Une
recherche musicale, et ses chos mathmatiques : lÕhtrophonie
(Instruments of Algebraic Geometry [1],
Bucarest, septembre 2017)
Franois Nicolas, compositeur
Vous mÕoffrez aimablement la possibilit de parler de musique devant un public de chercheurs en mathmatiques. Je voudrais saisir cette occasion pour vous parler dÕune recherche en musique.
Je voudrais cette occasion prciser deux choses :
- les spcificits de la recherche musicale, en particulier par rapport la recherche mathmatique ;
- comment une recherche musicale spcifique – celle que je mne sur la notion dÕhtrophonie (vous pourrez, dimanche prochain, venir couter mon Ricercare htrophonique [2] qui met en Ļuvre cette notion) - est susceptible de rsonner du ct de la mathmatique.
Au principe de cet expos, il y a dÕabord lÕhypothse quÕil y a bien recherche en musique.
JÕentends ici le mot recherche en un sens fort : il ne sÕagira pas ici de la simple recherche dÕun thme musical par un compositeur (on trouve un bon exemple de ce type de recherche dans les cahiers dÕesquisses de Beethoven), de la simple recherche dÕun phras par un interprte (pensez lÕexploration instrumentale de Glenn Gould ou des baroqueux), ou mme de la recherche dÕun livret susceptible de porter un opra (pensez Wagner ou Schoenberg). En bref, il ne sÕagira pas de ce type limit de recherche musicale qui sÕpuise dans une Ļuvre donne.
Je voudrais vous parler dÕune recherche plus globale, susceptible dÕembrasser plusieurs Ļuvres musicales, une recherche configurant un projet compositionnel de vaste dimension, une recherche ncessitant un entrelacement entre pratique compositionnelle et ce que jÕappelle intellectualit musicale (cÕest--dire une formulation, dans la langue ordinaire – celle-l mme que je vous parle – des enjeux musicaux) ; pour le dire simplement : une recherche qui articule pratique et thorie musicales sur une grande chelle.
La diffrence, en musique, entre la recherche troite (dÕun thme, dÕun phras ou dÕun livret) et la recherche globale dÕune nouvelle orientation compositionnelle peut se comparer la diffrence, en mathmatique, entre la recherche troite dÕun enchanement dmonstratif particulier et la recherche globale dÕune nouvelle thorie – jÕy reviendraiÉ
Certes, vous savez mieux que moi que ces deux dimensions de la recherche mathmatique ne sont pas sans rapports (dmontrer un enchanement donn peut ncessiter une nouvelle thorie, et pas de nouvelle thorie globale sans inventions dmonstratives locales) mais elles fixent les deux ples entre lesquels chaque recherche effective doit apprendre circuler.
Ainsi, en musique comme en mathmatiques, une recherche globale associera thories et modles, hypothses et expriences, intuitions et vrifications. Plus spcifiquement, comme je lÕai indiqu, une recherche musicale dÕampleur associera composition et intellectualit, Ļuvres et textes, criture et coute.
Je parle ce faisant de recherche compositionnelle, et jÕexclus donc ici la recherche musicologique tout autant que la recherche technologique (telle celle, fort intressante au demeurant, qui se mne Paris lÕIrcam comme dans dÕautres centres de recherche quivalents du monde entier).
Aprs ce petit rapprochement entre recherches musicale et mathmatique, un bref mot sur leurs diffrences.
Comme vous vous en doutez, lÕopposition entre recherches compositionnelle et mathmatique porte sur les critres de validation pour les rsultats de la recherche en question : la musique ne dispose pas dÕun quivalent de la dmonstration mathmatique, la musique ne produit pas ses propres thormes, et on ne saurait mme pas dire quÕelle produit ses propres conjectures (sÕil est vrai quÕen mathmatiques, les noncs des conjectures et des thormes sont en tous points quivalents [3], les premiers ne se distinguant des seconds que par le fait quÕils sont en attente de validation dmonstrative ou de rfutation).
En musique, mme un chef dÕĻuvre ne vaut pas dmonstration musicale, et un morceau de musique nÕest donc pas une conjecture attendant dÕtre reconnue comme chef dÕĻuvre pour valoir dmonstration musicale. En vrit, la musique [4] ne connat pas de dmonstrations.
Les critres de validation de la recherche musicale sont donc plutt rechercher ailleurs :
- DÕune part du ct dÕune certaine russite pratique : les Ļuvres produites Ē marchent Č-elles musicalement ? Mais que veut exactement dire ici Ē marcher Č ? Les musiciens ne sÕaccordent pas sur ce terme (comme les mathmaticiens peuvent sÕaccorder sur celui de Ē dmontrer Č).
- DÕautre part du ct dÕune certaine productivit : les ides mises en Ļuvre sont-elles musicalement stimulantes ? Mais, l encore, la stimulation ne sera pas la mme pour tous les compositeurs et le critre de productivit ne sera donc pas massivement partag par les musiciens.
En vrit, derrire cette question des critres proprement musicaux, rode la grande question de la beaut : la beaut musicale constitue-t-elle toujours un critre de validation dÕune exprience compositionnelle, quitte alors se partager sur ce que beaut musicale veut exactement dire ?
Or le point aujourdÕhui est quÕil nÕy a plus accord entre musiciens sur la notion de beaut comme critre de russite compositionnelle. On peut mme soutenir que le contemporain se dtache du moderne en ce point prcis : l o le moderne (disons, en musique, partir de Schoenberg) visait reprendre au classicisme le flambeau de la beaut pour fonder une beaut spcifiquement moderne [5], le contemporain (disons, en musique, partir de 1968 [6]) dqualifie lÕopposition beaut/laideur pour promouvoir les notions de novation et de crativit : une exprience musicale sera ainsi juge comme novatrice et donc intressante, ou comme acadmique et donc inintressante, mais le critre de beaut ne sera plus tenu pour pertinent.
On peut pourtant soutenir que la beaut constitue la forme proprement artistique de la vrit : ainsi, en art, le nom de la vrit est beaut. Rcuser le critre de la beaut pour lÕexprience musicale contemporaine quivaudrait alors rcuser le critre de la vrit pour lÕexprience scientifique – vous pressentez lÕampleur du basculement idologique ainsi opr du moderne vers le contemporainÉ
Ce basculement idologique a pour consquence que toute recherche compositionnelle devient aujourdÕhui ipso facto une recherche sur les critres mmes de ce que composition musicale veut encore dire (lÕidologie du contemporain, ici, promeut – contre le moderne - la performance contre lÕinterprtation, lÕouverture des nouvelles inscriptions contre la fermeture des anciennes partitions, la mobilit entre les pratiques artistiques contre la fixit des dlimitations entre diffrents mondes artistiquesÉ).
Ma propre recherche sur la notion dÕhtrophonie sÕinscrit dans un tel contexte idologique : elle se veut une tentative de relancer la modernit musicale, de reprendre les questions compositionnelles laisses en jachre la fin du srialisme (grosso modo partir du tournant des annes 60) contre une figure nihiliste du contemporain qui voudrait sÕimposer comme seule actualit inventive.
Venons-en maintenant la figure plus concrte de cette recherche compositionnelle qui est la mienne depuis quelques annes.
Partons pour cela dÕune citation de Pierre Boulez, prleve dans les dernires pages (crites en 1960 [7]) de Penser la musique aujourdÕhui :
Ē On a confondu un peu vite, mon sens, une non-homognit des voix avec lÕabandon dÕun des principes les plus riches de la musique occidentale : deux, ou plusieurs ŅphnomnesÓ voluant indpendamment lÕun de lÕautre, sans cesser dÕobserver entre eux une responsabilit de tous les instants. LÕon devra ainsi concevoir la transformation de la notion de voix, non pas envisager son abolition, qui annihile un des domaines les plus importants de la dialectique de composition. Č
Boulez, ce faisant, oriente la composition musicale selon trois propositions :
1. La composition doit continuer (plutt quÕabolir) le principe ancestral de responsabilit musicale entre volutions indpendantes.
2. Pour ce faire, la composition doit tendre ce principe de responsabilit des volutions non-homognes.
3. Cette extension passe par une transformation (plutt quÕune abolition) de la vieille notion de voix.
Rsumons ceci dans le programme suivant : la dialectique de composition doit reprendre [8] lÕantique responsabilit musicale entre voix indpendantes en lÕtendant des voix htrognes, ce qui passe alors par une transformation de lÕantique notion de voix.
Ce programme sÕoppose alors explicitement un programme (quÕon dira Ē contemporain Č) qui prfre purement et simplement abandonner la notion de coresponsabilit [9] et abolir la notion de voix musicale.
Incidente - On peut distinguer trois manires de rvolutionner un domaine donn [10] :
1. une rvolution par destruction puis reconstruction – cÕest, en politique, le paradigme des rvolutions insurrectionnelles (de la Rvolution franaise la rvolution russe de 1917), dtruisant un tat donn pour reconstruire la place un tat dÕun type nouveau ;
2. une rvolution par abandon puis dplacement – cÕest, en politique, le paradigme des Ē zones libres Č (des soulvements antiesclavagistes [11] une longue squence de la rvolution chinoise [12]) ;
3. une rvolution par adjonction-extension – le paradigme sÕen trouve cette fois dans la mathmatique [13] (voir par exemple lÕextension des nombres rationnels aux nombres rels par adjonction des coupures de Dedekind).
On peut indiquer que la modernit musicale a expriment sparment ces trois types de rvolution : respectivement avec Boulez [14], Pierre Schaeffer [15] et Schoenberg [16].
Indiquons galement quÕon peut soutenir quÕune rvolution de type nouveau devrait ambitionner de combiner ces trois types plutt que de les tenir pour incompatibles entre eux ou de les pratiquer sparment [17].
Reformulons alors lÕorientation suggre par Boulez pour mieux esquisser notre programme de recherche : il sÕagit dÕtendre la polyphonie (celle qui pratique exemplairement la responsabilit collective) par adjonction de nouveaux types de configurations vocales.
Dans tout cet expos, il faut entendre par voix musicale non pas ncessairement une voix physiologique (celle dÕun corps humain, chantant ou parlant) mais toute partie musicale apte sÕarticuler, phraser et ponctuer par elle-mme (de manire autonome donc) – disons : toute partie musicale qui discourt [18] ; on parlera ainsi dÕune fugue quatre voix (qui pourra tre alors joue par un seul instrument), mais aussi dÕune voix mlodique ou rythmique dialoguant avec une harmonie orchestrale, etc.
Bref, la voix musicale est une notion discursive et nullement physiologique.
De quels types de configurations vocales [19] disposons-nous en musique ? Essentiellement de cinq.
1. Il y a la monophonie ou configuration faite dÕune seule voix – cÕest l notre singleton.
2. Il y a ensuite lÕhomophonie ou configuration faite de plusieurs voix identiques cÕest--dire jouant toutes la mme chose – exemplairement les deux moments cruciaux dans Wozzeck o tout lÕorchestre converge sur un mme Ē si Č - cÕest l notre Un.
Exemples musicaux dÕhomophonie : Nabucco / Wozzeck [voir annexes]
3. Il y a ensuite lÕantiphonie ou configuration opposant deux voix lÕune lÕautre, soit simultanment, soit en alternance – voir les antiques Rpons, le contraste refrain/couplets, etc. – cÕest l notre 1+1=2.
4. Il y a galement la polyphonie ou configuration faite de plusieurs voix diffrentes (elles ne jouent pas la mme chose) mais cooprant la mme ralisation globale – cÕest exemplairement le cas des diffrentes voix dÕun choral ou dÕune fugue – cÕest l notre pluriel.
5. Il y a enfin la cacophonie ou configuration faite de voix anarchiquement entasses et rivalisant tendanciellement les unes avec les autres – cÕest par exemple le cas de lÕpode de Chronochromie (Messiaen, 1959-1960) [20] - cÕest l notre pur multiple.
On distingue ce faisant le pluriel - rptition dÕun mme type de terme (1+1+1+1É) - et le multiple - simple entassement de termes aux types disparates. Ainsi, le pluriel mobilise le semblable et le multiple lÕhtrogne - par exemple deux voix tonales seront dissemblables si elles ne partagent pas la mme tonalit et deux voix seront htrognes si par exemple lÕune est tonale et lÕautre dodcaphonique.
Exemple musical de cacophonie : Chronochromie [voir annexes]
Rsumons : la musique connat lÕunicit de la monophonie, lÕunit de lÕhomophonie, la dualit de lÕantiphonie, la pluralit de la polyphonie et la multiplicit de la cacophonie.
Nous pouvons schmatiser ces cinq configurations vocales de la manire suivante :
Ce faisant, nous formalisons ainsi des oppositions et des enchanements qui structurent nos cinq configurations vocales mais en vrit, se dessine l une figure logique bien connue [21] : celle dÕun hexagone des oppositions qui nous indique en creux lÕexistence (tout en bas) dÕun sommet ici absent faisant opposition forte avec la cacophonie.
CÕest ce sommet que nous allons adjoindre notre dispositif : appelons-le (dÕun nologisme) juxtaphonie [22] - quÕil suffise dÕentendre rsonner ici la notion de collage pour suggrer le type de collectifs vocaux ainsi dsigns (voir par exemple Charles Ives ou Bernd Alois Zimmermann).
Nous pouvons ainsi schmatiser lÕhexagone suivant (qui va cette fois formaliser diffrents types de rapports qualitatifs entre voix plutt que diffrentes quantits de voix) :
CÕest le jeu mme de cet hexagone dans son ensemble que nous proposons dsormais dÕappeler htrophonie. On lÕindexera alors une logique gnrale de coexistence sÕil est vrai que la musique ne connat pas lÕantagonisme proprement parler et que lÕhtrophonie vise compossibiliser les diffrents types de rapports non antagoniques entre voix [23].
Avant de justifier le nom htrophonie globalement donn cet hexagone, examinons les proprits logiques de cet hexagone des oppositions.
- LÕhexagone repose sur trois sommets formalisant trois logiques collectives incompatibles deux deux : la polyphonie porteuse dÕune coopration (entre les diffrentes voix rassembles), lÕantiphonie porteuse dÕune rivalit entre elles et la juxtaphonie porteuse dÕune indiffrence.
- Chaque paire issue de ces trois sommets configure un sommet dÕun autre type qui formalise respectivement lÕinteraction entre diffrentes voix (interaction commune la coopration polyphonique et la rivalit antiphonique [24]), la non-coopration (commune la rivalit antiphonique et lÕindiffrence juxtaphonique [25]) et la non-rivalit (commune lÕindiffrence juxtaphonique et la coopration polyphonique [26]).
- Ces trois nouveaux sommets sont en rapport logique de subcontrarit (globalement incompatibles, ils restent compatibles deux par deux). Ils figurent nos trois configurations vocales restantes : la cacophonie prise comme emblme [27] de lÕinteraction entre diffrentes voix, lÕhomophonie comme emblme de la non-rivalit [28] et la monophonie comme emblme de la non-coopration [29].
- Chacun des six sommets est en contradiction forte [30] avec son symtrique [31] : il faut choisir entre coopration polyphonique et non-coopration (exemplairement monophonique), entre rivalit antiphonique et non-rivalit (exemplairement homophonique), entre indiffrence juxtaphonique et interaction (exemplairement cacophonique).
Au total, notre formalisation distingue classiquement :
- deux types de sommets : les Ē produits Č [32] inscrits en bleu dans un rectangle blanc et les Ē sommets Č inscrits en vert dans un ovale gris ;
- trois types dÕopposition entre sommets : les contradictions (en rouge) entre un Ē produit Č et une Ē somme Č, les contrarits (en bleu) entre Ē produits Č et les subcontrarits (en vert) entre Ē sommes Č [33] ;
- un type dÕimplication entre sommets (flches en noir dÕun Ē produit Č vers une Ē somme Č) – par exemple : Ē si coopration, alors interaction et/ou non-rivalit ČÉ
De quoi htrophonie est-il ici le nom ?
Htrophonie vient ici nommer une proprit remarquable de cet hexagone logique des oppositions : sa structure de nĻud borromen - cÕest le mathmaticien Ren Guitart qui lÕa dgage [34]. Ceci veut dire que coopration, rivalit et indiffrence (ou polyphonie, antiphonie et juxtaphonie) peuvent se nouer deux deux par le jeu du troisime.
CÕest trs exactement cette proprit globale dÕentrelacement borromen que je propose dÕappeler htrophonie.
LÕhtrophonie sera donc ici dfinie comme ce nouveau type global de collectivisation vocale qui tresse (borromennement) coopration polyphonique, rivalit antiphonique et juxtaposition indiffrente entre voix de tous types.
Ainsi lÕhtrophonie est lÕentrelacement de collectifs de types diffrents. Elle dsigne donc un Collectif global fait de sous-collectifs - dÕo sa raisonance avec lÕide politique de peupleÉ
Un exemple musical, intressant et inattendu, dÕune telle htrophonie peut tre trouv dans le discours du Buisson ardent intervenant au tout dbut de Mose et Aaron.
Exemple dÕhtrophonie parl/chant : le Buisson ardent
Exemple singulier dÕune voix htrophonique : Sequenza III
Exemple dÕhtrophonie improvise dans le jazz : Art Ensemble of Chicago [35]
[voir annexes]
Pour fixer pdagogiquement les ides, avanons ces deux matrices minimales dÕhtrophonie, qui assemblent de manires varies (simultanment et successivement) diffrents types de collectifs vocaux (ou phonies) :
Voici un exemple dÕune telle htrophonie, extrait de mon Ricercare htrophonique :
(juxtaphonie entre les cordes & antiphonie avec le piano)
Ce faisant, je propose donc dÕentendre htrophonie au sens fort dÕun nouveau type de discours musical.
LÕenjeu de lÕhtrophonie, on lÕa vu, est de nouer ou dÕentrelacer diffrentes configurations vocales htrognes – on pourrait dire : diffrentes discursivits musicales htronomes. Mais il sÕagit, ce faisant, de produire un ensemble vocal qui affirme un nouveau type dÕunit globale entre ses diffrentes configurations vocales et non pas qui se contente dÕune juxtaphonie ou dÕune cacophonie de diffrentes polyphonies. Le nom formel de ce nouveau type htrophonique dÕunit est nĻud ; son nom musical est discours. On dira donc que lÕenjeu de ce nouage va rsider dans sa capacit composer un nouveau type de discours : un discours htrophonique, qui ne saurait se limiter tre une htrophonie de diffrents discours.
Dans lÕexemple donn ci-dessus, il sÕagit donc que lÕensemble compos des deux interventions successives des cordes et de lÕintervention simultane du piano fasse bien au total Ē un Č discours musical (en un sens nouveau, largi, du mot discours) et ce, par-del la disparit des trois propos ainsi rapports.
Pour donner deux quivalents politiques de cette question :
- il sÕagit de savoir sÕil est lgitime de continuer de parler de Ē la Č rvolution chinoise (1927-1949) une fois identifis les trois types de rvolution quÕelle a combins (successivement ou par superposition partielle) : lÕun dÕabandon-dplacement, lÕautre de destruction-reconstruction, le troisime dÕadjonction-extension ;
- il sÕagit galement dÕtre capable de penser lÕexistence collective dÕun peuple non pas comme simple collectif dÕindividus (la masse srialise de Sartre dans Critique de la raison dialectique) mais comme unit politique dÕun type nouveau entre diffrents collectifs de masse (ouvriers, paysans, femmes, jeunesÉ).
Donnons dÕautres images de ce que Ē discours htrophonique Č peut vouloir dire :
- le discours sonore dÕune ville tel que peru dÕune fentre ou dÕun point en surplomb ;
- le discours dÕune large manifestation dfilant sous votre fentre ;
- le discours dÕune cole de pense (philosophique, musicale, politique et idologique)É
Tel est donc lÕenjeu formalis de la recherche compositionnelle en question.
Qui dit formalisation de la recherche dit cration de Ē modles Č compositionnels pour cette thorie formelle de lÕhtrophonie – cÕest l lÕenjeu des compositions musicales qui nourrissent concrtement cette recherche. Avant dÕy revenir, quelques mots sur dÕautres usages du terme htrophonie dans le champ musical.
Le sens que je donne lÕhtrophonie se dmarque considrablement de lÕusage musicologique traditionnel donn ce terme. Celui-ci vient de lÕethnomusicologie qui nomme ainsi une sorte dÕhomophonie approximative [36] – lorsque de vastes groupes de musiciens jouent vaguement lÕunisson. Ici, le prfixe htro ne nomme plus lÕaltrit en tant quÕelle sÕoppose au mme (homo) de lÕhomognit mais dsigne une altrit dans une homognit, une altration localise dÕune homognit globale [37]. Les deux sens dÕhtrophonie – le sens ethnomusicologique et le sens compositionnel que je lui donne – sont donc radicalement htrognes.
Exemple musical : lÕhtrophonie au sens ethnomusicologique [voir annexes]
Je vous ai prsent ma recherche musicale en privilgiant son abord formalis, en particulier en privilgiant une forme dductive de la formalisation mobilise. Mais il sÕagit bien sr l dÕune prsentation rhtorique des premiers rsultats, nullement dÕun compte rendu chronologique de la recherche en question.
En fait, lÕide dÕhtrophonie, telle que clarifie par la formalisation ici esquisse, sÕest avre pour moi tre depuis toujours dj lÕĻuvre dans mon travail compositionnel si bien que la recherche en question se rvle une mise au jour dÕhypothses intuitivement prexistantes.
Ds mes premires compositions, lÕintrt latent pour cette htrophonie que je nÕai su nommer quÕil y a peu tait dj l : par exemple dans Deutschland (Ļuvre dÕil y a trente ans). Et je puis dsormais retracer une grande partie de mon Īuvre de compositeur en suivant le fil rouge de cette ide.
Je ne le ferai pas ici mais finalement cette formulation tardive dÕune intuition toujours dj lÕĻuvre validerait lÕhypothse bien connue selon laquelle on nÕaurait jamais dans toute sa vie quÕune seule vraie ide !
Exemple musical : cadence de Duelle (2001)
Exemple musical : Instress (2007)
Exemple musical : Htrophonie presto (2016)
Pour souligner ce point, je vous confierai mme que jÕai rcemment compris que toute ma vie personnelle et individuelle avait t guide par ce principe de lÕhtrophonie sÕil est vrai que, depuis des dizaines dÕannes maintenant, je mne une vie enchevtrant six voix simultanes, tantt polyphoniquement unifies, tantt antiphoniquement rivales, tantt indiffremment juxtaposes, une vie quÕon peut donc dire Ē htrophonique Č puisquÕelle entrelace une survie quotidienne (travail salari et tches quotidiennes), une vie de parent ( la nombreuse progniture), une vie dÕamant, une vie de militant, une vie de musicien et une vie dÕintellectuel (qui sÕintresse par exemple aux mathmatiquesÉ).
JÕai dj suggr les rsonances de cette notion dÕhtrophonie en matire politique.
JÕindique ce propos que jÕorganise Paris en mai prochain [38] une semaine-anniversaire des cinquante ans de Mai 68 qui sÕintitulera prcisment Htrophonies/68 : son seul titre souligne les raisonances de la notion dÕhtrophonie avec lÕexubrance de la pense collective libre lors de ce soulvement historique.
Mais je voudrais conclure cette intervention en vous indiquant comment cette mme notion dÕhtrophonie pourrait galement concerner certains aspects de la recherche mathmatique.
Je voudrais pour cela interroger la dimension htrophonique de deux thories mathmatiques : en analyse, la thorie de lÕintgration et en arithmtique, la thorie des extensions de nombres.
On distingue classiquement trois temps dans la thorie de lÕintgration, trois temps qui ont dpos trois conceptions diffrentes de lÕintgration indexes de trois noms propres : Riemann, Lebesgue et Kurzweil-Henstock.
Comme lÕon sait, ces trois thories de lÕintgration sont pour partie compatibles, voire complmentaires (Kurzweil-Henstock en un sens Ē complte Č Riemann par lÕintroduction dÕune jauge sur lÕaxe des abscisses), pour partie rivales (Riemann et Lebesgue Ē rivalisent Č quant lÕaxe dÕintgration privilgi : abscisses ou ordonnes ?). Ne pourrait-on alors considrer lÕentrelacement de ces trois Ē voix Č mathmatiques comme configurant, au total, une conception htrophonique de lÕintgration ?
Ceci pourrait alors se diagrammatiser de la manire suivante :
Prenons maintenant la thorie arithmtique des nombres qui procde
par extensions successives partir des nombres entiers - disons ℕ, ℤ, ℚ,
ℝ, ℂ.
Diagrammatisons
cela de manire un peu plus dtaille :
Ne voit-on pas, l aussi, la manire dont une vaste thorie, se dveloppe htrophoniquement en jouant simultanment de diffrentes configurations numriques qui entretiennent entre elles des rapports varis ?
- des rapports de coopration polyphonique (pour passer, par exemple, des rationnels aux rels par les coupures de Dedekind)
- ou des rapports de rivalit antiphonique (selon que lÕon tend ℝ au corps des complexes – en perdant alors la relation dÕordre – ou au corps des surrels – en perdant cette fois la compltude algbrique).
Il semble donc – et je terminerai l-dessus – que la recherche compositionnelle visant reprendre lÕantique notion de discours musical pour lÕtendre en un discours htrophonique, entrelaant polyphonie, antiphonie et juxtaphonie, puisse - par-del sa propre productivit musicale (laquelle constitue, bien sr, son principal critre immanent de russite) – rsonner avec des proccupations analogues dans des domaines de pense extrmement diffrents.
En ce point, le risque serait bien sr de constituer le musicien – en lÕoccurrence le compositeur – en prophte de lÕhumanit (on sait que Jean-Philippe Rameau a commenc de driver dans ce sens partir de 1749, et dÕAlembert sÕest juste titre immdiatement dress contre ces nouvelles prtentions de lÕintellectualit musicale vouloir fixer le cap des sciences de lÕpoque).
Suggrons que le risque aujourdÕhui serait dÕautant plus grand pour lÕintellectualit musicale que les musiciens pourraient tre tents de se substituer ces potes contemporains dplorant mlancoliquement la fin [39] de Ē lÕge des potes Č [40].
Le musicien doit donc drastiquement autolimiter cette recherche musicale sur la notion dÕhtrophonie. Mais cela ne lui interdit nullement dÕadresser aux mathmaticiens, ces Ē allis substantiels Č [41], quelque amical geste de la main pour leur signifier quÕils ne sont pas seuls tenter dÕinventer une nouvelle modernit de pense.
Je vous remercie.
***
Verdi : Nabucco (ChĻur des esclaves) [42]
Unisson gnral sur un Ē si Č [43]
La notice Heterophony de Wikipedia [45] donne pour exemple paradigmatique de lÕhtrophonie ce duo soprano-hautbois de la cantate BWV 80 (J.-S. Bach) o le processus dÕaltration locale (mlismes) sur fond dÕidentit globale (structure) ressort clairement :
On y trouve galement, et selon la mme logique, cet exemple (Concerto pour piano K491 de Mozart) :
On dira plutt : dans ces duos, une voix nÕest localement autre que pour autant quÕelle est avant tout globalement mme. Pour nous, il sÕagit donc ici dÕune homophonie globale variations locales.
Ici lÕhtrophonie se retrouve au sein dÕune unique voix chante (tout de mme quÕil peut exister dÕinnombrables voix intrieurement polyphoniques chez Bach et tous les classiques).
Cette voix est compose de 12 chanteurs ! : 6 chants et 6 Sprechgesang (souvent les 6 chanteurs sont rpartis en deux groupes de 3 et les 6 Sprech en 3 groupes de 2). Donc 12=2*3+3*2
On a ainsi une coexistence de plusieurs discursivits htronomes (lÕune parle, lÕautre chante) en interaction rciproque.
Htrophonie de dix voix regroupes en quatre
configurations : deux htrophoniques (4 pianos | 4 violons) et deux
monophoniques-polyphoniques-antiphoniques (clavecin | flte)
Htrophonie de trois configurations : une polyphonique ( trois voix : trio
cordes), une monophonique (flte) et une de structure variable (piano)
Htrophonie par collage de cinq configurations de types
diffrents :
–
une
htrophonique (chĻur bablien de six langues)
–
une
antiphonique (contrepoint de deux chants monophoniques)
–
une
polyphonique (Magnificat de Bach)
–
une
antiphonique (superposition de deux voix musicales venues du jazz)
–
une
tantt homophonique, tantt polyphonique (Presto,
pour percussions).
pour piano et 12 cordes
(juxtaphonie entre les cordes & antiphonie avec le piano)
***
[2] Ricercare harmonique, pour 12 cordes et piano (14Õ, 2017) – cration dans le cadre du festival Enesco, dimanche 24 septembre 2017 13h, Radio Hall de Bucarest, par les solistes du Philharmonique de Wrth dirigs par Facundo Agudin avec Horia Maxim au piano. http://festivalenescu.ro/en/program/wurth-philharmoniker/
[3] Voir lÕexpos dÕYves Andr au sminaire mamuphi (10 dcembre 2005) : Ē SÕorienter dans la pense : lÕart des conjectures Č.
Texte : http://www.entretemps.asso.fr/maths/Y.Andre.pdf
Vido : http://www.diffusion.ens.fr/index.php?res=conf&idconf=946
[4] pas plus, au demeurant que la physique – voir ce titre les justes critiques adresses par dÕAlembert Rousseau partir de 1749É
[5] Ce faisant, jÕinflchis lÕorientation soutenue il y a vingt ans dans mon livre La singularit Schoenberg o je mettais lÕaccent sur la distance que le sublime imposait par rapport la beaut. Je nÕavais pas, lÕpoque, pris claire mesure du pril nihiliste que faisait courir la problmatique de Ē lÕart contemporain Č la musique et, plus largement, des consquences problmatiques de la distinction kantienne puis romantique entre le beau et le sublimeÉ
[6] Sinfonia de Berio (musique postmoderne), La Messe du temps prsent de Pierre Henry (musique concrte), Aus den sieben Tagen de Stockhausen (musique conceptuelle).
Notons la simultanit de ce tournant avec la fin du free jazz (et donc du jazz comme trajectoire cratrice), fin quÕon symbolisera par la cration de lÕArt Ensemble of Chicago (qui va venir sÕincorporer la musique contemporaine improvise).
[7] Voir lÕdition franaise de 1963 (Denol-Gonthier) p. 152
[8] Entendons ici le sens crateur que Kierkegaard donne au mot Ē reprise ČÉ
[9] celle qui est au principe de lÕantique polyphonieÉ
[10] si lÕon entend ici par rvolution une transformation radicale et globaleÉ
[11] de Spartacus la Commune des Palmares dans le Brsil du XVII”
[12] suite en particulier la Longue marche (1934-1935)
[13] mme si la politique rvolutionnaire le pratique galement, par exemple par son extension aux Ē larges masses Č contre son confinement dans un Parti-tat (on pourra reconnatre ici la diffrence entre rvolutions chinoise et algrienne)
[14] Son srialisme, conu comme reconstruction globale de la musique, prend appui sur une radicalit refondatrice attribue Webern (contre une modration rformatrice attribue Schoenberg) - je renvoie la discussion de ce point mon livre La singularit Schoenberg (Ircam/LÕHarmattan, 1998).
[15] Sa musique acousmatique abandonne le vieux solfge et les vieux instruments de musique pour se dplacer vers les nouveaux objets et instruments sonores : le sonore nÕest pas ici conu comme reconstruction ou extension du musical mais comme nouveau monde, dlaissant lÕancien telle une jachreÉ
[16] Schoenberg concevait le moderne comme possible extension du classique par adjonction dÕune atonalit puis du dodcaphonisme, lesquels ne prsupposaient nullement la destruction du ton (ni non plus du thme ou du mtre)É
[17] En un certain sens, cÕest bien ainsi que Mao Ts-toung a dirig la rvolution chinoise (1927-1949) en articulant destruction-recontruction de lÕtat (insurrections urbaines, telle celle de 1949), abandon des villes et dplacement dans les campagnes (guerre prolonge Ē encerclant les villes par les campagnes Č), extension de la politique rvolutionnaire aux paysans par adjonction de la Ē ligne de masse ČÉ
[18] au sens du verbe discourir (il en va donc, centralement, en cette affaire, du discours musical, cÕest--dire de la capacit de la musique de discourir).
[19] On pourrait nommer Ćox ces configurations vocales pour mieux mettre en vidence la hirarchie suivante de la structure vocale : voix (individuelle), Ćox (collectif de voix) et htrophonie (entrelacs de Ćox).
[20] o 18 cordes miment un ppiement anarchique dÕoiseaux pendant prs de cinq minutesÉ
[21] dgage par Robert Blanch ( partir du carr dÕAristote) puis systmatise par Jean-Yves Beziau
[22] On pourrait parler ici de collage mais cette nomination ne capterait plus la notion de voix (/phonie) au principe de notre logique musicale.
[23] On remarquera une approche du discours htrophonique par double ngation plutt que par affirmation directe (il nÕy sÕagit pas proprement parler dÕunification).
[24] lÕinteraction pouvant tre cooprante ou rivleÉ
[25] la non-coopration pouvant tre rivale ou indiffrenteÉ
[26] la non-rivalit pouvant tre indiffrente ou coopranteÉ
[27] Rappelons que notre hexagone formalise des oppositions qualitatives entre voix dÕune mme configuration vocale quand notre pentagone de dpart formalisait des diffrences plus quantitatives entre configurations.
[28] soit lÕhomognit comme forme maximale de la non-rivalit, son autre forme extrme – minimale – tant lÕindiffrence dÕun cte--cte.
[29] faute de partenaireÉ
[30] incompatibilit et stricte alternative
[31] par rapport au centre de lÕhexagone
[32] Ce terme, comme celui de Ē somme Č, doit ici sÕentendre au sens quÕil prend dans la thorie des catgoriesÉ
[33] Pour rappel, les contradictions renvoient la logique classique, les contrarits aux logiques intuitionnistes et les subcontrarits aux logiques paraconsistantes.
[34]
Voir son expos au sminaire mamuphi (8 octobre 2011 :
L'armature hexagonale du corps quatre
lments, et le formulaire de la
logique borromenne associe) et son article L'ide
d'objet borromen, l'articulation entre les nĻuds et la logique lacanienne https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=ESS_028_0085
[35] Par exemple en 1984 avec Cecil Taylor : https://www.youtube.com/watch?v=Ah5OVkgUtF8
[36] Le musicologue Jacques Amblard crit par exemple : Ē On sÕaccorde dfinir lÕhtrophonie comme lÕcriture superpose (ou le jeu simultan) dÕune ligne mlodique et de ses diffrentes variations, variations le plus souvent rythmiques ou ornementales. Č
[37] En inscrivant lÕhtrophonie sous le signe de variations simultanes, lÕethnomusicologie thmatise ainsi lÕhtrophonie comme altration, autant dire comme mouvement allant du mme ses autres : dans cette acception, lÕaltrit ne serait donc pas au principe de lÕhtrophonie ; elle nÕen serait pas constituante mais elle serait constitue partir dÕelle.
[38] du 8 au 13 mai 2018 au thtre La Commune dÕAubervilliers (http://lacommune-aubervilliers.fr) - voir https://www.facebook.com/groups/1564159357244203
[39] Disons depuis le suicide de Paul Celan juste aprs 68 (avril 1970) qui vient clore le cycle ouvert par Hlderlin partir de la Rvolution franaise.
[40] La notion dÕge des potes vient du philosophe Alain Badiou qui nomme ainsi la longue priode (prs de deux sicles) o la posie sÕest subjectivement constitue en relve de cette pense ontologique (sur lÕtre) que la philosophie abandonnait progressivementÉ La reprise actuelle par la philosophie de ses tches propres (ontologiques et phnomnologiques, mtaphysiques et logiques) vient, de lÕextrieur, mettre un terme cet Ē ge dÕor Č des potes (clture exogne qui laisse alors entirement ouverte la question de savoir quel titre cet ge a t ou nÕa pas t un ge dÕor de la posie elle-mme).
[41] Ren Char nommait ainsi les philosophes et surtout les peintres avec qui il faisait Ļuvre commune.