiddital/archéal ainsi :
o
l’éidal désigne le formalisé (s’il est vrai que eidos
renvoie aussi bien à la notion d’idée qu’à celle de forme [o]) ;
o
le quiddital désigne l’étant ;
o
l’archéal désigne le constituant,
si bien que cette tridification serait une variante de la triplicité lacanienne symbolique, réel et imaginaire (où l’imaginaire constituerait la dimension constituante du rapport symbolisant une réalité).
Mais je me doute du caractère approximatif de cette grille de lecture…
En résumé, Zalamea
soutient (réduplication oblige !)
- qu’une philosophie des
mathématiques contemporaines doit être une philosophie contemporaine
des mathématiques (tout comme Adorno soutenait qu’une philosophie de la nouvelle
musique devait être une nouvelle philosophie de la musique)
- et corrélativement
qu’une philosophie de mathématiques faisceautisées doit être une philosophie
déployant son discours sous le paradigme des faisceaux c’est-à-dire abordant
les subcontraires de manière pragmaticiste, triadique et synthétique.
Si ce résumé n’est
pas trop partial et partiel, il me conduit alors à poser deux questions :
1) Qu’en est-il du
parallèle initialement fait entre faisceaux contemporains et groupes
modernes ? En quel sens la méthode philosophique mise en œuvre à propos
des faisceaux aurait-elle pu précédemment valoir à propos des groupes ?
Ainsi une philosophie des groupes, qui se disposerait à hauteur de son objet
(le génitif initialement objectif – philosophie s’appliquant aux groupes –
devenant subjectif – la notion de groupe s’appliquant à la philosophie),
a-t-elle jamais existé ? Faut-il la chercher, comme le suggère Benoît
Timmermans, dans la philosophie du premier romantisme allemand ?
2) Qu’en est-il du
parallèle fait entre rupture mathématique portée par la notion de groupe et
rupture mathématique portée par la notion de faisceau ? Si, dans ces deux
cas, une philosophie sérieuse doit bien se déployer à l’aune des objets dont
elle veut saisir la nouveauté, l’homologie des ruptures proprement
mathématiques n’est-elle pas à relativiser ?
La première question
est d’ordre philosophique – je la laisserai ici à d’autres examens (la
réévaluation de la grande philosophie romantique allemande est un des axes
prolongés de travail du séminaire mamuphi et nous aurons donc d’autres
occasions, je l’espère, d’y revenir) ; la seconde est d’ordre mathématique
et c’est sur elle que je voudrais maintenant enchaîner.
Pour le dire
simplement, quitte ce faisant à risquer une trop grande naïveté (mais le
courage propre de mamuphi n’est-il pas d’oser naïvement jeter les dés
entre nous ?), si la notion de groupe constitue bien un déplacement
mathématique radical, la notion de faisceau ne constituerait-elle pas
plutôt une extension mathématique si bien que, si nos deux notions partagent
bien le fait d’être toutes deux des révolutions, elles diffèreraient cependant
en ce que la première est une révolution qui tend à abandonner voire détruire
l’ancien monde classique (de l’algèbre en l’occurrence) quand la seconde serait
une révolution qui étend et par là prolonge ?
Autrement dit, si la
révolution galoisienne des groupes a signé l’entrée dans des mathématiques
modernes qui pivotaient radicalement par rapport aux mathématiques classiques
(disons pour Galois par rapport à l’algèbre de Lagrange), la révolution
grothendickienne des faisceaux se présenterait plutôt comme une prolongation
étendue des mathématiques modernes (comme en témoigne sa « Longue
marche à travers la théorie de Galois » là où il paraît bien difficile
d’imaginer que Galois ait pu présenter son travail comme une longue marche à
travers l’algèbre de Lagrange [p]). Dans
ce cas, les mathématiques dites contemporaines devraient être vues comme une
nouvelle étape des mathématiques modernes et non comme la nouvelle version des
mathématiques avancées qui leur succèdent.
On aurait
donc :
car on aurait : contemporain = moderne
d’aujourd’hui
On peut en effet
concevoir la notion de faisceau comme l’extension contemporaine de notions
modernes et, plus généralement, concevoir que d’autres traits essentiels des
mathématiques contemporaines (géométrisation contemporaine succédant à l’algébrisation
moderne, logique contemporaine remise sur pieds mathématiques…) constituent
tout de même des extensions de problématiques modernes plutôt que des tournants
délaissant ou détruisant les inventions modernes comme celles-ci ont pu le
faire pour les inventions classiques (voir les reconstructions de part en part
du calcul différentiel, de l’algèbre polynomiale, de la géométrie héritée
d’Euclide, de l’arithmétique « rationnelle », etc.).
Ainsi, sans
aucunement récuser les nouveautés contemporaines dont traite savamment et
encyclopédiquement Zalamea, ne pourrait-on les concevoir comme constituant une
nouvelle séquence de la modernité mathématique plutôt que comme séquence
déposant les mathématiques modernes comme celles-ci ont pu effectivement déposer
les mathématiques classiques ?
Adopter cette
manière de voir implique alors de diviser la séquence moderne qui, pour
Zalamea, s’étend sur un siècle (1850-1950) et d’y distinguer deux
séquences :
1) une séquence de
constitution et de généralisation – nommons-la Modernité-I [M-I]
– qui s’organise autour de Galois, Riemann [q] et
Cantor ;
2) une séquence
d’axiomatisation [r] et de
formalisation – nommons-la Modernité-II [M-II] – qui s’organise
autour de Artin, Hilbert et Gödel [s] - je
dissocie donc ce que Zalamea unifie selon la succession « Gazlois,
Riemann, Poincaré et Hilbert » [10] ;
en sorte que les
mathématiques contemporaines de l’après-guerre s’avèrent alors constituer un
troisième moment qu’on nommera Modernité-III [MIII], moment
d’extensions qui s’organise autour cette fois de Grothendieck, Langlands et
Cohen.
Reste alors, comme on va y revenir, de savoir si les mathématiques ne
seraient pas engagées, depuis le tournant du siècle qui aussi celui d’un
millénaire, dans une quatrième moment M-IV dont nous aurions d’autant
moins l’intelligence surplombante que nous n’en serions qu’à son entame.
Au total, on aurait
donc :
M-I (1830-fin XIX°) : constitution et généralisation
[Galois-Rieman-Cantor]
M-II (première moitié du XX°) : axiomatisation et formalisation
[Artin-Hilbert-Gödel]
M-III (seconde moitié du XX°) : extensions
[Grothendieck-Langlands-Cohen]
M-IV ? (début du XXI°) : ??
On aurait ainsi
affaire à deux logiques nominatives :
- les mathématiques
contemporaines succèdent aux mathématiques modernes comme celles-ci ont succédé
aux mathématiques classiques ;
- les mathématiques
contemporaines constituent le troisième moment de mathématiques modernes dont
le destin dynamique s’avère de très long cours.
L’enjeu de ce qui
peut se présenter indument comme une simple querelle terminologique me semble
pourtant massif. En effet, il en va en cette affaire moins des choses ainsi
nommées que de leurs rapports : en effet, la question ne porte pas tant
sur ce que sont les mathématiques modernes ou contemporaines que sur leur
rapport.
Parler de tels
rapports, c’est aussi bien traiter aujourd’hui de la question : que
continuer, et comment continuer ? Continuer les voies ouvertes par
l’humanité depuis 1848 dans les différents domaines de la pensée sous le signe
général d’une très longue marche moderne, ou dépasser la modernité pour un
contemporanéisme de plus en plus constitué négativement et sans autre affirmation
véritable que d’ordre nihiliste (« plutôt que ne rien faire avant la fin
du monde, faisons au moins quelque rien susceptible d’enjoliver notre
fin »).
Je dramatise sans
doute à l’excès le carrefour indiqué aux fins d’indiquer que ses enjeux sont
réels et nullement de nature nominaliste.
Pour revenir à notre
interrogation sur les mathématiques contemporaines, ne peut-on donc voir toute une
série de leurs inventions capitales comme des extensions modernes, comme des
prolongations par élargissements ?
Parcourons pour cela
très rapidement trois marqueurs des mathématiques contemporaines.
1) Les faisceaux
Ne peut-on, somme
toute, considérer un faisceau comme « un
objet mathématique qui se déforme de manière continue lorsque l’on parcourt les
points d’un certain espace de paramètres : un paramètre qui peut être le
temps, ou n’importe quoi d’autre » (Francis Borceux [t])
Le faisceau devient
ainsi vu comme une sorte d’extension de la notion d’espace topologique par
adjonction d’un paramètre.
2) La géométrisation
Si les mathématiques
contemporaines mettent bien en œuvre un tournant géométrique de la pensée, ne
peut-on trouver les prémisses de ce tournant dès la théorie de Galois s’il est
vrai que celle-ci repose sur une protogéométrie première, donnant sens aux
symétries [u],
éléments du groupe de Galois ?
En ce sens, les
mathématiques contemporaines viennent clarifier et systématiser un geste,
fondamentalement à l’œuvre dans les mathématiques modernes dès leur
constitution.
3) La remise sur ses pieds
mathématiques de la logique contemporaine
Si l’on examine
enfin la logique mathématique, on constate que la logique contemporaine
s’oppose au tournant logiciste et langagier en ce qu’elle ne prétend plus
fonder la mathématique mais, tout au contraire, assume de reposer sur une base
mathématique ; ainsi, « la supposée reconstruction logique des
mathématiques – mille fois étudiée dans les textes analytiques – va clairement
à l’encontre de ce que la logique mathématique a découvert dans la période
1950-2000. » [11] et
« La logique mathématique contemporaine en est venue à démontrer
comment une protogéométrie précède nécessairement une logique. » [12]
Mais ce point
n’est-il pas, là encore, non pas exactement un tournant mathématique mais
plutôt une prolongation étendue d’orientations modernes s’il est vrai par
exemple que, dans la théorie des ensembles, ce sont bien les décisions
d’existence qui imposent leurs conséquences logiques et nullement
l’inverse : on déduit les propriétés qui sont susceptibles de valider
logiquement les existences mathématiques préalablement décidées.
D’ailleurs,
l’intégration de cette « géométrie de la logique » à un développement
périodisé prenant racine dans la modernité mathématique est explicitement
revendiqué par Jean-Yves Girard selon trois étapes que le livre nous
rappelle : « 1900-1930, le temps des illusions ; 1930-1970,
le temps des codages ; 1970-2000 : le temps des catégories » [13].
Dans ces trois
exemples, la nouveauté contemporaine semble donc pouvoir s’interpréter comme
prolongement du moderne par extension plutôt que comme opposition radicale au
moderne, ce moderne qui, lui, s’est bien constitué en opposition marquée au
classique.
Rappelons au demeurant qu’une extension est tout autant révolutionnaire
qu’une destruction suivie d’une reconstruction ou qu’un abandon suivi d’un
déplacement s’il est vrai qu’une révolution est un bouleversement radical
d’ensemble et que l’adjonction d’une nouvelle dimension répond assez exactement
à ce double critère. [v]
Zalamea, il est
vrai, répond en un sens à ces questions en examinant dans le tableau suivant
les « quelques traits qui aident à démarquer mathématique moderne
(1830-1950) et mathématique contemporaine (1950-aujourd’hui) » [14] :
Sur les dix traits
qu’il recense, cinq - la moitié donc – distinguent la mathématique
contemporaine. Les voici :
- impureté structurelle
(l’arithmétique via le continu)
- géométrisation
ubiquitaire (noyaux géométriques archéaux)
- schématisation
(caractérisations catégoriques)
- fluxion et déformation
(revers des propriétés usuelles)
- réflexivité (formes
complexes d’auto-référence)
M’approprier ces traits
distinctifs, donc aussi bien la mathématique qui la constitue et la philosophie
qui la soutend, relève d’un travail d’une tout autre haleine que celui que j’ai
pu jusqu’à présent mener sur ce stimulant ouvrage mais, malgré cela, quelques
remarques sur deux de ces cinq derniers traits.
Impureté structurelle
Ne peut-on voir l’impureté des mathématiques contemporaines comme
dressées contre une pureté privilégiée seulement en M-II en sorte que
l’impureté de M-III se présente en partie aussi comme un retour à l’impureté
native de M-I, le caractère structurel de l’impureté en M-III représentant
alors précisément la figure extensive d’une impureté moderne ?
Par exemple, comme Pierre Cartier nous le rappelle, en 1983 la
démonstration par Charles Hermite de la transcendance de e a rencontré des
objections en raison de l’impureté de son raisonnement mobilisant des méthodes
transcendantes pour un résultat arithmétique.
Géométrisation ubiquitaire
J’ai indiqué que la théorie de Galois peut déjà être conçue comme adossé
à une protogéométrie si bien que la nouveauté contemporaine se concentrerait
plutôt sur la qualification « ubiquitaire » de cette géométrisation
moderne.
Je m’arrête là,
faute de temps (temps de travail sur cet ouvrage, temps aujourd’hui d’exposition)
mais ne peut-on envisager que ces cinq traits distinctifs n’invalideraient pas
mon orientation générale (le contemporain comme extension du moderne) mais
caractériseraient plutôt le troisième moment moderne – M-III – voire
préfigureraient l’éventuel quatrième moment – M-IV – dont les incertitudes
actuelles seraient le symptôme précurseur ?
Dernière remarque
globale.
On le
pressent : évaluer les réponses philosophiques que ce beau livre apporte
impliquerait alors de discuter en détail ce que « philosophie des
mathématiques » veut exactement dire en cette circonstance – quel rapport,
en particulier, avec l’épistémologie ? - et mesurer le déplacement
philosophique opéré par rapport au travail de référence de Lautman avec la
décision d’adopter la pragmatique de Peirce en référence princeps.
Ici une suggestion : ce vaste travail ne se déploie-t-il pas en
premier lieu comme intellectualité mathématique plutôt qu’en philosophie
de la mathématique, autant dire comme tentative de ressaisir la pensée
mathématique en intériorité en sorte à la fois de la soutenir, de la prolonger
et de lui assurer le rayonnement maximal pour les autres domaines de la pensée
(là où une philosophie conditionnée par les mathématiques contemporaines – je
pense bien sûr exemplairement à celle d’Alain Badiou – se déploie plus en
extériorité conceptuelle à des fins plus proprement philosophiques [w]) ?
Ceci expliquerait alors en bonne part le caractère sauvagement
foisonnant du vocabulaire mobilisé par le mathématicien pensif pour
mettre des mots sur sa réflexivité.
Le séminaire mamuphi
est un excellent lieu pour poursuivre collectivement (une journée complète
l’année prochaine ?) ce premier examen, d’autant plus important que les
mathématiques contemporaines me semblent constituer aujourd’hui une base solide
pour tous ceux qui s’interrogent sur les modernités.
En effet,
aujourd’hui, au moment même où, dans tous les domaines (artistiques,
politiques, scientifiques…) se pose l’angoissante question : faut-il
continuer ou faut-il abandonner les pas acquis pour se perdre dans une sombre
fuite en avant, il me semble que la voie suivie par les mathématiques a une
valeur exemplaire et que cette voie, précisément, nous rappelle que la
modernité (en un sens à repréciser) est toujours en cours, selon une modalité
contemporaine qui peut alors s’analyser comme la difficulté du passage de sa
troisième étape à sa quatrième étape, nouvelle étape dont les forces vives nous
sont encore inconnues mais qui ne pourront s’affirmer, contre toute fuite
nihiliste en avant, que dans de nouvelles extensions des affirmations
antérieures.
***
Références
[a] au sens de Kierkegaard
[b] Le « presque » renvoie à l’existence d’une intersection secondaire entre mathématiques contemporaines et classiques.
[c]
Voir le
« Grand Prix de peinture » décerné à « l’artiste » du
pop-art Robert Rauschenberg…
[d] + amétrique et athématique
[e] Voir Pierre Boulez, la liberté d’une discipline (« Portraits des XXe et XXIe siècles », Philharmonie de Paris, 4 octobre 2018) : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2018/Portrait-Boulez.html
[f] Je rappelle que les raisonances sont des résonances entre raisons hétérogènes
[g] Comme l’on sait, le concept de faisceau a été dégagé par Jean Leray en 1943 (dans un camp de prisonniers !) mais n’a vraiment émergé qu’autour de 1950 dans le Séminaire d’Henri Cartan à l’Ens (voir Zalemea, p. 118 note 48 et p. 207 note 15)
[h] lorsque les mathématiciens commencent de s’approprier le concept algébrique de groupe, avancé par Galois autour de 1830, au même moment où Riemann et Dedekind révolutionnent la géométrie et l’arithmétique.
[i] C’est l’année du Manifeste du parti communiste, de juin 48 (où la République française bascule définitivement du côté de la réaction coloniale anti-ouvrière) et des révolutions nationales en Europe…
[j] Wagner par exemple…
[k] voir par exemple l’antiphilosophie de Kierkegaard, adversaire implacable de Hegel…
[l] Passage du dodécaphonisme au sérialisme…
[m] Relance du communisme avec la révolution chinoise, alternative à l’orientation stalinienne…
[n] Voir le nouveau partage entre une philosophie sartrienne relançant une problématique du sujet (non alignée sur la phénoménologie de Husserl, l’herméneutique de Heidegger et l’empirisme vitaliste de Bergson) et l’émergence d’un structuralisme adossé aux nouveautés scientifiques…
[o] Vocabulaire européen des philosophies (p. 464)
[p] Notons cependant qu’Alain Connes tend aujourd’hui (depuis le bicentenaire de la naissance d’Évariste) à le thématiser ainsi…
[q] avec Dedekind faisant une sorte de pont entre Galois et Riemann…
[r] Pierre Cartier a bien souligné que cette axiomatisation moderne diffère radicalement de l’axiomatisation euclidienne en ce qu’elle ne se fonde plus sur des propositions tenues pour « évidentes » mais sur des propositions ayant plutôt désormais une valeur définitionnelle.
[s] Il faudrait bien sûr nommer également ici Bourbaki…
[t] mamuphi, 1° décembre 2007 : Des jets aux infiniment petits ; quand l’intuition se mue en rigueur (p. 11)
[u] K-automorphismes de L…
[v] En d’autres circonstances, je me suis plu à nommer RED ces révolutions qui nouent Reconstruction (après destruction), Extension (par adjonction) et Déplacement (après abandon)…
[w] dans son cas, ces fions sont attachées aux concepts exclusivement philosophiques de vérité, de sujet, d’absolu, d’universalité, d’éternité, etc.