Au secret musical des mots musiciensÉ
(Journe Musique|Psychanalyse du 17 janvier 2015)
Franois Nicolas
Ç O Wort, du Wort, das mir
fehlt ! È
Ç ï mot, mot qui me manque ! È
Mose (Mose et Aaron,
Schoenberg)
Faisons lĠhypothse que pour
le compositeur, le processus de Ç cration È - ajouter une nouvelle
Ïuvre la liste de ses opus - se prsente comme un travail dĠadjonction (au sens que la mathmatique
donne ce terme, corrl celui dĠextension :
chez Dedekind, extension des nombres rationnels par adjonction de partitions-coupures ; chez Paul Cohen,
extension dĠun ensemble par adjonction dĠune partie gnrique) : adjoindre
un opus pour tendre une Îuvre.
On en dduira que, pour orienter
ce processus, le compositeur doit – parfois ? - mettre en Ïuvre de
nouveaux mots susceptibles de nommer lĠÏuvre projete et dĠnoncer son travail envisag dĠextension
musicale.
Exemple
canonique : Richard Wagner dclare que la composition, longuement mdite
de son Parsifal, sĠest clarifie
quand, en 1860, le mot Kundry sĠest
impos lui pour nommer la synthse en un unique personnage fminin de deux figures
jusque-l distinctes (la servante des actes I & III et la corruptrice de
lĠacte II, soit assez exactement les deux figures, restes disjointes dans Tannhuser, dĠlisabeth et de Vnus). Ce simple mot (venant nommer un personnage
- destin rester nigmatique - et permettant de dployer les noncs mettant
en Ïuvre, dans le livret, une nouvelle diversit subjective) a ainsi catalys
son travail compositionnel : en quelque sorte lĠadjonction musicale dĠune
Ïuvre a pu embrayer sur lĠadjonction
musicienne dĠun mot.
On sĠintressera, sous ce chef,
la gense musicienne dĠune Ïuvre, et sans considrer pour autant que cette gense
rendrait compte de la musique lĠÏuvre : les deux processus – temps
musicien de cration et temps musical lĠÏuvre - sont radicalement disparates,
et leurs points momentans de tangence sont destins dfinitivement sĠeffacer,
une fois la double barre pose sur la partition (ainsi, pas de cration musicale
sans production corrlative de dchets musiciens !). On sĠintressera plutt
ce type particulier de gense – sous lĠimpulsion dĠun simple mot - pour
y puiser la discipline dĠun courage face lĠpreuve indfiniment rpte de
lĠajout musicien et de lĠadjonction musicale.
On cherchera pour ce faire dans
la correspondance des musiciens la trace de semblables embrayeurs : ces
mots qui, pour un compositeur dans une situation donne de stase angoissante,
fulgurent comme puissance nominative autorisant dĠanticiper lĠÏuvre venir au
gr dĠnoncs venant pour le musicien
(et sans doute pour lui seul) envelopper lĠÏuvre musicale projete, ces mots qui
deviennent les anges gardiens de la future existence musicaleÉ
O Ç ne pas cder sur
son dsir musicien de musique È passe donc par lĠappui pris sur un simple mot.
Non pas exactement le mot qui manque (celui par exemple qui manquait Mose
pour inventer un lieu hauteur de la sortie dĠgypte et diriger un collectif
mancip de la Loi venant saturer les nominations) – la maxime serait en
effet ici : Ç Ne tente pas de dire le mot qui manque : tu
toufferais lĠembrasement du dire ! È - mais un nouveau mot
(Ç marque du manque ÈÉ), en excs, apte, par
sa mobilit de nomination, faire circuler, comme la case vide du jeu de
taquin, une dynamique dĠnonciation musicienne venant momentanment doubler
lĠlaboration du discours musical.
*
Pourquoi lire les
correspondances de musiciens ?
Ma rponse va tre la suivante :
parce que ces correspondances avouent.
QuĠavouent-elles ? Des
secrets, bien sr !
Mais quels secrets ?
Il va de soi que nous ne nous
intresserons pas ici dĠventuels secrets biographiques des musiciens :
les musiciens sont les dchets de la musique ; nous nĠallons pas en plus nous
intresser des dchets de dchets ! Et ce nĠest pas parce que toute cette
poque ne cesse de braire son droit irresponsable transformer toute chose, de
prfrence grande et respectable, en simple dchet que je vais mĠy
conformer : la lecture pusillanime des correspondances dĠhommes magnanimes
est une tradition franaise dplorable – rappelons-nous comment Voltaire
sĠacharnait rapetisser Rousseau par quelque dtail biographique – tradition
dans laquelle je refuse de mĠinscrire.
Les secrets qui nous
intresseront seront donc des secrets sur la musique.
Est-ce dire quĠil sĠagirait
alors de secrets musicaux ? Tout notre point va se jouer l.
Posons provisoirement quĠil sĠagit
de secrets musiciens sur la musique – nous allons voir que dans le cas
qui va nous occuper, il sĠagira dĠun secret musicien sur un secret musical
– et prcisons donc quĠil sĠagit pour nous de lire les correspondances de
musiciens pour y dceler ce quĠelles avouent comme secrets musiciens sur la
musique.
Comme annonc, je vais
mĠintresser la correspondance qui relia Richard Wagner et Mathilde Wesendonk
de 1853 1871 [1] et, plus
prcisment, la lettre crite par Wagner au dbut du mois dĠaot 1860, lettre
o, mon sens, Richard avoue Mathilde le secret de son futur opra Parsifal.
Voici, pour nous installer
dans lĠatmosphre de cette correspondance, de larges extraits de cette
lettre :
Ç Tristan est et reste pour moi un
miracle ! Comment ai-je pu faire quelque chose de semblable, je le
comprends de moins en moins : en relisant, il me faut rester bouche
be ! Comme je devrai terriblement ptir de cette Ïuvre, un jour, si je
veux me la faire excuter entirement telle quĠelle est ! Trs clairement,
je prvois les souffrances les plus inoues, car je ne me dissimule pas que
jĠai surpass de beaucoup en lĠcrivant toutes nos relations possibles :
les interprtes merveilleux, les interprtes de gnie, les seuls qui seraient
hauteur de la tche, apparaissent en ce monde si rarement ! Et cependant
je ne puis rsister la tentation : si jĠentendais seulement
lĠorchestre !
Parsifal sĠest rveill en moi trs vivement : jĠy vois de plus en plus
clair ; quand tout sera mr en moi, lĠexcution de ce pome deviendra pour
moi un plaisir inou. Mais dĠici l peuvent encore sĠcouler pas mal
dĠannes ! Aussi je voudrais beaucoup mĠen tenir uniquement au pome. Je
lĠcarte aussi longtemps que je peux et ne mĠen occupe que lorsquĠil me
vient irrsistiblement ! Alors ce merveilleux progrs de lĠenfantement me fait oublier toute ma
misreÉ Bavarderai-je un peu l-dessus ? Vous ai-je dj dit que la messagre fabuleusement sauvage du Graal ne
doit faire quĠun avec la sductrice du deuxime acte ? Depuis que cette
ide sĠest leve en moi, je me sens matre de presque toute ma matire.
Cette merveilleuse, cette horrible crature qui sert les chevaliers du Graal
avec le zle dĠune esclave infatigable, sĠacquitte des besognes les plus
inoues, reste couche dans un coin, attendant quelque mission dĠune difficult
extraordinaire, disparait parfois, on ne sait ni comment ni o ?É
Quand
Parsifal, le simple, arrive dans le pays, elle ne peut dtourner de lui
son regard : quelque chose de merveilleux doit se passer en elle ;
elle ne sait pas quoi, mais sĠattache lui. Lui est effray, mais aussi
attir : il ne comprend rien. (Ici le mot dĠordre est : Pote, cre !). Seule
lĠexcution peut parler ici ! – Mais suivez toujours ces
indications : coutez comme Brnnhilde coutait Wotan. – Cette femme
est dans une agitation, une excitation indicible : le vieil cuyer a dj
remarqu cela chez elle, de temps en temps, et peu aprs, elle disparaissait.
Cette fois, le phnomne atteint son paroxysme. Que se passe-t-il en elle ?
Craint-elle une nouvelle fuite ? Dsire-t-elle en tre
dispense ? Espre-telle pouvoir en finir tout fait ?
QuĠespre-t-elle de Parsifal ? Manifestement, elle attache celui-ci
quelque espoir inouÉ Mais tout est obscur et tnbreux encore : nulle
connaissance, rien quĠune impulsion travers le crpuscule !
Accroupie dans un coin, elle assiste la navrante scne dĠAmfortas : elle
jette un regard merveilleusement pntrant – un regard de sphinx –
sur Parsifal. Lui, vraiment simple, ne comprend rien, sĠtonne
etÉ se tait. On le pousse dehors. La messagre du Graal sĠabat avec un grand
cri ; puis elle disparat.
(Il
lui faut errer encore.)
Devinez-vous
maintenant qui est la merveilleuse et magique crature que Parsifal trouve dans
le chteau trange o le conduit sa valeur chevaleresque ? Devinez ce qui
arrive et comment tout finira. AujourdĠhui je ne vous en dis pas
davantage !É È
Avant de commenter cet
extrait, prcisons en quel sens je vais parler ici dĠaveu et de secret.
Je mettrai ma problmatique
du secret lĠombre de cet nonc de Lacan – Sminaire du 16 novembre
1960 [2] - :
Ç Ce nĠest
pas parce quĠon lĠavoue quĠun secret cesse dĠtre un secret. È
LĠaveu dĠun secret ne
constitue pas la destruction de sa nature de secret.
Pourquoi ? Car le secret
en question ne relve pas dĠun cach, dĠun dissimul : on peut donc le
montrer, lĠexhiber mme, il gardera toujours sa structure de secret. Bien sr
le secret relve de lĠinapparent, du non manifeste, de lĠinvidence mais ces
proprits phnomnologiquement ngatives ne rsultent pas dĠactions extrinsques
la chose secrte (actions qui viseraient alors la drober au regard ou la
dissimuler aux autres sens) ; le caractre occulte du secret tient sa
constitution interne, sa composition intrinsque, sa facture endogne.
Le secret nĠest pas cette
chose ordinaire que lĠenfant sĠamuse soustraire du paysage : ce nĠest
pas un Ïuf de Pques. Si le secret est bien a contrario une chose qui porte en
soi sa structure de secret, le meilleur exemple va en tre ce que les
mathmaticiens appellent une singularit :
par exemple le point de rebroussement dĠune courbe lisse ou la pointe dĠun
cne ; dans ces deux cas, la singularit va se manifester – sĠavouer
– par une proprit phnomnologique immdiate : la main qui caresse
la courbe ou le cne ressent la piqure locale du point singulier. Cette
proprit avoue quĠil y a ici secret sans pour autant le rsorber, lĠeffacer
car cette proprit – piquer la main - nĠen dlivre aucunement la cl :
que se passe-t-il en cet endroit et en nul autre pour que la courbe ou le cne
en question en vienne ici piquer ?
La cl mathmatique dĠune
telle singularit a t dlivre par le mathmaticien Hironaka [3] la fin
des annes 1960 : elle tient au fait que deux orientations contraires (les
gomtres disent transverses ou orthogonales) sont ici globalement
lĠÏuvre – par exemple le cne est produit partir dĠun cylindre, lequel
procde de lĠenroulement dĠun plan selon un cercle orthogonal ce plan ; la
localisation de la singularit va se spcifier dĠtre lĠendroit prcis o ces
deux orientations contraires (le plan enroul et le cercle dĠenroulement) vont
tre rendues indiscernables lĠune de lĠautre – dans notre exemple du
cne, le cercle doit se rtrcir jusquĠ ne plus devenir quĠun point - la
pointe du cne - en sorte quĠen ce point, on ne puisse plus distinguer ce qui
est plan enroul et ce qui est cercle dĠenroulement.
LĠide est donc que dans une
situation globale donne, une singularit est une localisation o les deux
tendances contraires qui configurent et ossaturent lĠensemble de la situation
en question – qui donc la font tre ce quĠelle est -
se trouvent localement confondues, rendues indiscernables. Et cĠest cette
fusion locale qui suscite les proprits phnomnales propres cette
singularit – dans notre cas, le caractre Ç piquant È pour la
main qui caresse la courbe ou le cne (le mathmaticien parlera pour sa part de
lĠabsence de tangence).
Retenons, pour rsumer et simplifier,
cette image : une singularit ressemble un pli, plus spcifiquement
une ligne de crte confondant deux versants disjoints – on pourra ainsi
dire quĠune telle singularit est Ç une synthse disjonctive È au
sens que donnait Deleuze ce concept [4].
On comprend alors pourquoi
une telle singularit se trouve dtentrice dĠun secret que nul aveu ne
saurait suffire dilapider :
vous pouvez montrer de quelle manire la pointe du cne en vient piquer (en
lĠoccurrence parce que le plan et le cercle orthogonaux sĠy confondent), vous
nĠaurez pas pour autant effac la proprit phmomnale : la paume de main
parcourant la surface en question continuera de sĠy piquer.
Tout de mme, vous pouvez
montrer lĠexistence dĠun pli en le faisant jouer, en le dpliant puis le
repliant : vous nĠeffacerez pas pour autant la marque mme du pli (sauf
procder cette fois une tout autre opration : celle dĠeffacement
systmatique du pli par mise en jeu dĠun fer repasser ou dĠun rabotÉ).
La mathmatique dĠHironaka
thorise cet effacement possible de la singularit – elle parle alors dĠclatement, mais aussi (chez dĠautres
mathmaticiens tel Perelman) dĠclosion.
LĠide est quĠil faut pour cela faire intervenir une nouvelle dimension et
plonger notre espace de travail – celui o la singularit se manifeste
– dans un espace plus vaste o les deux orientations contraires (au
principe de toute notre situation et de sa singularit ponctuelle) vont pouvoir
tre partout distingues, discernes.
Retenons de tout ceci ces trois
ides simples qui vont nous guider dans notre lecture de la lettre adresse par
Wagner Mathilde Wesendonk :
1.
Un secret est une
singularit cĠest--dire un endroit o deux orientations contraires sont
localement rendues indiscernables ; la nature de secret de cet endroit lui
est donc bien intrinsque et ne relve pas dĠune dissimulation extrinsque.
2.
LĠaveu dĠun tel secret
consiste montrer cette structure de secret sans que cette monstration suffise
pour lĠeffacer : une singularit montre et explique reste une
singularit tout comme un secret avou reste bien un secret.
3.
La rsorption
dĠun secret, la diffrence de son simple aveu – ce que les
mathmaticiens appellent une dsingularisation
- implique de mobiliser un nouvel espace largi (dot dĠune dimension
supplmentaire) dans lequel plonger lĠespace de travail originel en sorte que
les orientations contraires de dpart y deviennent partout discernables grce au
jeu dĠune nouvelle dimension [5].
Donnons un petit exemple,
tout fait loign de notre propos, pour illustrer ces trois points :
1.
Mai 68 constitue
une singularit idologico-politique en ce que les deux orientations
idologiques traditionnellement contraires de lĠgalit franaise et de la
libert anglo-saxonne y ont t rendues momentanment indiscernables : on
peut ainsi soutenir tout aussi lgitimement que 68 a constitu lĠemblme dĠune
aspiration lĠgalit ou lĠemblme dĠune aspiration la libert (bien sr,
selon ces deux orientations, les emblmes concrets de 68 ne seront plus les
mmes).
2.
Avouer ce secret
de 68 ne lĠefface aucunement puisque les conditions qui ont rendu possible une
telle indiscernabilit entre galit et libert restent, aprs cet aveu, tout
autant Ç mystrieuses È et irrptables.
3.
Rsorber ce
secret – le faire clore ou lĠclater (selon lĠorientation mathmatique
alors retenue pour la Ç dsingularisation È : Perelman ou Hironaka [6]) –
implique la mise en jeu dĠune autre dimension quĠon nommera la dimension
proprement politique (et plus seulement idologique) : celle-l mme qui
fut lĠÏuvre aprs 1968 selon la diversit propre aux nombreuses organisations
venant se rclamer de mai-juin 68 pour en matrialiser ensuite les effets
proprement politiques.
Revenons la lettre que
Richard Wagner adresse Mathilde Wesendonk en aot 1860.
Le point dcisif pour nous en
sera le suivant :
Ç Vous ai-je dj dit que la messagre
fabuleusement sauvage du Graal ne doit faire quĠun avec la sductrice du deuxime
acte ? Depuis que cette ide sĠest leve en moi, je me sens matre de
presque toute ma matire. È
Situons dĠabord ce moment de
lĠt 1860.
-
Wagner a termin Tristan en 1857.
-
Le Ttralogie,
commence en 1853, a t interrompue aprs le deuxime acte de Siegfried (troisime des quatre opras
prvus).
-
Wagner va
prochainement sĠattaquer aux Matres
chanteurs (quĠil achvera en 1864) puis terminer la Ttralogie (en 1873)
-
Le livret de Parsifal sera achev en 1877 et la
composition musicale en 1882.
-
Wagner mourra
lĠanne dĠaprs en 1883.
On se situe donc ici trs
tt, mme si Wagner mdite depuis longtemps dj ce livret : 17 ans avant
la fin du pome et 22 ans avant la fin de lĠopra.
Cette lettre pointe un
tournant dcisif dans la gense de lĠopra, tournant dont Richard Wagner nous
dit quĠil est marqu par le fait de penser sous les traits dĠun mme et unique personnage
fminin – Kundry – les deux figures spares, hrites de Lohengrin (et comme lĠon sait, la
lgende dispose Lohengrin comme fils de ParsifalÉ) :
celle de la servante (lisabeth) et celle de la corruptrice (Venus).
Ainsi le geste mme qui rend
dsormais Wagner Ç matre de toute
sa matire È consiste rendre indiscernables deux orientations
fminines contraires sous le chef dĠune unique figure dont le nom propre
– non dlivr dans cette lettre mais alors bien tabli par le compositeur
– est Kundry.
Mon hypothse est ici que
cette lettre avoue le secret de lĠÏuvre venir – Parsifal – et le secret est le suivant : lĠÏuvre se
soutient secrtement de la mise en Ïuvre dĠune singularit nomme Kundry.
Faut-il dire que Wagner cre
ici la figure de Kundry avant de crer lĠÏuvre Parsifal ? Cration est-il ici le mot qui
convient ?
Certes Wagner emploie ce mot
– son mot dĠordre explicite est bien : Ç Pote, cre ! È - mais je prfre pour ma part mĠen
distancier et mobiliser plutt cet autre mot que Wagner convoque
galement : celui dĠenfantement (Ç ce merveilleux progrs de lĠenfantement È crit-il, en
insistant ainsi sur le processus en jeu plutt que sur son rsultat, et Wagner y
procde dĠautant plus quĠil confronte ici lĠtonnement du compositeur entre
lĠopus cr et trnant dsormais loin de lui – Tristan – et lĠopus crer, qui ne saurait tre le fruit que
dĠun long, trs long labeur – qui prendra en effet 25 ans environ).
Le mot Ç cration È
suscite trop de pathos, commencer par celui invitable de
Ç crateur È, pour quĠil soit ici utilisable pour la pense.
Au demeurant, ce quĠon
appelle crer – autant dire
ajouter au monde – est somme toute une activit ordinaire, galitairement
rpartie sur toute lĠhumanit : nul besoin dĠy distinguer des crateurs
qui seraient dĠespce humaine singulire sĠil est vrai que tout un chacun est
en tat dĠajouter au monde – et lĠexprience la plus commune nous en
dlivre constamment la preuve en actes, qui par des enfants, qui par des
objets, qui par des ides, qui par des amours, qui par des Ïuvres, qui par des
symptmes, etc.
Si ainsi entendu crer est lĠaffaire potentielle de tout
un chacun et nullement dĠhommes au destin prdtermin ou aux qualits exceptionnelles,
il vaut mieux parler plus prosaquement dĠajouter au monde ou, mieux encore,
dĠengendrer (sĠil est vrai que ce verbe met lĠaccent sur le processus en jeu,
sur le faire, sans le rduire lĠagir suppos instantan dĠun suppos gnie).
Que nous suggre alors cette
lettre ?
Elle nous dcrit un
compositeur pris dans un entre-temps subjectif : dĠun ct la sidration
devant ce quĠil a prcdemment produit – ici son opus antrieur Tristan – et qui se prsente lui
dsormais comme grandeur exogne, comme magnanimit extrinsque (tel un pre se
demandant comment il est possible que ce fils adulte puisse avoir t son
enfant) ; dĠun autre ct le procs subjectif de composition quĠil va
sĠagir de soutenir trs longue chelle temporelle et quĠil importe de
projeter, cĠest--dire non pas exactement dĠanticiper mais plutt dĠaimanter et
dĠinnerver.
Sur ce second versant
prospectif, on se situe donc ici au moment mme de la subjectivation : de
quelle ide, de quel oprateur le compositeur doit-il se munir pour pouvoir
engager le travail en tant malgr tout apte se reprsenter sa globalit (et
qui nĠest pas exactement sa totalit mme si Wagner parle ici de devenir
Ç matre de toute sa matire È).
Telle est la fonction
globalement anticipante du mot Kundry :
nommer, pour le compositeur (mais dans le vocabulaire mme de lĠopus venir),
le secret opratique quĠil va sĠagir de mettre lĠÏuvre tant potiquement
(dans le livret) que musicalement (dans la partition).
Identifier ce nom celui
dĠune singularit nous introduit deux nouvelles questions :
1.
Dans lĠÏuvre
venir, quel va tre le destin effectif de cette singularit, identifie en 1860
comme indiscernabilit de la servante dsintresse et de la corruptrice
sensuelle ?
2.
De quelle manire
ce nouveau nom va-t-il constituer un oprateur pour le compositeur (dans son
processus dĠengendrement) et pas seulement se retrouver lĠÏuvre dans lĠopus
une fois parachev ?
Premire question : le
secret que Richard W. avoue en 1860 Mathilde W. – un mme personnage
fminin va indiscerner la disjonction de la servante (du futur acte I) et de la
corruptrice (du futur acte II) – est-il bien un secret lĠÏuvre dans
lĠopra Parsifal tel quĠil nous est
lgu partir de 1882 donc 22 ans plus tard ?
Ma rponse est ici positive.
Mieux encore : on peut soutenir que Kundry
vient trs exactement nommer le
secret lĠÏuvre dans tout lĠopra, et ce tant dramaturgiquement (disons du
point de vue du livret) que musicalement (du point de vue de la partition
acheve).
Ë ce titre, jĠai pu faire
bilan dĠune anne entire de cours [7] sur Parsifal sous la question : Ç Qui est Kundry ? È.
Pour rsumer mes conclusions,
et en gardant prsent lĠesprit les trois traits distinctifs dĠun secret (un
secret est un repli intrinsque ; lĠavouer, en exhibant sa constitution
endogne, nĠest pas lĠeffacer ; ponger le secret – sĠil en tait
besoin, et rien nĠest ici moins sr - impliquerait une extension dimensionnelle
dĠespace), je poserai succinctement ceci :
1.
Kundry nomme
finalement le secret de toute vocalisation musicale
cĠest--dire le mode propre de disjonction entre une voix et le corps qui
lĠmet, disjonction qui se distingue du repli propre au corps--corps (corps-accord) instrumental.
Une
voix nĠest pas le repli dĠun corps physiologique sur un corps instrumental mais
le jeu dĠun souffle traversant un rsonateur. Une voix nĠest pas, comme
lĠinstrument de musique, la trace
dĠun corps--corps mais un trac au
fil dĠun souffe.
Le
personnage de Kundry constitue dans cet opra le paradigme de la voix quĠil
pousse une intensit sans gale chez les autres personnages. Kundry est
explicitement dispose au cÏur de la distribution puisque cĠest le seul
personnage entretenir des rapports avec tous les protagonistes. Kundry concentre
enfin dans lĠopra le maximum de disjonctions : entre types de prsence
vocale, entre le mode de prsence selon les actes (invisible et muette au
premier, au cÏur du second, visible et muette au troisime), entre les
registres vocauxÉ
Pour
indexer dĠun seul trait cette disjonction, quĠil suffise dĠvoquer le parti
pris de Hans Jrgen Syberberg filmant Parsifal
au gr dĠacteurs distincts des chanteurs excutant les parties vocales :
cet aveu cinmatographique acquiert son intensit maximale avec le personnage
de Kundry, vocalement interprt par Yvonne Minton et cinmatographiquement
jou par la splendide Edith Clever.
2.
Montrer ce que je
viens de montrer ne dilapide aucunement le secret lĠÏuvre au sens o ce
secret reste aprs cet aveu vocalement actif, opratoire sur le spectateur et
lĠauditeur.
Ë
preuve aussi que la grande question – celle de lĠacte III – va rester entirement ouverte et
aucunement rgle par lĠanalyse prcdente : que se passe-t-il rellement
dans la relve de lĠacte III, relve du projet collectif de Montsalvat une fois
lĠpe, abandonne par Amfortas Klingsor, ressaisie par lĠinnocent
Parsifal ? QuĠest-ce qui indique dans la nouvelle crmonie engage en fin
dĠopra quĠil sĠagit bien dĠune rgnration, dĠune rsurrection et pas dĠune
simple reprise ? En ce point, une transformation notable tient la
prsence dsormais de Kundry, premire femme assister au crmonial ancestral
de Montsalvat mais cette diffrence a quelque mal se donner aussi clairement
dans la dramaturgie gnrale et dans la musiqueÉ
Indiquons
ainsi quĠen ce moment du troisime acte, lĠopra lui-mme hsite, vacille et
nĠoffre gure de rponses assures. CĠest srement l son point le plus faible,
assez largement relev quoique pour des raisons souvent disparates.
3.
Posons finalement
que la singularit-Kundry demeure en partie inaboutie puisque la relve
dsingularisante du personnage que le troisime acte implicitement annonce
– Kundry est bien dclare sauve par Parsifal - aurait d arracher
Kundry sa destination globale de servante, quĠelle soit celle du Graal au
premier acte ou celle de Klingsor au second (puisquĠelle y intervient
finalement comme service rendu la corruption). QuĠaurait-ce t quĠune telle figure
releve, dsingularise de Kundry ? Difficile de le
savoir mais il y aurait ncessairement fallu la mise en jeu dĠune nouvelle
dimension dramaturgique que visiblement Wagner nĠa pas jug bon de mobiliser
pour le troisime acte.
Sans plus mĠtendre sur cette
analyse de lĠopra – vous en trouverez le compte rendu dtaill dans le
polycopi dit lĠoccasion de ce cours et disponible sur internet [8] -,
venons-en mon autre question non plus musicale mais cette fois musicienne
– jĠimagine que des psychanalystes se trouveront ici plus lĠaise - : de quelle manire le mot Kundry en tant quĠil nomme ce projet de
secret musical va-t-il ou non configurer un oprateur pour le compositeur
Richard Wagner cette fois dans le processus mme dĠengendrement de lĠopra, de
composition tant du livret que de la partition, dans la gense de lĠopus ?
La rponse cette question
est plus difficile que la prcdente : il faudrait pour commencer pouvoir
interroger Richard sur ce point, et sans pour autant sĠaligner sur ses rponses
sĠil est vrai - ce nĠest pas vous
que je vais lĠapprendre – que le dire est loin dĠtre une communication
transparente et que ce sur quoi il est susceptible de nous informer ne se
prsente gure en une immdiatet dĠvidence.
Pour accuser le trait dĠun
seul mot, le compositeur ne dit srement pas le vrai ni de son Ïuvre ni de son
travail, nullement parce quĠil dissimulerait un vrai quĠil connatrait bien et
quĠil garderait jalousement pour lui mais prcisment parce que le processus de
composition se prsente toujours pour lui comme un secret dont il nĠa pas la
clef, comme son secret – secret musicien donc, nullement isomorphe au
secret musical qui pourra en dcouler pour lĠopus terminal.
LĠhypothse est donc que si Kundry
nomme bien pour le musicien Wagner le secret musical quĠon pourra en effet retrouver
dans lĠÏuvre Parsifal, il le nomme pour lui secrtement. Soit lĠhypothse que
Richard avoue Mathilde ce qui reste pour lui-mme un secret plutt quĠil ne
lui dlivre la clef dĠun savoir-faire.
DĠo lĠhypothse suivante
quant aux mots-noms dont un compositeur donn peut se doter en sorte de
subjectiver en musicien un nouveau processus de composition : il y a ici
une rduplication du secret. Expliquons cela.
Je prlve lĠide de rduplication Kierkegaard qui
prescrivait quĠune pense vraie devait tre telle que son nonciation
Ç rduplique È son nonc. Pour en donner deux exemples, il convient ainsi
de parler humblement de lĠhumilit, et courageusement du courage, faute de quoi
la parole en question ne serait que du semblant.
Transpos notre sujet, cet
impratif de rduplication engage la maxime suivante : il convient de
nommer secrtement le secret musical projet, ce qui est aussi bien dire que
pour le musicien qui nomme le secret musical venir, ce secret reste un secret
– ce nĠest pas parce que Richard va composer Kundry avec lĠindiscernabilit
des nombreux attributs disjonctifs dont je vous ai rapidement parls que pour
le musicien quĠil est ce secret va se prsenter comme pure construction
transparente, comme assemblage dlibr et univoque. Dit autrement, la singularit
de Kundry nĠest pas dsingularise pour Richard lequel ne constitue nullement une
dimension supplmentaire apte rendre intgralement compte de cette
singularit.
Soit lĠide suivante :
le musicien nĠest aucunement en surplomb de la musique quĠil fait.
Le fantasme dĠun tel surplomb
est lĠaffaire propre du compositeur constructiviste (dont le paradigme
contemporain nous a t donn par Stravinsky). Mais du fantasme musicien la
chose musicale, il y a un foss (mme sĠil est vrai que la musique de Stravinsky
porte trace de ce dsir constructiviste de maitrise en tentant, mais heureusement
en vain, dĠy asservir son auditeur ).
Pour le dire abruptement, le
musicien est plus fait par la musique quĠil fait quĠil ne fait la musique qui
le fait !
Rappelz-vous
dĠailleurs lĠtonnement de Richard devant la musique de son propre Tristan !
Bref, Richard mobilise le
mme mot Kundry pour nommer
simultanment deux choses, trs proches mais cependant distinctes :
á le secret musical qui sera ultimement lĠÏuvre ;
á le secret musicien qui va dynamiser la gense de
lĠÏuvre.
Soit trs exactement lĠide
suivante : le mot Kundry
constitue par lui-mme un secret puisquĠil nomme lĠindiscernabilit de deux
secrets, lĠun musical (celui de lĠopra), lĠautre musicien (celui du dividu
Richard).
CĠest en ce sens quĠon peut
soutenir quĠil y a bien ici rduplication du processus de nomination.
Resterait alors prciser ce
qui pourrait lĠtre quant au statut de secret musicien du nom Kundry pour le compositeur Richard.
Il faudrait mobiliser ici une
connaissance biographique, psychologique et psychanalytique du dividu Richard
que je ne songe nullement mobiliser moi-mme : ce nĠest pas que la tche
soit insense mais seulement quĠelle ne me mobilise gure.
Il faudrait en effet examiner
comment cette indiscernabilit de deux types de figures fminines – la
servante et la corruptrice (ce qui nĠest pas exactement nommer le tandem
bourgeois - ou petit-bourgeois depuis Jean Eustache - de la mre et de la
putain) – opre dans lĠhistoire propre du dsir-Richard. Il faudrait, en
premier lieu, prendre en compte que tout ceci est dclarÉ une matresse, non
lĠpouse Cosima, et lĠon trouverait ici de quoi alimenter lĠhypothse que le
suspens par lequel la lettre se termine – Ç Devinez ce qui arrive et comment tout finira. AujourdĠhui je ne vous en
dis pas davantage ! È - profile indiscernablement un avenir de
Kundry dans le livret de lĠopra et un avenir de Mathilde dans la vie de
RichardÉ
Contentons-nous ici de
retenir ce trait : le secret musical de lĠopra venir est subjectiv en
musicien comme secret de la vie mme de Richard – soit toujours notre
rduplication du musical par le musicien.
Pour conclure, tentons un
largissement de notre propos en nous loignant quelque peu de lĠexemple Wagner
ici mis en avant.
Trois citations pour y
introduire.
-
La premire de
Samuel Beckett [9] : Ç ce fouillis de silence et de mots, de
silences qui nĠen sont pas, de mots qui sont des murmures, [É] le babel des
silences et des mots È
-
La seconde
dĠHenri Michaux [10] :
Ç Je suis n trou / ce nĠest quĠun
petit trou dans ma poitrine / mais il y souffle un vent terrible / et ce nĠest
quĠun vent, quĠun vide / JĠai sept ou huit sens ; un dĠeux : celui du
manque / SĠil disparat, ce vide, je me cherche, je mĠaffole / Mon vide est un
silence dĠtoiles. È
-
La troisime de
Nietzsche [11] :
Ç Enfanter une toile dansante avec
le chaos que lĠon porte en soi È
Je nouerai ce mini-bouquet en
posant que le compositeur, face au manque du nouvel opus qui Ç lui
vient È, prouve la ncessit de murmurer quelques mots en sorte dĠenfanter
une toile au lieu mme dĠun silence quĠil ne sĠagit pas pour lui de combler
mais dĠanimer.
Et telle serait bien pour lui
la fonction de certains mots, ces mots que les correspondances peuvent nous
avouer.
Relisons ce titre la
problmatique mise en avant dans le rsum avanc pour cette communication
intitule, je le rappelle,
Au secret musical des mots musiciensÉ
Je lĠavais inscrite, pour des
raisons dsormais videntes, lĠombre de cette citation de Mose et Aaron : Ç ï mot, mot qui me manque ! È
Pour
orienter son processus de cration, le compositeur doit – parfois ?
- mettre en Ïuvre de nouveaux mots
susceptibles de nommer lĠÏuvre
projete et dĠnoncer son travail
envisag de prolongation musicale, des mots aptes, sous couvert de nommer le
secret musical de lĠÏuvre venir, devenir des embrayeurs pour son travail musicien
de composition.
Pour
un compositeur dans une situation donne de stase angoissante, ces mots
fulgurent comme puissance nominative autorisant dĠanticiper lĠÏuvre venir au
gr dĠnoncs venant pour le musicien
(et sans doute pour lui seul) envelopper lĠÏuvre musicale projete, ces mots
qui deviennent les anges gardiens de la future existence musicaleÉ
O
Ç ne pas cder sur son dsir musicien de musique È passe donc par
lĠappui pris sur un simple mot. Non pas exactement le mot qui manque mais un
nouveau mot (Ç marque du manque ÈÉ), en
excs, apte, par sa mobilit de nomination, faire circuler, comme la case
vide du jeu de taquin, une dynamique dĠnonciation musicienne venant
momentanment doubler lĠlaboration du discours musical.
Le point important est ici
que le mot retenu doit, pour le compositeur, instaurer une circulation
signifiante : au plus loin dĠtre une simple tiquette (mme sĠil est plus
tard destin servir de nom propre lĠÏuvre acheve – pour moi ce fut
le cas plusieurs reprises [12]), le
mot-nom doit tre un appel dĠair, cĠest--dire dĠinspiration. Il doit rsonner
large, aussi bien dans lĠespace propre du monde-Musique (il doit voquer pour le compositeur de multiples
possibilits musicales) que dans la vie spcifique du musicien (il doit
aimanter des souvenirs et des projets, des intuitions et de vastes
orientations, des rves incertains et des certitudes fondatrices : Ç la soie des rves double nos vies de
refrains familiers ourls dĠtrange È).
Le mot-nom double
provisoirement processus musical lĠÏuvre et vie musicienne la composition
– le mot mme de composition nĠest-il pas lui-mme un tel mot double sĠil
est vrai quĠil nomme indiscernablement le travail de composition du compositeur
et le processus musical dĠun opus quĠon appellera volontiers composition numro
x.
O ces mots-noms viennent
donc esquisser de possibles tangences, minemment volatiles et fragiles, entre
vie des musiciens et monde des Ïuvres. Tangences comme il se doit
extraordinairement ponctuelles – voyez le caractre minuscule de
lĠextrait prlev ici dans les crits personnels de Richard Wagner !
QuĠest alors ici quĠun simple
mot ? LĠoprateur autorisant quĠun chaos restant chaos puisse ambitionner dĠenfanter
dĠune toile !
*
[1] d. Parution, 1986
[2] Transfert – VIII, p. 16
[3] n en 1931, mdaille Field en 1970
[4] pour le distinguer des synthses connective ou conjonctiveÉ
[5] On pourrait dire, mais en forant le trait et selon une mtaphore qui mathmatiquement nĠest plus correcte, que la nouvelle dimension va nouer borromennement les prcdentes en sorte de prserver la fois leur distinction et leur interaction.
[6] Sur la dsingularisation mathmatique, on lira en priorit les remarquables prsentations quĠen faites Yves AndrÉ
[7] Ens-Ulm, 2005-2006
[8] http://www.entretemps.asso.fr/Wagner/Parsifal
[9] Textes pour rien (p. 158)
[11]
Le gai savoir
[12]
Passage, Pourtant si proche, Erkennung,
Transfiguration, InstressÉ