Pour une terza pratica Žtendant le monde-Musique par adjonction dÕhŽtŽrophonies

(La musique contemporaine ne pense pas seule !)

 

Musical practices – Continuities and transitions

(The Twelfth International Conference of the Department of Musicology of the Faculty of Music, University of Arts in Belgrade)

Belgrade, 25 avril 2014

 

Video:

http://www.dailymotion.com/video/x1vemj1_terza-pratica-f-nicolas_music

http://youtu.be/QWxeMeFQkG8

Version anglaise

 

Je vais m'inscrire dans votre sujet - ContinuitŽs et transitions - d'une manire trs particulire : en vous prŽsentant une orientation qui combine continuation et Ē rŽvolution Č, une faon donc de prolonger un parcours, une trajectoire sous la forme dÕun bond sans transition.

Un ami, le philosophe franais Alain Badiou, avance que Ē la rupture a pour essence, non lÕinterruption, mais lÕadjonction. Č. Je vais ainsi vous prŽsenter comment une extension par adjonction rend possible un tel type de continuation selon un bond intransitif.

Je vais bien sžr le faire ici dans lÕespace de pensŽe commun qui est le n™tre : celui de la musique. JÕai donc modifiŽ le titre de ma confŽrence pour serrer de plus prs mon sujet. Le voici : Ē Pour une terza pratica Žtendant le monde-Musique par adjonction dÕhŽtŽrophonies Č

 

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Commenons par une citation dÕun grand pote serbe – nous verrons plus loin toute lÕimportance quÕil faut accorder, dans notre problŽmatique, ˆ cette question des mots.

 

Ē Nu-pieds, tu erres de mot en mot. Č Branko Miljković

 

La musique, particulirement cette musique quÕon dit, en France, Ē contemporaine Č, ne pense pas seule.

Comment peut-elle alors penser avec dÕautres ?

CÕest cela que voudrais examiner avec vous, en mÕattachant ˆ une question dŽlimitŽe : comment concevoir aujourdÕhui une terza pratica ?

Pour vous indiquer dÕemblŽe le fil de mon propos, je voudrais

-   premirement, montrer la pertinence musicale et lÕurgence dÕune terza pratica – je prŽciserai, bien sžr, ce que jÕentends par lˆ ;

-   deuximement, montrer quÕune telle terza pratica pourrait trouver son principe musical dans une logique hŽtŽrophonique venant Žtendre lÕantique logique polyphonique ;

-   troisimement, indiquer par quels processus concrets de composition envisager une telle extension musicale ;

-   quatrimement, dŽgager comment penser cette terza pratica avec dÕautres types de pensŽe : dÕun c™tŽ avec une pensŽe mathŽmatique de lÕadjonction et de lÕextension, de lÕautre avec une pensŽe philosophico-politique de la justice.

 

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Pourquoi une terza pratica ?

Je vais employer ce terme en rŽfŽrence directe ˆ ce que Monteverdi a appelŽ [1] secunda pratica. La pratique musicale dont il sÕagira sera donc celle qui consiste ˆ mettre des paroles en musique.

Je mՎcarterai, ce faisant, du sens que mon ami musicologue, CŽlestin Delige, avait donnŽ, dans les annŽes quatre-vingt-dix du vingtime sicle [2] au mme terme (CŽlestin Delige Žtait, je crois, un familier de vos rencontres musicologiques et cÕest pour moi une joie de rappeler ici son souvenir). Il sÕinspirait alors de Hegel – ses trois Žtapes de lÕĻuvre dÕart [3] – plut™t que de la question posŽe par Monteverdi ˆ lÕĻuvre musicale vocale.

 

Rappelons lÕopŽration de Monteverdi.

 

Monteverdi sÕattache ˆ doter la musique de nouveaux pouvoirs expressifs en la mettant au service des paroles quÕelle dŽcide dÕaccueillir et dÕaccompagner : cÕest en servant les paroles que la musique maitrisera la nouvelle expressivitŽ quÕautorise le nouveau systme tonal.

La pratique antŽrieure – prima pratica – Žtait fondŽe sur le contrepoint modal. Ce contrepoint ordonnait la composition musicale des voix ˆ une construction pas ˆ pas, point par point (punctus contra punctum).

La construction algŽbrique de proche en proche, ŽlŽment par ŽlŽment, note par note, Žtait la loi de composition sur laquelle les paroles sÕarrimaient - devaient sÕarrimer : ˆ cette Žpoque (le Moyen åge), la musique commandait aux paroles, et les paroles servaient la musique. [4]

Monteverdi veut renverser ce rapport ; il renoue, ce faisant, avec lÕancienne hiŽrarchie de la monodie grŽgorienne o la prosodie latine commandait lÕexpressivitŽ des neumes musicaux.

En suivant ce parti, Monteverdi va rŽinventer la mŽlodie dans le nouveau contexte harmonique quÕautorise la tonalitŽ : cette mŽlodie ne saurait plus relever, comme les voix du contrepoint, dÕune construction algŽbrique note par note – on sait dÕailleurs les difficultŽs quÕil y aura ensuite ˆ concevoir des traitŽs de mŽlodie comme il y eut par contre, en abondance, des traitŽs dÕharmonie, de contrepoint, dÕorchestration ou mme de composition - ; une mŽlodie, cÕest une topologie musicale Žpousant globalement et finement une prosodie autonome.

Cette rŽsurrection de la mŽlodie, sÕentrelaant souplement autour dÕune prosodie dÕordre lingual, vient remanier la catŽgorie musicale de voix.

 

Dans la prima pratica, une voix musicale avait pour vis-ˆ-vis une autre voix musicale – cÕest lˆ le principe mme du contrepoint. La polyphonie rŽsultait alors de ce tressage, maille par maille, des voix entre elles et constituait ainsi une pluralitŽ homogne. Certes lՎventuel Cantus Firmus y occupait une position matricielle singulire mais il Žtait lui-mme algŽbriquement ossaturŽ sans tre mŽlodiquement ornementŽ : ainsi le Cantus Firmus renforait la logique squelettique des voix du contrepoint, de la polyphonie contrapuntique. Au total, il fixait la loi commune pour une collectivitŽ de voix quÕon peut dŽclarer de type fraternel.

 

Cette notion de voix, au principe de la polyphonie contrapuntique et modale, va se trouver relativisŽe dans la secunda pratica.

Comprenons bien : Monteverdi ne vient pas dŽqualifier la prima pratica, il ne vient pas raturer la polyphonie du Moyen åge et de la Renaissance, il ne vient pas rejeter la logique contrapuntique ; il vient Žtendre la notion de voix en ajoutant ˆ la musique une nouvelle exigence dÕexpressivitŽ.

Dans la secunda pratica, la voix redevient mŽlodie (comme elle lՎtait dans lÕantique grŽgorien) mais mŽlodie dÕun type nouveau, car mŽlodie tonale. Ce faisant, la voix mŽlodique va avoir pour nouveau vis-ˆ-vis non plus une autre voix (comme dans la polyphone contrapuntique) mais lÕharmonie fonctionnelle que le systme tonal vient dÕinventer – songeons par exemple au parti compositionnel que Monteverdi tirera du simple rapport tonique-dominante ˆ lÕentame de son madrigal [5] Hor chÕel Ciel e la Terra [6]. Un nouveau dispositif de la mŽlodie (dŽsormais harmonisŽe et harmoniquement accompagnŽe) sÕouvre ici, et lÕon en conna”t le destin Žminemment fŽcond dans les sicles qui vont suivre et jusquՈ aujourdÕhui.

En ce point, une nouvelle puissance musicale sÕinaugure qui vient scinder la notion de voix musicale en deux types :

-   le nouveau type mŽlodique,

-   lÕancien type contrapuntique qui va tresser de lÕintŽrieur la fonctionnalitŽ harmonique (on conna”t le destin choral des quatre voix harmoniquement superposŽes).

Remarquons au passage que ce processus libre la voix mŽlodique de fonctions proprement thŽmatiques – celles-lˆ mme qui Žtaient apparues dans la polyphonie contrapuntique ˆ partir de Guillaume Dufay et qui sÕaccordaient ˆ lÕalgbre des notes (hauteurs et durŽes).

Ainsi, dans ce nouveau dispositif polyphonique,

-   la voix mŽlodique nÕest pas une voix thŽmatique (comme pouvait lՐtre exemplairement la voix du Cantus Firmus) ;

-   la voix thŽmatique nÕest pas une des quatre voix de lÕharmonie ;

-   les quatre voix – implicites ou explicites – de lÕharmonie tonale, celles qui mettent en mouvement les fonctions harmoniques tonales, ne sont pas mŽlodiques.

On saisit lÕextension considŽrable des possibilitŽs polyphoniques quÕoffre cette secunda pratica.

La polyphonie sÕorganise dŽsormais autour dÕune sorte de division du travail musical :

-   dÕun c™tŽ, lÕexpressivitŽ mŽlodique qui exhausse le texte chantŽ et sa prosodie ;

-   dÕun autre c™tŽ, la dynamique de lÕharmonie tonale, matŽrialisŽe par une combinatoire toute nouvelle de voix dÕancienne obŽdience contrapuntique ;

-   dÕun dernier c™tŽ, des fonctions plus proprement thŽmatiques portŽes par telle ou telle configuration locale de ce dispositif.

 

La polyphonie qui procde de cette diversitŽ intrinsque des voix nÕa plus la fraternitŽ pour paradigme. DÕun c™tŽ, la mŽlodie est une voix qui revendique son individualitŽ ; de lÕautre le thme affirme une conscience musicale de soi ; la pluralitŽ harmonique enfin matŽrialise un corps en mouvement ; et tout ceci sÕenlace autour dÕune voix qui prŽserve sa spŽcificitŽ irrŽductible : en parlant en mme temps quÕelle chante. Au total, une voix sĻur plut™t que frre ; et un paradigme qui renvoie ˆ lÕamour entre les deux sexes plut™t quՈ la fraternitŽ asexuŽe du contrepoint – on conna”t la manire dont cette mŽlodie harmonisŽe va pouvoir cŽlŽbrer les noces de lÕamourÉ

 

Ces nouvelles ressources, patiemment composŽes autour dÕune adjonction initiale – lÕadjonction dÕune mŽlodie au service dÕune prosodie – vont doter la musique dÕune nouvelle puissance discursive : cÕest en effet ici que na”t la musique baroque comme discours musical dÕun type entirement nouveau.

Cette nouvelle discursivitŽ de la musique va lÕautoriser ˆ entrer en rapports plus Žtroits avec la discursivitŽ de la langue quÕelle chante : la musique va hiŽrarchiser et segmenter son flux discursif selon des lois proprement musicales et non plus linguales. Elle va ainsi se doter dÕune sorte de pouvoir de nomination sur les paroles quÕelle chante : le discours musical phrase son discours, articule les phrases ainsi produites en diffŽrents segments, dŽtaille ces segments en entitŽs plus petites en sorte de pouvoir ainsi doubler [7] la syntaxe langagire des paroles dÕun ersatz musical de syntaxe. Cette doublure va donner ˆ la musique lÕimpression quÕelle commente le langage.

Ce faisant, la musique se dote dÕune capacitŽ para-signifiante : non pas une capacitŽ signifiante comme celle dÕun langage – la musique ne signifie pas, la musique nÕest pas un langage – mais une capacitŽ ˆ dŽclarer quÕelle, la musique, sait bien que le langage, lui, est signifiant, quÕelle sait bien que les paroles mises en musique sont, pour leur part, signifiantes.

La musique se dote ainsi dÕune sorte dÕaura signifiante, dÕune signifiance qui nÕest pas une signification ; et elle sÕen dote prŽcisŽment en servant une signification langagire qui lui reste fondamentalement hŽtŽrogne et inaccessible.

 

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Formalisons ce processus engagŽ par la secunda pratica en nous guidant sur les modles mathŽmatiques de lÕadjonction et de lÕextension.

Je ne dŽtaillerai pas ici ces modles. Ils sont de trois types :

-   les coupures de Dedekind puis de Conway qui permettent de construire les nombres rŽels ˆ partir des nombres rationnels, puis les nombres surrŽels ˆ partir des nombres rŽels ;

-   les extensions algŽbriques de corps qui permettent de construire le corps des nombres algŽbriques ˆ partir de celui des nombres rationnels puis le corps des complexes ˆ partir de celui des nombres rŽels ;

-   les extensions gŽnŽriques par forcing de Paul Cohen.

Remarquons, dans les deux premiers cas, lÕanalogie avec nos trois pratica :

-   les coupures font dÕabord passer dÕune prima pratica numŽrique – celle des rationnels – ˆ une secunda – celle des rŽels – puis de cette secunda ˆ une terza – celle des surrŽels ;

-   les extensions de corps font dÕabord passer dÕune prima pratica – le corps des nombres rationnels – ˆ une secunda – le corps des nombres algŽbriques – puis de cette secunda ˆ une terza – le corps des complexes.

Retenons-en cette idŽe directrice : on peut passer dÕune secunda pratica ˆ une terza pratica Ē comme Č on est dŽjˆ passŽ dÕune prima pratica ˆ une secunda pratica !

 

Pour chacun de ces trois modles mathŽmatiques (croyez-moi sur parole !), le processus proprement dit dÕadjonction comporte trois Žtapes successives et cumulatives :

1.     dÕabord la construction de mots, ou objets spŽcifiques composant un lexique ;

2.     ensuite la transformation de ces mots en noms (aptes ˆ dŽsigner et signifier) en dotant les mots prŽcŽdemment construits dÕune face plus proprement signifiante ;

3.     enfin lՎdification dՎnoncŽs ˆ partir de ces noms en sorte de contr™ler, de lÕintŽrieur de la situation de dŽpart, les rŽsultats escomptŽs dans la future situation Žtendue.

Une fois cette adjonction effectuŽe (avec des mots devenant noms incorporŽs dans des ŽnoncŽs), le processus proprement dit dÕextension consiste ˆ faire interagir lÕobjet de type nouveau ainsi adjoint avec lÕensemble de la situation de dŽpart : il ne sÕagit pas seulement de le greffer, de le coller, de le sommer mais dÕengendrer une recomposition dÕensemble de la situation de dŽpart – lÕidŽe est de gŽnŽrer une nouvelle situation Žtendue dans laquelle la situation de dŽpart reste simple rŽgion dŽlimitŽe, cas particulier de ce qui a ŽtŽ dŽsormais gŽnŽralisŽ. On dira que, dans cette phase dÕextension, on passe dÕun simple couper-coller ˆ une production dÕensemble, quÕon transforme une somme en un produit : le produit dÕune interaction globale.

 

Retenons quÕadjoindre, cÕest construire un systme embo”tŽ de mots devenant noms aptes ˆ produire des ŽnoncŽs et quՎtendre, cÕest mobiliser ces ŽnoncŽs pour contr™ler (de lÕintŽrieur mme de la situation de dŽpart – cÕest lˆ le gŽnie de lÕopŽration) lÕinteraction globale apte ˆ gŽnŽrer une situation dÕune tout autre espce : une situation Žtendue.

 

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Voyons comment la secunda pratica rŽpond ˆ ces caractŽristiques formelles dÕune adjonction et dÕune extension avant dÕen venir ˆ notre terza pratica.

-   DÕabord la segmentation hiŽrarchisŽe du phrasŽ tonal constitue des entitŽs de base qui vont tenir lieu de mots dans la nouvelle discursivitŽ musicale : un mot musical, cÕest ici un motif mŽlodico-harmonique ŽlŽmentaire, perceptible et identifiable dÕoreille.

-   Ensuite ces Ē mots Č musicaux se voient corrŽlŽs aux mots ordinaires (ceux qui sont prononcŽs par la parole mise en musique) en sorte de Ē nommer Č musicalement les mots dits par la voix qui parle : les motifs musicaux deviennent ainsi des noms musicaux, apte ˆ nommer la joie ou la tristesse, lÕamour ou la haine, la colre ou la tendresse ŽvoquŽe par le texte chantŽ (pensez aux leitmotivs de Wagner mais aussi, plus largement, ˆ la rhŽtorique baroqueÉ).

-   Enfin ces noms musicaux vont interagir pour composer des phrases musicales constituant un discours musical plus global, discours qui va Žpouser et Ē exprimer Č musicalement les affects et actions dŽsignŽes par la langue prosodiŽe.

Ainsi mots, noms et ŽnoncŽs musicaux viennent adjoindre ˆ la musique une mŽlodie dÕun type nouveau (par rapport ˆ la mŽlodie Ē contrapuntique Č) : cette mŽlodie dotŽe de la capacitŽ para-signifiante dont jÕai parlŽ.

LÕextension proprement dite (ˆ laquelle cette adjonction conduit) tient ˆ la gŽnŽralisation musicale de ces nouvelles capacitŽs expressives ŽprouvŽes autour de la mŽlodie harmonisŽe : la secunda pratica nÕest pas seulement une musique instrumentale ancienne ˆ laquelle serait accolŽe une voix mŽlodique dÕun type nouveau ; elle est un remaniement dÕensemble qui bouleverse systŽmatiquement ce que voix, polyphonie, monodie, mŽlodie, harmonie, chĻur voulaient dire jusquÕici.

Au total, cette secunda pratica rŽvolutionne la prima pratica non pas en la dŽtruisant, non pas en sapant ses fondements pour mieux la supprimer ou la dissoudre ; elle la rŽvolutionne par le haut : en Žlargissant lÕespace de pensŽe et relativisant la prima pratica qui nÕappara”t alors plus que comme cas particulier, comme rŽgion circonscrite de la nouvelle situation Žtendue.

 

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Si vous mÕavez suivi jusquÕici, je nous demande alors : peut-on engager le vingt-et-unime sicle musical sur une terza pratica qui serait ˆ la secunda pratica ce que celle-ci a ŽtŽ par rapport ˆ la prima pratica ?

Telle est lÕhypothse en cours de mon travail compositionnel, celle qui a guidŽ lՎtude chorale intitulŽe Didon & ƒnŽe qui a ŽtŽ crŽŽe mercredi soir.

Examinons de plus prs cette hypothse dÕune terza pratica.

 

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Il y a dÕabord lÕidŽe quÕil sÕagit dՎtendre la puissance proprement artistique de la musique en misant ˆ nouveau sur une pratica musicalement dŽlimitŽe : celle qui met des paroles en musique.

Comme Adorno le suggŽrait [8], la musique a besoin dÕhŽtŽrogne pour rester un art, une pensŽe autonome, pour ne pas sombrer dans lÕexercice de simples fonctions culturelles et cultuelles (divertir, faire danser, accompagner les images, illustrer les films, contribuer aux identifications sociologiques propres ˆ la jeunesse, participer aux cultes sportifs des vastes stades, etc.).

 

LÕhŽtŽrogne - que je propose de privilŽgier pour la musique - demeurera celui du langage.

Il sÕagira donc – ce sera mon premier axiome – de rŽexaminer ˆ nouveaux frais ce que mettre des paroles en musique peut vouloir dire aujourdÕhui.

En matire de paroles mises en musique, on se fixera alors deux principes cardinaux :

1.     ces paroles doivent dire quelque chose de ce temps, ce temps prŽcisŽment dont la musique se veut contemporaine ; les paroles mises en musique ne se contenteront pas de vocalises, borborygmes, glossolalies, scat et autres jeux de langage ; elles ne se limiteront pas davantage au bavardage quotidien, au commerce des opinions ; les paroles mises en musique devront signifier un qui-vive contemporain de la pensŽe, elles devront embrayer sur ce que ce temps peut comporter de propos Žmancipateurs (ˆ rebours de lÕabtissement gŽnŽralisŽ que pr™ne un capitalisme mondialisŽ - thse latŽrale : la mondialisation, cÕest uniquement le stade suprme – financier et impŽrialiste - du capitalisme !, et rien lˆ dÕindŽpassable !).

Notre premier principe sera donc : la terza pratica devra choisir minutieusement les paroles quÕelle voudra mettre en musique

2.     Second principe, corolaire du prŽcŽdent : la mise en musique de ces paroles, soigneusement choisies, ne doit pas effacer ce quÕelles disent ! Les paroles mises en musique doivent rester globalement comprŽhensibles dÕoreille. Mettre en musique ne voudra donc pas dire dŽfaire la prosodie langagire, dŽmonter les syntagmes, dŽconstruire les mots pour rŽduire le discours langagier ˆ un pur jeu acoustique de phonmes insignifiants.

Notre second principe sera donc : la terza pratica devra respecter globalement le phrasŽ et la prosodie de la langue mobilisŽe en sorte que la parole mise en musique reste parole comprŽhensible - lÕhŽtŽrogne auquel la musique a recours doit rester hŽtŽrogne et ne pas tre musicalement dissout, assimilŽ et dŽnaturŽ : quand un h™te invite chez lui un Žtranger, il ne le force pas ˆ sÕhabiller et ˆ parler comme les autochtones !

 

Il y a ensuite lÕidŽe directrice suivante : la terza pratica doit permettre dՎtendre les diffŽrents types de polyphonie musicale jusquՈ de vŽritables hŽtŽrophonies.

Je le rappelle : le but de tout ceci est dՎtendre la musique. Le but nÕest pas dÕaccueillir musicalement lÕhŽtŽrogne, comme sÕil sÕagissait pour la musique de faire propagande pour cet hŽtŽrogne (en mobilisant alors le rŽpertoire existant des effets musicaux convenus) : accueillir lÕhŽtŽrogne, mettre en musique un discours contemporain, cela doit tre pour la musique lÕoccasion dÕinventer pour elle-mme de nouvelles altŽritŽs proprement musicales : pour que lÕhŽtŽrophonie globale entre les deux types de discours – musical et lingual – soit une vŽritable hŽtŽrophonie, non une simple superposition ou un pur collage, il faut en effet que cette mise en rapports mobilise aussi une hŽtŽrophonie intrinsque ˆ chaque discours.

 

Comme on sÕen doute, cette extension de la polyphonie vers lÕhŽtŽrophonie va correspondre ˆ une modification profonde de la notion mme de voix : ce ne seront pas tout ˆ fait les mmes Ē voix Č qui pourront faire de la musique hŽtŽrophonique : on ne jouera pas de lÕaltŽritŽ comme on jouait de lÕapparentements (contrepoint) ou de la complŽmentation (mŽlodico-harmonique).

 

Ainsi la voix susceptible de composer une hŽtŽrophonie ne sera pas une voix susceptible dՐtre rŽpŽtŽe et variŽe comme dans la polyphonie contrapuntique – disons : ce ne sera pas le singulier dÕun pluriel. Elle ne sera pas davantage une entitŽ indivisible et irrŽpŽtable comme lÕest la mŽlodie de la secunda pratica – disons : ce ne sera pas une voix individuelle. La voix de lÕhŽtŽrophonie sera elle-mme composite, cÕest-ˆ-dire intŽrieurement marquŽe dÕaltŽritŽ intrinsque : cÕest la condition endogne pour que cette voix participe de manire non accidentelle ˆ une hŽtŽrogŽnŽitŽ plus globale – disons : ce sera une voix dividuelle (cÕest-ˆ-dire intŽrieurement multiple, sans unitŽ prŽrequise ou garantie).

Ė cette condition, lÕhŽtŽrophonie pourra tre autre chose que le nouvel assemblage disparate et arbitraire dÕanciennes voix polyphoniques.

Notre premier principe compositionnel sera donc : une hŽtŽrophonie incorporera de prŽfŽrence des voix musicales intrinsquement composites, dividuelles (mais ceci, bien sžr, nÕinterdit pas quelque incorporation secondaire de telle ou telle voix de type plus classique).

 

Avanons notre second principe compositionnel : dans la mise en musique de paroles restant paroles, dans la dualitŽ disjonctive entre musique et langage, il nous faut un troisime ŽlŽment, un ŽlŽment tiers. Cet ŽlŽment tiers ne viendra pas synthŽtiser par le haut la disjonction ; il ne viendra pas davantage la mŽdier par le bas ; il va plut™t crŽer les conditions dÕune participation entre ordres disjoints (songeons ˆ la manire dont Platon parle dÕune participation entre intelligible et sensible). LՎlŽment tiers va favoriser la constitution dÕune rŽsonance entre voix musicales et voix linguales.

Ce terme tiers, je lÕappellerai chĻur. Je poserai donc – cÕest le second principe qui va me guider – quÕil faut ˆ lÕhŽtŽrophonie deux chĻurs distincts, susceptibles cependant de partager la caractŽristique commune dՐtre un chĻur. Il faut donc un chĻur instrumental et un chĻur vocal.

LÕajout de ce terme de chĻur instruit dŽjˆ un premier dŽplacement nominal : on passe de la dualitŽ primitive du musical et du lingual (celle de notre pratica consistant ˆ mettre des paroles en musique) ˆ la dualitŽ chorale de lÕinstrumental et du vocal. On a ainsi commencŽ dÕimmanentiser dans la musique une contradiction exogne. Certes, on ne lÕa encore fait quÕau niveau du lexique et des noms mais rappelons-nous lÕimportance de ces instances dans tout processus dÕadjonction.

Soit donc deux chĻurs.

1.     On aura donc dÕun c™tŽ un chĻur instrumental : il nous faut ainsi traiter le grand orchestre (ou tout autre formation instrumentale plus restreinte) comme chĻur fait de voix composites. On pressent que ceci va impliquer de diagonaliser les familles instrumentales traditionnelles (bois et cuivres ; cordes frottŽes, pincŽes ou frappŽes ; membranes avec ou sans hauteurs dŽfinies ; etc.). On va sÕorienter plut™t vers une formule de musique de chambre Žtendue (songeons ˆ Farben) o chaque instrument configure par lui-mme sa propre petite musique de chambre, intŽriorise une forme spŽcifique dÕhŽtŽrogŽnŽitŽ. Dans un tel chĻur instrumental, ˆ vocation hŽtŽrophonique, il sera donc difficile de dŽcompter exactement le nombre des voix !

2.     De lÕautre c™tŽ, du c™tŽ cette fois du vocal, on aura ce que je propose dÕappeler un chĻur babŽlien, cÕest-ˆ-dire un chĻur parlant simultanŽment diffŽrentes langues non pas pour dire la mme chose selon diffŽrentes traductions simultanŽes mais bien pour Žnoncer synchroniquement diffŽrents propos. Toute la difficultŽ va tre ici que cette hŽtŽrophonie ne dŽgŽnre pas en cacophonie [9] (en chaos-phonie, pourrait-on dire). LÕenjeu de la composition vocale va rŽsider en ce point : comment mettre simultanŽment en musique diffŽrents propos formulŽs en diffŽrentes langues ? Pour ce faire, lÕidŽe va tre de jouer des caractŽristiques proto-musicales de chaque langue : comment rythme-t-elle ses syllabes (longues/brves, accentuŽes/non accentuŽes, agglutinŽes ou Žgalement rŽparties ?), comment prosodie-t-elle ses accents (syntaxiquement/sŽmantiquement, mot par mot ou syntagmatiquement ?) comment rŽpartit-elle ses intonations (quelle ponctuation, quelle segmentation ?) ? LÕidŽe sera quÕun chĻur babŽlien musicalement prŽ-structurŽ selon ces diffŽrents types pourra plus spontanŽment interagir avec un chĻur instrumental.

Dans mon propre dispositif, je prŽvois de travailler avec six langues (le franais, le latin, lÕarabe, lÕallemand, le russe et lÕanglais) regroupŽes en quatre catŽgories selon que la prosodie est ou non syllabique et selon la prŽŽminence ou non dÕun mode lexical dÕaccentuation – voir le diagramme ci-suit. Mon Didon & ƒnŽe a commencŽ avec seulement trois dÕentre elles.

 

Remarque

Dira-t-on quÕun tel chĻur babŽlien soutient un discours ? Non, sans doute.

Prenons ici exemple sur les rassemblements politiques spontanŽs qui constituent dŽsormais les principaux lieux politiques dÕaffirmation ŽmancipŽe. Soient donc les rŽcents rassemblements sur la place de la Kasbah [10], la place Tahrir [11], la place Puerta del Sol [12], le parc Zuccotti [13], la place Taksim [14], jusquՈ – pourquoi pas - la place Ma•dan [15] : chaque rassemblement dŽclare sans exactement discourir - il dŽclare par exemple Ē Ben Ali / Moubarak, dŽgage ! Č, ou Ē Nous sommes les 99% Č [16] mais la somme des discours effectivement tenus sur chaque place au mme instant ne saurait constituer par elle-mme un discours (ˆ ce titre le rassemblement se distingue de la manifestation qui, mme spontanŽe, sÕunifie sur des mots dÕordre communs qui tendent ensuite ˆ se sommer diachroniquement en discours continu).

On posera donc - provisoirement - que lÕhŽtŽrophonie dŽclare sans exactement discourir.

Mais revenons ˆ notre propos musical.

 

Au total, le dispositif envisagŽ mettrait donc en rŽsonance hŽtŽrophonique globale dÕun c™tŽ un chĻur instrumental fait de voix composites, dÕun autre c™tŽ un chĻur vocal de type babŽlien.

Je ne dŽtaille pas ici un point qui mŽriterait de lՐtre dans un exposŽ plus dŽtaillŽ : le mode de composition le plus pertinent pour une telle HŽtŽrophonie globale relve peut-tre de la catŽgorie de montage. LÕenjeu serait alors de constituer une version spŽcifiquement musicale de cette catŽgorie, qui la distinguerait de son usage cinŽmatographique natif : comment composer un montage proprement musical ?

 

Tel serait donc un horizon possible pour la terza pratica que jÕai en tte.

 

La difficultŽ est quÕil sÕagit ici dÕun horizon, celui dÕun monde musical Žtendu : tout le point reste de savoir par quel type dÕadjonction, ici et maintenant, il va nous tre possible de le prŽfigurer.

Pour reprendre la formalisation proposŽe, avec quels nouveaux types de mots, de noms, dՎnoncŽs proprement musicaux allons-nous pouvoir construire, patiemment, pas ˆ pas, lÕadjonction apte ˆ Žtendre notre monde-Musique [17] ?

CÕest en ce point que sÕouvrent dÕautres problmes compositionnels qui ne concernent plus tant lÕexpressivitŽ hŽtŽrophonique visŽe que le systme musical susceptible de produire les nouveaux objets qui vont nous servir de mots, de noms et dՎnoncŽs.

Rappelons-nous : la secunda pratica a Žlargi la prima pratica par sa nouvelle conception des voix, mais elle a pu le faire car elle subsumait lÕancienne modalitŽ dans la nouvelle tonalitŽ. Ė son tour, une terza pratica ne pourra Žlargir la secunda pratica quÕen associant sa nouvelle orientation hŽtŽrophonique ˆ un systme dÕexpression musical dÕun type nouveau, Žtendant lui-mme les anciens systmes musicaux (modaux et tonaux, sŽriels et spectraux).

 

DŽtailler ce nouveau volet des t‰ches compositionnelles serait ˆ lui seul lÕobjet dÕune confŽrence ˆ part entire. Je me contenterai dÕindiquer ici la manire dont pour ma part jÕenvisage ce volet plus technique.

 

Il est dÕabord clair que cela ne saurait se faire par simple Žlargissement du sŽrialisme : la voie sŽrielle fut nŽcessaire et fŽconde ; elle est aujourdÕhui saturŽe comme lÕest la voie tonale et a fortiori modale. Le spectralisme, moins encore, ne saurait ˆ lui seul nous indiquer la voie.

Pour mon propre compte, je mÕattache ˆ mettre en Ļuvre un systme qui articule les dimensions suivantes.

-   En premier lieu, il sÕagit pour moi de reconfigurer une harmonie fonctionnelle autour de vastes structures de hauteurs que jÕappelle arcs-en-ciel [18].

-   En second lieu, il sÕagit dÕossaturer globalement chaque Ļuvre autour dÕun vaste Mtre polyrythmique, et cÕest en ce point que lÕexpŽrience de MallarmŽ en son Coup de dŽs (telle que rŽcemment dŽgagŽe par Quentin Meillassoux [19]) mÕintŽresse.

-   En troisime lieu, il sÕagit ˆ partir de lˆ dÕencadrer le dŽveloppement de lÕĻuvre par une Matrice globale (obtenue par croisement des harmonies arc-en-ciel et des grilles rythmiques qui dŽcoulent des deux points prŽcŽdents).

-   Enfin, il sÕagit dÕanimer de lÕintŽrieur cette vaste matrice par un rŽseau de figures gestuelles – de Gestalts locales – qui viennent ainsi Žlargir lÕancien dispositif leitmotivique.

Au total, je mÕattache donc ˆ dŽpasser la triple soustraction au principe du vingtime sicle – Ē pas de ton, pas de mtre-carrure, pas de thme ! Č - sans pour autant revenir, repenti, tte basse et regard honteux, ˆ lÕancien systme de la tonalitŽ, de la carrure et du thŽmatisme.

 

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O lÕon comprend bien – et ce sera mon dernier point – que le passage ˆ une terza pratica ne peut tre aujourdÕhui quÕune lutte sur deux fronts (et non plus sur un seul comme ˆ lՎpoque de la secunda pratica) : contre un certain modernisme (qui pr™ne la fuite en avant dans une technologie Žlectro-acoustique indŽfiniment renouvelŽe) et contre un certain traditionalisme (qui pr™ne un pur et simple retour aux identitŽs naturalistes des bonnes vieilles recettes : celles du ton acoustique, du mtre dansant et du thme psychologiquement identificateur). Ainsi dÕun c™tŽ un nihilisme actif (Ē voulons la technique perpŽtuellement actualisŽe ˆ dŽfaut de vouloir des idŽes neuves ! Č), de lÕautre un nihilisme passif (Ē tout vouloir faisant courir des risques, contentons-nous de gŽrer le naturel longuement ŽprouvŽ ! Č).

Contre ces deux figures du mme nihilisme, la musique qui veut continuer dՐtre une pensŽe contemporaine peut prolonger son antique pratica sous forme dÕune terza pratica qui vise la crŽation dÕhŽtŽrophonies chorales en assurant la composition musicale de ses nouvelles voix sur de nouveaux systmes harmoniques, rythmiques et gestaltiques.

 

Si la prima pratica a promu la fraternitŽ contrapuntique, si la secunda pratica a magnifiŽ la figure de lÕamour entre individualitŽs dissemblables, la terza pratica pourrait contribuer ˆ mettre en Ļuvre, au cĻur du nouveau sicle et de son unique monde, une justice ici et maintenant. [20] La musique serait alors porteuse non pas dÕespoir dans des lendemains qui chantent dÕautant plus que gŽmissent les jours actuels, mais dÕespŽrance en ce que la justice est dŽjˆ lˆ, en tel endroit retirŽ et circonscrit, et quÕelle vaut donc dÕores et dŽjˆ, universellement, pour tous !

 

Je vous remercie de votre attention.

 

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[1] cinquime livre de Madrigaux, 1605

[2] Le duel de lÕimage et du concept. Essai sur la modernitŽ musicale (1994) in Invention musicale et idŽologies 2 (Mardaga, 2007 ; pp. 219-254)

[3] Ļuvre abstraite / vivante / spirituelle

[4] CÕest dans cette nouvelle autonomie quÕest nŽe la musique comme monde propre. La musique grecque nՎtait gure Ē musique Č : cÕest la prosodie de la langue qui dictait sa logique aux rythmes et hauteurs du chant et de son accompagnement instrumental.

[5] extrait du livre VIII (1638), celui des Madrigaux guerriers et amoureux

[6] Ē Maintenant que le ciel, la terre et le vent se taisentÉ Č PŽtrarque

[7] doublure de la matŽrialitŽ signifiante par un signifiŽ, telle la doublure dÕun vtement

[8] Ē LÕart a besoin de quelque chose qui lui est hŽtŽrogne pour devenir art. Č ŅKunst bedarf eines ihr Heterogenen, um es zu werdenŅ. (LÕart et les arts, 1966).

[9] du grec kakos = mauvais

[10] Tunis - janvier 2011

[11] Caire - printemps 2011

[12] mouvement des Ē IndignŽs Č, Madrid - mai 2011

[13] mouvement Occupy Wall Street, New York - automne 2011

[14] Istanbul - juin 2013

[15] Kiev - fŽvrier 2014

[16] Ē We are the 99% ! Č

[17] Pour la notion de monde-Musique, voir mon ouvrage homonyme en quatre tomes (en cours de parution chez Aedam music¾).

[18] en raison de la palette complte de Ē couleurs Č qui sÕy trouve ˆ chaque fois redisposŽe.

[19] Le Nombre et la Sirne (Fayard)

[20] Il faudrait bien sžr dŽtailler ce point. Faute de temps, je renverrai aux dŽveloppements sur cette notion de justice dans mon rŽcent article Entrelacer musique et politique ? publiŽ dans le dernier numŽro de la revue New Sound de votre dŽpartement.