Thoriser
(musicalement) la musique lĠombre (antiphilosophique) de Wittgenstein ?
(Journe
mamuphi [a] :
Wittgenstein et la musique – 9 novembre 2013)
Franois Nicolas
On partira de deux orientations longuement mises lĠpreuve dans le sminaire mamuphi :
á thoriser la musique gagne se faire la lumire des mathmatiques et lĠombre de la philosophie ;
á plus une mathmatique et une philosophie parlent de musique, moins elles oprent comme lumire et ombre pour une thorie musicienne de la musique.
QuĠen est-il alors de ces orientations concernant Wittgenstein ?
á SĠagirait-il ici de thoriser la musique la lumire dĠune logique et lĠombre dĠune antiphilosophie ?
á Wittgenstein centrant son antiphilosophie sur des actes dĠordre esthtique dont la musique fournit le paradigme, est-il possible de sĠy rapporter en dlaissant son rapport la musique ?
Il sĠagira en cette intervention ni de rivaliser (quant la musique) ou de critiquer ( quoi bon ?) mais de clarifier : clarifier, lorsquĠune antiphilosophie sĠen mle, quĠen est-il de lĠombre et de la lumire ?
*
Je commencerai par une double citation. DĠabord une affirmation :
Ç Personne nĠa besoin de philosophie pour rflchir sur quoi que ce soit : on croit donner beaucoup la philosophie en en faisant lĠart de la rflexion, mais on lui retire tout, car les mathmaticiens comme tels nĠont jamais attendu les philosophes pour rflchir sur les mathmatiques, ni les artistes sur la peinture ou la musique ; dire quĠils deviennent alors philosophes est une mauvaise plaisanterie, tant leur rflexion appartient leur cration respective. È [b]
Une question ensuite :
Ç En quoi la philosophie peut servir des mathmaticiens ou mme des musiciens – mme et surtout quand elle ne parle pas de musique ou de mathmatiques ? È [c]
Il sĠagissait l, vous lĠaurez reconnu, de Gilles Deleuze, philosophe suffisamment consensuel de nos jours pour que ces propos puissent tre aujourdĠhui entendus par tous.
Deleuze avance ici deux points qui vont guider mon expos.
á Un musicien nĠa nul besoin de philosophie pour rflchir sur la musique, en particulier nul besoin de philosophie pour en saisir le vrai (et moins encore pour dire le vrai si tant est que la vrit puisse jamais tre dite). Tout de mme, un mathmaticien nĠa nul besoin de philosophie pour rflchir sur la mathmatique. Consquence : si un musicien se rfre la philosophie autrement quĠen homme normalement cultiv, si un musicien convoque la philosophie de lĠintrieur mme dĠun propos musicien sur la musique, cela ne va aucunement de soi et il convient alors que le musicien, autant que faire se peut, prcise pour quelles raisons il y procde.
En tous les cas, nous prcise Deleuze, si la philosophie peut servir au musicien, ce ne sera gure en parlant de musique. Et, tout de mme, si la philosophie peut servir au mathmaticien, ce ne sera gure en parlant de mathmatique.
Le musicien qui sĠintresserait une philosophie pour autant quĠelle lui parlerait de musique aurait un rapport essentiellement narcissique la philosophie et ce rapport ne pourrait alors quĠgarer sa pense propre. Si un musicien choisit de se rfrer une philosophie donne, cela devra donc tre essentiellement pour ce que cette philosophie peut noncer en gnral plutt que sur la musique en particulier. Autant dire que la philosophie la moins susceptible dĠintresser le musicien serait celle qui sĠafficherait comme Ç philosophie de la musique È (si tant est que ce syntagme dĠailleurs ait un sens proprement philosophique). LĠhistoire atteste des frictions invitables que toute suppose Ç philosophie de la musique È suscite entre musiciens et philosophes tant il est vrai quĠils ne sauraient dj sĠaccorder sur ce que le simple mot musique veut dire pour les uns et pour les autres (quĠil suffise de rexaminer sous cet angle les confrontations entre Rameau et Rousseau, Wagner et Nietzsche, Schoenberg et Adorno et dĠautres encore). SĠintresser des crits philosophiques traitant de musique est en vrit le meilleur moyen pour le musicien non servile ou non-vassal de devenir anti-philosophe (au sens trivial du terme), ce qui nĠa gure de vertu musicale.
Ces deux ides, qui pour mamuphi ont cet avantage supplmentaire de traiter mathmaticiens et musiciens galit subjective face la philosophie, me conduisent aux deux questions suivantes :
1. Pourquoi alors envisager de se tourner en musicien vers la philosophie, ce qui en fait voudra dire – jĠy reviendrai - vers telle ou telle philosophie ?
2. PuisquĠil ne sĠagit gure, dans ce cas, de se tourner vers quelque philosophie se prsentant comme Ç philosophie de la musique È ou Ç philosophie sur la musique È, quelle philosophie particulire alors privilgier ?
Je voudrais aborder notre sujet du jour Ç Wittgenstein et la musique È sous ces angles en me demandant – en nous demandant : pourquoi se tourner en musicien vers Wittgenstein, et spcifiquement vers Wittgenstein, sachant quĠil ne saurait alors sĠagir pour lĠessentiel du Wittgenstein qui parle de musique ?
Nous avons, dans mamuphi, une certaine habitude de pratiquer ce type de questions – nos rencontres ont commenc en 1999 (au sicle prcdent !) – et je voudrais donc les clairer par quelques petits rappels sur les orientations qui prsident au sminaire accueillant cette journe en ce lieu.
DĠabord il convient, sur ces questions comme sur bien dĠautres, de distinguer le plus clairement possible les positions respectives du musicien et du musicologue, chacune, bien sr, ayant sa propre lgitimit.
Pour les dlimiter au plus bref, je dirai que le musicien se caractrise de faire (de) la musique et le musicologue dĠen parler. DĠo deux rapports la musique disjoints : le musicologue parle de musique en extriorit objectivante (la musique est pour lui un objet - son objet) quand le musicien fait de la musique en intriorit subjectivante (il la compose et/ou il la joue, la fait entendre, la donne couter). Et quand ce musicien, qui a priori nĠa gure besoin de parler de musique, choisit cependant dĠajouter sa pratique ordinaire de musicien artisan (de working musician) un Ç dire la musique È (jĠappelle ce type de musicien le musicien pensif et jĠappelle intellectualit musicale cette activit dĠun dire musicien), la musique nĠy joue nullement un rle dĠobjet ; en particulier la musique nĠy est aucunement dfinir : son existence concrte et assure constitue tout au contraire pour le musicien lĠaxiome de dpart rendant possible son ventuel dire.
Pour filer une mtaphore mamuphique, un musicien pensif ne dfinit pas plus la musique quĠun mathmaticien de la thorie des ensembles ne dfinit un ensemble ou quĠun gomtre ne dfinit lĠespace en gnral.
Ceci dbouche alors sur deux types de Ç discours sur la musique È, en particulier sur deux manires entirement diffrentes de thoriser la musique.
Nous avons lĠhabitude, dans mamuphi, de confronter diffrentes manires de thoriser la musique (je renvoie pour cela notre dernier ouvrage collectif Thoriser la musique la lumire des mathmatiques et lĠombre de la philosophie).
En gros, nous pratiquons la confrontation entre quatre manires de thoriser la musique : les thories mathmatiques de la musique, les thories musiciennes de la musique, les thories musicologiques de la musique, les thories philosophiques de la musique.
Ce faisant, nous excluons a priori de notre champ dĠinvestigation bien dĠautres manires de thoriser la musique : les thories psychologiques ou psychanalytiques, sociologiques ou conomiques, politiques ou politologiques, ethnologiques ou anthropologiques, etc.
Tout ceci pour rappeler quĠune thorie ne se caractrise nullement dĠun suppos objet prexistant mais prsuppose un cadre de rfrence qui dlimitera ce que thorie et musique vont pouvoir vouloir dire dans le syntagme abstrait Ç thorie de la musique ÈÉ
Concernant notre journe, il conviendra donc dĠadmettre dĠemble que le rapport Wittgenstein sera tout diffrent pour un musicien et pour un musicologue ; il va de soi quĠil le sera tout autant pour un philosophie ou pour un historien de la philosophie, pour un mathmaticien ou pour un pistmologue, et je me rjouis au demeurant que cette journe, par sa diversit dĠintervenants, nous fournisse lĠoccasion de mettre en rsonance diffrents rapports subjectifs au mme intitul : Ç Wittgenstein et la musique È.
Pour ma part, je ne suis pas musicologue ; je ne suis pas non plus philosophe ou mathmaticien (mme si jĠessaie dĠtre ordinairement cultiv dans ces domaines, comme en dĠautres) : je suis compositeur, donc musicien. Et cĠest sous cet angle subjectif – celui-l mme dont il est question dans les propos de Deleuze – que ma contribution va sĠinscrire.
Pourquoi alors se tourner en musicien vers Wittgenstein, sĠagissant de prfrence du Wittgenstein qui ne parle pas de musique ?
Il me faut immdiatement prciser, avec une tonalit un peu polmique qui, sur ce sujet, me semble difficilement vitable (aprs tout, Wittgenstein en tait familier) : heureusement quĠil ne sĠagit pas pour le musicien pensif de sĠintresser la suppose Ç philosophie musicale È de Wittgenstein car celle-ci nĠest gure susceptible dĠappter le compositeur contemporain.
Quelques dlimitations minimales sur ce point.
Voici dĠabord un grand intellectuel viennois du dbut du XXĦ sicle, musicalement cultiv – il connaissait la musique et jouait honntement de la clarinette - qui affecte dĠignorer purement et simplement la musique de lĠcole de Vienne – la comparaison avec le jeune Adorno est ici crasante -, qui dclare nĠaimer gure Mahler et dont les rfrences musicales semblent unilatralement tournes vers une Vienne antrieure et devenue confite de ces traditions que la modernit intellectuelle nĠa de cesse de borcarder. Ce choix musical de Wittgenstein constitue videmment son choix personnel tout fait lgitime mais on conviendra quĠil ne prsage gure dĠune vive acuit intellectuelle en matire de pense musicale contemporaine !
Ensuite comment le musicien pourrait-il reconnatre son art dans les fameuses propositions du Tractatus sur la musique :
á la premire aligne Ç le disque de phonographe, la pense musicale, la notation musicale, les ondes sonores È [d] [4.014], coinant ainsi la pense musicale entre une technique – latrale - productrice dĠimages de la musique (plutt que la reproduisant – cĠest tout diffrent), et une pense littrale (le solfge) – elle centrale - spcifiant rien moins que la logique musicale proprement dite : comment le musicien pourrait-il se sentir concern par une telle confusion catgorielle ?
á la seconde accuse lĠalignement prcdent et nous en livre la cl conceptuelle en formatant lĠactivit musicale sur un fonctionnement langagier : Ç QuĠil y ait une rgle gnrale grce laquelle le musicien peut extraire la symphonie de la partition, et grce laquelle on peut extraire la symphonie des sillons du disque, et derechef, selon la premire rgle, retrouver la partition, cĠest en cela que repose la similitude interne de ces figurations apparemment si diffrentes. Et cette rgle est la loi de projection qui projette la symphonie dans la langue de la notation musicale. CĠest la rgle de traduction de la langue de la notation musicale dans la langue du disque. È [e] [4.0141] Ainsi, voil lĠcriture musicale – le solfge – rabattue sur une langue : Ç la langue de la notation musicale È ! Comment le musicien pensif, sĠattachant soigneusement situer la pense musicale lĠÏuvre dans le rseau complexe dĠune partition musicalement crite, dĠexcutions sonores infiniment diversifies et dĠenregistrements mcaniques portant trace projective de cette activit pourrait-il sĠaccorder une telle problmatique de la traduction entre langues diverses ?!
Petite prcision en ce point. Le statut de la partition au regard de lĠÏuvre musicale me semble assez simple clarifier : cĠest ce qui autorise lĠexistence du morceau de musique comme faisceau dĠexcutions musicales toutes diffrentes.
Pour le musicien pensif, il faut donc bien, comme Deleuze le lui conseille, laisser de ct ce que Wittgenstein dit de la musique et se tourner plutt vers le reste de ses propositions.
Opration de tri difficile oprer au demeurant, sĠil est vrai que la musique fonctionne comme paradigme, latent ou dclar, de cette philosophie, si – plus encore – il est vrai que dans cette philosophie, Ç la musique serait partout È ! : comment alors dcouper dans cette philosophie une part significative qui enfin Ç ne parle plus de musique È ?
Mamuphi nous suggre alors une premire rponse : il faut aller examiner ce que devient cette philosophie quand elle parle plutt de mathmatique. Mais, comme on va le voir, les difficults sur ce nouveau versant ne sont pas moindres : elles sĠavrent mme bien plus graves.
Ë se tourner vers ce Wittgenstein qui ne traite pas explicitement de musique, le musicien mamuphique voit nouveau les obstacles sĠaccumuler.
JĠen numrerai au moins quatre, et non des moindres, qui touchent tous au type trs particulier de discours philosophique quĠest celui de Wittgenstein.
1. DĠabord, et pour aller au plus direct, comment un musicien pensif pourrait-il se reconnatre dans lĠnonc [7] clbre concluant le Tractatus : Ç De cela dont il est impossible de parler, il nĠy a quĠ faire silence. È [f].
Pour tous les intellectuels qui ne se reconnaissent aucunement dans un suppos tournant langagier de la pense et qui identifient dans la sophistique analytique anglo-saxonne la mme scolastique quĠun Lacan pouvait reconnatre dans lĠcole psychologisante de Chicago ou quĠun Boulez pouvait discerner dans un certain dodcaphonisme acadmisant dĠoutre-mer, cet nonc du Tractatus dlimite trs prcisment ce contre quoi la pense ne peut que se dresser par principe - je cite, en vrac :
- Ç Ce quĠon peut pas dire, il faut lĠcrire È (Michel Deguy [g])
- Ç Dire dsormais pour soit mal dit. [É] Dit est mal dit. [É] Dsormais plus tantt dit et tantt mal dit. È (Samuel Beckett [h])
- Ç Il nĠest rien devant quoi la pense doit se taire. [É] Ce quĠon ne peut pas dire, puisquĠon doit le dire, on peut le dire. È (Guy Lardreau [i])
- Ç LĠintellectuel est celui qui tente de dire au point mme o lĠon ne peut dire. È (Franois Regnault)
- Ç Ë lĠgard de ce dont on ne peut parler, le devoir est de bien dire. QuĠest-ce dĠailleurs que lĠinconscient sinon prcisment une frontire dont la psychanalyse se propose de penser la fois les deux cts ? È (Jean-Claude Milner [j])
- etc., etc.
- JĠajouterai pour ma part que lĠintellectualit musicale du musicien pensif est prcisment ce qui sĠattache dire la musique au point mme o la pense musicale nĠest pas un dire.
Donc, premier problme pour le musicien pensif : comment se rfrer un discours philosophique qui lui enjoint, au lieu mme de sa propre rflexion, de faire silence et de sĠen tenir sa fonction principale de musicien artisan : montrer la musique en la faisant ?
2. Seconde difficult : comment se rfrer un discours Ç philosophique È qui dclare expressment cantonner la philosophie une activit de dlimitation dont lĠimpensable serait le rel ? Deux noncs : Ç La philosophie nĠest pas une thorie, mais une activit. È [k] [4.112] Ç [La philosophie] doit marquer les frontires du pensable, et partant de lĠimpensable. Elle doit dlimiter lĠimpensable de lĠintrieur par le moyen du pensable. È [l] [4.114]. Quel intrt le musicien pensif aurait-il se rfrer une telle philosophie, lui qui prcisment tente dĠarracher la musique la sphre convenue de lĠimpensable, de lĠirrationnel, de lĠineffable et de lĠindicible ?
3. Troisime difficult, non moins massive : comment, pour un musicien mamuphique, se rfrer une philosophie qui non seulement confond mathmatiques et logique – cĠest l lĠorientation dite logiciste : Ç La mathmatique est une mthode logique. È [m] [6.2] – mais, pire encore, nĠa de cesse de rabattre la mathmatique une non-pense : Ç La proposition [de la] mathmatique nĠexprime aucune pense. È [n] [6.21] Je sais bien que ce que Wittgenstein appelle ici Ç pense È ne sĠaccorde gure ce que le musicien pensif appelle pense – par exemple dans le syntagme Ç pense musicale È [o] - mais prcisment, pourquoi alors se rfrer une philosophie qui thmatise ce que penser veut dire en en excluant les mathmatiques, chres mamuphi ?
4. Quatrime difficult : comment le musicien pensif habitu du sminaire mamuphi et donc un peu instruit de logique contemporaine – toute notre anne 2005-2006 par exemple fut consacre aux Questions de logiques [p] – pourrait-il se rfrer une philosophie qui enserre la logique dans une acception si rductrice : celle de la bonne vieille logique propositionnelle ? Quelques noncs, l encore du Tractatus, pour faire ressortir la difficult : Ç Les propositions de la logique sont des tautologies. / Les propositions de la logique ne disent donc rien. / Les thories qui font apparatre une proposition de la logique comme ayant un contenu sont toujours fausses. È [q] [6.1-6.11-6.111]. Comment accorder ces noncs aux dveloppements les plus stimulants de la logique mathmatise contemporaine : celle qui a abandonn le vieux fantasme de fonder les mathmatiques pour mieux tirer parti de sa propre fondation dans la gomtrie contemporaine et ainsi recaractriser ses enjeux propres de pense : non la grammaire formelle des tautologies propositionnelles mais la structure formelle de la preuve et de la dmonstration ?
Ainsi le musicien pensif, qui sĠacharne dire la musique, qui se tourne vers la philosophie pour lĠaider sĠorienter dans les lumires que les diffrentes sciences peuvent lui apporter, qui attend de la philosophie quĠelle lĠencourage dans son effort pour formuler dans la langue commune une pense musicale non langagire, qui attend pour ce faire de la mathmatique (laquelle partage avec la musique cette exprience dĠune pense non langagire se soumettant lĠpreuve rpte de sa projection dans la langue vernaculaire) quelque lumire de pense, qui sĠattache tirer parti de la logique mathmatise de la dmonstration pour mieux la confronter la logique musicale de la dduction, comment ce musicien pourrait-il tirer parti dĠune telle Ç philosophie È ?
Ë ces difficults, massives, dcourageantes pour tout musicien de bonne volont qui ne fait bien sr pas mtier de commenter ad libitum les commentaires philosophiques –Wittgenstein nĠa-t-il pas lui-mme suffisamment raill le bavardage universitaire pour dcourager toute personne de sĠy livrer son endroit ?-, la philosophie (jĠentends la philosophie cratrice de concepts et de nouvelles thories - nĠen dplaise Ludwig W.) va cependant apporter une premire rponse – et cĠest l sa fonction que nous appelons dĠombre, dĠombre porte pourrait-on prciser ( se disposer sous des branchages bien choisis plutt que sous un soleil son znith, le contraste ombre/lumire est plus apparent).
Je la trouverai en ce qui me concerne chez le philosophe Alain Badiou qui caractrise ce type prcis de discours philosophique comme constituant une antiphilosophie [r] : disons un type de discours qui rapproche Wittgenstein de Rousseau, Kierkegaard ou Nietzsche (pour nĠvoquer ici que des discours dont les musiciens cultivs sont un peu familiers, en raison en particulier de la place que la musique y joue).
On mĠobjectera que cĠest l le choix dĠune ombre trs spcifique : cĠest lĠombre dĠune philosophie, non de la philosophie en gnral. Mais cĠest prcisment une loi de la pense quĠun non-philosophe ne saurait btir son intelligence propre de la philosophie quĠen choisissant une philosophie spcifique pour le guider dans le ddale de propositions dont la somme brute se prsente sinon de prime abord comme fatras contradictoire, comme jungle inextricable, comme ce verbiage que Wittgenstein critique : cĠest seulement du point dĠune philosophie donne quĠon peut esprer comprendre les autres philosophies – en se dclarant par exemple aristotlicien pour explorer Platon, ou kantien pour tudier Hume, ou sartrien pour explorer Hegel, etc., dans mon cas badiousien pour mieux comprendre Wittgenstein)
Wittgenstein serait antiphilosophe au triple titre suivant :
1. il dissout toute consistance thorique du discours philosophique en rabattant la philosophie sur une pure activit ;
2. la rduction de la philosophie une pure activit a pour contrepartie une dqualification du concept philosophique de vrit (dsormais tenu pour inepte : la philosophie nĠa plus pour propos de thoriser ce que vrit veut dire) et une promotion de la catgorie de sens (et lĠon sait que la religion, donc la mystique, rode en tous ces lieux o la figure du sens veut mettre la notion de vrit sous tutelle) ;
3. Wittgenstein oppose alors lĠacte philosophique (dissimul et sournois, pure et simple manipulation par un Matre retir dans les coulisses nonciatives) un acte dĠun tout autre type dont lĠessence serait dĠtre gag sur la position de qui le pose, un acte gag sur lĠacteur plutt que caractrisable par lĠaction en soi.
LĠantiphilosophie se dploie donc en se dressant contre la prtention philosophique discourir sur ce quĠest ou nĠest pas la vrit – sur le concept de vrit – et en prnant lĠinverse un ordonnancement des actions une logique du sens qui rcuse ultimement toute sparation radicale entre nonc et nonciation.
Si lĠon sĠinscrit lĠombre de cette proposition badiousienne [s], on voit alors comment mes quatre points prcdents se dcantent.
Je les rappelle sommairement :
á lĠexistence dĠun suppos impensable ( rebours de lĠaxiome rationaliste hglien : Ç tout le rel est rationnel È et donc bien sr pensable) que Wittgenstein installe au principe de sa disjonction radicale du dire et du montrer et qui vient se dresser, bonens volens, entre les pratiques du musicien pensif et celles du musicien artisan ;
á la philosophie exclue de la pense vritable et condamne au bavardage professoral : comment alors dsirer sĠinstaller lĠombre dĠune telle logorrhe ?
á la mathmatique rduite la logique et par l dpourvue de tout contenu de pense propre (sans mme parler de son Ç contenu de vrit È !), lĠnonc mathmatique aurait chez Wittgenstein pour paradigme la figure dĠune simple galit et son activit essentielle tiendrait ainsi de simples permutations de part et dĠautre du signe gal ! – allez expliquer cela Euclide, Euler, Galois, Riemann, Hilbert !) : quelles lumires attendre dĠun tel jeu formel ?
á ultimement, la logique rduite au vieux calcul propositionnel et donc la figure tutlaire des propositions tautologiques : quoi dialectiser la logique musicale si les figures contemporaines de logique se rduisent ces platitudes ?
Un dsert de la pense ayant t ainsi systmatiquement tabli, lĠantiphilosophie nĠa plus en effet quĠ sĠavancer pour promettre le charme de son acte inou.
Quel est cet acte pour Wittgenstein ? Il est essentiellement de modle esthtique, et qui plus est une esthtique dont le paradigme interne est musical.
Ainsi, nous tant loigns le plus possible de ce qui du discours wittgensteinien pouvait concerner la musique, nous la retrouvons finalement, loge au cÏur mme de son discours.
Autant dire que lĠimpasse pour le musicien pensif se prsente ici comme totale : comment envisager de thoriser la musique en musicien la lumire de la mathmatique lĠombre de cette antiphilosophie wittgensteinienne si dĠune part la musique nĠest pas une pense mais une manire dĠagir lĠimpensable, si dĠautre part la mathmatique nĠest quĠune extension prtentieuse des tautologies logiques et si lĠanti-philosophie en question prend la musique pour modle de lĠacte de monstration quĠelle promet ?
En ce point, le musicien se trouve condamn au dilemme suivant : soit, gonfl dĠorgueil dĠtre ainsi dispos sur un pidestal, il enfle, telle la grenouille de la fable, la mesure de lĠexcellence antiphilosophique quĠon lui prte ; soit il se tourne ailleurs.
Je ne voudrais cependant pas mĠen tenir ici ce seul dilemme et la conclusion qui pour moi sĠen impose : thoriser en musicien la musique implique une tout autre ombre philosophique que celle procure par les crits de Wittgenstein.
Bien sr, cette conclusion proprement musicienne ne concerne pas directement les activits musicologiques, moins encore philosophiques qui rpondent de tout autres critres que ceux du musicien.
QuĠen est-il pour le mathmaticien pensif ? JĠai tendance penser quĠil ne doit gure mieux y trouver son compte que le musicien, et je souponne quĠil en va de mme pour le logicien contemporainÉ
Je ne voudrais donc pas me limiter cette impasse, non seulement parce que le musicien, pensif ou non, reste a priori un homme ordinairement cultiv qui pourra donc continuer, en toute innocence si je puis dire, de lire et relire Wittgenstein de toutes autres fins cette fois que celles de thoriser la musique (les enjeux de la culture et ceux de la pense ne sont nullement les mmes) mais galement pour des raisons moins pragmatiques et plus essentielles au musicien pensif : cĠest que son intellectualit musicale – son activit verbale tentant de projeter la pense musicale lĠÏuvre dans la langue vernaculaire – ne se rduit nullement sa dimension thorique.
Petite prcision : La projection dont il est ici question – celle dĠune pense musicale non langagire dans la langue ordinaire du musicien – nĠest pas la mme que celle dont il est question dans le Tractatus. Je mĠtonne un peu quĠon nĠclaire pas davantage cette notion de projection en ayant recours aux lumires mathmatiques de la gomtrie projectiveÉ
Massivement dit, lĠactivit du musicien pensif entrelace un discours thorique, un discours critique et un discours disons esthtique :
á le discours thorique sĠattache thoriser le monde que constitue la musique par elle-mme (Ç monde È tant ici pris en un tout autre sens que celui de Wittgenstein) et il le fait en ayant pour interlocuteur principal les discours scientifiques, singulirement mathmatique ;
á le discours critique sĠattache formuler la pense musicale lĠÏuvre dans tel ou tel morceau de musique en examinant le dialogue que les Ïuvres entretiennent musicalement entre elles ; le discours critique sĠy attache en prenant pour principal interlocuteur les autres arts et les autres intellectualits artistiques ;
á enfin le discours quĠon dira Ç esthtique È sĠattache dgager les raisonances extrieures que le monde-Musique et la pense musicale (qui y est lĠÏuvre) entretiennent avec dĠautres mondes (plus largement, avec le chaosmos) et avec dĠautres penses ; ce discours prendra pour interlocuteur les discours non scientifiques des disciplines quĠon dit Ç humaines È : politique, psychanalyse, histoire, anthropologieÉ
Au total, lĠentrelacs de ces trois formes de discursivit composera une intellectualit musicale proprement dite (celle par exemple de Rameau, qui en quelque sorte lĠinventa, mais aussi de Schumann, de Wagner, de Schoenberg, de Boulez et de certains autres – ils ne sont pas si nombreuxÉ) et cĠest au niveau global de cet entrelacs que le musicien pensif prendra pour interlocuteur la philosophie comme telle – mieux : une philosophie donne, celle qui lui semblera le mieux convenir aux enjeux propres de son intellectualit musicale (ce sera clairement Descartes pour Rameau ; on peut se demander sĠil sĠagit bien de Schopenhauer pour Wagner ; quant aux autres, la question reste en partie ouverte, ce qui traduit dĠailleurs bien quĠil ne sĠagit pas ici dĠune ncessit absolue).
Seconde prcision gnrale avant dĠen revenir Wittgenstein et son possible apport pour une intellectualit musicale non thorique.
Si la philosophie procure au musicien pensif un abri intellectuel apte lui faciliter la dlicate opration dĠentrelacer une thorie, une critique et une esthtique, elle le fait de trois manires que je vais rapidement dcrire en recourant mtaphoriquement au lexique des Ç sciences de la nature È, les seules sciences - comme lĠon sait - quĠadmettait Wittgenstein.
LĠombre philosophique guide le musicien (plutt quĠelle ne lĠclaire) dĠune manire simultanment gographique, gologique et mtorologique :
á gographiquement, la philosophie aide chacun, donc aussi le musicien pensif qui le souhaite, sĠorienter dans le ddale des orientations de pense contradictoires et rivales ;
á gologiquement, la philosophie aide chacun discerner les conditions intellectuelles de possibilit pour ses propres noncs ;
á mtorologiquement, la philosophie dgage le temps quĠil fait pour la pense, les questions urgentes de lĠheure.
Au total, la philosophie fournit ainsi qui veut lĠombre lĠabri de laquelle examiner tranquillement – non pas sous les pleins feux du soleil – la carte, les soubassements et lĠair ambiant dans lesquelles toute pense doit apprendre se mouvoir par elle-mme. Il ne sĠagit pas l de la lumire propre aux rsultats mathmatiques – quĠils soient sous formes de thormes, de notions ou de mthodes – mais bien dĠombre protectrice, telle celle quĠun vaste chne peut fournir au dos dĠun marcheur au long cours.
En quelque sorte, lĠombre apaisante (ici philosophique) guide et oriente – voir lĠimage du cadran solaire - quand la chaude lumire (ici mathmatique) claire et vivifie.
Si lĠon adopte cette problmatique de lĠombre, les crits de Wittgenstein sont-ils susceptibles de sĠy inscrire pour le musicien critique et soucieux des raisonances avec les disciplines non artistiques et non scientifiques ?
Peuvent-ils lĠaider diriger son discours, le stabiliser sur un socle un peu ferme et le sensibiliser aux questions de lĠheure ? Peuvent-ils abriter lĠdification dĠune pense musicienne qui soit la fois oriente, stable et contemporaine ?
En ce point, o il nĠest plus exactement question de mathmatiques, ni mme de logique mathmatise, le champ des penses dĠordre philosophique susceptibles dĠoprer comme abri pour le musicien pensif sĠlargit considrablement. Il nĠest dĠailleurs nullement ncessaire au musicien de caler son propre entrelacs sur une seule philosophie donne : le musicien peut recourir des ombres philosophiques diffrentes selon les circonstances et la nature thorique, critique ou esthtique de son propos sans quĠil doive ipso facto sĠassurer de la consistance proprement philosophique de lĠentrelacs rsultant. DĠune certaine faon, le musicien pensif au travail fait feu de tout bois pour trouver par ci le concept ou la notion qui va le stimuler, par l la mthode dĠinvestigation qui le dynamisera, encore ailleurs le groupe dĠnoncs susceptibles de consolider telle ou telle de ses hypothses.
Mon propos prcdent a ainsi privilgi le seul Tractatus. Mais qui ne sait que la bibliographie de et sur Wittgenstein est sans limites ; je ne saurais donc raturer la possibilit dĠy trouver dĠautres ombres pour dĠautres orientations musiciennes que la mienne.
Tout lĠintrt de cette journe mamuphique qui sĠengage va prcisment tre de nous indiquer ce quĠil en est dĠautres approches, musiciennes peut-tre, musicologiques srement, et philosophiques et mathmaticiennes.
Donc, que mille orientations sĠpanouissent et rivalisent mamuphiquement lors de notre journe !
***
[a] www.entretemps.asso.fr/maths
[b] QuĠest-ce que la philosophie ? (p. 11)
[c] Deux rgimes de fous, Ed. de Minuit, 2003
[d] ÒDie Grammophonplatte, der musikalische Gedanke, die Notenschrift, die SchallwellenÉÒ
[e]
ÒDa§ es eine allgemeine Regel gibt, durch die der
Musiker aus der Partitur die Symphonie entnehmen kann, durch welche man aus der
Linie auf der Grammophonplatte die Symphonie und nach der ersten Regel wieder
die Partitur ableiten kann, darin besteht eben die innere hnlichkeit dieser
scheinbar so ganz verschiedenen Gebilde. Und jene Regel ist das Gesetz der
Projektion, welches die Symphonie in die Notensprache projiziert. Sie ist die
Regel der bersetzung der Notensprache in die Sprache der Grammophonplatte.Ò
[f] traduction dĠtienne Balibar / Ç Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. È (Pierre Klossowski) / Ç Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. È (Gilles-Gaston Granger) / ÒWovon man nicht sprechen kann, darber muss man schweigen.Ò
[k]
ÒDie Philosophie ist keine Lehre, sondern eine Ttigkeit.Ò
[l]
ÒTheorien, die einen Satz der Logik gehaltvoll erscheinen lassen, sind
immer falsch.Ò
[m] ÒDie Mathematik ist eine logische Methode.Ò
[n] ÒDer Satz der Mathematik drckt keinen Gedenken aus.Ò
[o] Ë ce titre, les rapprochements avec la mme expression dans lĠintellectualit musicale de Schoenberg me paraissent inappropris, mais jĠimagine que nous aurons, lors de cette journe, lĠoccasion de revenir sur ce pointÉ
[p] Noter le pluriel de Ç logiques ÈÉ
[q]
ÒDie Stze der Logik sind Tautologien. / Die Stze der Logik sagen also
Nichts. / Theorien, die einen Satz der Logik gehaltvoll erscheinen lassen, sind
immer falsch.Ò
[r] Alain Badiou, LĠantiphilosophie de Wittgenstein, ditions Nous, Collection Antiphilosophique, 2009
[s] JĠaimerais, au passage, que ceux qui rcuse cette disposition prennent au moins soin de rpondre de manire prcise aux questions philosophiques dtailles que le livre de Badiou adresse attentivement au TractatusÉ