Pour une terza pratica tendant le monde-Musique par adjonction dÕhtrophonies
(La musique contemporaine ne
pense pas seule !)
Musical
practices – Continuities and transitions
(The Twelfth International Conference of the
Department of Musicology of the Faculty
of Music, University of Arts in Belgrade)
Belgrade, 25 avril 2014
Video:
http://www.dailymotion.com/video/x1vemj1_terza-pratica-f-nicolas_music
Je vais m'inscrire dans votre sujet - Continuits et transitions - d'une manire trs particulire : en vous prsentant une orientation qui combine continuation et Ē rvolution Č, une faon donc de prolonger un parcours, une trajectoire sous la forme dÕun bond sans transition.
Un ami, le philosophe franais Alain Badiou, avance que Ē la rupture a pour essence, non lÕinterruption, mais lÕadjonction. Č. Je vais ainsi vous prsenter comment une extension par adjonction rend possible un tel type de continuation selon un bond intransitif.
Je vais bien sr le faire ici dans lÕespace de pense commun qui est le ntre : celui de la musique. JÕai donc modifi le titre de ma confrence pour serrer de plus prs mon sujet. Le voici : Ē Pour une terza pratica tendant le monde-Musique par adjonction dÕhtrophonies Č
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Commenons par une citation dÕun grand pote serbe – nous verrons plus loin toute lÕimportance quÕil faut accorder, dans notre problmatique, cette question des mots.
Ē Nu-pieds, tu erres de mot en mot. Č
Branko Miljković
La musique, particulirement cette musique quÕon dit, en France, Ē contemporaine Č, ne pense pas seule.
Comment peut-elle alors penser avec dÕautres ?
CÕest cela que voudrais examiner avec vous, en mÕattachant une question dlimite : comment concevoir aujourdÕhui une terza pratica ?
Pour vous indiquer dÕemble le fil de mon propos, je voudrais
- premirement, montrer la pertinence musicale et lÕurgence dÕune terza pratica – je prciserai, bien sr, ce que jÕentends par l ;
- deuximement, montrer quÕune telle terza pratica pourrait trouver son principe musical dans une logique htrophonique venant tendre lÕantique logique polyphonique ;
- troisimement, indiquer par quels processus concrets de composition envisager une telle extension musicale ;
- quatrimement, dgager comment penser cette terza pratica avec dÕautres types de pense : dÕun ct avec une pense mathmatique de lÕadjonction et de lÕextension, de lÕautre avec une pense philosophico-politique de la justice.
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Pourquoi une terza pratica ?
Je vais employer ce terme en rfrence directe ce que Monteverdi a appel [1] secunda pratica. La pratique musicale dont il sÕagira sera donc celle qui consiste mettre des paroles en musique.
Je mÕcarterai, ce faisant, du sens que mon ami musicologue, Clestin Delige, avait donn, dans les annes quatre-vingt-dix du vingtime sicle [2] au mme terme (Clestin Delige tait, je crois, un familier de vos rencontres musicologiques et cÕest pour moi une joie de rappeler ici son souvenir). Il sÕinspirait alors de Hegel – ses trois tapes de lÕĻuvre dÕart [3] – plutt que de la question pose par Monteverdi lÕĻuvre musicale vocale.
Rappelons lÕopration de Monteverdi.
Monteverdi sÕattache doter la musique de nouveaux pouvoirs expressifs en la mettant au service des paroles quÕelle dcide dÕaccueillir et dÕaccompagner : cÕest en servant les paroles que la musique maitrisera la nouvelle expressivit quÕautorise le nouveau systme tonal.
La pratique antrieure – prima pratica – tait fonde sur le contrepoint modal. Ce contrepoint ordonnait la composition musicale des voix une construction pas pas, point par point (punctus contra punctum).
La construction algbrique de proche en proche, lment par lment, note par note, tait la loi de composition sur laquelle les paroles sÕarrimaient - devaient sÕarrimer : cette poque (le Moyen åge), la musique commandait aux paroles, et les paroles servaient la musique. [4]
Monteverdi veut renverser ce rapport ; il renoue, ce faisant, avec lÕancienne hirarchie de la monodie grgorienne o la prosodie latine commandait lÕexpressivit des neumes musicaux.
En suivant ce parti, Monteverdi va rinventer la mlodie dans le nouveau contexte harmonique quÕautorise la tonalit : cette mlodie ne saurait plus relever, comme les voix du contrepoint, dÕune construction algbrique note par note – on sait dÕailleurs les difficults quÕil y aura ensuite concevoir des traits de mlodie comme il y eut par contre, en abondance, des traits dÕharmonie, de contrepoint, dÕorchestration ou mme de composition - ; une mlodie, cÕest une topologie musicale pousant globalement et finement une prosodie autonome.
Cette rsurrection de la mlodie, sÕentrelaant souplement autour dÕune prosodie dÕordre lingual, vient remanier la catgorie musicale de voix.
Dans la prima pratica, une voix musicale avait pour vis--vis une autre voix musicale – cÕest l le principe mme du contrepoint. La polyphonie rsultait alors de ce tressage, maille par maille, des voix entre elles et constituait ainsi une pluralit homogne. Certes lÕventuel Cantus Firmus y occupait une position matricielle singulire mais il tait lui-mme algbriquement ossatur sans tre mlodiquement ornement : ainsi le Cantus Firmus renforait la logique squelettique des voix du contrepoint, de la polyphonie contrapuntique. Au total, il fixait la loi commune pour une collectivit de voix quÕon peut dclarer de type fraternel.
Cette notion de voix, au principe de la polyphonie contrapuntique et modale, va se trouver relativise dans la secunda pratica.
Comprenons bien : Monteverdi ne vient pas dqualifier la prima pratica, il ne vient pas raturer la polyphonie du Moyen åge et de la Renaissance, il ne vient pas rejeter la logique contrapuntique ; il vient tendre la notion de voix en ajoutant la musique une nouvelle exigence dÕexpressivit.
Dans la secunda pratica, la voix redevient mlodie (comme elle lÕtait dans lÕantique grgorien) mais mlodie dÕun type nouveau, car mlodie tonale. Ce faisant, la voix mlodique va avoir pour nouveau vis--vis non plus une autre voix (comme dans la polyphone contrapuntique) mais lÕharmonie fonctionnelle que le systme tonal vient dÕinventer – songeons par exemple au parti compositionnel que Monteverdi tirera du simple rapport tonique-dominante lÕentame de son madrigal [5] Hor chÕel Ciel e la Terra [6]. Un nouveau dispositif de la mlodie (dsormais harmonise et harmoniquement accompagne) sÕouvre ici, et lÕon en connat le destin minemment fcond dans les sicles qui vont suivre et jusquÕ aujourdÕhui.
En ce point, une nouvelle puissance musicale sÕinaugure qui vient scinder la notion de voix musicale en deux types :
- le nouveau type mlodique,
- lÕancien type contrapuntique qui va tresser de lÕintrieur la fonctionnalit harmonique (on connat le destin choral des quatre voix harmoniquement superposes).
Remarquons au passage que ce processus libre la voix mlodique de fonctions proprement thmatiques – celles-l mme qui taient apparues dans la polyphonie contrapuntique partir de Guillaume Dufay et qui sÕaccordaient lÕalgbre des notes (hauteurs et dures).
Ainsi, dans ce nouveau dispositif polyphonique,
- la voix mlodique nÕest pas une voix thmatique (comme pouvait lÕtre exemplairement la voix du Cantus Firmus) ;
- la voix thmatique nÕest pas une des quatre voix de lÕharmonie ;
- les quatre voix – implicites ou explicites – de lÕharmonie tonale, celles qui mettent en mouvement les fonctions harmoniques tonales, ne sont pas mlodiques.
On saisit lÕextension considrable des possibilits polyphoniques quÕoffre cette secunda pratica.
La polyphonie sÕorganise dsormais autour dÕune sorte de division du travail musical :
- dÕun ct, lÕexpressivit mlodique qui exhausse le texte chant et sa prosodie ;
- dÕun autre ct, la dynamique de lÕharmonie tonale, matrialise par une combinatoire toute nouvelle de voix dÕancienne obdience contrapuntique ;
- dÕun dernier ct, des fonctions plus proprement thmatiques portes par telle ou telle configuration locale de ce dispositif.
La polyphonie qui procde de cette diversit intrinsque des voix nÕa plus la fraternit pour paradigme. DÕun ct, la mlodie est une voix qui revendique son individualit ; de lÕautre le thme affirme une conscience musicale de soi ; la pluralit harmonique enfin matrialise un corps en mouvement ; et tout ceci sÕenlace autour dÕune voix qui prserve sa spcificit irrductible : en parlant en mme temps quÕelle chante. Au total, une voix sĻur plutt que frre ; et un paradigme qui renvoie lÕamour entre les deux sexes plutt quÕ la fraternit asexue du contrepoint – on connat la manire dont cette mlodie harmonise va pouvoir clbrer les noces de lÕamourÉ
Ces nouvelles ressources, patiemment composes autour dÕune adjonction initiale – lÕadjonction dÕune mlodie au service dÕune prosodie – vont doter la musique dÕune nouvelle puissance discursive : cÕest en effet ici que nat la musique baroque comme discours musical dÕun type entirement nouveau.
Cette nouvelle discursivit de la musique va lÕautoriser entrer en rapports plus troits avec la discursivit de la langue quÕelle chante : la musique va hirarchiser et segmenter son flux discursif selon des lois proprement musicales et non plus linguales. Elle va ainsi se doter dÕune sorte de pouvoir de nomination sur les paroles quÕelle chante : le discours musical phrase son discours, articule les phrases ainsi produites en diffrents segments, dtaille ces segments en entits plus petites en sorte de pouvoir ainsi doubler [7] la syntaxe langagire des paroles dÕun ersatz musical de syntaxe. Cette doublure va donner la musique lÕimpression quÕelle commente le langage.
Ce faisant, la musique se dote dÕune capacit para-signifiante : non pas une capacit signifiante comme celle dÕun langage – la musique ne signifie pas, la musique nÕest pas un langage – mais une capacit dclarer quÕelle, la musique, sait bien que le langage, lui, est signifiant, quÕelle sait bien que les paroles mises en musique sont, pour leur part, signifiantes.
La musique se dote ainsi dÕune sorte dÕaura signifiante, dÕune signifiance qui nÕest pas une signification ; et elle sÕen dote prcisment en servant une signification langagire qui lui reste fondamentalement htrogne et inaccessible.
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Formalisons ce processus engag par la secunda pratica en nous guidant sur les modles mathmatiques de lÕadjonction et de lÕextension.
Je ne dtaillerai pas ici ces modles. Ils sont de trois types :
- les coupures de Dedekind puis de Conway qui permettent de construire les nombres rels partir des nombres rationnels, puis les nombres surrels partir des nombres rels ;
- les extensions algbriques de corps qui permettent de construire le corps des nombres algbriques partir de celui des nombres rationnels puis le corps des complexes partir de celui des nombres rels ;
- les extensions gnriques par forcing de Paul Cohen.
Remarquons, dans les deux premiers cas, lÕanalogie avec nos trois pratica :
- les coupures font dÕabord passer dÕune prima pratica numrique – celle des rationnels – une secunda – celle des rels – puis de cette secunda une terza – celle des surrels ;
- les extensions de corps font dÕabord passer dÕune prima pratica – le corps des nombres rationnels – une secunda – le corps des nombres algbriques – puis de cette secunda une terza – le corps des complexes.
Retenons-en cette ide directrice : on peut passer dÕune secunda pratica une terza pratica Ē comme Č on est dj pass dÕune prima pratica une secunda pratica !
Pour chacun de ces trois modles mathmatiques (croyez-moi sur parole !), le processus proprement dit dÕadjonction comporte trois tapes successives et cumulatives :
1. dÕabord la construction de mots, ou objets spcifiques composant un lexique ;
2. ensuite la transformation de ces mots en noms (aptes dsigner et signifier) en dotant les mots prcdemment construits dÕune face plus proprement signifiante ;
3. enfin lÕdification dÕnoncs partir de ces noms en sorte de contrler, de lÕintrieur de la situation de dpart, les rsultats escompts dans la future situation tendue.
Une fois cette adjonction effectue (avec des mots devenant noms incorpors dans des noncs), le processus proprement dit dÕextension consiste faire interagir lÕobjet de type nouveau ainsi adjoint avec lÕensemble de la situation de dpart : il ne sÕagit pas seulement de le greffer, de le coller, de le sommer mais dÕengendrer une recomposition dÕensemble de la situation de dpart – lÕide est de gnrer une nouvelle situation tendue dans laquelle la situation de dpart reste simple rgion dlimite, cas particulier de ce qui a t dsormais gnralis. On dira que, dans cette phase dÕextension, on passe dÕun simple couper-coller une production dÕensemble, quÕon transforme une somme en un produit : le produit dÕune interaction globale.
Retenons quÕadjoindre, cÕest construire un systme embot de mots devenant noms aptes produire des noncs et quÕtendre, cÕest mobiliser ces noncs pour contrler (de lÕintrieur mme de la situation de dpart – cÕest l le gnie de lÕopration) lÕinteraction globale apte gnrer une situation dÕune tout autre espce : une situation tendue.
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Voyons comment la secunda pratica rpond ces caractristiques formelles dÕune adjonction et dÕune extension avant dÕen venir notre terza pratica.
- DÕabord la segmentation hirarchise du phras tonal constitue des entits de base qui vont tenir lieu de mots dans la nouvelle discursivit musicale : un mot musical, cÕest ici un motif mlodico-harmonique lmentaire, perceptible et identifiable dÕoreille.
- Ensuite ces Ē mots Č musicaux se voient corrls aux mots ordinaires (ceux qui sont prononcs par la parole mise en musique) en sorte de Ē nommer Č musicalement les mots dits par la voix qui parle : les motifs musicaux deviennent ainsi des noms musicaux, apte nommer la joie ou la tristesse, lÕamour ou la haine, la colre ou la tendresse voque par le texte chant (pensez aux leitmotivs de Wagner mais aussi, plus largement, la rhtorique baroqueÉ).
- Enfin ces noms musicaux vont interagir pour composer des phrases musicales constituant un discours musical plus global, discours qui va pouser et Ē exprimer Č musicalement les affects et actions dsignes par la langue prosodie.
Ainsi mots, noms et noncs musicaux viennent adjoindre la musique une mlodie dÕun type nouveau (par rapport la mlodie Ē contrapuntique Č) : cette mlodie dote de la capacit para-signifiante dont jÕai parl.
LÕextension proprement dite ( laquelle cette adjonction conduit) tient la gnralisation musicale de ces nouvelles capacits expressives prouves autour de la mlodie harmonise : la secunda pratica nÕest pas seulement une musique instrumentale ancienne laquelle serait accole une voix mlodique dÕun type nouveau ; elle est un remaniement dÕensemble qui bouleverse systmatiquement ce que voix, polyphonie, monodie, mlodie, harmonie, chĻur voulaient dire jusquÕici.
Au total, cette secunda pratica rvolutionne la prima pratica non pas en la dtruisant, non pas en sapant ses fondements pour mieux la supprimer ou la dissoudre ; elle la rvolutionne par le haut : en largissant lÕespace de pense et relativisant la prima pratica qui nÕapparat alors plus que comme cas particulier, comme rgion circonscrite de la nouvelle situation tendue.
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Si vous mÕavez suivi jusquÕici, je nous demande alors : peut-on engager le vingt-et-unime sicle musical sur une terza pratica qui serait la secunda pratica ce que celle-ci a t par rapport la prima pratica ?
Telle est lÕhypothse en cours de mon travail compositionnel, celle qui a guid lÕtude chorale intitule Didon & ne qui a t cre mercredi soir.
Examinons de plus prs cette hypothse dÕune terza pratica.
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Il y a dÕabord lÕide quÕil sÕagit dÕtendre la puissance proprement artistique de la musique en misant nouveau sur une pratica musicalement dlimite : celle qui met des paroles en musique.
Comme Adorno le suggrait [8], la musique a besoin dÕhtrogne pour rester un art, une pense autonome, pour ne pas sombrer dans lÕexercice de simples fonctions culturelles et cultuelles (divertir, faire danser, accompagner les images, illustrer les films, contribuer aux identifications sociologiques propres la jeunesse, participer aux cultes sportifs des vastes stades, etc.).
LÕhtrogne - que je propose de privilgier pour la musique - demeurera celui du langage.
Il sÕagira donc – ce sera mon premier axiome – de rexaminer nouveaux frais ce que mettre des paroles en musique peut vouloir dire aujourdÕhui.
En matire de paroles mises en musique, on se fixera alors deux principes cardinaux :
1. ces paroles doivent dire quelque chose de ce temps, ce temps prcisment dont la musique se veut contemporaine ; les paroles mises en musique ne se contenteront pas de vocalises, borborygmes, glossolalies, scat et autres jeux de langage ; elles ne se limiteront pas davantage au bavardage quotidien, au commerce des opinions ; les paroles mises en musique devront signifier un qui-vive contemporain de la pense, elles devront embrayer sur ce que ce temps peut comporter de propos mancipateurs ( rebours de lÕabtissement gnralis que prne un capitalisme mondialis - thse latrale : la mondialisation, cÕest uniquement le stade suprme – financier et imprialiste - du capitalisme !, et rien l dÕindpassable !).
Notre premier principe sera donc : la terza pratica devra choisir minutieusement les paroles quÕelle voudra mettre en musique
2. Second principe, corolaire du prcdent : la mise en musique de ces paroles, soigneusement choisies, ne doit pas effacer ce quÕelles disent ! Les paroles mises en musique doivent rester globalement comprhensibles dÕoreille. Mettre en musique ne voudra donc pas dire dfaire la prosodie langagire, dmonter les syntagmes, dconstruire les mots pour rduire le discours langagier un pur jeu acoustique de phonmes insignifiants.
Notre second principe sera donc : la terza pratica devra respecter globalement le phras et la prosodie de la langue mobilise en sorte que la parole mise en musique reste parole comprhensible - lÕhtrogne auquel la musique a recours doit rester htrogne et ne pas tre musicalement dissout, assimil et dnatur : quand un hte invite chez lui un tranger, il ne le force pas sÕhabiller et parler comme les autochtones !
Il y a ensuite lÕide directrice suivante : la terza pratica doit permettre dÕtendre les diffrents types de polyphonie musicale jusquÕ de vritables htrophonies.
Je le rappelle : le but de tout ceci est dÕtendre la musique. Le but nÕest pas dÕaccueillir musicalement lÕhtrogne, comme sÕil sÕagissait pour la musique de faire propagande pour cet htrogne (en mobilisant alors le rpertoire existant des effets musicaux convenus) : accueillir lÕhtrogne, mettre en musique un discours contemporain, cela doit tre pour la musique lÕoccasion dÕinventer pour elle-mme de nouvelles altrits proprement musicales : pour que lÕhtrophonie globale entre les deux types de discours – musical et lingual – soit une vritable htrophonie, non une simple superposition ou un pur collage, il faut en effet que cette mise en rapports mobilise aussi une htrophonie intrinsque chaque discours.
Comme on sÕen doute, cette extension de la polyphonie vers lÕhtrophonie va correspondre une modification profonde de la notion mme de voix : ce ne seront pas tout fait les mmes Ē voix Č qui pourront faire de la musique htrophonique : on ne jouera pas de lÕaltrit comme on jouait de lÕapparentements (contrepoint) ou de la complmentation (mlodico-harmonique).
Ainsi la voix susceptible de composer une htrophonie ne sera pas une voix susceptible dÕtre rpte et varie comme dans la polyphonie contrapuntique – disons : ce ne sera pas le singulier dÕun pluriel. Elle ne sera pas davantage une entit indivisible et irrptable comme lÕest la mlodie de la secunda pratica – disons : ce ne sera pas une voix individuelle. La voix de lÕhtrophonie sera elle-mme composite, cÕest--dire intrieurement marque dÕaltrit intrinsque : cÕest la condition endogne pour que cette voix participe de manire non accidentelle une htrognit plus globale – disons : ce sera une voix dividuelle (cÕest--dire intrieurement multiple, sans unit prrequise ou garantie).
Ė cette condition, lÕhtrophonie pourra tre autre chose que le nouvel assemblage disparate et arbitraire dÕanciennes voix polyphoniques.
Notre premier principe compositionnel sera donc : une htrophonie incorporera de prfrence des voix musicales intrinsquement composites, dividuelles (mais ceci, bien sr, nÕinterdit pas quelque incorporation secondaire de telle ou telle voix de type plus classique).
Avanons notre second principe compositionnel : dans la mise en musique de paroles restant paroles, dans la dualit disjonctive entre musique et langage, il nous faut un troisime lment, un lment tiers. Cet lment tiers ne viendra pas synthtiser par le haut la disjonction ; il ne viendra pas davantage la mdier par le bas ; il va plutt crer les conditions dÕune participation entre ordres disjoints (songeons la manire dont Platon parle dÕune participation entre intelligible et sensible). LÕlment tiers va favoriser la constitution dÕune rsonance entre voix musicales et voix linguales.
Ce terme tiers, je lÕappellerai chĻur. Je poserai donc – cÕest le second principe qui va me guider – quÕil faut lÕhtrophonie deux chĻurs distincts, susceptibles cependant de partager la caractristique commune dÕtre un chĻur. Il faut donc un chĻur instrumental et un chĻur vocal.
LÕajout de ce terme de chĻur instruit dj un premier dplacement nominal : on passe de la dualit primitive du musical et du lingual (celle de notre pratica consistant mettre des paroles en musique) la dualit chorale de lÕinstrumental et du vocal. On a ainsi commenc dÕimmanentiser dans la musique une contradiction exogne. Certes, on ne lÕa encore fait quÕau niveau du lexique et des noms mais rappelons-nous lÕimportance de ces instances dans tout processus dÕadjonction.
Soit donc deux chĻurs.
1. On aura donc dÕun ct un chĻur instrumental : il nous faut ainsi traiter le grand orchestre (ou tout autre formation instrumentale plus restreinte) comme chĻur fait de voix composites. On pressent que ceci va impliquer de diagonaliser les familles instrumentales traditionnelles (bois et cuivres ; cordes frottes, pinces ou frappes ; membranes avec ou sans hauteurs dfinies ; etc.). On va sÕorienter plutt vers une formule de musique de chambre tendue (songeons Farben) o chaque instrument configure par lui-mme sa propre petite musique de chambre, intriorise une forme spcifique dÕhtrognit. Dans un tel chĻur instrumental, vocation htrophonique, il sera donc difficile de dcompter exactement le nombre des voix !
2. De lÕautre ct, du ct cette fois du vocal, on aura ce que je propose dÕappeler un chĻur bablien, cÕest--dire un chĻur parlant simultanment diffrentes langues non pas pour dire la mme chose selon diffrentes traductions simultanes mais bien pour noncer synchroniquement diffrents propos. Toute la difficult va tre ici que cette htrophonie ne dgnre pas en cacophonie [9] (en chaos-phonie, pourrait-on dire). LÕenjeu de la composition vocale va rsider en ce point : comment mettre simultanment en musique diffrents propos formuls en diffrentes langues ? Pour ce faire, lÕide va tre de jouer des caractristiques proto-musicales de chaque langue : comment rythme-t-elle ses syllabes (longues/brves, accentues/non accentues, agglutines ou galement rparties ?), comment prosodie-t-elle ses accents (syntaxiquement/smantiquement, mot par mot ou syntagmatiquement ?) comment rpartit-elle ses intonations (quelle ponctuation, quelle segmentation ?) ? LÕide sera quÕun chĻur bablien musicalement pr-structur selon ces diffrents types pourra plus spontanment interagir avec un chĻur instrumental.
Dans mon propre dispositif, je prvois de travailler avec six langues (le franais, le latin, lÕarabe, lÕallemand, le russe et lÕanglais) regroupes en quatre catgories selon que la prosodie est ou non syllabique et selon la prminence ou non dÕun mode lexical dÕaccentuation – voir le diagramme ci-suit. Mon Didon & ne a commenc avec seulement trois dÕentre elles.
Remarque
Dira-t-on quÕun tel chĻur bablien soutient un discours ? Non, sans doute.
Prenons ici exemple sur les rassemblements politiques spontans qui
constituent dsormais les principaux lieux politiques dÕaffirmation mancipe.
Soient donc les rcents rassemblements sur la place de la Kasbah [10], la
place Tahrir [11], la
place Puerta del Sol [12], le
parc Zuccotti [13], la
place Taksim [14],
jusquÕ – pourquoi pas - la place Madan [15] :
chaque rassemblement dclare sans exactement discourir - il dclare par exemple
Ē Ben Ali / Moubarak, dgage ! Č, ou Ē Nous sommes les
99% Č [16]
mais la somme des discours effectivement tenus sur chaque place au mme instant
ne saurait constituer par elle-mme un discours ( ce titre le rassemblement se
distingue de la manifestation qui, mme spontane, sÕunifie sur des mots
dÕordre communs qui tendent ensuite se sommer diachroniquement en discours
continu).
On posera donc - provisoirement - que lÕhtrophonie dclare sans
exactement discourir.
Mais revenons notre propos musical.
Au total, le dispositif envisag mettrait donc en rsonance htrophonique globale dÕun ct un chĻur instrumental fait de voix composites, dÕun autre ct un chĻur vocal de type bablien.
Je ne dtaille pas ici un point qui mriterait de lÕtre dans un expos plus dtaill : le mode de composition le plus pertinent pour une telle Htrophonie globale relve peut-tre de la catgorie de montage. LÕenjeu serait alors de constituer une version spcifiquement musicale de cette catgorie, qui la distinguerait de son usage cinmatographique natif : comment composer un montage proprement musical ?
Tel serait donc un horizon possible pour la terza pratica que jÕai en tte.
La difficult est quÕil sÕagit ici dÕun horizon, celui dÕun monde musical tendu : tout le point reste de savoir par quel type dÕadjonction, ici et maintenant, il va nous tre possible de le prfigurer.
Pour reprendre la formalisation propose, avec quels nouveaux types de mots, de noms, dÕnoncs proprement musicaux allons-nous pouvoir construire, patiemment, pas pas, lÕadjonction apte tendre notre monde-Musique [17] ?
CÕest en ce point que sÕouvrent dÕautres problmes compositionnels qui ne concernent plus tant lÕexpressivit htrophonique vise que le systme musical susceptible de produire les nouveaux objets qui vont nous servir de mots, de noms et dÕnoncs.
Rappelons-nous : la secunda pratica a largi la prima pratica par sa nouvelle conception des voix, mais elle a pu le faire car elle subsumait lÕancienne modalit dans la nouvelle tonalit. Ė son tour, une terza pratica ne pourra largir la secunda pratica quÕen associant sa nouvelle orientation htrophonique un systme dÕexpression musical dÕun type nouveau, tendant lui-mme les anciens systmes musicaux (modaux et tonaux, sriels et spectraux).
Dtailler ce nouveau volet des tches compositionnelles serait lui seul lÕobjet dÕune confrence part entire. Je me contenterai dÕindiquer ici la manire dont pour ma part jÕenvisage ce volet plus technique.
Il est dÕabord clair que cela ne saurait se faire par simple largissement du srialisme : la voie srielle fut ncessaire et fconde ; elle est aujourdÕhui sature comme lÕest la voie tonale et a fortiori modale. Le spectralisme, moins encore, ne saurait lui seul nous indiquer la voie.
Pour mon propre compte, je mÕattache mettre en Ļuvre un systme qui articule les dimensions suivantes.
- En premier lieu, il sÕagit pour moi de reconfigurer une harmonie fonctionnelle autour de vastes structures de hauteurs que jÕappelle arcs-en-ciel [18].
- En second lieu, il sÕagit dÕossaturer globalement chaque Ļuvre autour dÕun vaste Mtre polyrythmique, et cÕest en ce point que lÕexprience de Mallarm en son Coup de ds (telle que rcemment dgage par Quentin Meillassoux [19]) mÕintresse.
- En troisime lieu, il sÕagit partir de l dÕencadrer le dveloppement de lÕĻuvre par une Matrice globale (obtenue par croisement des harmonies arc-en-ciel et des grilles rythmiques qui dcoulent des deux points prcdents).
- Enfin, il sÕagit dÕanimer de lÕintrieur cette vaste matrice par un rseau de figures gestuelles – de Gestalts locales – qui viennent ainsi largir lÕancien dispositif leitmotivique.
Au total, je mÕattache donc dpasser la triple soustraction au principe du vingtime sicle – Ē pas de ton, pas de mtre-carrure, pas de thme ! Č - sans pour autant revenir, repenti, tte basse et regard honteux, lÕancien systme de la tonalit, de la carrure et du thmatisme.
*
O lÕon comprend bien – et ce sera mon dernier point – que le passage une terza pratica ne peut tre aujourdÕhui quÕune lutte sur deux fronts (et non plus sur un seul comme lÕpoque de la secunda pratica) : contre un certain modernisme (qui prne la fuite en avant dans une technologie lectro-acoustique indfiniment renouvele) et contre un certain traditionalisme (qui prne un pur et simple retour aux identits naturalistes des bonnes vieilles recettes : celles du ton acoustique, du mtre dansant et du thme psychologiquement identificateur). Ainsi dÕun ct un nihilisme actif (Ē voulons la technique perptuellement actualise dfaut de vouloir des ides neuves ! Č), de lÕautre un nihilisme passif (Ē tout vouloir faisant courir des risques, contentons-nous de grer le naturel longuement prouv ! Č).
Contre ces deux figures du mme nihilisme, la musique qui veut continuer dÕtre une pense contemporaine peut prolonger son antique pratica sous forme dÕune terza pratica qui vise la cration dÕhtrophonies chorales en assurant la composition musicale de ses nouvelles voix sur de nouveaux systmes harmoniques, rythmiques et gestaltiques.
Si la prima pratica a promu la fraternit contrapuntique, si la secunda pratica a magnifi la figure de lÕamour entre individualits dissemblables, la terza pratica pourrait contribuer mettre en Ļuvre, au cĻur du nouveau sicle et de son unique monde, une justice ici et maintenant. [20] La musique serait alors porteuse non pas dÕespoir dans des lendemains qui chantent dÕautant plus que gmissent les jours actuels, mais dÕesprance en ce que la justice est dj l, en tel endroit retir et circonscrit, et quÕelle vaut donc dÕores et dj, universellement, pour tous !
Je vous remercie de votre attention.
***
[1] cinquime livre de Madrigaux, 1605
[2] Le duel de lÕimage et du concept. Essai sur la modernit musicale (1994) in Invention musicale et idologies 2 (Mardaga, 2007 ; pp. 219-254)
[3] Ļuvre abstraite / vivante / spirituelle
[4] CÕest dans cette nouvelle autonomie quÕest ne la musique comme monde propre. La musique grecque nÕtait gure Ē musique Č : cÕest la prosodie de la langue qui dictait sa logique aux rythmes et hauteurs du chant et de son accompagnement instrumental.
[5] extrait du livre VIII (1638), celui des Madrigaux guerriers et amoureux
[6] Ē Maintenant
que le ciel, la terre et le vent se taisentÉ Č Ptrarque
[7] doublure de la matrialit signifiante par un signifi, telle la doublure dÕun vtement
[8] Ē LÕart a
besoin de quelque chose qui lui est htrogne pour devenir art. Č ŅKunst bedarf eines ihr Heterogenen, um es zu werdenŅ. (LÕart
et les arts, 1966).
[9] du grec kakos = mauvais
[10] Tunis - janvier 2011
[11] Caire - printemps 2011
[12] mouvement des Ē Indigns Č, Madrid - mai 2011
[13] mouvement Occupy Wall Street, New York - automne 2011
[14] Istanbul - juin 2013
[15] Kiev - fvrier 2014
[16] Ē We are the 99% ! Č
[17] Pour la notion de monde-Musique, voir mon ouvrage homonyme en quatre tomes (en cours de parution chez Aedam music¾).
[18] en raison de la palette complte de Ē couleurs Č qui sÕy trouve chaque fois redispose.
[19] Le Nombre et la Sirne (Fayard)
[20] Il faudrait bien sr dtailler ce point. Faute de temps, je renverrai aux dveloppements sur cette notion de justice dans mon rcent article Entrelacer musique et politique ? publi dans le dernier numro de la revue New Sound de votre dpartement.