Pierre Barbaud & Michel Philippot :

les relations esthŽtiques de deux compositeurs-ingŽnieurs ˆ Ç lĠesprit du temps È (Zeitgeist)

 

(Parcours croisŽs : Pierre Barbaud - Michel Philippot.  Ircam, 22 novembre 2014)

 

Franois Nicolas

 

Introduction

Aprs les thŽories et les critiques comparŽes, comparons les esthŽtiques.

Si les thŽories ont la musique pour objet et les critiques ont les Ïuvres, les esthŽtiques traitent du rapport de la musique et des Ïuvres ˆ lĠextŽrieur, disons de leurs rapports au monde au sens ordinaire du terme et au temps, plus prŽcisŽment ˆ Ç lĠesprit du temps È (Zeitgeist).

 

QuĠest-ce que P. Barbaud et M. Philippot ont dĠesthŽtiquement commun ? Sur quels points se divisent-ils esthŽtiquement ?

En matire esthŽtique, que partagent-ils et quĠest-ce qui les partage ?

 

Je propose dĠexaminer cela sous lĠangle dĠune dŽtermination commune qui est celle de lĠingŽnieur : tous deux se rŽclament de cette figure et celle-ci me semble avoir de rŽelles consŽquences esthŽtiques (au sens du mot esthŽtique que je propose ici).

Je le reformule : jĠappelle ici esthŽtique ce qui relie la musique ˆ ce qui nĠest pas musique, non sous lĠangle de la thŽorie proprement dite, ni sous lĠangle de la critique mais sous lĠangle dĠun temps partagŽ, dĠun esprit commun du temps. Disons, pour simplifier : ce qui relie la musique et ses Ïuvres ˆ Ç son È Žpoque.

 

PrŽcision : jĠai trs bien connu M. Philippot avec qui jĠai ŽtudiŽ lĠŽcriture puis la composition musicales et jĠai depuis longtemps un rapport ˆ ses Žcrits (voir mon introduction aux volumes Delatour o M. Philippot dialogue avec ce que je dis dĠeux).

Je connais beaucoup moins bien P. Barbaud.

JĠaurai donc tendance ˆ opŽrer en partant des Žcrits de M. Philippot pour adresser des questions aux Žcrits de P. Barbaud.

IngŽnieurs ?

P. Barbaud

-   Vade-mecum de lĠingŽnieur musicien devenu ensuite (1993) Vade-mecum de lĠingŽnieur en musique

-   1970 : Ç LĠartiste et lĠingŽnieur È (II. 225)

-   JĠavais ÏuvrŽ non en musicien mais en ingŽnieur. (II. 336)

-   Les ingŽnieurs que nous sommes dont le seul credo est y=A.sin(ωt) (I. 308)

M. Philippot

IngŽnieur du son a crŽŽ la filire des MŽtiers du son au CNSMDP.

Ç IngŽnieur È ?

JĠutilise ce terme ici comme une caractŽrisation subjective, non comme une caractŽrisation sociologique.

Quelle est la subjectivitŽ propre de lĠingŽnieur ?

Petite histoire

1.     NŽe ˆ la Renaissance : emblme = LŽonard de Vinci

2.     Seconde pŽriode, celle du triomphe de lĠingŽnieur : la RŽvolution industrielle (disons 1850-1970)

Noter que lĠingŽnieur fut une catŽgorie centrale aussi bien du capitalisme industriel que des ƒtats socialistes rivalisant industriellement avec le premier.

3.     La mondialisation (qui nĠest que lĠhŽgŽmonie dĠun capitalisme ˆ forte composante financire exploitant dŽsormais toute la plante ˆ marche forcŽe pour une oligarchie imbue de son impunitŽ) a gŽnŽralisŽ le qualificatif - on trouve dŽsormais des ingŽnieurs dans tous les domaines : ingŽnieurs informatiques, financiers, commerciauxÉ

SubjectivitŽ ?

CĠest un homme des moyens entendus comme moyens techniques.

1.     CĠest donc un homme de la distinction fin/moyens.

2.     CĠest un homme pour qui les moyens sont traitables de manire relativement autonome des fins gr‰ce ˆ la catŽgorie du calcul. Sa distinction de la fin et des moyens est ainsi gagŽe sur une sŽparation de la raison et des calculs : la raison Žvalue des fins, les calculs y ajuste des moyens quĠil rŽgit.

3.     Un nom gŽnŽral vient conjoindre distinction des moyens et autonomie des calculs : cĠest le mot Ç technique È.

LĠingŽnieur est lĠhomme de la technique entendue comme habilitŽ technique ˆ calculer les moyens adŽquats ˆ une fin exogne et rationnelle.

 

Je rappelle que je prends ici ces caractŽristiques en subjectivitŽ : jĠappelle ingŽnieur non pas celui qui calcule les moyens adŽquats ˆ une fin exogne mais celui qui se rŽclame dĠun tel type de calculs, celui qui lŽgitime la technique comme mise en Ïuvre de calculs en vue dĠune fin rationnelle exogne.

Importante remarque

Je vais strictement dŽlimiter le champ de compŽtence de lĠingŽnieur. Ne prenez pas unilatŽralement cette opŽration, en particulier ne la prenez pas comme une opŽration de dŽnigrement systŽmatique.

Cette dŽlimitation mĠimporte car elle a constituŽ un moment de mon propre parcours intellectuel : venant dĠune famille dĠingŽnieurs, jĠŽtais promis ˆ une carrire dĠingŽnieur que jĠai explicitement rejetŽe, en motivant mon rejet. Je me suis donc dŽcidŽ comme compositeur pensif contre cette figure subjective ˆ laquelle mon destin familial me prŽdisposait.

Mais ce Ç contre È ne doit pas sĠentendre comme inscrivant un combat durable et permanent : il sĠagissait pour moi de mĠen dŽmarquer. Et cette dŽmarcation une fois faite et posŽe par des actes, les combats intellectuels qui sĠengageaient relevaient de tout autres adversitŽs, elles bien plus tenaces et mobilisatrices.

Je garde une tendresse pour cette figure de lĠingŽnieur, non seulement parce quĠelle constitue ma filiation Ç naturelle È (ˆ dŽfaut de constituer ma gŽnŽalogie intellectuelle) mais parce que cette figure subjective de lĠingŽnieur a sa grandeur intrinsque : quĠil suffise, pour en prendre mesure, de la comparer aux figures, elles corrompues, du gestionnaire, du financier ou du commercial. La figure de lĠingŽnieur nĠest pas corrompue : en un certain sens, elle est trop simple pour pouvoir lĠtre. Et sa simplicitŽ – qui confine parfois ˆ la na•vetŽ intellectuelle – est aussi sa force : un ingŽnieur sait quĠil sera jugŽ ˆ ce qui marche ou ne marche pas, et quĠil ne pourra se cacher derrire aucun mauvais sort si le pont quĠil a fait construire sĠeffondre, si la machine dont il a conu les plans ne fonctionne pas. CĠest un homme qui sait quĠil est comptable de ses actes, et tout particulirement de ses calculs. CĠest donc un homme qui assume dĠtre responsable de son travail – en une Žpoque o tant de gens haut-placŽs qui se croient dĠune Žlite font trs mal le travail pour lequel ils se paient grassement -, cette qualitŽ humaine des ingŽnieurs devient une qualitŽ rare.

Prenez donc ce qui suit comme une dŽlimitation, non comme un dŽnigrement de ce ˆ quoi le musicien pensif  diffre.

En matire de musiqueÉ

En matire de musique, cette caractŽristique va se donner de manire assez prŽcise dans les Žcrits sur la musique des musiciens qui se rŽclament de cette subjectivitŽ.

ThŽorie

En matire de thŽorie, cela va se donner dans la figure de lĠapplication – on va thŽoriser la musique en lui appliquant des Ç rŽsultats È scientifiques (mathŽmatiques ou physiques, essentiellement). Le paradigme contemporain de cela est Iannis Xenakis. Ici, le thŽoricien ingŽnieur part de rŽsultats scientifiques pris en eux-mmes, sŽparŽs de leur dispositif immanent de validation dans leurs propres domaines de production (de la dŽmonstration dans le cas mathŽmatique, du protocole expŽrimental dans le cas des sciences de la Nature) pour les appliquer, tels quels, ˆ tel ou tel phŽnomne musical. Par exemple, le thŽoricien ingŽnieur partira dĠune Žquation – objet-fŽtiche de la science pour lui (voir les formulaires pour ingŽnieur dont voici un exemplaire) – et la saisira comme une pure donnŽe quĠil utilisera comme une sorte de dogme tombŽ du ciel de la science sur son Žtabli.

Un physicien manipule ses Žquations nullement comme des donnŽes mais comme des hypothses de travail : il ne cesse dĠen changer et dĠen produire de nouvelles pour tenter de saisir formellement le phŽnomne naturel sur lequel il travaille.

Quant au mathŽmaticien, lĠŽquation nĠest quĠune formalisation temporaire et latŽrale de sa procŽdure dŽmonstrative de pensŽe.

Notons, cette fois de lĠautre c™tŽ, que le simple technicien – disons celui qui opre sous contr™le de lĠingŽnieur – nĠaura mme plus rapport directement ˆ lĠŽquation mais plut™t ˆ des tables de valeur (celles, prŽcisŽment, que lĠingŽnieur lui fournit ˆ partir de ses Žquations fŽtiches).

Critique

En matire de critique, la subjectivitŽ de lĠingŽnieur va se focaliser sur la dimension calculable de lĠÏuvre, autant dire sa dimension constructive.

P. Barbaud :

o   ramener la composition de la musique ˆ un calcul des ŽvŽnements sonores (II. 149)

o   envisager la composition musicale comme un calcul des ŽvŽnement sonores (II. 215)

o   La musique algorithmique se nourrit du rationnel et de lui seul. (II. 329)

La critique des Ïuvres musicales sera donc ici dĠobŽdience constructiviste : il sĠagira dĠŽvaluer lĠÏuvre comme on Žvalue un Ç ouvrage È (catŽgorie traditionnelle de lĠingŽnieur : voir les ouvrages dits dĠart – ponts, fortifications, etc.), cĠest-ˆ-dire est-il bien construit, tient-il, marche-t-ilÉ Le processus interne ˆ lĠÏuvre va tre ŽvaluŽ comme on Žvalue un processus mŽcanique (catŽgorie centrale pour lĠingŽnieur) : lĠÏuvre est essentiellement une machine musicale.

P. Barbaud :

o   musique Ç ˆ la machine È (II. 103)

o   La machine Žtait nŽcessaire. (II. 149)

o   On entend ici par Ç machine È lĠorganisation sŽquentielle, dans un domaine prŽcis, des opŽrations de lĠesprit qui sont nŽcessaires pour Žtablir des textes conformes ˆ une certaine grammaire. (II. 212)

o   Ç Machine ˆ composer È (II. 213)

DĠo au passage, une prŽdilection des musiciens-ingŽnieurs pour lĠarithmŽtique et pour lĠalgbre (ce sont les disciplines mathŽmatiques qui, dans le dŽploiement de leur rationalitŽ propre, donnent le plus dĠautonomie aux calculs) et un dŽdain marquŽ pour lĠanalyse (lĠingŽnieur nĠaime pas lĠinfini : cĠest un militant de la finitude) et pour la gŽomŽtrie-topologie (sauf, bien sžr, lorsquĠon procde ˆ leur algŽbrisation – encore faut-il que celle-ci ne prŽsuppose pas lĠinfinitŽ des situations concernŽes, ce qui est – rappelons-le - le cas le plus gŽnŽral dans la modernitŽ mathŽmatique).

EsthŽtique

En matire dĠesthŽtique, la subjectivitŽ de lĠingŽnieur va se focaliser sur les rapports de la musique aux sciences. Pour lui, lĠŽpoque est essentiellement constituŽe comme celle dĠune science omni-prŽsente et exerant son emprise gŽnŽrale par le biais des innombrables techniques qui remodlent le monde contemporain : lĠŽpoque est celle dĠune supposŽe Ç techno-science È (je prŽcise Ç supposŽe È car ce mot composŽ fusionne - ˆ tort ˆ mon sens - techniques et sciences : ˆ tort, car les sciences pensent, pas les techniques). DŽtaillons ces questions esthŽtiques.

EsthŽtique du musicien-ingŽnieur

Pour lui, la question centrale est de compatibiliser arts et sciences, en particulier musique et mathŽmatiques.

DĠo que sa grande question se formule dans le mot composŽ Arts-Sciences (celui-lˆ mme qui a servi dĠemblme ˆ Xenakis : rappelez-vous son livre Arts-Sciences alliages).

Premire remarque

La constitution de cette dualitŽ repose sur une exclusion, explicite ou implicite : celle dĠautres pensŽes quĠartistiques ou scientifiques.

LĠexclusion dĠabord de la philosophie comme telle

Ce point est trs important : lĠingŽnieur voudra lier directement arts & sciences, musique & mathŽmatique sans recourir pour ce faire ˆ la philosophie. Son nouage – son Ç alliage È - se fait entre deux termes, non ˆ trois.

En vŽritŽ, il est facile de voir que lĠingŽnieur sĠadosse ce faisant ˆ une philosophie qui lui est tellement spontanŽe quĠil ne la rŽflŽchit pas : le positivisme (positivisme classique, nŽo-positivisme, positivisme langagier, peu importe ˆ ce niveau).

LĠingŽnieur est un positiviste qui nĠimagine pas quĠon puisse ne pas lĠtre si lĠon sĠintŽresse ˆ la fois aux mathŽmatiques et ˆ la musique.

Son ennemi esthŽtique est logiquement le romantisme : le positivisme sĠy oppose puisquĠil se caractŽrise de prŽsenter la pensŽe scientifique comme paradigme de toute pensŽe lˆ o le romantisme se caractŽrise de prŽsenter la pensŽe artistique comme paradigme de toute pensŽe (y compris, en un sens – et ce point est moins connu – comme paradigme de la pensŽe scientifique et mathŽmatiqueÉ).

Ensuite lĠexclusion de la politique comme pensŽe

LĠingŽnieur mesure bien sžr les questions politiques ˆ la mme aune : ce sont des questions de gestion collective. Pour lĠingŽnieur, la politique est essentiellement lĠaffaire de lĠƒtat et lĠƒtat, il est vrai, ne pense pas : il gre.

Les questions dĠune politique dĠŽmancipation nĠayant pas lĠƒtat pour mesure nĠexistent pas pour lĠingŽnieur. Ce sont des rves, ou des prires : de gentilles ou dangereuses pratiques de lĠanimal humain.

Enfin, exclusion de lĠamour comme pensŽe

Pour lĠingŽnieur, lĠamour est une production de la machine sentimentale propre ˆ lĠhomme. Rien ˆ penser ici : cĠest encore et toujours le rgne des activitŽs illusoires de lĠesprit humain.

P. Barbaud :

-   Si lĠon ne considre pas comme mentales les activitŽs de lĠesprit qui supposent une aliŽnation ou une modification de la facultŽ de juger, telles que lĠextase ou la prire et quĠon le classe dans les Žtats psychologiques, on est amenŽ ˆ constater que les activitŽs proprement mentales se divisent en deux et seulement deux classes, dont les produits se divisent en deux classes correspondantes, nommŽes science et art. (II. 151)

Donc lĠŽpoque est celle qui confronte deux modes de pensŽe : scientifique et artistique. La question du musicien-ingŽnieur est de les compatibiliser.

Voici comment P. Barbaud formule cette exigence :

-   NŽcessitŽ dĠune adaptation aux techniques nouvelles, techniques industrielles (II. vii)

-   La fin de la science est la connaissance, la preuve en est le moyen. [É] Il semble que lĠart ne saurait tendre  ˆ la connaissance puisque la preuve nĠest pas son moyen et quĠil ne sait quĠaffirmer. (II. 151-2)

Deuxime remarque

La rŽflexion esthŽtique du musicien-ingŽnieur va tre (assez logiquement) conue comme un moyen – je vous rappelle que lĠingŽnieur est ici caractŽrisŽ comme lĠhomme des moyens sŽparŽs de fins exognes - : le moyen de lŽgitimer son approche thŽorique cĠest-ˆ-dire sa logique calculable et constructiviste.

La thse – implicitement positiviste – de lĠart-science va lŽgitimer que la pensŽe musicale puisse avoir pour tuteur la pensŽe mathŽmatique.

En ce point, P. Barbaud est beaucoup plus radical que M. Philippot. Il Žcrit ainsi :

-   introduire la pensŽe mathŽmatique et les mŽthodes qui en dŽcoulent dans la composition musicale (II. 215)

-   Pierre Barbaud [sic !] nĠutilise pas la nature des tres quĠil met en jeu, mais seulement la structure de lĠensemble auquel ils appartiennent. (II. 212)

-   Tout ce qui est cohŽrent est musical. (II. 212)

Soit cette fois un renversement de la proposition, un peu semblable au dŽlire du second Rameau (aprs 1752) qui va promouvoir la musique comme paradigme de connaissance pour les mathŽmatiques !

-   La musique, discipline scientifique

paru, faut-il le rappeler, en mai 68 ! Difficile dĠtre plus ˆ contretemps de son Žpoque !

 

Je reviendrai ensuite sur les Žcarts de nos deux approches. Pour le moment, je saisis toujours ce quĠils partagent : cette subjectivitŽ de musicien-ingŽnieur.

 

Donc lĠesthŽtique sert ici ˆ lŽgitimer lĠorientation thŽorique, de laquelle se dŽduit alors lĠorientation critique.

Premire conclusion

Je tire de ce nouage trs spŽcifique la conclusion suivante : il ne sĠagit pas lˆ ˆ proprement parler de ce que jĠappellerai une intellectualitŽ musicale proprement dite, laquelle donne plus dĠautonomies de pensŽe ˆ chacune de ses trois composantes thŽorique, critique et esthŽtique.

Il sĠagit ici je crois dĠune rŽflexion – dĠune rŽflexivitŽ – musicienne : un musicien-ingŽnieur rŽflŽchit ˆ ses procŽdures de calculs et formule pour cela ses orientations thŽoriques, cĠest-ˆ-dire sa manire de thŽoriser ce quĠil fait, sous condition dĠune esthŽtique de lĠart-science et avec pour consŽquence transitive, immŽdiate, un mode dĠŽvaluation critique des Ïuvres musicales de nature trs spŽcifique.

Seconde conclusion

Je ne pense pas, pour ma part, que cette rŽflexion musicienne relve ˆ proprement parler de la recherche : elle me semble relever plut™t dĠune validation discursive dĠorientations indiscutŽes. Cette rŽflexion fait propagande pour ses orientations propres – ce qui est parfaitement lŽgitime – mais elle nĠest pas ˆ proprement parler une recherche, tout simplement parce quĠelle ne sĠaffronte pas ˆ de vŽritables questions qui pour elle ferait butŽe.

SĠil y a bien une dimension de recherche dans le travail du musicien-ingŽnieur (dimension explicitement revendiquŽe par P. Barbaud), elle porte sur la mise en Ïuvre concrte de ses calculs thŽoriques : quels sont les bons programmes, quelles sont les bonnes machines (ici informatiques) ?

Mais il nĠy pas pour autant recherche proprement dite sur les Žventuels contenus de pensŽe sŽdimentŽs, Ç dŽchetŽs È dans telle ou telle machine (pour prendre un seul exemple : dans tel ou tel type de Ç langage informatique È).

 

Restons-en lˆ en ce qui concerne lĠesthŽtique que nos deux musiciens-ingŽnieurs ont en partage et examinons maintenant ce qui, de cette esthŽtique, peut bien les partager.

Ce sera pour nous lĠoccasion dĠexaminer ce point, dĠune grande importance de mŽthode dialectique : toute unitŽ ne peut se spŽcifier que comme unitŽ des contraires. Autant dire quĠune unitŽ particulire sĠŽclairera moins de son Žcart ˆ dĠautres unitŽs possibles – ici lĠunitŽ de la rŽflexion propre au musicien-ingŽnieur comparŽe ˆ lĠunitŽ de lĠintellectualitŽ musicale du compositeur pensif – que de ce qui constitue son problme interne propre : la contradiction endogne qui la motive et la meut.

LĠintŽrt spŽcifique de cette journŽe est prŽcisŽment de rapprocher deux figures proches et dĠinviter ainsi ˆ les examiner sous lĠangle dĠune possible unitŽ des contraires.

Partage entre P. Barbaud et M. Philippot

Partons dĠun relevŽ brut des ŽnoncŽs de P. Barbaud auxquels ˆ mon sens M. Philippot nĠaurait pas souscrit.

Six ŽnoncŽs

JĠen relve au moins six :

-   La musique, discipline scientifique

-   La machine Žtait nŽcessaire. (II. 149)

-   Seul un ordinateur est ˆ mme aujourdĠhui de produire des sons adaptŽs ˆ la musique dĠaujourdĠhui. (II. 214)

-   Ramener la composition de la musique ˆ un calcul des ŽvŽnements sonores (II. 149)

-   Tout ce qui est cohŽrent est musical. (II. 212)

-   Pierre Barbaud nĠutilise pas la nature des tres quĠil met en jeu, mais seulement la structure de lĠensemble auquel ils appartiennent. (II. 212)

Commentons-les rapidement du point de M. PhilippotÉ

1.     Ç La musique, discipline scientifique È ? M. Philippot ne pensait pas cela. La musique a rapport ˆ la science. Cela nĠen fait pas plus une discipline scientifique que la cuisine nĠen serait une parce quĠil faut y procŽder ˆ des opŽrations arithmŽtiques. QuĠest-ce en effet qui lŽgitime cet ŽnoncŽ de P. Barbaud ? Ce sont les ŽnoncŽs qui suivent.

2.     Il sĠagirait Ç dĠutiliser non pas la nature des tres mis [musicalement] en jeu, mais seulement la structure de lĠensemble auquel ils appartiennent. È M. Philippot nĠaurait pas signŽ un tel ŽnoncŽ qui abstrait trop radicalement lĠtre musical de ses propriŽtŽs perceptives.

3.     Ç Tout ce qui est cohŽrent est musical. È Autant M. Philippot tenait ˆ la cohŽrence en musique, autant, ˆ mon souvenir, il nĠen faisait pas lĠunique critre du musical : cĠest une chose de poser que le musical est ou doit tre cohŽrent, et cĠen est une autre que de poser que le cohŽrent est ipso facto musical.

4.     Tout de mme M. Philippot nĠaurait pas tenu quĠil sĠagissait de Ç ramener la composition de la musique ˆ un calcul des ŽvŽnements sonores È : les discussions dans sa classe de composition au CNSMDP suffiraient ˆ en attester.

5.      DĠo un rapport diffŽrent ˆ la machine : P. Barbaud posait que Ç la machine Žtait nŽcessaire. È,  M. Philippot quĠelle pouvait tre utile.

6.     Enfin M. Philippot nĠaurait sžrement pas souscrit ˆ cet ŽnoncŽ de P. Barbaud : Ç Seul un ordinateur est ˆ mme aujourdĠhui de produire des sons adaptŽs ˆ la musique dĠaujourdĠhui. È. M. Philippot nĠa eu de cesse, en effet, de continuer de composer avec les sons instrumentaux traditionnels – son dernier opus, en hommage pourtant ˆ lĠƒcole Polytechnique (ce qui aurait pu tre pour lui lĠoccasion de cŽlŽbrer la machine informatique) et quĠil mĠa amicalement dŽdiŽ, Contrapuntus X, est Žcrit de manire toute traditionnelle. sur du papier rŽglŽ pour 10 instruments et sans lĠintervention dĠaucune machine informatique.

Description : Macintosh HD:FRANçOIS:Musique:Philippot:Contrapucntus X.jpg

Le partageÉ

Comment fixer plus globalement ce qui les partage ?

Je rŽsumerai cela ainsi : les traits de musicien-ingŽnieur quĠils partagent (la thŽorie comme application, la critique comme Žvaluation de la cohŽrence calculatoire et constructiviste, lĠesthŽtique comme nŽcessitŽ dĠune compatibilisation art-science sous orientation intuitivement positivisteÉ) sont chez P. Barbaud radicaux, exclusifs quand ils restent chez M. Philippot relatifs, intrinsquement mlŽs ˆ dĠautres impŽratifs dĠorigines proprement musicaux.

Quitte ˆ durcir le contraste pour mieux Žclairer le point qui mĠoccupe ici, je dirai que P. Barbaud dispose la musique sous des lois exclusivement  exognes quĠil dŽclare mathŽmatiques (lois essentiellement arithmŽtiques et algŽbriques) lˆ o M. Philippot tente de mettre au jour un mixte Žtroit de lois mathŽmatiques exognes et de lois musicales endognes.

Ces lois musicales endognes sont proprement celles que jĠai apprises avec lui : lois du contrepoint, lois de lĠharmonie, lois de leur fusion dans la fugueÉ Certes ces lois peuvent tre mathŽmatiquement formalisŽes, mais cette formalisation mathŽmatique – au demeurant toujours incomplte et gŽnŽrant nŽcessairement de nouveaux modles pathologiques (nĠoublions jamais le thŽorme de Lowenheim-Skolem !) – ne brosse que le squelette du corps musical concernŽ, lequel nĠexiste comme corps que dĠtre prŽcisŽment autre chose que son squelette !

La question de lĠexpŽrience

La radicalitŽ de P. Barbaud lĠa naturellement orientŽ vers une voie fortement expŽrimentale. Cette rigueur des consŽquences constitue la grandeur propre de lĠentreprise de P. Barbaud.

M. Philippot a Žgalement entrepris de telles expŽriences, mais il ne sĠy est pas limitŽ.

DĠo lĠaccs au point qui les partage : sĠils partagent tous deux un gožt prononcŽ pour lĠexpŽrience de lĠart-science ou de la musique-mathŽmatisŽe voire de la mathŽmatique-musicalisŽe (M. Philippot sĠy est parfois amusŽ, comme dans ses expŽrimentations sur le Triangle de Pascal ou sur les carrŽs magiques que la thŽorie galoisienne des groupes peut gŽnŽrer), ce qui les partage va tenir au processus mme dĠŽvaluation du rŽsultat : selon quels critres, en effet, Žvaluer la rŽussite ou lĠŽchec de lĠexpŽrience ainsi programmŽe ? La rŽponse ne va nullement de soi.

 

En gŽnŽral lĠexpŽrience physique rŽalisŽe via un ingŽnieur adresse ses rŽsultats au physicien plut™t quĠˆ lĠingŽnieur : cĠest le physicien, en effet, qui configure la finalitŽ propre de lĠexpŽrience et qui peut seul valider si lĠhypothse physique qui a prŽsidŽ ˆ lĠexpŽrience se trouve on non validŽe par lĠexpŽrience en question.

Dans le cas de nos expŽriences dĠart-science, les rŽsultats se trouvent en fait transmis au musicien : cĠest ˆ lui de dire si lĠhypothse de dŽpart est validŽe, invalidŽe, ou doit tre corrigŽe.

P. Barbaud critique ainsi justement Iannis Xenakis de corriger ˆ la marge ses rŽsultats : ˆ quoi bon, en effet, dŽclarer urbi et orbi, un protocole expŽrimental et se parer des vertus de lĠalliage arts-sciences si cĠest pour violer dŽlibŽrŽment lĠexpŽrience ds que ses rŽsultats ne vous conviennent pas ? Il eut alors mieux valu procŽder hors de toute expŽrience de ce type et sans parer vos rŽsultats de cette aura scientifique !

Qui, en effet, a regardŽ dĠun peu prs le travail compositionnel de Xenakis, ne peut quĠen sortir dŽpitŽ de voir avec quelle absence de sŽrieux scientifique il procde au lieu mme o il nĠa de cesse de vanter les mŽrites dĠune science dont visiblement il est pour le moins peu familierÉ

Le point chez P. Barbaud, par contre, est que ses hypothses proprement musicales ne sont pas claires et que donc les rŽsultats en tant que musique ne le sont gure plus : crŽditons-le de la rigueur qui manque ˆ Xenakis (et ce compliment nĠest pas maigre : il sŽpare lĠhonnte homme du sophiste) mais cette rigueur ne suffit pas ˆ faire musique sĠil est vrai que rigueur du calcul mathŽmatique et rigueur du calcul musical ne co•ncident aucunement !

LĠimpression quĠau total ceci donne est que le nouage musique-mathŽmatique en vŽritŽ nĠest jamais vraiment fait, et cĠest, me semble-t-il tout le problme des intentions de la musique dite algorithmique.

Disons que si Aristote, dans ses seconds Analytiques dŽclare quĠon ne saurait dŽmontrer une hypothse arithmŽtique par une dŽmonstration gŽomŽtrique, on dŽclarera quĠa fortiori on ne saurait dŽmontrer la validitŽ dĠune hypothse musicale par une rigueur algorithmique dĠordre mathŽmatique.

DĠun axiome cachŽ chez P. BarbaudÉ

On pressent quĠopre ici un axiome sous-jacent qui, seul, peut lŽgitimer, la rigueur de la cha”ne expŽrimentale : hypothse musicale – algorithmique mathŽmatique – rŽsultats musicaux.

Cet axiome renvoie forcŽment ˆ une philosophie de type pythagoricienne – celle-lˆ mme que St Thomas dĠAquin donnait en modle ˆ la thŽologie quand il dŽclarait, en ouverture de sa Somme, que la thŽologie devrait se subordonner ˆ la lĠƒglise en prenant pour modle la manire dont la musique acceptait de se subordonner  ˆ lĠarithmŽtique (il est vrai quĠon Žtait alors au XIIIĦ sicle et quĠon pouvait encore croire ˆ ce genre de rapports – depuis Descartes est passŽ par lˆ qui a le premier dŽgagŽ la fiction de cette subordination arithmŽtique de la musiqueÉ).

P. Barbaud aurait-il secrtement ŽtŽ pythagoricien ? Difficile de lĠimaginer sĠil est vrai que le pythagorisme ne saurait faire bon mŽnage avec son positivisme spontanŽ : le pythagorisme renvoie ˆ une transcendance absolue quand le positivisme relve dĠune immanence relativiste !

O lĠon retrouve quĠil est bien difficile en pensŽe de relier musique et mathŽmatiques sans recourir pour ce faire au tiers terme philosophiqueÉ

Ë mon sens, M. Philippot ne tombe pas dans ces chicanes car il est rŽsolument pragmatique : pour lui, lĠhypothse de lĠexpŽrience Žtant de nature musicale, ses rŽsultats doivent tre musicalement ŽvaluŽs. SĠils sont musicalement satisfaisants, lĠexpŽrience sera considŽrŽe comme valide. Elle sera tenue pour invalide dans le cas contraire.

 

O lĠon trouve nos musiciens-ingŽnieurs partagŽs entre deux orientations : lĠune tendanciellement dogmatique, lĠautre tendanciellement empiriste.

Mais bien sžr il en va de leur propos dĠingŽnieurs de ne pas se poser les questions en ces termes !

Un mythe commun

Comment les posent-ils de lĠintŽrieur de leur propre rŽflexivitŽ de musiciens-ingŽnieurs ?

Je propose de concevoir leur propos comme la construction dĠun mythe : le mythe contemporain de lĠArt-Science et/ou de la Musique-MathŽmatique.

Et je propose de formaliser cette construction en recourant ˆ la Ç formule canonique du mythe È que Claude LŽvi-Strauss nous a lŽguŽe – formule canonique du mythe qui a pour nous lĠimmense avantage dĠtre algŽbrique et donc de pouvoir sĠinscrire ˆ la lettre.

Je formaliserai donc ainsi le mythe Art-Science commun ˆ nos deux musiciens-ingŽnieurs (je ne vous lŽgitime pas ici le dŽtail de la formalisation ( je fournirai les rŽfŽrences nŽcessaires ˆ qui le souhaitera) :

Al

↪︎

Ar

Sr

L-1s

ce qui se dŽtaillera ainsi :

Art libre

↪︎

Art rigoureux

Science rigoureuse

LibertŽ-1 scientifique (= Contraintes scientifiques)

et sĠinterprtera de cette manire trs simple :

La contradiction ˆ laquelle le musicien-ingŽnieur sĠattaque est celle (de gauche) entre un art dotŽ dĠune libertŽ spŽcifique et une Science dotŽe dĠune rigueur singulire.

Remarquons que pour le positiviste quĠest le musicien-ingŽnieur, cette contradiction prend la forme du problme que la pensŽe artistique libre (cĠest-ˆ-dire pour lui Žminemment subjective au sens sentimental du terme quĠil donne ˆ la notion de sujet) pose ˆ la pensŽe scientifique (prise comme paradigme de toute pensŽe). CĠest ˆ ce titre que je dispose lĠart au numŽrateur et la science au dŽnominateur.

Une mythologie dĠobŽdience romantique, qui tendrait cette fois ˆ unifier Art-Science sous le paradigme de la pensŽe artistique, qui tenterait donc de promouvoir une libertŽ de la science Žquivalente ˆ celle que conna”t lĠart disposerait ˆ lĠinverse la science en numŽrateur et lĠart en numŽrateur. Bien sžr, la contradiction rŽduite de droite qui en rŽsulterait serait toute diffŽrenteÉ

Pour tenter un rapprochement de ces deux domaines, non exactement sous forme dĠune fusion rvŽe et visiblement impossible mais du moins dĠune contradiction moins vive, pour tenter donc de rŽduire la fracture de dŽpart entre Science et Art, il sĠagira de produire (tel est lĠenjeu propre des expŽriences algorithmiques dont jĠai parlŽes) une nouvelle contradiction, moins vive, attŽnuŽe, rŽduite : la contradiction (de droite) entre un Art dotŽ dŽsormais de cette rigueur qui constituait la bannire propre de la Science et une LibertŽ inversŽe – on reconna”tra lˆ la discipline algorithmique et/ou la logique cybernŽtique des contraintes – dotŽe dĠune scientificitŽ propre.

La contradiction dĠun art libre et dĠune science rigoureuse est rŽduite en celle dĠun art rigoureux et de contraintes logiques dĠobŽdience scientifique.

Et son partage en deux accentsÉ

Il me semble – et ce sera mon dernier mot – quĠon peut trs simplement inscrire nos deux musiciens-compositeurs dans cette formalisation : les deux lĠont en partage car ils partagent bien le souci de rŽduire la contradiction entre Art et Science ressentie comme une sorte de blessure, ou de douleur, ou dĠinsatisfaction pour la pensŽe.

LĠun – M. Philippot – mettra lĠaccent sur le numŽrateur de droite (la musique doit rester rigoureuse dans de nouvelles conditions de la pensŽe scientifique.

LĠautre – P. Barbaud – mettra lĠaccent sur le dŽnominateur de droite (on rŽduira dĠautant plus la fracture quĠon saura mieux dŽgager les contraintes dĠordre scientifiques – les algorithmes – susceptibles de faire plier la musique aux nouveaux temps).

 

Ainsi un mythe esthŽtique en partage les partagent selon que le musicien-ingŽnieur opre plut™t sur la musique comme telle pour la doter dĠune nouvelle rigueur inspirŽe par la mathŽmatique (M. Philippot) ou agit plut™t par la constitution dĠun programme de contraintes algorithmiques telles que la mathŽmatique du temps les fournit ˆ la musique (P. Barbaud).

 

 

Ceci posŽ, un mythe constitue-t-il un pur dŽlire ? Nullement ! Disons plut™t quĠil constitue une fiction, et la pensŽe a absolument besoin de la fiction.

Les fictions – quĠelles soient dĠordre mythologique (LŽvi-Strauss nous rappelle quĠelles comportent alors toujours une part irrŽductible de bricolage conceptuel) ou dĠordre plus rationnelle – sont une part essentielle de la pensŽe dont il nĠy a pas lieu de se priver sĠil est vrai, comme le disait Lacan, que, dans la modernitŽ, Ç la vŽritŽ a structure de fiction È.

 

***